UNIVERSITE JEAN MONNET SAINT-ETIENNE LA QUESTION DE LA FICTION DANS - MOON PALACE DE PAUL AUSTER
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UNIVERSITE JEAN MONNET SAINT-ETIENNE LA QUESTION DE LA FICTION DANS MOON PALACE DE PAUL AUSTER MINI-MEMOIRE DE LICENCE DE LETTRES MODERNES LITTÉRATURE COMPAREE Présenté par G.E. Sous la direction de M. Y.C. ANNEE 2007 1/17
S'illustrant surtout dès la fin du XXe siècle, Paul Auster semble suivre une tradition postmoderne américaine, se manifestant avant tout comme l'écrivain des contingences et du hasard, s'interrogeant toujours dans ses romans dans la relation que l'on peut entretenir avec le réel, et la place de la fiction dans le monde. Moon Palace1, « premier roman, mais écrit plus tard2 », fait figure d'oeuvre centrale dans la progression d'Auster, car c'est sans doute celui qui interroge le plus pertinemment la question de l'imbrication réel/irréel. Ce roman qui, a priori, semble s'ancrer dans la plus pure tradition littéraire (tradition américaine d'abord et tradition du roman d'initiation, ensuite) développe finalement une fiction à la double réverbération : on y découvre l'évocation d'intrigues entrelacées et l'émergence d'un discours parallèle sous-jacent qui tient plus de la méta-littérature. Mais surtout, Moon Palace redéfinit le rapport à entretenir avec la fiction, celle-ci étant à la fois déconstruite et autonome. La déconstruction s'opère à travers l'usage d'une « stratégie d'anachronie3 » alors que le roman refuse d'entrée le clivage réalité/fiction et instaure un espace textuel nouveau où la question de l'imagination, du personnage et de la création artistique se trouvent au centre, d'où son caractère autonome. Moon Palace permet ainsi de renouveler le rapport à la fiction : elle est à la fois désamorcée, déformée, parodiée tout en instaurant sa logique propre, devenant permanente, car tout est fiction dans Moon Palace. Cette lecture est en partie permise par deux lignes directrices structurantes dans ce roman : Moon Palace semble tout d'abord l'expression d'un « anti-roman d'initiation » alors que, une fois dépassée tout rapport au problème de la quête, la fiction elle-même, semble devenir consciente de son état et s'instaure comme puissance génératrice. 1 La pagination proposée renverra à l'édition Babel (1993), traduction de Christine Le Boeuf pour la version française et à l'édition Faber & Faber (1989) pour le texte original, présenté en notes. 2 M. Freitag, New York Times Book Review, 19 mars 1989, cité par Catherine Pesso-Miquel dans Toiles trouées et déserts lunaires dans Moon Palace de Paul Auster, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1996, p.110. 3 Catherine Pesso-Miquel, op. cit., p.42. (« Il convient de remarquer que la stratégie d'anachronie adoptée par Auster relève d'une démarche plutôt originale, « postmoderniste » diraient certains, dans la mesure justement où il privilégie l'usage de la prolepse et de la prophétie. ») 2/17
I. Moon Palace : anti-roman d'initiation Avec Moon Palace, Auster imagine tout d'abord un roman basé sur le principe d'initiation. Le personnage-narrateur, Fogg, tout comme les autres personnages centraux du récit, effectue une quête censée le faire accéder à son identité, c'est du moins ce que laisse croire le texte de prime abord : « je n'étais plus la personne que j'avais un jour été4 » (p. 468). En réalité, le roman d'initiation que l'on croit déceler à première lecture est inversé. A. Un système d'imbrication des quêtes La quête, dans Moon Palace, est bien présente, en témoigne les nombreuses motivations des personnages principaux (Fogg veut reprendre sa vie en main après l'épisode de Central Park, Effing veut faire écrire sa vie et renouer un contact post-mortem avec son fils et Sol veut partir sur les traces de son père dans son voyage dans le grand Ouest). La dimension initiatique du récit de Fogg est, elle aussi, effective et ce tout au long du roman, comme on le constate en se confrontant à la définition suivante : Le roman d'apprentissage [met] en scène un héros jeune qui quitte l'univers familial et fait ses premiers pas dans le monde en essayant d'y conquérir une place et d'y découvrir le bonheur, traversant pour ce faire des épreuves qui l'obligent à réfléchir sur lui-même et sur la société.5 Mais