UNIVERSITE JEAN MONNET SAINT-ETIENNE LA QUESTION DE LA FICTION DANS - MOON PALACE DE PAUL AUSTER

La page est créée Lucas Cousin
 
CONTINUER À LIRE
UNIVERSITE JEAN MONNET
               SAINT-ETIENNE

       LA QUESTION DE LA FICTION DANS
        MOON PALACE DE PAUL AUSTER

MINI-MEMOIRE DE LICENCE DE LETTRES MODERNES
          LITTÉRATURE COMPAREE

                 Présenté par G.E.

            Sous la direction de M. Y.C.

                      ANNEE 2007

                        1/17
S'illustrant surtout dès la fin du XXe siècle, Paul Auster semble suivre
une tradition postmoderne américaine, se manifestant avant tout comme
l'écrivain des contingences et du hasard, s'interrogeant toujours dans ses romans
dans la relation que l'on peut entretenir avec le réel, et la place de la fiction dans
le monde.
           Moon Palace1, « premier roman, mais écrit plus tard2 », fait figure
d'oeuvre centrale dans la progression d'Auster, car c'est sans doute celui qui
interroge le plus pertinemment la question de l'imbrication réel/irréel. Ce roman
qui, a priori, semble s'ancrer dans la plus pure tradition littéraire (tradition
américaine d'abord et tradition du roman d'initiation, ensuite) développe
finalement une fiction à la double réverbération : on y découvre l'évocation
d'intrigues entrelacées et l'émergence d'un discours parallèle sous-jacent qui
tient plus de la méta-littérature. Mais surtout, Moon Palace redéfinit le rapport à
entretenir avec la fiction, celle-ci étant à la fois déconstruite et autonome. La
déconstruction s'opère à travers l'usage d'une « stratégie d'anachronie3 » alors
que     le roman refuse d'entrée le clivage réalité/fiction et instaure un espace
textuel nouveau où la question de l'imagination, du personnage et de la création
artistique se trouvent au centre, d'où son caractère autonome.
           Moon Palace permet ainsi de renouveler le rapport à la fiction : elle est à
la fois désamorcée, déformée, parodiée tout en instaurant sa logique propre,
devenant permanente, car tout est fiction dans Moon Palace.
           Cette lecture est en partie permise par deux lignes directrices
structurantes dans ce roman : Moon Palace semble tout d'abord l'expression d'un
« anti-roman d'initiation » alors que, une fois dépassée tout rapport au problème
de la quête, la fiction elle-même, semble devenir consciente de son état et
s'instaure comme puissance génératrice.

1
    La pagination proposée renverra à l'édition Babel (1993), traduction de Christine Le Boeuf pour la
    version française et à l'édition Faber & Faber (1989) pour le texte original, présenté en notes.
2
    M. Freitag, New York Times Book Review, 19 mars 1989, cité par Catherine Pesso-Miquel dans Toiles
    trouées et déserts lunaires dans Moon Palace de Paul Auster, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle,
    1996, p.110.
3
    Catherine Pesso-Miquel, op. cit., p.42. (« Il convient de remarquer que la stratégie d'anachronie adoptée
    par Auster relève d'une démarche plutôt originale, « postmoderniste » diraient certains, dans la mesure
    justement où il privilégie l'usage de la prolepse et de la prophétie. »)

                                                    2/17
I. Moon Palace : anti-roman d'initiation

          Avec Moon Palace, Auster imagine tout d'abord un roman basé sur le
principe d'initiation. Le personnage-narrateur, Fogg, tout comme les autres
personnages centraux du récit, effectue une quête censée le faire accéder à son
identité, c'est du moins ce que laisse croire le texte de prime abord : « je n'étais
plus la personne que j'avais un jour été4 » (p. 468). En réalité, le roman d'initiation
que l'on croit déceler à première lecture est inversé.

A. Un système d'imbrication des quêtes

          La quête, dans Moon Palace, est bien présente, en témoigne les
nombreuses motivations des personnages principaux (Fogg veut reprendre sa
vie en main après l'épisode de Central Park, Effing veut faire écrire sa vie et
renouer un contact post-mortem avec son fils et Sol veut partir sur les traces de
son père dans son voyage dans le grand Ouest). La dimension initiatique du récit
de Fogg est, elle aussi, effective et ce tout au long du roman, comme on le
constate en se confrontant à la définition suivante :

           Le roman d'apprentissage [met] en scène un héros jeune qui quitte l'univers familial et
          fait ses premiers pas dans le monde en essayant d'y conquérir une place et d'y
          découvrir le bonheur, traversant pour ce faire des épreuves qui l'obligent à réfléchir sur
          lui-même et sur la société.5

