Vaccinés àtourdebras horizons

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Vaccinés àtourdebras horizons
PAYS :France                            RUBRIQUE :Horizons
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                                     PERIODICITE :Quotidien
26 février 2021 - N°23681

     horizons

    Vaccinésàtour debras
    En 1974,le Brésil est frappé
    par une terrible épidémie de
    méningite. Grâce au vaccin mis
    au point par l’Institut Mérieux,
    plus de 80 millions de Brésiliens
    sont immunisés en quelques
    mois l’année suivante. Récit
    d’une campagne hors norme
                       ne thèse de médecine, une      ont été protégés en cinq jours, un record
                       autre d’histoire des scien-    absolu dans l’histoire de l’immunisation.

   U
                       ces,jamais éditées. Un petit   Des chiffres qui donnent le tournis et
                       film documentaire, à usage     résonnent étrangement          avec l’actualité
                       exclusif   de promotion        sanitaire du moment. «Ne cherchez pas à
                       interne, vantant une opé-      comparer , met en garde Alain Mérieux,
    ration conduite tambour battant. Et des boî-      c’était une autre époque. Lesrègles sanitaires
    tes de documents, soigneusement rangées           n’étaient pas les mêmes, les relations inter-
    dans les archives de la Fondation Mérieux.        nationales étaient différentes, et l’industrie
    La campagne de vaccination menée, en 1975,        pharmaceutique avait d’autres priorités que
    au Brésil contre la méningite à méningoco-        la seule rentabilité. »
    que a laissé peu de traces apparentes dans          Tentons donc de nous extraire de la pandé-
    l’histoire sanitaire française. «Nous vivons      mie actuelle et de nous replonger dans la
    dans un pays assez centré sur lui-même ,          décennie 1970. «A vrai dire, il faut même
    explique Alain Mérieux, patron de l’Institut      remonter dix ans en arrière pour comprendre
    Mérieux de 1968 à 1994, aujourd’hui pré-          cette histoire , précise Jacques Berger, qua-
    sident de la fondation du même nom. Cequi         rante ans passés chez Mérieux, où il a fini
    sepasseà l’étranger tient rarement une place      directeur général délégué. Tout a commencé
    bien importante chez nous. »                      dans une réunion à l’OMS, en 1963.» L’Organi-
       Pourtant, l’aventure conduite voilà tren-      sation mondiale de la santé (OMS) a rassem-
    te-sept ans à quelque 9 000 kilomètres de         blé des industriels du médicament. Elle cher-
    Paris constitue bel et bien une prouesse du       che un laboratoire prêt à travailler sur une
    savoir-faire national. Un de ces exploits,        méningite endémique qui frappe l’Afrique.
    mélange d’ambition, d’audace et de passion,       «Ils ont tous piqué du nez, Charles Mérieux a
    qui marquent ceux qui y participent          et   levé le doigt », raconte-t-il.
    stupéfient ceux qui les découvrent. D’avril à       L’homme promène une réputation de fon-
    juin 1975, le laboratoire pharmaceutique          ceur, aussi hyperactif qu’idéaliste. Contraint,
    lyonnais et les autorités brésiliennes ont        après la mort de son frère aîné, de reprendre
    vacciné plus de 80 millions de personnes          le petit laboratoire familial, il en a fait une
    menacées par une terrible épidémie de             entreprise ambitieuse, produisant vaccins et
    méningite cérébro-spinale. Dans la méga-          traitements, humains comme vétérinaires.
    pole de Sao Paulo, 10 millions d’habitants        Que diable va-t-il faire dans cette galère ?«Vu

                                                                                                        Tous droits de reproduction réservés
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                                   PERIODICITE :Quotidien
26 février 2021 - N°23681