que penser de tout le système narratif qui met en place une réelle imbrication des quêtes les unes dans les autres ? Ainsi, si l'on schématise la progression narrative de Moon Palace, nous pouvons en tirer le résumé suivant : 1. Récit de Fogg (correspond au roman en entier) 2. Quête de la survivance (Fogg, après la mort de Victor) 3. Quête d'une nouvelle vie (Fogg, après l'épisode de Central Park) 4. Récit d'Effing : quête artistique du grand Ouest 5. « Crack the secret of the universe » : l'épisode de la notice 6. Quête de Sol Barber par Fogg (remise de son héritage) 7. Quête de la vérité paternelle (par Sol) 4 « I was no longer the person I had once been » (p.306) 5 Charles Ammirati,Le roman d'apprentissage, Paris, Presses Universitaires de France, 1995. 3/17
8. « Le sang de Kepler » : quête fictive 9. Quête de la caverne (par Sol) 10. Quête de la caverne (par Fogg) Auster met donc en place dans son roman, en l'insérant dans l'entreprise globale de la quête initiale de Fogg (celle d'écrire son histoire comme dans une quête de vérité) une multitude d'autres quêtes, qui dépendent de Fogg ou des autres personnages. De cette façon, une telle imbrication de quêtes différentes rend le concept même de quête complètement insignifiant : l'apogée du système étant atteinte à travers le récit de Sol Barber alors jeune, son roman « Le sang de Kepler », mettant en scène une mise en abyme du roman de façon parodique et parfois grotesque (dont Fogg lui-même souligne la mauvaise qualité littéraire, signe éminemment ironique qu'Auster possède une certaine distance vis à vis de son propre roman). On remarque également que lors de la quête finale (celle de la grotte), Fogg « n'[imagine] pas de trouver jamais la grotte 6 » (p.462) : il s'agit d'une quête dans le vide, une quête pour rien. Le principe de la quête, en étant repris plusieurs fois dans un système labyrinthique s'achève en s'auto-parodiant, perdant du même coup toute sa valeur initiatique, contrairement à deux autres romans d'Auster qui « encadrent » Moon Palace puisque Le voyage d'Anna Blume7 et Mr. Vertigo8 demeurent, eux, des romans d'initiation ou d'apprentissage au sens strict du terme. B. Fogg : héros passif En tant que personnage central du roman, Fogg est d'entrée assimilé à un héros a priori classique de ce type de récit. Il doit tout d'abord surmonter des épreuves identitaires : les balbutiements de sa vie d'adulte, ses confrontations à l'argent, à la solitude, à la question du couple dans sa relation avec Kitty Wu, à sa propre succession (l'épisode de l'avortement) et, enfin, à sa « quête du père » initiée par la révélation de Sol. Ces épreuves sont autant d'épreuves structurantes dans le roman d'initiation : le héros a pour but de les surmonter pour pouvoir se révéler en tant que personnage adulte. Là où le comportement de Fogg devient dissonant, c'est qu'il s'inscrit, au fur et à mesure du roman, 6 « I did not think I would ever find the cave » (p.303) 7 Paul Auster, Le voyage d'Anna Blume, Arles, Babel, traduction française de Patrick Ferragut, 1993. 8 Paul Auster, Mr. Vertigo, Arles, Babel, traduction française de Christine Le Boeuf, 1994. 4/17
comme un anti-héros qui, non seulement ne surmonte pas ses épreuves, mais refuse même de se confronter à elles, il n'agit pas (en témoigne de nombreuses apologies de l'inaction évoquées à demi-mot par le narrateur : « Mais je ne fis rien9 », p.436, par exemple). Lorsqu'il se retrouve sans ressources, Fogg n'envisage même pas la possibilité de chercher un travail, son comportement constituant un « défi au mode de vie américain10 » (p.103). De la même façon, la scène de visite médicale pour l'armée explicite la situation de Fogg en tant qu'anti-héros américain : désintéressé de la puissance structurante des dollars (« Remettez l'argent dans le sac, monsieur Effing11 », dira-t-il p.323), incompatible avec l'image forte du soldat anti-communiste, incapable, même, de tenir sur ses jambes, et, finalement, incapable de se confronter lui-même au far- west. Ses désirs de voyage, également, demeurent un échec : la grotte d'Effing reste introuvable à la fin du récit, quant aux tentatives pour gagner la Chine (la tentative de devenir Marco Polo, c'est à dire suivre l'une des destinés dictées par son nom), elle « avorte » dans tous les sens du