It Must Be Heaven de Elia Suleiman - PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS 2019-2020 - Ministère de l'Éducation nationale

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It Must Be Heaven de Elia Suleiman - PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS 2019-2020 - Ministère de l'Éducation nationale
PRIX

It Must            JEAN RENOIR
                   DES LYCÉENS

Be Heaven          2019-2020

de Elia Suleiman

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It Must Be Heaven de Elia Suleiman - PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS 2019-2020 - Ministère de l'Éducation nationale
Ce dossier pédagogique est édité par Réseau Canopé dans le cadre du prix Jean Renoir
                                    des lycéens 2019-2020 attribué à un film, par un jury de lycéens, parmi sept films
                                    présélectionnés.
                                    Le comité national en charge de la présélection est composé de représentants de la
                                    Dgesco (Direction générale de l’enseignement scolaire), de l’Inspection générale de
                                    l’Éducation nationale, du Sport et de la Recherche, du CNC (Centre national du cinéma
                                    et de l’image animée), de Réseau Canopé, de la Fédération nationale des cinémas
                                    français, d’enseignants, de critiques de cinéma et d’un représentant de la jeunesse.
                                    Le prix Jean Renoir des lycéens est organisé par le ministère de l’Éducation nationale,
       PRIX JEAN RENOIR             en partenariat avec le CNC, la Fédération nationale des cinémas français, et avec le
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        LES LYCÉENS ÉLISENT
                                    soutien des Ceméa, de Réseau Canopé, des Cahiers du cinéma et de Positif.
                                    eduscol.education.fr/pjrl
        LEUR FILM DE L’ANNÉE

                                    It must be heaven
                                    Réalisation : Elia Suleiman
                                    Distribution : Le Pacte
                                    Production : Rectangle Productions, Nazira Films, Pallas Film Possibles Media,
                                    Zeyno Film.
                                    En association avec : Doha Film Institute
                                    Coproduction : ZDF/Arte, Turkish Radio Television Corporation (TRT), CN3 Productions
                                    Avec : Elia Suleiman, Gael García Bernal, Tarik Kopty
                                    Genre : comédie
                                    Nationalités : Qatar, Allemagne, Canada, Turquie, Palestine, France
                                    Durée : 1 h 42
                                    Sortie : le 4 décembre 2019

Directeur de publication
Jean-Marie Panazol
Direction artistique
Samuel Baluret
Gaëlle Huber
Chef de projet
Éric Rostand
Auteur du dossier
Philippe Leclercq
                                                                                                  © Rectangle Productions, Nazira Films, Pallas Film Possibles Media, Zeyno Film

Chargée de suivi éditorial
Nathalie Bidart
Iconographe
Adeline Riou
Mise en pages
Isabelle Soléra
Conception graphique
Gaëlle Huber
Isabelle Guicheteau

Couverture : © Carole Bethuel
Autres images : © Rectangle
Productions, Nazira Films, Pallas
Film Possibles Media, Zeyno Film

ISSN : 2425-9861
© Réseau Canopé, 2019
(établissement public à caractère
administratif)
Téléport 1 – Bât. @ 4
1, avenue du Futuroscope
CS 80158
86961 Futuroscope Cedex
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PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS | 2019-2020

       Entrée en matière

      POUR COMMENCER
      Depuis Chronique d’une disparition, son premier long-métrage réalisé en 1996, on sait que le cœur d’Elia
      Suleiman bat pour la Palestine. Pour autant, ce réalisateur, étant né à Nazareth en 1960, est porteur d’un
      passeport israélien. Une singularité qui confine au double sentiment d’exil pour cet Arabe chrétien qui
      a grandi dans une ville à majorité musulmane.

      Le premier contact de Suleiman avec le cinéma a lieu à New York, terre de migration des Palestiniens,
      où il séjourne longtemps, à partir de 1981, et où il tourne deux courts-métrages documentaires, Intro-
      duction à la fin d’un argument (1990) et Hommage par assassinat (1992), qui posent les bases de sa réflexion.
      Autodidacte, celui-ci, qui a quitté l’école à 15 ans, se livre dès lors à un patient apprentissage du cinéma,
      visionnant plusieurs films par jour.

