Vaccinés àtourdebras horizons
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PAYS :France RUBRIQUE :Horizons PAGE(S) :18 DIFFUSION :275310 SURFACE :68 % JOURNALISTE :Nathaniel Herzberg PERIODICITE :Quotidien 26 février 2021 - N°23681 horizons Vaccinésàtour debras En 1974,le Brésil est frappé par une terrible épidémie de méningite. Grâce au vaccin mis au point par l’Institut Mérieux, plus de 80 millions de Brésiliens sont immunisés en quelques mois l’année suivante. Récit d’une campagne hors norme ne thèse de médecine, une ont été protégés en cinq jours, un record autre d’histoire des scien- absolu dans l’histoire de l’immunisation. U ces,jamais éditées. Un petit Des chiffres qui donnent le tournis et film documentaire, à usage résonnent étrangement avec l’actualité exclusif de promotion sanitaire du moment. «Ne cherchez pas à interne, vantant une opé- comparer , met en garde Alain Mérieux, ration conduite tambour battant. Et des boî- c’était une autre époque. Lesrègles sanitaires tes de documents, soigneusement rangées n’étaient pas les mêmes, les relations inter- dans les archives de la Fondation Mérieux. nationales étaient différentes, et l’industrie La campagne de vaccination menée, en 1975, pharmaceutique avait d’autres priorités que au Brésil contre la méningite à méningoco- la seule rentabilité. » que a laissé peu de traces apparentes dans Tentons donc de nous extraire de la pandé- l’histoire sanitaire française. «Nous vivons mie actuelle et de nous replonger dans la dans un pays assez centré sur lui-même , décennie 1970. «A vrai dire, il faut même explique Alain Mérieux, patron de l’Institut remonter dix ans en arrière pour comprendre Mérieux de 1968 à 1994, aujourd’hui pré- cette histoire , précise Jacques Berger, qua- sident de la fondation du même nom. Cequi rante ans passés chez Mérieux, où il a fini sepasseà l’étranger tient rarement une place directeur général délégué. Tout a commencé bien importante chez nous. » dans une réunion à l’OMS, en 1963.» L’Organi- Pourtant, l’aventure conduite voilà tren- sation mondiale de la santé (OMS) a rassem- te-sept ans à quelque 9 000 kilomètres de blé des industriels du médicament. Elle cher- Paris constitue bel et bien une prouesse du che un laboratoire prêt à travailler sur une savoir-faire national. Un de ces exploits, méningite endémique qui frappe l’Afrique. mélange d’ambition, d’audace et de passion, «Ils ont tous piqué du nez, Charles Mérieux a qui marquent ceux qui y participent et levé le doigt », raconte-t-il. stupéfient ceux qui les découvrent. D’avril à L’homme promène une réputation de fon- juin 1975, le laboratoire pharmaceutique ceur, aussi hyperactif qu’idéaliste. Contraint, lyonnais et les autorités brésiliennes ont après la mort de son frère aîné, de reprendre vacciné plus de 80 millions de personnes le petit laboratoire familial, il en a fait une menacées par une terrible épidémie de entreprise ambitieuse, produisant vaccins et méningite cérébro-spinale. Dans la méga- traitements, humains comme vétérinaires. pole de Sao Paulo, 10 millions d’habitants Que diable va-t-il faire dans cette galère ?«Vu Tous droits de reproduction réservés
PAYS :France RUBRIQUE :Horizons PAGE(S) :18 DIFFUSION :275310 SURFACE :68 % JOURNALISTE :Nathaniel Herzberg PERIODICITE :Quotidien 26 février 2021 - N°23681 d’aujourd’hui, on peut sele demander, admet souche africaine, de type A. Devenue rapi- l’historien des sciences Baptiste Baylac-Pa- dement dominante, elle ne répond pas au ouly, qui a soutenu, en 2018, une thèse vaccin américain alors utilisé. consacrée à l’épopée. L’Institut Mérieux Pour Paulo de Almeida Machado, le minis- n’avait pas d’expérience sur le sujet. On n’avait tre de la santé de la dictature militaire au pas de modèle animal disponible. On avait un pouvoir à Brasilia, l’information donnée par traitement, les sulfamides, qui rencontrait de l’OMS ressemble à une bouée de sauvetage. Il plus en plus de résistances. Et le marché était contacte Charles Mérieux. En 1969, le patron inexistant, puisque la maladie ne sévissait que charismatique a vendu 50,1 % de son