terme, représenté par la fin de sa relation avec Kitty Wu. Durant tout le roman, Fogg apparaît véritablement comme un personnage passif qui ne fait que contempler ce qui l'entoure, en témoigne les nombreuses digressions qui prennent pour héros d'autres personnages que Fogg (Effing, Sol, les personnages du « Sang de Kepler »...), ce qui provoque, chez Auster, la réaction suivante (on souligne) : Moon Palace founctions a bit like The Locked Room in that it's an intimate, first-person narrative that veers off into the third person. There are long passages in that book where Fogg literally disappears.12 Cela rappelle la scène fondatrice du récit (la vision de l'enseigne du « Moon Palace », p.36/17), qui constitue alors une illustration parfaite de tout le roman : Fogg, immobile, contemplant une faille dans sa réalité, sans aucune perspective d'action. C. Des « espaces blancs » : des espaces vides La notion d'espace dans Moon Palace entraîne obligatoirement une 9 « But I did nothing » (p.285) 10 « It is a challenge to the American way » (p.61) 11 « Put the money back in the bag, Mr Effing » (p.208) 12 Paul Auster, The Art of Hunger cité par Marc Chénetier dans Paul Auster as the Wizard Odds, Paris, Didier Erudition – CNED, 1996, p.60. 5/17
distinction : le roman prend pour décor, soit des espaces ouverts, soit des espaces clos. Mais en réalité, ces deux types de décors se rejoignent dans leur vide commun. Alors que le genre du récit initiatique suggérerait une utilisation des espaces comme partie prenante dans les « épreuves » imposées au héros, Auster épure et dépeuple tous ces décors. C'est d'abord le cas dans toutes les chambres que traverse Fogg : le premier appartement tout d'abord qui « n'était pas meublé et, plutôt que de gaspiller mes fonds en achats que je ne désirais ni ne pouvais me permettre, je convertis les cartons en “mobilier imaginaire13” »(p.12), puis chez Zimmer : « deux petites pièces sans porte de séparation, une cuisine rudimentaire, une salle de bains dépourvue de fenêtre 14 » (p.120), et enfin chez Effing : « une petite pièce nue », « un espace rudimentaire pas plus grand qu'une cellule de moine »15 (p.171). Même le loft dans lequel Fogg emménage avec Kitty, malgré sa grandeur, demeure vide : « notre mobilier n'encombrait guère l'immensité de cet espace [...], nous nous trouvions satisfaits du minimalisme rudimentaire de notre décor16 » (p.353) ; on note, au passage, les occurrences répétées du terme « rudimentaire » choisit par la traductrice pour signifier ce vide dans la version française. Les espaces ouverts rendent compte d'un vide similaire : « J'ai créé mon néant, il me faut maintenant y vivre17 » (p.92), dit Fogg avant de s'enterrer à Central Park, alors qu'Effing, lui, qualifie l'ouest américain comme « l'endroit le plus plat, le plus désolé de la planète, un ossuaire d'oubli » ou encore « une page blanche, une page de mort »18 (p.242-243), semblable à la lune elle-même, symbole évidemment dominant de Moon Palace. Les espaces présentés dans le roman semblent donc rendre compte d'un vide effectif des quêtes effectuées : comme si leurs environnements exprimaient l'échec de leur accomplissement avant même de quelconques tentatives. 13 « The apartment on 112th Street was unfurnished, and rather than squander my funds on things I did not want and could not afford, I converted the boxes into several pieces of “imaginary furniture”. » (p.2) 14 « Two small rooms with no door between them, a rudimentary kitchen, a windowless bathroom. » (p.72- 73) 15 « A spare little place », « a rudimentary enclosure no larger than a monk's cell » (p.107) 16 « The furniture barely made a dent in the hugeness of the space, but since we both had an aversion to clutter, we found ourselves satisfied with the roughshod minimalism of the decor » (p.229) 17 « I've made my nothing, and now I've got to live in it. » (p.54) 18 « The flattest, most desolated spot on the planet, a boneyard of oblivion « , « a blank page of death. » (p.154) 6/17