      De retour à Jérusalem dans les années 1990, et davantage conscient de lui-même, de sa culture, de ce
      qu’il prétend traduire en images, il réalise Chronique d’une disparition. Le personnage qu’il s’invente alors,
      entre le Hulot de Tati et le Frigo de Keaton, demeure de bout en bout quasiment muet. Ce mutisme en dit
      long sur ce qu’il pense, et se donne à entendre comme l’expression d’une sidération, d’un refoulement,
      d’un interdit de la parole, d’une difficulté de communiquer qui s’ancre dans l’enfance, son enfance que
      le cinéaste décrit comme taciturne. « Je me revois passant des heures à fixer le vide, seul dans le silence.
      Je ressentais une aliénation profonde dès l’enfance. Pour aller à Tibériade [le lac situé à vingt-cinq mi-
      nutes de Nazareth, NDR] avec mon père, il nous fallait une autorisation. Même le mot “Palestinien” était
      comme interdit, tabou 1. » Circuler est difficile, les contrôles de police nombreux. « Nous n’évoquions
      jamais directement tout cela, poursuit-il, les gens fuyaient par peur si quelqu’un engageait la conversa-
      tion là-dessus. Même mon père ne m’a jamais parlé de son histoire 2. » Chronique d’une disparition définit
      les contours d’un cinéma où l’humour, véritable garde-fou, apparaît comme l’indice d’une salutaire élé-
      gance de style invitant à la dignité et au sang-froid face à l’absurdité des situations décrites.

      Ces situations qui déchirent Palestiniens et Israéliens dans un conflit aujourd’hui vieux de plus de
      soixante-dix ans, on les retrouve dans Intervention divine, deuxième long-métrage par lequel le succès
      arrive en 2002. La folie semble avoir eu raison des habitants de Nazareth. Un père Noël est tué par une
      bande de jeunes, un homme attaque sa rue à coups de pioche, un autre déverse ses ordures chez son
      voisin, un quatrième attend un bus qui ne vient pas, une femme est humiliée à un check-point… Le
      ton s’est durci, le comique est plus féroce. Les gags et un imaginaire fantasmagorique sont ici les deux
      mèches d’un humour à combustion lente, destiné à faire sauter le mur de la haine et le sentiment de
      claustration qui lui sert de ciment. Face au temps qui s’éternise et aux tensions qui persistent, le réali-
      sateur palestinien ne paraît plus devoir attendre qu’un miracle que le titre de son film appelle. En vain,
      si l’on en croit la réponse de l’intitulé de l’opus suivant…

      Le temps qui reste, en 2009, à défaut de durcir encore le ton, dessine un présent à l’encre d’une amertume
      empoisonnée. L’horizon semble désormais bouché aux yeux de Suleiman qui se replie sur les siens et
      le passé piétiné du peuple palestinien. Rarement le visage impavide de l’acteur-réalisateur n’aura été
      l’expression d’une aussi grande perplexité face à l’absence de destin collectif.

      Une décennie plus tard, Suleiman poursuit sur sa ligne de crête burlesque avec It Must Be Heaven et nous
      livre une nouvelle page de son journal du monde. Tout en se renouvelant dans la continuité, le cinéaste
      parvient une fois encore à ne pas sacrifier son art sur l’autel d’un militantisme auquel ses origines
      auraient pu le conduire.

      1 Libération, 8 avril 1998.
      2 Ibid.

                                                                                                 IT MUST BE HEAVEN     3
It Must Be Heaven de Elia Suleiman - PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS 2019-2020 - Ministère de l'Éducation nationale
PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS | 2019-2020

      SYNOPSIS
      Elia (Suleiman), cinéaste à Nazareth, va, vient, rêve, médite, observe la vie autour de lui. Sa recherche de
      financement pour un nouveau projet de film l’emmène à Paris, puis à New York, où d’autres gens vivent,
      à leur manière parfois étrange et sous surveillance armée. De retour chez lui, quelque chose aurait-il
      changé ?

      FORTUNE DU FILM

      Sélectionné en Compétition officielle de la 72e édition du Festival de Cannes, It Must Be Heaven, le nou-
      veau long-métrage du peu prolixe Elia Suleiman (quatre films en près de trente ans de carrière) a reçu
      la Mention spéciale du Jury.