           Mais que penser de tout le système narratif qui met en place une réelle
imbrication des quêtes les unes dans les autres ? Ainsi, si l'on schématise la
progression narrative de Moon Palace, nous pouvons en tirer le résumé suivant :

1. Récit de Fogg (correspond au roman en entier)
    2. Quête de la survivance (Fogg, après la mort de Victor)
    3. Quête d'une nouvelle vie (Fogg, après l'épisode de Central Park)
          4. Récit d'Effing : quête artistique du grand Ouest
          5. « Crack the secret of the universe » : l'épisode de la notice
                 6. Quête de Sol Barber par Fogg (remise de son héritage)
                           7. Quête de la vérité paternelle (par Sol)

4
    « I was no longer the person I had once been » (p.306)
5
    Charles Ammirati,Le roman d'apprentissage, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.

                                                  3/17
8. « Le sang de Kepler » : quête fictive
                           9. Quête de la caverne (par Sol)
                                    10. Quête de la caverne (par Fogg)

Auster met donc en place dans son roman, en l'insérant dans l'entreprise globale
de la quête initiale de Fogg (celle d'écrire son histoire comme dans une quête de
vérité) une multitude d'autres quêtes, qui dépendent de Fogg ou des autres
personnages. De cette façon, une telle imbrication de quêtes différentes rend le
concept même de quête complètement insignifiant : l'apogée du système étant
atteinte à travers le récit de Sol Barber alors jeune, son roman « Le sang de
Kepler », mettant en scène une mise en abyme du roman de façon parodique et
parfois grotesque (dont Fogg lui-même souligne la mauvaise qualité littéraire,
signe éminemment ironique qu'Auster possède une certaine distance vis à vis de
son propre roman). On remarque également que lors de la quête finale (celle de
la grotte), Fogg « n'[imagine] pas de trouver jamais la grotte 6 » (p.462) : il s'agit
d'une quête dans le vide, une quête pour rien. Le principe de la quête, en étant
repris plusieurs fois dans un système labyrinthique s'achève en s'auto-parodiant,
perdant du même coup toute sa valeur initiatique, contrairement à deux autres
romans d'Auster qui « encadrent » Moon Palace puisque Le voyage d'Anna
Blume7 et           Mr. Vertigo8 demeurent, eux, des romans d'initiation ou
d'apprentissage au sens strict du terme.

B. Fogg : héros passif

         En tant que personnage central du roman, Fogg est d'entrée assimilé à un
héros a priori classique de ce type de récit. Il doit tout d'abord surmonter des
épreuves identitaires : les balbutiements de sa vie d'adulte, ses confrontations à
l'argent, à la solitude, à la question du couple dans sa relation avec Kitty Wu, à
sa propre succession (l'épisode de l'avortement) et, enfin, à sa « quête du père »
initiée par la révélation de Sol. Ces épreuves sont autant d'épreuves
structurantes dans le roman d'initiation : le héros a pour but de les surmonter
pour pouvoir se révéler en tant que personnage adulte. Là où le comportement
de Fogg devient dissonant, c'est qu'il s'inscrit, au fur et à mesure du roman,
6
    « I did not think I would ever find the cave » (p.303)
7
    Paul Auster, Le voyage d'Anna Blume, Arles, Babel, traduction française de Patrick Ferragut, 1993.
8
    Paul Auster, Mr. Vertigo, Arles, Babel, traduction française de Christine Le Boeuf, 1994.

                                                   4/17
comme un anti-héros qui, non seulement ne surmonte pas ses épreuves, mais
refuse même de se confronter à elles, il n'agit pas (en témoigne de nombreuses
apologies de l'inaction évoquées à demi-mot par le narrateur : « Mais je ne fis
rien9 », p.436, par exemple). Lorsqu'il se retrouve sans ressources, Fogg
n'envisage même pas la possibilité de chercher un travail, son comportement
constituant un « défi au mode de vie américain10 » (p.103). De la même façon, la
scène de visite médicale pour l'armée explicite la situation de Fogg en tant
qu'anti-héros américain : désintéressé de la puissance structurante des dollars
(« Remettez         l'argent dans         le   sac, monsieur          Effing11 », dira-t-il       p.323),
incompatible avec l'image forte du soldat anti-communiste, incapable, même, de
tenir sur ses jambes, et, finalement, incapable de se confronter lui-même au far-
west. Ses désirs de voyage, également, demeurent un échec : la grotte d'Effing
reste introuvable à la fin du récit, quant aux tentatives pour gagner la Chine (la
tentative de devenir Marco Polo, c'est à dire suivre l'une des destinés dictées par
son nom), elle « avorte » dans tous les sens du terme, représenté par la fin de sa
relation avec Kitty Wu. Durant tout le roman, Fogg apparaît véritablement comme
un personnage passif qui ne fait que contempler ce qui l'entoure, en témoigne les
nombreuses digressions qui prennent pour héros d'autres personnages que Fogg
(Effing, Sol, les personnages du « Sang de Kepler »...), ce qui provoque, chez
Auster, la réaction suivante (on souligne) :