D. Quelle idendité ? Dans le cadre du récit initiatique, l'apprentissage de l'initié se doit de déboucher sur une appropriation, une révélation de son identité propre, une quête initiatique demeurant toujours une quête identitaire. Mais dans le cadre de la quête austérienne, sur quelle identité débouche celle, avortée, de Fogg ? Car Marco Stanley ne devient pas Fogg, il devient les autres. Dans les évènements clés du récit, en effet, le narrateur de Moon Palace ne cesse de successivement se travestir en d'autres personnages du roman, qui ne le conduisent jamais à une version accomplie de lui-même. La symbolique du travestissement se retrouve alors dans l'usage fait des costumes, tels que le complet de l'oncle Victor, par exemple, dont Fogg dit qu'il correspondait à « l'insigne de [son] identité19 » (p.34) mais qui partira bien vite en lambeau. L'autre costume signifiant est celui de Pavel Shum , « une sorte d'uniforme inhérent à la fonction20 » (p.190), que Fogg enfile lorsqu'il commence à entrer au service d'Effing. De la même façon, après la mort de Sol, lorsque Fogg reprend la quête de la grotte, il devient Sol via la récupération de la voiture louée par ce-dernier. On peut alors se demander si Fogg arrive à accéder à son identité accomplie alors que tous les éléments du roman le conduisent à devenir les personnages qui le côtoient. Jamais il ne parvient à percer le mystère de sa propre identité, d'où la conclusion du roman, par ailleurs : Fogg se retrouve en face à face avec l'océan, devant « un vide qui s'étendait sans obstacle jusqu'aux rives de la Chine » (p.468) et dit : « c'est ici que je commence, c'est ici que je débute ma vie »21 (468). Fogg, au terme du roman, devient une page blanche, un personnage aussi vide que le paysage qu'il contemple, laissant sous-entendre que sa véritable quête, si elle existe, n'a alors pas encore commencé. Les quêtes de Moon Palace ne font donc que se multiplier jusqu'à en perdre leur sens intrinsèque, Fogg n'étant pas un héros capable de les affronter, ses décors eux-mêmes demeurant incompatibles avec toutes tentatives d'action ou d'apprentissage. Fogg lui-même n'apprend pas, il ne devient pas ce à quoi il aspire, puisqu'il n'aspire à rien. Moon Palace présente donc un anti-héros dans 19 « The badge of my identity » (p.16) 20 « A kind of uniform that went with the job » (p.120) 21 « An emptiness that went clear to the shores of China », « This is where I start, this is where my life begins. » (p.306) 7/17
ce que l'on pourrait appeler un anti-roman d'initiation22. Les raisons d'un tel constat sont, en partie, que l'espace fictionnel de Moon Palace ne permet pas une telle initiation : la fiction est ici consciente de son état et développe elle- même son propre microcosme, ses propres règles. II. La fiction consciente de son état La grande particularité de Moon Palace provient du traitement inhabituel réservé à la question de la fiction. Rarement auparavant il ne s'était trouvé autant de difficulté à distinguer la fiction du réel et vice et versa dans un roman d'Auster. Où se trouve donc la réalité dans Moon Palace et jusqu'à quel niveau plonge la fiction ? A. Moon Palace ou l'asphyxie de symboles Les symboles, dans Moon Palace tiennent une place prépondérante. On en retrouve aux détours de chaque page, de chaque phrase. Si ce constat peut s'avérer classique dans le genre du récit initiatique, il en devient perturbant dans Moon Palace car leur présence semble « surdéployée », multipliée jusqu'à l'extrême. C'est ce que souligne Catherine Pesso-Miquel avec ce qu'elle nomme « la quête d'une continuité23 » arguant que « tout est connecté» comme le dit Victor : la lune, le base-ball, le soleil, les grands espaces, la Chine, l'univers, tout, d'après elle, renverrait à tout : De l'oeuf on revient à l'oeuf : Fogg boucle une autre boucle qui associe l'oeuf, par le biais de Cyrano, à la lune, et à l'exploration du Nouveau Monde, par le biais de Raleigh, mais aussi du capitaine John Smith, qui [...] fut ravi de ne pas avoir le cerveau défoncé par les Indiens.24 Et c'est ainsi que se révèle l'un des paradoxe central de Moon Palace : si chaque symbole en appelle un autre, si chaque symbole renvoie à toutes les interprétations du texte, si chaque symbole veut tout dire (si « tout est connecté ») alors la fonction même du symbole est subvertie, il perd tout son sens et perd tout aspect signifiant. C'est bien ce qui arrive à la lune au terme du 22 On remarque au passage que l'aspect initiatique du récit est en fait désamorcé dès l'incipit : tout effet de suspens disparaît dès la première page avec le bref résumé effectué par Fogg. 23 Catherine Pesso-Miquel, op. cit., pp. 109-173. 24 Ibid. p.122 8/17