                      d’aujourd’hui, on peut sele demander, admet         souche africaine, de type A. Devenue rapi-
                      l’historien des sciences Baptiste Baylac-Pa-        dement dominante, elle ne répond pas au
                      ouly, qui a soutenu, en 2018, une thèse             vaccin américain alors utilisé.
                      consacrée à l’épopée. L’Institut Mérieux               Pour Paulo de Almeida Machado, le minis-
                      n’avait pas d’expérience sur le sujet. On n’avait   tre de la santé de la dictature militaire au
                      pas de modèle animal disponible. On avait un        pouvoir à Brasilia, l’information donnée par
                      traitement, les sulfamides, qui rencontrait de      l’OMS ressemble à une bouée de sauvetage. Il
                      plus en plus de résistances. Et le marché était     contacte Charles Mérieux. En 1969, le patron
                      inexistant, puisque la maladie ne sévissait que     charismatique a vendu 50,1 % de son entre-
                      dans des pays pauvres. Mais peu importe,            prise à Rhône-Poulenc et laissé les rênes à
                      pour lui, il fallait le faire. »                    son fils Alain. «Mais il conservait une place
                                                                          importante dans la maison ,insiste M. Baylac-
                      « ON A DIT BANCO »                                  Paouly. Et, pour lui, le projet brésilien devient
                      Charles Mérieux (1907-2001) est convaincu           essentiel, on le voit dans sa correspondance,
                      que de telles aventures apportent toujours          notamment dans ses échanges avec Lapeys-
                      quelque chose. Son entreprise y acquerra un         sonnie. » Auprès du médecin militaire, il teste
                      savoir-faire, croit-il. Lui y scelle une amitié.    l’hypothèse d’une vaccination massive et
                      Léon Lapeyssonnie (1915-2001)est un méde-           rapide, privilégiée à Brasilia. Enfin, le 24 août,
                      cin militaire à l’ancienne. « Un amoureux de        le docteur Machado fait le voyage vers
                      l’échange humain et de l’Afrique, qui a une         Marcy-l’Etoile, près de Lyon, où l’Institut a
                      devise: voir loin », raconte Frédéric Benoliel,     rassemblé laboratoires et usine.
                      son gendre, aujourd’hui conseiller du com-             Combien de doses vient-il demander ce
                      merce extérieur au Japon, qui participa à la        jour-là ? Personne ne le sait tout à fait. Une
                      fin de la campagne brésilienne de l’Institut        légende dit que le ministre aurait lancé un
                      Mérieux. Infatigable arpenteur de brousse,          chiffre dans un français approximatif et que,
                      «Lapeyssonnie », comme il demande qu’on             devant l’étonnement général, il l’aurait ins-
                      l’appelle, en oubliant le « médecin général »,      crit sur son paquet de cigarettes : 50 millions.
                      y a livré une bataille infatigable contre la           Si l’anecdote est réelle, c’est tout ce qu’il y
                      maladie du sommeil, puis contre le choléra.         aura eu comme engagement écrit. «Nous y
                      Devenu expert régional de l’OMS, il s’est mis       sommes allés à la confiance, sans aucun
                      en tête de débarrasser la «ceinture de la           contrat, insiste Alain Mérieux. De même que
                      méningite »,étalée du Sénégal àl’Ethiopie, de       nous avons lancé la construction d’un nou-
                      cespoussées épidémiques qui tuent des mil-          veau bâtiment sans permis de construire, juste
                      liers d’enfants chaque année. « Il ne lâchait       en prévenant le maire. » Pour l’Institut
                      jamais son objectif , se souvient          Alain    Mérieux, la production de ces50 millions de
                      Mérieux, et il ne fallait pas l’embêter avec les    doses, bientôt 60, puis 80 et enfin 90 mil-
                      détails. Jeme souviens d’une réunion où un          lions, tient du défi. L’entreprise n’en a jamais
                      représentant de l’administration, agacé, lui a      produit plus de quelques centaines de mil-
                      demandé de serendre à l’évidence. Il s’est levé     liers d’un coup. Là, il en faut 2 millions dès la
                      et a dit : “Monsieur, un général français ne se     fin septembre pour de premières mini-cam-
                      rend jamais, même pas à l’évidence.”»               pagnes de tests. Mobilisation générale, donc.
                        En dix ans, Lapeyssonnie, Mérieux et leurs        Les aoûtiens écourtent leurs vacances. « Et
                      équipes mettent au point le premier vaccin          ceux qui, comme moi, partaient en septembre
                      contre le méningocoque A. Testé dans plu-           n’enont pas pris du tout »,sesouvient Jacques
                      sieurs pays d’Afrique, du Soudan au Nigeria, il     Berger, alors jeune responsable commercial
                      brise net plusieurs poussées infectieuses           pour la zone Amérique du Sud.
                      locales. Un succès salué dans le Bulletin de          Toute la production est réorganisée, les vac-
                      l’OMS,en avril 1974.La publication passe ina-       cins animaux externalisés, les autres vaccins
                      perçue en France. Pas au Brésil. Il faut dire       humains sous-traités. Des fermenteurs, où se
                      que, depuis quelques années, le géant sud-          cultivent les bactéries, aux centrifugeuses,
                      américain fait face, lui aussi, à une épidémie      qui séparent le produit actif du liquide de
                      de méningite cérébro-spinale. En ce début           purification, on change de dimension. Aux
                      d’hiver austral, la situation tourne au car-        cuves de 50 litres en est adjointe une autre, de
                      nage. Desdizaines d’enfants meurent chaque          1100 litres cette fois. Et comme si cela ne suffi-
                      jour dans plusieurs villes du pays, particu-        sait pas, de l’autre côté de l’Atantique, le géant
                      lièrement à SaoPaulo. Au méningocoque de            Merck, qui fournissait les vaccins à méningo-
                      type C, qui sévissait jusqu’ici, s’est ajoutée la   coque C, accuse un retard important. « On a