         Moon Palace founctions a bit like The Locked Room in that it's an intimate, first-person
         narrative that veers off into the third person. There are long passages in that book
         where Fogg literally disappears.12

Cela rappelle la scène fondatrice du récit (la vision de l'enseigne du « Moon
Palace », p.36/17), qui constitue alors une illustration parfaite de tout le roman :
Fogg, immobile, contemplant une faille dans sa réalité, sans aucune perspective
d'action.

C. Des « espaces blancs » : des espaces vides

         La notion d'espace dans Moon Palace entraîne obligatoirement une
9
     « But I did nothing » (p.285)
10
     « It is a challenge to the American way » (p.61)
11
     « Put the money back in the bag, Mr Effing » (p.208)
12
     Paul Auster, The Art of Hunger cité par Marc Chénetier dans Paul Auster as the Wizard Odds, Paris,
     Didier Erudition – CNED, 1996, p.60.

                                                   5/17
distinction : le roman prend pour décor, soit des espaces ouverts, soit des
espaces clos. Mais en réalité, ces deux types de décors se rejoignent dans leur
vide commun. Alors que le genre du récit initiatique suggérerait une utilisation
des espaces comme partie prenante dans les « épreuves » imposées au héros,
Auster épure et dépeuple tous ces décors. C'est d'abord le cas dans toutes les
chambres que traverse Fogg : le premier appartement tout d'abord qui « n'était
pas meublé et, plutôt que de gaspiller mes fonds en achats que je ne désirais ni
ne      pouvais       me      permettre,       je    convertis       les    cartons       en     “mobilier
imaginaire13” »(p.12), puis chez Zimmer : « deux petites pièces sans porte de
séparation, une cuisine rudimentaire, une salle de bains dépourvue de fenêtre 14 »
(p.120), et enfin chez Effing : « une petite pièce nue », « un espace rudimentaire
pas plus grand qu'une cellule de moine »15 (p.171). Même le loft dans lequel
Fogg emménage avec Kitty, malgré sa grandeur, demeure vide : « notre mobilier
n'encombrait guère l'immensité de cet espace [...], nous nous trouvions satisfaits
du minimalisme rudimentaire de notre décor16 » (p.353) ; on note, au passage,
les occurrences répétées du terme « rudimentaire » choisit par la traductrice pour
signifier ce vide dans la version française. Les espaces ouverts rendent compte
d'un vide similaire : « J'ai créé mon néant, il me faut maintenant y vivre17 » (p.92),
dit Fogg avant de s'enterrer à Central Park, alors qu'Effing, lui, qualifie l'ouest
américain comme « l'endroit le plus plat, le plus désolé de la planète, un ossuaire
d'oubli » ou encore « une page blanche, une page de mort »18 (p.242-243),
semblable à la lune elle-même, symbole évidemment dominant de Moon Palace.
Les espaces présentés dans le roman semblent donc rendre compte d'un vide
effectif des quêtes effectuées : comme si leurs environnements exprimaient
l'échec de leur accomplissement avant même de quelconques tentatives.

13
     « The apartment on 112th Street was unfurnished, and rather than squander my funds on things I did not
     want and could not afford, I converted the boxes into several pieces of “imaginary furniture”. » (p.2)
14
     « Two small rooms with no door between them, a rudimentary kitchen, a windowless bathroom. » (p.72-
     73)
15
     « A spare little place », « a rudimentary enclosure no larger than a monk's cell » (p.107)
16
     « The furniture barely made a dent in the hugeness of the space, but since we both had an aversion to
     clutter, we found ourselves satisfied with the roughshod minimalism of the decor » (p.229)
17
     « I've made my nothing, and now I've got to live in it. » (p.54)
18
     « The flattest, most desolated spot on the planet, a boneyard of oblivion « , « a blank page of death. »
     (p.154)

                                                    6/17
D. Quelle idendité ?