roman, d'ailleurs, car elle « était ronde et jaune, comme une pierre incandescente25 » (p.468) : la lune (mimétiquement reprise depuis le Moonlight de Blakelock) devient le soleil, elle ne signifie plus rien, elle ne renvoie plus à une essence précise. Le dérèglement des symboles entraîne alors une confusion : les évènements racontés perdent en crédibilité, et se rapprochent des invraisemblances du « Sang de Kepler », la fiction dans la fiction. L'univers textuel de Moon Palace serait donc, lui aussi, une fiction dans la fiction, une fiction qui s'assume en tant que telle. B. La question du personnage La question du personnage est placée d'entrée au coeur du roman. D'abord, parce que le choix de la narration est celui d'une narration interne : le narrateur est aussi le personnage principal de l'histoire qu'il raconte. Ensuite, parce que dans l'écriture d'Auster elle-même se trouve une revendication explicite du statut des personnages décrits (on souligne) : « la liste des personnages est courte26 » (p.14), dit Fogg en parlant des membres de sa famille, « comme quelque orphelin pathétique dans un roman du XIXe siècle27 » (p.16) en se décrivant lui-même ou encore, en parlant d'Effing : « son personnage » et « si on peut user du mot véritable en parlant de lui »28 (P.162). De la même façon, Auster propose systématiquement (et ce jusqu'à alourdir considérablement le discours de son narrateur) des analyses onomastiques destinées à expliciter les fondations des personnages qu'il côtoie. Il commence ainsi sur lui-même (p.19-20), avant d'appliquer cette technique à ceux qu'il croise : Effing, Sol et même la voiture louée par Sol à la fin du roman, une Pontiac (« n'oublions pas que cette voiture porte le nom d'un grand chef indien 29 », p.441). L'onomastie permanente appliquée aux personnages (et aux objets) du roman en devient de fait grotesque et semble affirmer la dimension auto-réflexive de leur état : les personnages de Moon Palace sont tellement ancrés dans ce culte du personnage qu'ils deviennent conscients de ce qu'ils sont, dans l'espace textuel de la fiction, comme si Fogg, Sol ou Effing revendiquaient en permanence 25 « A full moon, as round and yellow as a burning stone. » (p.307) 26 « The cast of characters was small » (p.3) 27 « Like some pathetic orphan hero in a nineteen-century novel. » (p.5) 28 « His character », « if real is a word than can be used in talking about him » (p.101) 29 « We shouldn't forget that this car was named after a great Indian chief. » (p.289) 9/17
leur appartenance à un univers fictif. Cette analyse pourrait également s'appliquer au rôle joué par les personnages historiques dans le roman : des personnalités comme Tesla ou Blakelock interviennent dans la diégèse comme des personnages inventés, venant expliciter l'hypothèse de Gérard de Cortanze qui voudrait que chez Auster « l'Amérique [soit] un pays inventé30 ». C. Fuir le monde Le but de Fogg, dans le roman, semble être d'accéder à une réalité alternative et de s'en servir comme thérapie pour échapper à une réalité étouffante. C'est exactement ce qui se produit lorsque, juste après avoir quitté son premier appartement, Fogg se rend au cinéma et regarde le Tour du monde en quatre-vingt jours, c'est-à-dire qu'il se regarde lui-même (grâce au truchement onomastique de Philéas Fogg), transformé en personnage de fiction (le héros de Jules Verne) lui-même déformé par l'adaptation (cinématographique) dont il fait l'objet (« nous avons été confrontés à nous-mêmes sur l'écran31 », disait Victor à la page 18). Cependant l'expérience est un échec et Fogg quitte le cinéma précipitamment. Par la suite en revanche, d'autres tentatives de fuite seront tentées. Il s'agit tout d'abord de la rencontre avec Orlando (rattaché, dans l'histoire littéraire anglo-américaine, à l'un des personnages les plus fictivement assumés du XXe siècle, le/la Orlando de Virginia Woolf), dont le narrateur dit qu'il « était l'imagination sous sa forme la plus pure : l'art de donner vie à ce qui n'existe pas, de persuader les autres d'accepter un monde qui n'est pas vraiment là32 » (p.324). En effet, le parapluie « magique » d'Orlando est troué et permet à Effing de « percer le secret de l'univers33 » (p.330), c'est à dire d'imaginer une réalité alternative, une réalité où la pluie ne les touche pas. « C'est l'esprit qui domine la matière34 », crie Effing à ce moment clé du roman, signifiant que la fuite du réel est effective : elle fonctionne. La clé de l'univers serait ainsi de parvenir à le fuir. Rappelons au passage que l'entame du roman constitue en fait la poursuite de l'épigraphe de Jules Verne, à laquelle l'incipit répond, comme le 30 Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe, Arles, Babel, 1997, p. 49. 