entre- dans des pays pauvres. Mais peu importe, prise à Rhône-Poulenc et laissé les rênes à pour lui, il fallait le faire. » son fils Alain. «Mais il conservait une place importante dans la maison ,insiste M. Baylac- « ON A DIT BANCO » Paouly. Et, pour lui, le projet brésilien devient Charles Mérieux (1907-2001) est convaincu essentiel, on le voit dans sa correspondance, que de telles aventures apportent toujours notamment dans ses échanges avec Lapeys- quelque chose. Son entreprise y acquerra un sonnie. » Auprès du médecin militaire, il teste savoir-faire, croit-il. Lui y scelle une amitié. l’hypothèse d’une vaccination massive et Léon Lapeyssonnie (1915-2001)est un méde- rapide, privilégiée à Brasilia. Enfin, le 24 août, cin militaire à l’ancienne. « Un amoureux de le docteur Machado fait le voyage vers l’échange humain et de l’Afrique, qui a une Marcy-l’Etoile, près de Lyon, où l’Institut a devise: voir loin », raconte Frédéric Benoliel, rassemblé laboratoires et usine. son gendre, aujourd’hui conseiller du com- Combien de doses vient-il demander ce merce extérieur au Japon, qui participa à la jour-là ? Personne ne le sait tout à fait. Une fin de la campagne brésilienne de l’Institut légende dit que le ministre aurait lancé un Mérieux. Infatigable arpenteur de brousse, chiffre dans un français approximatif et que, «Lapeyssonnie », comme il demande qu’on devant l’étonnement général, il l’aurait ins- l’appelle, en oubliant le « médecin général », crit sur son paquet de cigarettes : 50 millions. y a livré une bataille infatigable contre la Si l’anecdote est réelle, c’est tout ce qu’il y maladie du sommeil, puis contre le choléra. aura eu comme engagement écrit. «Nous y Devenu expert régional de l’OMS, il s’est mis sommes allés à la confiance, sans aucun en tête de débarrasser la «ceinture de la contrat, insiste Alain Mérieux. De même que méningite »,étalée du Sénégal àl’Ethiopie, de nous avons lancé la construction d’un nou- cespoussées épidémiques qui tuent des mil- veau bâtiment sans permis de construire, juste liers d’enfants chaque année. « Il ne lâchait en prévenant le maire. » Pour l’Institut jamais son objectif , se souvient Alain Mérieux, la production de ces50 millions de Mérieux, et il ne fallait pas l’embêter avec les doses, bientôt 60, puis 80 et enfin 90 mil- détails. Jeme souviens d’une réunion où un lions, tient du défi. L’entreprise n’en a jamais représentant de l’administration, agacé, lui a produit plus de quelques centaines de mil- demandé de serendre à l’évidence. Il s’est levé liers d’un coup. Là, il en faut 2 millions dès la et a dit : “Monsieur, un général français ne se fin septembre pour de premières mini-cam- rend jamais, même pas à l’évidence.”» pagnes de tests. Mobilisation générale, donc. En dix ans, Lapeyssonnie, Mérieux et leurs Les aoûtiens écourtent leurs vacances. « Et équipes mettent au point le premier vaccin ceux qui, comme moi, partaient en septembre contre le méningocoque A. Testé dans plu- n’enont pas pris du tout »,sesouvient Jacques sieurs pays d’Afrique, du Soudan au Nigeria, il Berger, alors jeune responsable commercial brise net plusieurs poussées infectieuses pour la zone Amérique du Sud. locales. Un succès salué dans le Bulletin de Toute la production est réorganisée, les vac- l’OMS,en avril 1974.La publication passe ina- cins animaux externalisés, les autres vaccins perçue en France. Pas au Brésil. Il faut dire humains sous-traités. Des fermenteurs, où se que, depuis quelques années, le géant sud- cultivent les bactéries, aux centrifugeuses, américain fait face, lui aussi, à une épidémie qui séparent le produit actif du liquide de de méningite cérébro-spinale. En ce début purification, on change de dimension. Aux d’hiver austral, la situation tourne au car- cuves de 50 litres en est adjointe une autre, de nage. Desdizaines d’enfants meurent chaque 1100 litres cette fois. Et comme si cela ne suffi- jour dans plusieurs villes du pays, particu- sait pas, de l’autre côté de l’Atantique, le géant lièrement à SaoPaulo. Au méningocoque de Merck, qui fournissait les vaccins à méningo- type C, qui sévissait jusqu’ici, s’est ajoutée la coque C, accuse un retard important. « On a Tous droits de reproduction réservés