          Dans le cadre du récit initiatique, l'apprentissage de l'initié se doit de
déboucher sur une appropriation, une révélation de son identité propre, une
quête initiatique demeurant toujours une quête identitaire. Mais dans le cadre de
la quête austérienne, sur quelle identité débouche celle, avortée, de Fogg ? Car
Marco Stanley ne devient pas Fogg, il devient les autres. Dans les évènements
clés du récit, en effet, le narrateur de Moon Palace ne cesse de successivement
se travestir en d'autres personnages du roman, qui ne le conduisent jamais à une
version accomplie de lui-même. La symbolique du travestissement se retrouve
alors dans l'usage fait des costumes, tels que le complet de l'oncle Victor, par
exemple, dont Fogg dit qu'il correspondait à « l'insigne de [son] identité19 » (p.34)
mais qui partira bien vite en lambeau. L'autre costume signifiant est celui de
Pavel Shum , « une sorte d'uniforme inhérent à la fonction20 » (p.190), que Fogg
enfile lorsqu'il commence à entrer au service d'Effing. De la même façon, après
la mort de Sol, lorsque Fogg reprend la quête de la grotte, il devient Sol via la
récupération de la voiture louée par ce-dernier. On peut alors se demander si
Fogg arrive à accéder à son identité accomplie alors que tous les éléments du
roman le conduisent à devenir les personnages qui le côtoient. Jamais il ne
parvient à percer le mystère de sa propre identité, d'où la conclusion du roman,
par ailleurs : Fogg se retrouve en face à face avec l'océan, devant « un vide qui
s'étendait sans obstacle jusqu'aux rives de la Chine » (p.468) et dit : « c'est ici
que je commence, c'est ici que je débute ma vie »21 (468). Fogg, au terme du
roman, devient une page blanche, un personnage aussi vide que le paysage qu'il
contemple, laissant sous-entendre que sa véritable quête, si elle existe, n'a alors
pas encore commencé.

          Les quêtes de Moon Palace ne font donc que se multiplier jusqu'à en
perdre leur sens intrinsèque, Fogg n'étant pas un héros capable de les affronter,
ses décors eux-mêmes demeurant incompatibles avec toutes tentatives d'action
ou d'apprentissage. Fogg lui-même n'apprend pas, il ne devient pas ce à quoi il
aspire, puisqu'il n'aspire à rien. Moon Palace présente donc un anti-héros dans
19
     « The badge of my identity » (p.16)
20
     « A kind of uniform that went with the job » (p.120)
21
     « An emptiness that went clear to the shores of China », « This is where I start, this is where my life
     begins. » (p.306)

                                                      7/17
ce que l'on pourrait appeler un anti-roman d'initiation22. Les raisons d'un tel
constat sont, en partie, que l'espace fictionnel de Moon Palace ne permet pas
une telle initiation : la fiction est ici consciente de son état et développe elle-
même son propre microcosme, ses propres règles.

II. La fiction consciente de son état
          La grande particularité de Moon Palace provient du traitement inhabituel
réservé à la question de la fiction. Rarement auparavant il ne s'était trouvé autant
de difficulté          à distinguer la fiction du réel et vice et versa dans un roman
d'Auster. Où se trouve donc la réalité dans Moon Palace et jusqu'à quel niveau
plonge la fiction ?

A. Moon Palace ou l'asphyxie de symboles

          Les symboles, dans Moon Palace tiennent une place prépondérante. On
en retrouve aux détours de chaque page, de chaque phrase. Si ce constat peut
s'avérer classique dans le genre du récit initiatique, il en devient perturbant dans
Moon Palace car leur présence semble « surdéployée », multipliée jusqu'à
l'extrême. C'est ce que souligne Catherine Pesso-Miquel avec ce qu'elle nomme
« la quête d'une continuité23 » arguant que « tout est connecté» comme le dit
Victor : la lune, le base-ball, le soleil, les grands espaces, la Chine, l'univers, tout,
d'après elle, renverrait à tout :

          De l'oeuf on revient à l'oeuf : Fogg boucle une autre boucle qui associe l'oeuf, par le biais
          de Cyrano, à la lune, et à l'exploration du Nouveau Monde, par le biais de Raleigh, mais
          aussi du capitaine John Smith, qui [...] fut ravi de ne pas avoir le cerveau défoncé par les