      Zoom

      Une terrasse de café, rue Montorgueil. Au centre de Paris et du film – et du plan, de face, plein axe de
      la caméra : Elia, personnage alter ego du réalisateur Suleiman. Le petit homme, portant lunettes et
      chapeau, est tranquillement installé à une table, la tête tournée vers la gauche du cadre, occupé à regar-
      der deux des quatre policiers chargés de prendre les mesures (en long et en large) de la terrasse de
      l’établissement. Il s’agit là d’une inspection de routine destinée à contrôler le strict respect de la régle-
      mentation concernant les surfaces commerciales implantées dans l’espace public.

      La distribution de la géographie du plan est parfaitement symétrique. De l’autre côté (droit) de l’image se
      trouvent deux autres policiers, reliés aux premiers par un long mètre ruban. Elia, situé au milieu des quatre
      hommes en uniforme, divise l’image en deux parties égales. On est ici au cœur du cinéma de Suleiman,
      où tout est affaire de lignes, de bords, de frontières, de murs, de séparations, de limites, et de contrôles
      du respect de ces limites. Comme ce plan à l’ordonnancement rigoureux, sa cinématographie s’ordonne
      selon une géométrie orthogonale à laquelle le format Scope de l’image offre une belle horizontalité, bor-
      née de part en part par les policiers qui redoublent les bords du cadre. L’image respire pour autant ; son
      esthétique soignée offre une ligne de fuite qui permet au réalisateur de s’y retrouver, de trouver en elle l’air
      et l’espace qui manquent à sa quiétude dans le vaste cadre social. L’art que compose Suleiman est pour
      lui un refuge (un paradis ?) contre la dictature des lignes et de ceux qui en interdisent le franchissement.

      En bon artiste géomètre, le cinéaste utilise toute la largeur respirante de l’image et, comme ici, sa profon-
      deur de champ fuyant dans le grand miroir placé derrière son personnage. Or, le créateur est aussi créa-
      ture, le réalisateur acteur de son propre personnage, pris dans les mailles d’un monde auquel il ne peut
      guère échapper. Elia souffre du système de lignes qui encadrent l’espace, qui le segmentent, l’obstruent, le
      ferment. La frontalité et la faible hauteur de l’image accentuent l’effet d’écrasement et de piège. Le héros
      suleimanien vit dans un univers qui le soumet à un espace restreint, compartimenté, carré, fait de droites,
      de pointes et d’angles, qui lui ordonnent de marcher droit, en contradiction avec son caractère contempla-

                                                                                                   IT MUST BE HEAVEN     4
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      tif, qui ne rêve rien tant que de s’en affranchir. Et même quand il regarde la mer, le plat horizon lui barre
      la vue. Elia aime les courbes, le vol sinueux des oiseaux, les branches des arbres qu’il fait pousser ou laisse
      pousser, comme ses espoirs de liberté, auxquels son voisin nazaréen coupe court…

      Le trait jaune du mètre ruban devant lui est le tracé graphique qui mesure et marque son périmètre de
      liberté. Cette ligne est à la fois celle, symbolique, intérieure et morale, que l’être veut bien s’infliger, et
      celle, invisible mais bien réelle, que la société lui impose par ses règles. Ici, comme partout ailleurs, cette
      ligne est sévèrement défendue ; elle est placée sous haute surveillance policière, qui vérifie, refuse ou
      autorise la libre circulation des individus dans l’espace. La formule « Police des frontières » est ici parfai-
      tement adaptée, et résonne comme un pléonasme ironique, sachant que la police est partout sommée
      de veiller à l’ordre et au respect des limites qui séparent la légalité de l’infraction, dans le cadre de la loi.

      Suleiman s’amuse, par ailleurs, de l’effet comique causé par le déploiement des forces de l’ordre face
      à l’importance de la mission. La moquerie, à lire et à apprécier à l’appui de la citation burlesque des
      « cops » incapables de Mack Sennet (que l’on retrouvera répétée plus loin aux trousses de la Femen pales-
      tinienne sur les vertes pelouses de Central Park), est enfin la marque d’inquiétude d’un homme face aux
      États du monde devenus policiers, comme frappés d’une sorte de « palestinisation » de son espace, de
      notre espace.