31 « When we confronted ourselves on the screen » (p.6) 32 « This was imagination in its purest form: the act of bringing nonexistent things to life, of persuading others to accept a world that was not really there. » (p. 209) 33 « Crack the secret of the universe » (p.213) 34 « It's mind over matter » (p.213) 10/17
dit Claire Maniez35 : la réalité du roman fait ici suite à une fiction avérée. Enfin, à travers l'intervention d'un personnage a priori dérangé (Charlie Bacon), Auster se charge de renverser les deux pans de sa réalité. La folie se manifeste ici à travers une trop grande importance accordée aux signes (il croit que la radio crypte des informations sur les bombes atomiques) : Elle diffuse des informations codées. Chaque fois qu'il y a une émission en direct, ça veut dire qu'on déplace les pétards. Les matchs de base-ball sont les meilleurs indicateurs36 (p.344) alors que le lunaire et lunatique Fogg fait ici figure de garant de la stabilité mentale. Les rôles sont inversés, d'autant plus que Charlie déclare un peu plus tard qu'il « préfère[rait] être fou37 » (p.347) : c'est à dire fuir la réalité, ce qu'essaie de faire Fogg tout au long du roman. D. « An imaginative reading » : Fogg comme générateur de la fiction Dans Cité de verre38, Paul Auster (à la fois l'auteur et le personnage homonyme catapulté dans la fiction) déclare, dans le cadre d'un essai sur Don Quichotte, que Cid Hamet Ben-Engeli traduirait en fait la participation à l'écriture de la fiction de « quatre personnes différentes39 » : Sancho Pança, le curé, le barbier et le bachelier de Salamanque. La genèse de la fiction, à travers cette « lecture d'imagination », serait imputable au travail de personnages qui figurent eux-mêmes dans la fiction qu'ils raconteraient. Or cette lecture décalée (mais ne peut-on pas interpréter un texte ainsi qu'on le ressent ?40)pourrait également valoir pour Moon Palace. En effet après le tournant que constitue la « chute » de Fogg dans Central Park, le rapport au réel semble de nature différente. Il est ainsi intéressant de noter que lors de ses rencontres successives, Fogg est 35 Claire Maniez, « Thrice-Told Tales » : le récit et ses doubles dans Moon Palace in Moon Palace, ouvrage collectif, Ellispes, 1996, p.74. 36 « They give out the information in code. Whenever there's a live broadcast on one of the stations , that means they're moving the thumpers. Baseball games are one of the best indicators. » (p.223) 37 « I'd rather be a crazy man than mess around with those thumpers. » (p.224) 38 Paul Auster, Cité de verre in Trilogie New-Yorkaise, Arles, Babel, traduction française de Pierre Furlan, 1991. 39 Ibid. p. 140. 40 Ainsi, comme l'écrit Umberto Eco qui légitime notre interprétation : « Nous avons dit que le texte postule la coopération du lecteur comme condition d'actualisation. Nous pouvons dire cela d'une façon plus précise : un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératifI », dans Lector in fabula, traduction française de Myriem Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche, 1985, p.65. 11/17
toujours celui qui déclenche les évènements. C'est d'abord le cas avec Effing, lors de la conversation inaugurale (p. 163 à 168 41), où Fogg doit lui même formuler tous les éléments structurants du personnage d'Effing ; à travers un phénomène de ventriloquie (« Pendant un instant, je me suis réellement demandé si un ventriloque n'était pas caché quelque part dans la pièce42 », p. 162) Fogg devient le créateur d'Effing, il le modèle selon ses mots et ses remarques. De la même façon, c'est Fogg qui « réalise » la biographie d'Effing (il est le traducteur, le sténographe de son récit) et c'est Fogg qui conduit le vieil homme à la mort lors de leur ultime sortie