          Indiens.24

Et c'est ainsi que se révèle l'un des paradoxe central de Moon Palace : si chaque
symbole en appelle un autre, si chaque symbole renvoie à toutes les
interprétations du texte, si chaque symbole veut tout dire (si « tout est
connecté ») alors la fonction même du symbole est subvertie, il perd tout son
sens et perd tout aspect signifiant. C'est bien ce qui arrive à la lune au terme du
22
     On remarque au passage que l'aspect initiatique du récit est en fait désamorcé dès l'incipit : tout effet de
     suspens disparaît dès la première page avec le bref résumé effectué par Fogg.
23
     Catherine Pesso-Miquel, op. cit., pp. 109-173.
24
     Ibid. p.122

                                                       8/17
roman, d'ailleurs, car elle « était ronde et jaune, comme une pierre
incandescente25 » (p.468) : la lune (mimétiquement reprise depuis le Moonlight
de Blakelock) devient le soleil, elle ne signifie plus rien, elle ne renvoie plus à une
essence précise. Le dérèglement des symboles entraîne alors une confusion :
les évènements racontés perdent en crédibilité, et se rapprochent des
invraisemblances du « Sang de Kepler », la fiction dans la fiction. L'univers
textuel de Moon Palace serait donc, lui aussi, une fiction dans la fiction, une
fiction qui s'assume en tant que telle.

B. La question du personnage

          La question du personnage est placée d'entrée au coeur du roman.
D'abord, parce que le choix de la narration est celui d'une narration interne : le
narrateur est aussi le personnage principal de l'histoire qu'il raconte. Ensuite,
parce que dans l'écriture d'Auster elle-même se trouve une revendication
explicite du statut des personnages décrits (on souligne) : « la liste des
personnages est courte26 » (p.14), dit Fogg en parlant des membres de sa
famille, « comme quelque orphelin pathétique dans un roman du XIXe siècle27 »
(p.16) en se décrivant lui-même ou encore, en parlant d'Effing : «                            son
personnage » et « si on peut user du mot véritable en parlant de lui »28 (P.162).
De la même façon, Auster propose systématiquement (et ce jusqu'à alourdir
considérablement le discours de son narrateur) des analyses onomastiques
destinées à expliciter les fondations des personnages qu'il côtoie. Il commence
ainsi sur lui-même (p.19-20), avant d'appliquer cette technique à ceux qu'il croise
: Effing, Sol et même la voiture louée par Sol à la fin du roman, une Pontiac
(« n'oublions pas que cette voiture porte le nom d'un grand chef indien 29 »,
p.441). L'onomastie permanente appliquée aux personnages (et aux objets) du
roman en devient de fait grotesque et semble affirmer la dimension auto-réflexive
de leur état : les personnages de Moon Palace sont tellement ancrés dans ce
culte du personnage qu'ils deviennent conscients de ce qu'ils sont, dans l'espace
textuel de la fiction, comme si Fogg, Sol ou Effing revendiquaient en permanence
25
     « A full moon, as round and yellow as a burning stone. » (p.307)
26
     « The cast of characters was small » (p.3)
27
     « Like some pathetic orphan hero in a nineteen-century novel. » (p.5)
28
     « His character », « if real is a word than can be used in talking about him » (p.101)
29
     « We shouldn't forget that this car was named after a great Indian chief. » (p.289)

                                                      9/17
leur appartenance à un univers fictif. Cette analyse pourrait également
s'appliquer au rôle joué par les personnages historiques dans le roman : des
personnalités comme Tesla ou Blakelock interviennent dans la diégèse comme
des personnages inventés, venant expliciter l'hypothèse de Gérard de Cortanze
qui voudrait que chez Auster « l'Amérique [soit] un pays inventé30 ».

C. Fuir le monde

          Le but de Fogg, dans le roman, semble être d'accéder à une réalité
alternative et de s'en servir comme thérapie pour échapper à une réalité
étouffante. C'est exactement ce qui se produit lorsque, juste après avoir quitté
son premier appartement, Fogg se rend au cinéma et regarde le Tour du monde
en quatre-vingt jours, c'est-à-dire qu'il se regarde lui-même (grâce au truchement
onomastique de Philéas Fogg), transformé en personnage de fiction (le héros de
Jules Verne) lui-même déformé par l'adaptation (cinématographique) dont il fait
l'objet (« nous avons été confrontés à nous-mêmes sur l'écran31 », disait Victor à
la page 18). Cependant l'expérience est un échec et Fogg quitte le cinéma
précipitamment. Par la suite en revanche, d'autres tentatives de fuite seront
tentées. Il s'agit tout d'abord de la rencontre avec Orlando (rattaché, dans
l'histoire littéraire anglo-américaine, à l'un des personnages les plus fictivement
assumés du XXe siècle, le/la Orlando de Virginia Woolf), dont le narrateur dit qu'il
« était l'imagination sous sa forme la plus pure : l'art de donner vie à ce qui
n'existe pas, de persuader les autres d'accepter un monde qui n'est pas vraiment
là32 » (p.324). En effet, le parapluie « magique » d'Orlando est troué et permet à
Effing de « percer le secret de l'univers33 » (p.330), c'est à dire d'imaginer une
réalité alternative, une réalité où la pluie ne les touche pas. « C'est l'esprit qui
domine la matière34 », crie Effing à ce moment clé du roman, signifiant que la
fuite du réel est effective : elle fonctionne. La clé de l'univers serait ainsi de
parvenir à le fuir. Rappelons au passage que l'entame du roman constitue en fait
la poursuite de l'épigraphe de Jules Verne, à laquelle l'incipit répond, comme le