      Carnet de création
      Dix ans. Cela fait tout juste dix ans que le réalisateur d’Intervention divine, figure de proue du cinéma
      palestinien, ne nous avait donnés de nouvelles. Dix ans qu’Elia Suleiman, comme son double burlesque
      à l’écran, voyage, observe et écoute le monde comme il va, et accumule les anecdotes pour composer un
      nouveau tableau qui nous parle de lui, qui nous parle de nous. Son titre ironique nous invite à une fausse
      promesse de comédie musicale, même si la musique remplira, comme dans tous les films du réalisateur,
      une fonction dramatique, et de commentaire des images. Or, It Must Be Heaven, qui a longtemps mûri à
      l’ombre de sa pensée inquiète, n’est pas seulement la collection de souvenirs d’un cinéaste nomade en
      quête d’un coin de paradis. Son enjeu est ailleurs, dans la recherche un peu folle, et magnifiquement
      ambitieuse, d’une forme d’absolu, d’universalisme du récit et des images. L’épure esthétique doit ici faire
      symbole, le vide faire le plein. L’unité doit être l’expression du nombre, le détail contenir l’immensité
      des possibles. Suleiman souhaite faire œuvre de complétude et ainsi élever son cinéma au rang du trait
      fin de la parabole. Il entend pour cela mobiliser peu de moyens ; la soustraction du jeu et de sa repré-
      sentation démultipliera sa signification laissée à la libre interprétation du spectateur. Seul gag de farce
      autorisé : un steward d’avion assommé par une porte. L’absurde doit émaner du comique burlesque des
      situations, aidé en cela par une gestion lente de la durée, la discontinuité et la réitération narrative.

      « Quand vous devenez vieux, comme moi, observe le cinéaste, et que vous avez fait quelques films, que
      vous n’avez plus l’ambition de prouver quoi que ce soit, quelque chose d’inattendu vous vient soudain
      à l’esprit : le défi de fabriquer une image pure qui aurait toutes les significations en même temps. Et je
      crois que c’était mon ambition, notamment dans la scène avec la Bédouine. Elle marche entre les allées
      d’arbres en portant de l’eau sur sa tête, pose l’une des cruches, revient dix mètres en arrière pour aller
      chercher une seconde cruche, la porte vingt mètres plus loin, donc dix plus loin que la première, et ainsi
      de suite, pour accomplir en une seule fois deux corvées d’eau. C’est un souvenir du passé. C’est une
      manière de montrer ce que nous avons perdu. Cette femme est typiquement palestinienne. Le paysage
      que j’ai choisi pour la voir déambuler, aussi. Ensuite, on peut se dire que cette femme incarne la Pales-
      tine, mais je crois qu’au moment où vous voyez la scène, vous ne pensez à rien d’autre qu’à ce que vous
      voyez, sans y chercher ou voir aucune signification 3. »

      3 Les Inrocks, 29 novembre 2019.

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      Suleiman dédie It Must Be Heaven à la Palestine, à ses parents décédés, ainsi qu’à deux figures défuntes
      et engagées des lettres et du cinéma. À l’écrivain francophile John Berger, rencontré il y a trente ans à
      Paris et qui fut pour lui un « ange gardien, une sorte de mentor 4 », et au producteur Humbert Balsan, à
      qui le cinéaste doit notamment l’existence de son chef-d’œuvre, Intervention divine 5.

      Parti pris
      « La question de son pays natal demeure en filigrane, soit de manière explicite (les premières minutes
      qui le conduisent à fuir), soit sous une forme figurée. Elia Suleiman pratique un cinéma de l’absurde
      pour échapper au tragique, au pessimisme, à une fatale résignation. Hanté et ballotté par une question
      centrale, majeure, existentielle : “Où peut-on se sentir chez soi ?” » (Jean-Claude Raspiengeas, La Croix,
      3 décembre 2019).

      Matière à débat

      NAZARETH

      Le prologue frappe à la porte du film par une procession chrétienne qui bégaie. Dans les bibliques
      venelles de Nazareth, un prêtre, suivi de ses fidèles, est empêché de pénétrer dans son église. Deux
      bedeaux enivrés s’amusent à lui en interdire l’accès. Calme d’abord, le curé menace bientôt, avant d’entrer
      en force et de corriger les farceurs. Le champ enfin libre, l’abbé pragmatique invite ses ouailles à gagner
      l’intérieur de l’église d’un vigoureux signe de tête plus propre au chef de bande qu’au ministre du culte.