sous la pluie. Le principe est le même lors de l'escapade de Fogg avec Sol : c'est Fogg qui fait lui-même l'aveu de la paternité de Sol à sa place et c'est le choc de ce constat qui le conduit à chuter mortellement (chute lourdement symbolique). Rappelons au passage que l'onomastie la plus signifiante vis à vis de Fogg est celle énoncée page 21 : A quinze ans, j'ai commencé à signer mes devoirs M. S. Fogg, en écho prétentieux aux dieux de la littérature moderne, mais enchanté aussi du fait que ces initiales signifient manuscrit. Oncle Victor approuvait de grand coeur cette pirouette. « Tout homme est l'auteur de sa propre vie, disait-il. Le livre que tu écris n'est pas terminé. C'est donc un manuscrit. »43 N'oublions pas que, dans cette même optique, avant de vivre son périple de Central Park, Fogg vit dans un appartement dont les livres constituent le « mobilier imaginaire », comme nous l'avons vu précédemment. M. S. Fogg est donc lui-même une incarnation de la littérature, il vit dans un décor de littérature à peine camouflé : il est à la fois responsable de l'espace textuel dont il est issu et dépendant de son contexte. Il est également intéressant de remarquer que chaque personnage du roman constitue un reflet modifié du narrateur (comme chaque personnage constituerait un reflet altéré de leur auteur, selon certains topoï) : Victor correspond à son modèle artiste et rêveur, Zimmer est un Fogg qui aurait réussi socialement, Kitty constitue son repoussoir, son reflet antithétique (femme, orientale, désinhibée...), Effing et Sol, quant à eux, matérialisent sa chute figurée (deux accidents, deux chutes) et reproduisent le 41 pp. 101 à 105 pour l'édition originale. 42 « For a moment or two, I actually wondered if a ventriloquist wasn't hiding somewhere in the room. » (p.101) 43 « When I was fifteen, I began signing all my papers M. S. Fogg, pretentiously echoing the gods of modern litterature, but at the same time delighting the fact that the initials stood for manuscript. Uncle Victor heartily approved of this about-face. « Every man is the author of his own life », he said. « The book you are writing is not yet finished. Therefore, it's a manuscript. » » (p.7) 12/17
schéma mimétique d'une famille en plein dysfonctionnement (père absent, parricide, infanticide). Fogg serait donc responsable d'une fiction bâtie autour de lui, puisque, ainsi qu'il le dit à Effing : « Tout est possible. Il se peut que nous soyons, vous et moi, imaginaires, que nous n'existions pas en réalité 44 » (p.168) alors que chaque élément de l'intrigue est, lui, sujet au doute de son authenticité, comme en témoigne la première réponse à l'envoi de la notice nécrologique d'Effing : « Cela ne signifie pas que votre histoire n'est pas attachante, mais vous auriez à mon avis plus de chances de la publier si vous renonciez à ce jeu et la proposiez quelque part en tant que fiction45 » (p.356). Face à l'hypothèse de cette lecture, la fin du roman prendrait un sens tout autre que celui énoncé précédemment : en se confrontant à une lune identique à celle peinte par Blakelock dans Moonlight, Fogg assimilerait de fait le paysage qu'il contemple (qui, dans l'espace romanesque, devrait correspondre à la réalité) comme appartenant au domaine de l'art, de l'irréalité, de la fiction. Un personnage qui se sait personnage, qui invente lui-même la suite de son périple en se calquant sur ses expériences personnelles et qui anime les autres personnages environnants par ventriloquie sait son histoire achevée lorsqu'il parvient au coeur de l'irréel, au coeur de la fiction. Il fait plus que « fuir le monde », il le sublime, en le rebâtissant lui-même selon ses propres codes et ses aspirations esthétiques. Moon Palace se présente donc comme un roman décalé. La question de la fiction, centrale, bénéficie d'un traitement inhabituel, que l'on peut retrouver dès la célèbre phrase de jeunesse de Paul Auster : « Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde »46. Comment démêler le vrai du faux ? Et un clivage de ce type existe-t-il seulement ? La fiction, d'abord désamorcée voire parodiée dépasse ensuite son rôle à travers le personnage de Fogg, se livrant à un « bluff » (nom de l'une des dernières villes dans laquelle échoue Fogg) permanent. A la question « êtes-vous un homme