30
     Paul Auster et Gérard de Cortanze, La solitude du labyrinthe, Arles, Babel, 1997, p. 49.
31
     « When we confronted ourselves on the screen » (p.6)
32
     « This was imagination in its purest form: the act of bringing nonexistent things to life, of persuading
     others to accept a world that was not really there. » (p. 209)
33
     « Crack the secret of the universe » (p.213)
34
     « It's mind over matter » (p.213)

                                                     10/17
dit Claire Maniez35 : la réalité du roman fait ici suite à une fiction avérée. Enfin, à
travers l'intervention d'un personnage a priori dérangé (Charlie Bacon), Auster
se charge de renverser les deux pans de sa réalité. La folie se manifeste ici à
travers une trop grande importance accordée aux signes (il croit que la radio
crypte des informations sur les bombes atomiques) :

          Elle diffuse des informations codées. Chaque fois qu'il y a une émission en direct, ça veut
          dire qu'on déplace les pétards. Les matchs de base-ball sont les meilleurs indicateurs36
          (p.344)

alors que le lunaire et lunatique Fogg fait ici figure de garant de la stabilité
mentale. Les rôles sont inversés, d'autant plus que Charlie déclare un peu plus
tard qu'il « préfère[rait] être fou37 » (p.347) : c'est à dire fuir la réalité, ce qu'essaie
de faire Fogg tout au long du roman.

D. « An imaginative reading » : Fogg comme générateur de la fiction

          Dans Cité de verre38, Paul Auster (à la fois l'auteur et le personnage
homonyme catapulté dans la fiction) déclare, dans le cadre d'un essai sur Don
Quichotte, que Cid Hamet Ben-Engeli traduirait en fait la participation à l'écriture
de la fiction de « quatre personnes différentes39 » : Sancho Pança, le curé, le
barbier et le bachelier de Salamanque. La genèse de la fiction, à travers cette
« lecture d'imagination », serait imputable au travail de personnages qui figurent
eux-mêmes dans la fiction qu'ils raconteraient. Or cette lecture décalée (mais ne
peut-on pas interpréter un texte ainsi qu'on le ressent ?40)pourrait également
valoir pour Moon Palace. En effet après le tournant que constitue la « chute » de
Fogg dans Central Park, le rapport au réel semble de nature différente. Il est
ainsi intéressant de noter que lors de ses rencontres successives, Fogg est

35
     Claire Maniez, « Thrice-Told Tales » : le récit et ses doubles dans Moon Palace in Moon Palace,
     ouvrage collectif, Ellispes, 1996, p.74.
36
     « They give out the information in code. Whenever there's a live broadcast on one of the stations , that
     means they're moving the thumpers. Baseball games are one of the best indicators. » (p.223)
37
     « I'd rather be a crazy man than mess around with those thumpers. » (p.224)
38
     Paul Auster, Cité de verre in Trilogie New-Yorkaise, Arles, Babel, traduction française de Pierre Furlan,
     1991.
39
     Ibid. p. 140.
40
     Ainsi, comme l'écrit Umberto Eco qui légitime notre interprétation : « Nous avons dit que le texte
     postule la coopération du lecteur comme condition d'actualisation. Nous pouvons dire cela d'une façon
     plus précise : un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme
     génératifI », dans Lector in fabula, traduction française de Myriem Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche,
     1985, p.65.