      Tout le principe comique du film est là, fondé sur le motif du duel, du face-à-face hostile qui ruine
      les patiences et tend les rapports jusqu’à la violence absurde. L’affrontement s’épuise dans la durée
      et la répétition de la demande. Un dialogue de sourds, ou un mur d’incompréhension, sépare les par-
      ties, poussant le prêtre à sortir de ses gonds, de sa fonction, pour débloquer la situation, et faire de sa
      violente colère un péché qui libère.

      La question de l’occupation du territoire est aussi au cœur du rapport de forces. Le prêtre est privé de
      son lieu de culte. Ses suppliques et admonestations se heurtent à la moquerie ; son pacifisme est sans
      effet, comme bientôt celui d’Elia, confronté à l’indélicatesse de son voisin qui, sans vergogne, viole
      l’entrée de son jardin et en annexe une partie (le citronnier).

      4 Le Monde, 25 mai 2019.
      5 « Ce film [Intervention divine, ndlr] n’aurait jamais pu exister sans son esprit volontaire. Il me poussait à continuer quand la plupart des producteurs
      auraient abandonné un projet si dangereux. Il ne cessait de dire : “Ignore les armes, fais ton film !” » (https://www.cnc.fr/cinema/actualites/le-cinema-
      delia-suleiman_1093456).

                                                                                                                                      IT MUST BE HEAVEN            6
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      Un climat d’insécurité circule dans les rues de Nazareth, ville israélienne à majorité palestinienne ; on
      tue du regard dans les bars. On règle des comptes. On s’insulte entre voisins. Elia, qui boit, sait pour-
      quoi ; l’alcool lui tient lieu d’aide-mémoire. Or, se souvenir rend triste, comme le présent… L’aigle-
      roquette menace le serpent, dit la parabole du voisin chasseur ; deux jeunes soldats israéliens
      échangent leurs lunettes de soleil au volant de leur voiture, transportant une jeune femme aux yeux
      bandés.

      Les rébus de Suleiman ont la beauté pure et simple des contes orientaux. Ils métaphorisent l’histoire
      d’une Palestine qui ne voit pas le bout du chemin. Quelle visibilité pour ceux qui prétendent en conduire
      le destin ? La route est longue, la perspective sans fin. Le premier volet du triptyque, enchâssant quelques
      vœux pieux d’une Palestine libre, se clôt sur le temps d’un récit suspendu. Le paradis attendu, promesse
      du titre du film, existerait-il sous d’autres cieux ?

      PARIS

      Suleiman le Palestinien, étranger chez lui comme partout ailleurs dans le monde, incarnerait-il la figure
      absolue de l’altérité, le « parfait étranger », selon la piquante formule de l’intellectuel new-yorkais du
      film ? Un citoyen du monde obligé, en somme.

      Quoi qu’il en soit, sa lointaine venue porte un regard différent, humoristiquement distancié sur la capi-
      tale française. Suleiman s’amuse d’abord de ses clichés et s’offre un véritable défilé de mode à la ter-
      rasse d’un café. À Paris, donc, les filles sont belles, sensuelles, libres et bien vêtues. Le ralenti en dilate
      le glamour et l’effet de stupéfaction. Ailleurs, le métro dessine des perspectives publicitaires de grands
      maîtres. La ville, vidée de ses habitants, est un décor magnifique : la Seine, la place des Pyramides, la
      pyramide du Louvre… Paris ville-musée, ville momifiée ? Ville des touristes étrangers, des bassins et des
      jardins ? Ville-lumière, cité des Lumières où la pauvreté est bien nourrie, où les clochards sont ravitaillés
      par des agents du Samu transformés en livreurs de plateaux-repas ?