de vision ? » posée par Effing, on peut légitimement répondre par l'affirmative, si « vision » signifie ici « fantasme, mirage, illusion ». M. S. Fogg, l'homme-manuscrit, le personnage- narrateur, s'établit comme un héros moderne d'une fiction qui s'assume en tant 44 « Anything is possible. It could be that you and I are figments, that we're not really here. » (p.105) 45 « That doesn't mean your story isn't compelling, but I think you might have better luck publishing it if you dropped the charade and submitted it somewhere as a work of fiction. » (p.231) 46 Phrase citée dans Le magazine littéraire, « Dossier Paul Auster », n°338, Paris, 1995, p.18-19. 13/17
que telle et qui, par ce biais, parvient à renverser le genre romanesque dans lequel elle s'insère. Ce renversement se retrouvera par la suite dans Travels in the scriptorium47, qui, à travers l'imbrication auteur/personnages et la confusion permanente qui existe entre la fiction et son géniteur, viendra poursuivre et approfondir cette atypique entreprise. 47 Paul Auster, Travels in the Scriptorium, London, Faber & Faber, 2006. 14/17
Bibliographie I. Ouvrages de Paul Auster : − Auster, Paul, The Art of Hunger [1982], Los Angeles, Sun & Moon Press ; L'art de la faim (traduction française de Christine Le Boeuf), Paris, Actes Sud, 1992 − Auster, Paul, The New York Trilogy [1986], London, Faber & Faber, 1999 ; Trilogie New-Yorkaise (traduction de Pierre Furlan), Paris, Babel, 1987 − Auster, Paul, In the country of Last Things [1987], London, Faber & Faber, 1989 ; Le voyage d'Anna Blume (traduction de Patrick Ferragut), Arles, Babel, 1989 − Auster, Paul, Moon Palace [1989], London, Faber & Faber, 1990 ; Moon Palace (traduction de Christine Le Boeuf), Arles, Babel, 1990 − Auster, Paul, Mr. Vertigo [1994], London, Faber & Faber, 1995 ; Mr. Vertigo (traduction de Christine Le Boeuf), Paris, Le Livre de Poche, 1994 − Auster, Paul, In the Scriptorium, London, Faber & Faber, 2006 II. Études critiques : 1. Sur Paul Auster − Chénetier, Marc, Paul Auster as the Wizard of Odds, Paris, Didier-Erudition, CNED, 1996 − Pesso-Miquel, Catherine, Toiles trouées et déserts lunaires dans Moon Palace de Paul Auster, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996 − Moon Palace, Ouvrage collectif, Paris, Ellipses, 1996 − De Cortanze, Gérard, La solitude du labyrinthe (Nouvelle édition augmentée), Arles, Babel, 1997 − Gavillon François, Paul Auster Gravité et légèreté de l'écriture, Rennes, 15/17
Presses Universitaires de Rennes, 2000 2. Critique générale − Eco, Umberto, Lector in fabula – Le rôle du lecteur [1979], Paris, Le Livre de Poche, 1985 − Ammirati, Charles, Le roman d'apprentissage, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 III. Magazines : − « Dossier Paul Auster », Le magazine littéraire, n°338, Paris, 1995 16/17
Table des matières I. Moon Palace : anti-roman d'initiation............................................................................3 A. Un système d'imbrication des quêtes.......................................................................3 B. Fogg : héros passif....................................................................................................4 C. Des « espaces blancs » : des espaces vides..............................................................5 D. Quelle idendité ?......................................................................................................7 II. La fiction consciente de son état...................................................................................8 A. Moon Palace ou l'asphyxie de symboles..................................................................8 B. La question du personnage.......................................................................................9 C. Fuir le monde.........................................................................................................10 D. « An imaginative reading » : Fogg comme générateur de la fiction......................11 Bibliographie...................................................................................................................15 Table des matières...........................................................................................................17 17/17
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