                                                     11/17
toujours celui qui déclenche les évènements. C'est d'abord le cas avec Effing,
lors de la conversation inaugurale (p. 163 à 168 41), où Fogg doit lui même
formuler tous les éléments structurants du personnage d'Effing ; à travers un
phénomène de ventriloquie (« Pendant un instant, je me suis réellement
demandé si un ventriloque n'était pas caché quelque part dans la pièce42 », p.
162) Fogg devient le créateur d'Effing, il le modèle selon ses mots et ses
remarques. De la même façon, c'est Fogg qui « réalise » la biographie d'Effing (il
est le traducteur, le sténographe de son récit) et c'est Fogg qui conduit le vieil
homme à la mort lors de leur ultime sortie sous la pluie. Le principe est le même
lors de l'escapade de Fogg avec Sol : c'est Fogg qui fait lui-même l'aveu de la
paternité de Sol à sa place et c'est le choc de ce constat qui le conduit à chuter
mortellement (chute lourdement symbolique). Rappelons au passage que
l'onomastie la plus signifiante vis à vis de Fogg est celle énoncée page 21 :

          A quinze ans, j'ai commencé à signer mes devoirs M. S. Fogg, en écho prétentieux aux
          dieux de la littérature moderne, mais enchanté aussi du fait que ces initiales signifient
          manuscrit. Oncle Victor approuvait de grand coeur cette pirouette. « Tout homme est
          l'auteur de sa propre vie, disait-il. Le livre que tu écris n'est pas terminé. C'est donc un
          manuscrit. »43

N'oublions pas que, dans cette même optique, avant de vivre son périple de
Central Park, Fogg vit dans un appartement dont les livres constituent le
« mobilier imaginaire », comme nous l'avons vu précédemment. M. S. Fogg est
donc lui-même une incarnation de la littérature, il vit dans un décor de littérature
à peine camouflé : il est à la fois responsable de l'espace textuel dont il est issu
et dépendant de son contexte. Il est également intéressant de remarquer que
chaque personnage du roman constitue un reflet modifié du narrateur (comme
chaque personnage constituerait un reflet altéré de leur auteur, selon certains
topoï) : Victor correspond à son modèle artiste et rêveur, Zimmer est un Fogg
qui aurait réussi socialement, Kitty constitue son repoussoir, son reflet
antithétique (femme, orientale, désinhibée...), Effing et Sol, quant à eux,
matérialisent sa chute figurée (deux accidents, deux chutes) et reproduisent le
41
     pp. 101 à 105 pour l'édition originale.
42
     « For a moment or two, I actually wondered if a ventriloquist wasn't hiding somewhere in the room. »
     (p.101)
43
     « When I was fifteen, I began signing all my papers M. S. Fogg, pretentiously echoing the gods of
     modern litterature, but at the same time delighting the fact that the initials stood for manuscript. Uncle
     Victor heartily approved of this about-face. « Every man is the author of his own life », he said. « The
     book you are writing is not yet finished. Therefore, it's a manuscript. » » (p.7)

                                                     12/17
schéma mimétique d'une famille en plein dysfonctionnement (père absent,
parricide, infanticide). Fogg serait donc responsable d'une fiction bâtie autour de
lui, puisque, ainsi qu'il le dit à Effing : « Tout est possible. Il se peut que nous
soyons, vous et moi, imaginaires, que nous n'existions pas en réalité 44 » (p.168)
alors que chaque élément de l'intrigue est, lui, sujet au doute de son authenticité,
comme en témoigne la première réponse à l'envoi de la notice nécrologique
d'Effing : « Cela ne signifie pas que votre histoire n'est pas attachante, mais vous
auriez à mon avis plus de chances de la publier si vous renonciez à ce jeu et la
proposiez quelque part en tant que fiction45 » (p.356). Face à l'hypothèse de cette
lecture, la fin du roman prendrait un sens tout autre que celui énoncé
précédemment : en se confrontant à une lune identique à celle peinte par
Blakelock dans Moonlight, Fogg assimilerait de fait le paysage qu'il contemple
(qui, dans l'espace romanesque, devrait correspondre à la réalité) comme
appartenant au domaine de l'art, de l'irréalité, de la fiction. Un personnage qui se
sait personnage, qui invente lui-même la suite de son périple en se calquant sur
ses expériences personnelles et qui anime les autres personnages environnants
par ventriloquie sait son histoire achevée lorsqu'il parvient au coeur de l'irréel, au
coeur de la fiction. Il fait plus que « fuir le monde », il le sublime, en le rebâtissant
lui-même selon ses propres codes et ses aspirations esthétiques.