                                                                                                               Tous droits de reproduction réservés
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26 février 2021 - N°23681

                     dit banco et, en deux mois et demi, on a conçu,         L’épidémie disparaît. Elle ne reviendra
                     fabriqué et testéun vaccin bivalent, contenant        plus. Le Brésil respire et, pour l’Institut
                     lesdeux souches»,raconte Alain Mérieux.               Mérieux, s’ouvre une nouvelle ère : le labo-
                       Le 15novembre, dèsla livraison du nouveau           ratoire a acquis une dimension internatio-
                     bâtiment, réalisé en moins de trois mois, la          nale, une nouvelle dimension tout court.
                     production commence et, le 31 décembre,               Son chiffre d’affaires passe de 20 millions de
                     comme il s’y était engagé, le laboratoire             francs en 1974, avec moins de 5 % à l’expor-
                     envoie sa première livraison. Un vol Air Inter        tation, à 411 millions en 1977, dont 25 %
                     assure la liaison vers Orly, où un avion de la        d’exportations. « Ils ont profité d’un éton-
                     compagnie brésilienne Varig doit prendre le           nant alignement des planètes, conclut
                     relais vers Rio. Le tout en respectant la chaîne      M. Baylac-Paouly. Mais ils ont aussi pris un
                     du froid (– 20 0 C). «Mais l’avion était en           risque industriel énorme, guidés par un souci
                     panne,relate M. Berger, chargé du convoyage.          de santé publique. Jamais ça ne pourrait se
                     J’ai appelé au Brésil, ils ont détourné le vol de     reproduire aujourd’hui. » Pas plus que de
                     Londres, qui s’estposé en bout de piste, et on a      voir 90 millions de doses d’un nouveau
                     chargé nos doses. Notre seul accroc, si l’on          vaccin produites en quelques mois en
                     peut dire, dans toute l’opération. »                  France pour combattre une épidémie émer-
                                                                           gente. Mais on arrêtera là la comparaison.
                                                                                                            p
                     « ALIGNEMENT DES PLANÈTES »                           Disons jjuste une autre époque.p
                                                                                                       q
                                                                                                       nathaniel   herzberg
                     Mérieux a réussi son premier pari. Mais les
                     Brésiliens allaient-ils remporter le leur, l’ad-
                     ministration du vaccin ? « Franchement, on
                                                                            «MONSIEUR,
                     n’y croyait pas », dit M. Berger. «Ils ont tout         UNGÉNÉRAL
                     fait à la brésilienne, comme si c’était une fête»,
                     résume Alain Mérieux. Première vaccinée,               FRANÇAISNE
                     Rio de Janeiro, où 4 millions des 4,8 millions
                     d’habitants reçoivent une injection en douze          SERENDJAMAIS,
                     jours. « Il fallait avoir tout bouclé avant le car-     MÊMEPAS
                     naval, insiste M. Berger, car il n’était pas ques-
                     tion d’annuler les festivités, et les contamina-       ÀL’ÉVIDENCE
                                                                                     »
                     tions pouvaient être massives.»                       LÉON LAPEYSSONNIE
                       Cette première montagne gravie, une                  (1915-2001)médecin
                     deuxième approche. L’Everest: Sao Paulo et            militaire qui a travaillé
                     ses 10 millions d’habitants. La préparation                 sur le vaccin
                     est minutieuse. Des centaines de postes de
                     vaccination sont installés dans toute la ville,
                     dans les écoles, les églises, devant les gares,
                     aux arrêts de bus, aux carrefours, marqués
                     par d’immenses ballons flottant dans lesairs.
                     Des haut-parleurs déversent l’hymne com-
                     posé pour l’occasion, une Samba de vacina-
                     çao. Leséquipes de cinq volontaires immuni-
                     sent à la chaîne. Elles profitent, il est vrai,
                     d’un nouveau système, un injecteur à air
                     comprimé et sans aiguille, le « Ped-O-Jet»,
                     qui disparaîtra avec le sida, car soupçonné
                     d’alimenter les contaminations.
                       Mais on est dix ans avant le sida. En cinq
                     jours, Sao Paulo est protégée. Puis, au cours
                     des trois mois suivant, tout le Brésil, 8,5 mil-
                     lions de kilomètres carrés, du sud au nord,
                     de la côte Atlantique à l’Amazonie, est cou-
                     vert, en avion, en camion ou en pirogue à
                     moteur. Fin juin, 90 millions de doses ont
                     été utilisées dans ce pays de 110 millions
                     d’habitants. L’objectif de vacciner plus de
                     70 % de la population a été dépassé.

                                                                                                                   Tous droits de reproduction réservés
Vaccinés àtourdebras horizons
PAYS :France                           RUBRIQUE :Horizons
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                                   PERIODICITE :Quotidien
26 février 2021 - N°23681

    File d’attente dans un centre de vaccination   contre la méningite,   au Brésil, en 1975.           MÉRIEUX
                                                                                                FONDATION

                                                                                                           Tous droits de reproduction réservés
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