      Le regard cocasse du cinéaste n’est pas dupe de la vitrine de l’élégance et de la propreté (voir le clin
      d’œil à Jacques Tati, avec l’engin de nettoyage et ses bruits de succion, à la suite hygiéniste des crot-
      tins de la Garde républicaine). Pendant que le beau 14 Juillet défile sur les Champs-Élysées, la file des
      hommes et des femmes s’allonge sur les trottoirs de la soupe populaire. Au balai-club des balayeurs
      répond un étrange ballet de policiers en rollers ou monoroue électrique. Et la ronde des chaises du
      Palais-Royal trouve un étrange écho dans la chorégraphie des avions de chasse et autres engins blin-
      dés. Le militaire parade partout. Toute la ville est sous surveillance. Un hélicoptère, comme l’angoisse
      (et le danger), plane en permanence sur la ville. Seul le traitement burlesque de la mise en scène
      semble en mesure d’en neutraliser les effets anxiogènes. Comme les balayeurs-golfeurs, les poli-
      ciers sont des danseurs futuristes ou des athlètes de vitesse, les loubards du métro des écraseurs de
      canettes vides.

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PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS | 2019-2020

      En digne héritier de Buster Keaton, Suleiman soigne l’efficacité burlesque de ses images, qui passe par
      une simplification extrême de son dispositif. L’écriture cinématographique, qui est celle du mouvement,
      interdit les complications inutiles, nuisibles à la visibilité et à la lisibilité immédiate des intentions
      comiques. Pour cela, Suleiman filme droit. Un plan horizontal (le Scope) et un axe perpendiculaire au
      plan fortement dépouillé, en léger décalage du monde désaxé, comme frappé de folie douce.

      NEW YORK… ET NAZARETH

      La recherche de financement de son film pousse Elia jusqu’à New York. Cependant, là ou ailleurs, le
      réalisateur n’est jamais dans le ton ni à sa place, en contradiction des attentes des financiers du ciné-
      ma. À Paris, son projet de film n’intéresse pas le producteur, qui le juge trop peu engagé pour la cause
      palestinienne, et à New York, où il se revendique « Palestinien de Nazareth » (l’unique phrase du film
      prononcée par Elia), il est poliment encouragé dans la voie du comique palestinien. Un oxymore ? Alors,
      donc, à tous ceux qui pensent, et disent par mégarde comique, comme l’acteur Gael García Bernal (ici
      dans son propre rôle), que « le paradis peut attendre », Suleiman leur retourne aujourd’hui pour réponse
      les images impératives d’It Must Be Heaven.

      La question de l’identité palestinienne se pose en Amérique de manière accrue. A-t-elle au fond une réa-
      lité, se demande Elia. Le chauffeur de taxi, qui le conduit de l’aéroport à son hôtel, semble pour sa part ne
      plus en douter. Le « spécimen », à l’arrière de son véhicule, n’en est-il par la preuve vivante ? Mais, que
      valent aujourd’hui les combats de « Karafat », le défunt dirigeant de l’OLP et ballon de baudruche dans
      Intervention divine ? Plus loin, une Femen, la bannière palestinienne peinte sur sa poitrine, échappe aux
      policiers maladroits. « Darkness », susurre Leonard Cohen, en contrepoint musical. Quel espoir, quelle
      existence pour cette allégorie pourchassée ? Ses ailes d’ange n’en font-elles pas une hypothèse volatile,
      d’essence céleste ? Insaisissable, par définition. À peine détectable, quand Elia l’illusionniste franchit les
      portiques (du check-point) de « JFK ».

      Suleiman filme certes droit, mais il monte en boucle. La narration, à la faveur du hors-champ et de
      l’ellipse temporelle, repasse ainsi par le même, et fait bon profit comique de ses effets de chute. Épi-
      logue : retour à Nazareth. Le temps a passé, son arbrisseau a poussé, son voisin s’en est accaparé. Elia
      va toujours boire dans les bars pour se souvenir, les jeunes Palestiniens dansent et chantent fort pour
      oublier. Tout a changé parce que rien n’a changé.

      Envoi
      Wajib, l’invitation au mariage (2018) d’Annemarie Jacir. À Nazareth. Un père et son fils. Leur circulation dans
      la ville, à bord d’une vieille voiture, est l’occasion d’un voyage dans le temps, où chaque halte raconte une
      existence, d’hier à aujourd’hui, sous pression. On vit à Nazareth, ancienne ville arabe à forte densité, à
      l’étroit ; les Palestiniens (chrétiens à 40 % et musulmans à 60 %) y ont des droits limités. Comme les barrières
      qui les cernent, on les appelle les « Palestiniens invisibles », citoyens de seconde classe de l’État d’Israël.

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