          Moon Palace se présente donc comme un roman décalé. La question de la
fiction, centrale, bénéficie d'un traitement inhabituel, que l'on peut retrouver dès
la célèbre phrase de jeunesse de Paul Auster : « Le monde est dans ma tête,
mon corps est dans le monde »46. Comment démêler le vrai du faux ? Et un
clivage de ce type existe-t-il seulement ? La fiction, d'abord désamorcée voire
parodiée dépasse ensuite son rôle à travers le personnage de Fogg, se livrant à
un « bluff » (nom de l'une des dernières villes dans laquelle échoue Fogg)
permanent. A la question « êtes-vous un homme de vision ? » posée par Effing,
on peut légitimement répondre par l'affirmative, si « vision » signifie ici
« fantasme, mirage, illusion ». M. S. Fogg, l'homme-manuscrit, le personnage-
narrateur, s'établit comme un héros moderne d'une fiction qui s'assume en tant
44
     « Anything is possible. It could be that you and I are figments, that we're not really here. » (p.105)
45
     « That doesn't mean your story isn't compelling, but I think you might have better luck publishing it if
     you dropped the charade and submitted it somewhere as a work of fiction. » (p.231)
46
     Phrase citée dans Le magazine littéraire, « Dossier Paul Auster », n°338, Paris, 1995, p.18-19.

                                                     13/17
que telle et qui, par ce biais, parvient à renverser le genre romanesque dans
lequel elle s'insère. Ce renversement se retrouvera par la suite dans Travels in
the scriptorium47, qui, à travers l'imbrication auteur/personnages et la confusion
permanente qui existe entre la fiction et son géniteur, viendra poursuivre et
approfondir cette atypique entreprise.

47
     Paul Auster, Travels in the Scriptorium, London, Faber & Faber, 2006.

                                                  14/17
Bibliographie
       I. Ouvrages de Paul Auster :

−   Auster, Paul, The Art of Hunger [1982], Los Angeles, Sun & Moon Press ;
L'art de la faim (traduction française de Christine Le Boeuf), Paris, Actes Sud,
1992

−   Auster, Paul, The New York Trilogy [1986], London, Faber & Faber, 1999 ;
Trilogie New-Yorkaise (traduction de Pierre Furlan), Paris, Babel, 1987

−   Auster, Paul, In the country of Last Things [1987], London, Faber & Faber,
1989 ; Le voyage d'Anna Blume (traduction de Patrick Ferragut), Arles, Babel,
1989

−   Auster, Paul, Moon Palace [1989], London, Faber & Faber, 1990 ; Moon
Palace (traduction de Christine Le Boeuf), Arles, Babel, 1990

−   Auster, Paul, Mr. Vertigo [1994], London, Faber & Faber, 1995 ; Mr. Vertigo
(traduction de Christine Le Boeuf), Paris, Le Livre de Poche, 1994

−   Auster, Paul, In the Scriptorium, London, Faber & Faber, 2006

       II. Études critiques :

    1. Sur Paul Auster

−   Chénetier, Marc, Paul Auster as the Wizard of Odds, Paris, Didier-Erudition,
CNED, 1996

−   Pesso-Miquel, Catherine, Toiles trouées et déserts lunaires dans Moon
Palace de Paul Auster, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996

−   Moon Palace, Ouvrage collectif, Paris, Ellipses, 1996

−   De Cortanze, Gérard, La solitude du labyrinthe (Nouvelle édition augmentée),
Arles, Babel, 1997

−   Gavillon François, Paul Auster Gravité et légèreté de l'écriture, Rennes,

                                      15/17
Presses Universitaires de Rennes, 2000

    2. Critique générale

−   Eco, Umberto, Lector in fabula – Le rôle du lecteur [1979], Paris, Le Livre de
Poche, 1985

−   Ammirati, Charles, Le roman d'apprentissage, Paris, Presses Universitaires
de France, 1995

       III. Magazines :

−   « Dossier Paul Auster », Le magazine littéraire, n°338, Paris, 1995

                                       16/17
Table des matières

I. Moon Palace : anti-roman d'initiation............................................................................3
    A. Un système d'imbrication des quêtes.......................................................................3
    B. Fogg : héros passif....................................................................................................4
    C. Des « espaces blancs » : des espaces vides..............................................................5
    D. Quelle idendité ?......................................................................................................7
II. La fiction consciente de son état...................................................................................8
    A. Moon Palace ou l'asphyxie de symboles..................................................................8
    B. La question du personnage.......................................................................................9
    C. Fuir le monde.........................................................................................................10
    D. « An imaginative reading » : Fogg comme générateur de la fiction......................11
Bibliographie...................................................................................................................15
Table des matières...........................................................................................................17

                                                              17/17
Vous pouvez aussi lire