PAYS :France RUBRIQUE :Horizons PAGE(S) :18 DIFFUSION :275310 SURFACE :68 % JOURNALISTE :Nathaniel Herzberg PERIODICITE :Quotidien 26 février 2021 - N°23681 dit banco et, en deux mois et demi, on a conçu, L’épidémie disparaît. Elle ne reviendra fabriqué et testéun vaccin bivalent, contenant plus. Le Brésil respire et, pour l’Institut lesdeux souches»,raconte Alain Mérieux. Mérieux, s’ouvre une nouvelle ère : le labo- Le 15novembre, dèsla livraison du nouveau ratoire a acquis une dimension internatio- bâtiment, réalisé en moins de trois mois, la nale, une nouvelle dimension tout court. production commence et, le 31 décembre, Son chiffre d’affaires passe de 20 millions de comme il s’y était engagé, le laboratoire francs en 1974, avec moins de 5 % à l’expor- envoie sa première livraison. Un vol Air Inter tation, à 411 millions en 1977, dont 25 % assure la liaison vers Orly, où un avion de la d’exportations. « Ils ont profité d’un éton- compagnie brésilienne Varig doit prendre le nant alignement des planètes, conclut relais vers Rio. Le tout en respectant la chaîne M. Baylac-Paouly. Mais ils ont aussi pris un du froid (– 20 0 C). «Mais l’avion était en risque industriel énorme, guidés par un souci panne,relate M. Berger, chargé du convoyage. de santé publique. Jamais ça ne pourrait se J’ai appelé au Brésil, ils ont détourné le vol de reproduire aujourd’hui. » Pas plus que de Londres, qui s’estposé en bout de piste, et on a voir 90 millions de doses d’un nouveau chargé nos doses. Notre seul accroc, si l’on vaccin produites en quelques mois en peut dire, dans toute l’opération. » France pour combattre une épidémie émer- gente. Mais on arrêtera là la comparaison. p « ALIGNEMENT DES PLANÈTES » Disons jjuste une autre époque.p q nathaniel herzberg Mérieux a réussi son premier pari. Mais les Brésiliens allaient-ils remporter le leur, l’ad- ministration du vaccin ? « Franchement, on «MONSIEUR, n’y croyait pas », dit M. Berger. «Ils ont tout UNGÉNÉRAL fait à la brésilienne, comme si c’était une fête», résume Alain Mérieux. Première vaccinée, FRANÇAISNE Rio de Janeiro, où 4 millions des 4,8 millions d’habitants reçoivent une injection en douze SERENDJAMAIS, jours. « Il fallait avoir tout bouclé avant le car- MÊMEPAS naval, insiste M. Berger, car il n’était pas ques- tion d’annuler les festivités, et les contamina- ÀL’ÉVIDENCE » tions pouvaient être massives.» LÉON LAPEYSSONNIE Cette première montagne gravie, une (1915-2001)médecin deuxième approche. L’Everest: Sao Paulo et militaire qui a travaillé ses 10 millions d’habitants. La préparation sur le vaccin est minutieuse. Des centaines de postes de vaccination sont installés dans toute la ville, dans les écoles, les églises, devant les gares, aux arrêts de bus, aux carrefours, marqués par d’immenses ballons flottant dans lesairs. Des haut-parleurs déversent l’hymne com- posé pour l’occasion, une Samba de vacina- çao. Leséquipes de cinq volontaires immuni- sent à la chaîne. Elles profitent, il est vrai, d’un nouveau système, un injecteur à air comprimé et sans aiguille, le « Ped-O-Jet», qui disparaîtra avec le sida, car soupçonné d’alimenter les contaminations. Mais on est dix ans avant le sida. En cinq jours, Sao Paulo est protégée. Puis, au cours des trois mois suivant, tout le Brésil, 8,5 mil- lions de kilomètres carrés, du sud au nord, de la côte Atlantique à l’Amazonie, est cou- vert, en avion, en camion ou en pirogue à moteur. Fin juin, 90 millions de doses ont été utilisées dans ce pays de 110 millions d’habitants. L’objectif de vacciner plus de 70 % de la population a été dépassé. Tous droits de reproduction réservés
PAYS :France RUBRIQUE :Horizons PAGE(S) :18 DIFFUSION :275310 SURFACE :68 % JOURNALISTE :Nathaniel Herzberg PERIODICITE :Quotidien 26 février 2021 - N°23681 File d’attente dans un centre de vaccination contre la méningite, au Brésil, en 1975. MÉRIEUX FONDATION Tous droits de reproduction réservés
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