Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes ...

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A.N.A.E.                 ◆   2021 - 171 - 194-204

                                              Évaluation de la mémoire de travail :
                                              un outil de différenciation entre trouble
                                              du langage et différence du langage dans
                                              des contextes multilingues ?
                                              C. Wealer, P. M. J. Engel           de   Abreu

                   Institute for Research on Multilingualism,              RÉSUMÉ : Évaluation de la mémoire de travail :
                   Université du Luxembourg.                               un outil de différenciation entre trouble du langage
                                                                           et différence du langage dans des contextes multilingues ?
                                                                           Diagnostiquer les troubles du langage chez les enfants bilingues repré-
                   Conflits d’intérêts : les auteurs déclarent             sente un défi clinique en raison des similitudes dans le profil de compé-
                   n’avoir aucun conflit d’intérêt.                        tence linguistique entre les enfants bilingues au développement typique
                                                                           et les enfants monolingues avec un trouble du langage. Les mesures de
                                                                           la mémoire de travail dépendent moins des connaissances accumulées
                                                                           que les tests de langage traditionnels et pourraient contribuer à différen-
                                                                           cier un trouble du langage d’une différence de langage liée aux expé-
                                                                           riences avec une langue.
                                                                           Mots clés : Bilinguisme – Mémoire de travail – Évaluation – Diagnostic –
                                                                           Trouble du langage.
                                                                           SUMMARY: Assessments of working memory:
                                                                           a tool for differentiating between language disorder
                                                                           and language difference in multilingual contexts?
                                                                           Diagnosing language disorders in bilingual children represents a clini-
                                                                           cal challenge because of similarities in the language proficiency profile
                                                                           between typically developing bilingual children and monolingual chil-
                                                                           dren with a language disorder. Measures of working memory are less
                                                                           dependent on accumulated knowledge than traditional language tests
                                                                           and might help to differentiate a language disorder from a language dif-
                                                                           ference related to experiences with a language.
                                                                           Key words: Bilingualism – Working memory – Assessment – Diagnosis –
                                                                           Language disorder.
                                                                           RESUMEN: Evaluación de la memoria de trabajo:
                                                                           una herramienta para diferenciar entre trastorno del lenguaje
                                                                           y diferencia lingüística en contextos multilingües?
                                                                           El diagnóstico de trastornos del lenguaje en niños bilingües representa
                                                                           un desafío clínico debido a las similitudes en el perfil de competencia
                                                                           lingüística entre los niños y niñas bilingües con un desarrollo típico y los
                                                                           niños y niñas monolingües con un trastorno del lenguaje. Las medidas de
                                                                           la memoria de trabajo dependen menos del conocimiento acumulado
                                                                           que las pruebas de lenguaje tradicionales y podrían ayudar a diferenciar
                                                                           un trastorno del lenguaje de una diferencia de lenguaje relacionada con
                                                                           experiencias con un lenguaje.
                                                                           Palabras clave: Bilingüismo – Memoria de trabajo – Evaluación –
                                                                           Diagnóstico – Trastorno del lenguaje.

                                                                           Dans cet article, nous utilisons « bilinguisme » comme terme générique,
                                                                           y compris le multilinguisme.
                   Pour citer cet article : Wealer, C. & Engel De
                   Abreu, P. M. J. (2021). Évaluation de la mémoire
                   de travail : un outil de différenciation entre un
                   trouble du langage et une différence du langage
                   dans des contextes multilingues ? A.N.A.E., 171,
                   194-204.
© copyright ANAE

                             194 ● A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021

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Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage
                                                            et différence du langage dans des contextes multilingues ?

            L
                 es populations scolaires sont devenues de         de produits. Certains produits peuvent s’avérer
                 plus en plus diversifiées sur un plan lin-        indisponibles et vous devez rapidement ajuster
                 guistique et culturel au cours des dernières      votre « liste d’achats mentale » sans vous laisser
             décennies (OCDE, 2018). Les enfants de lan-           distraire. Vous devez également mettre à jour
             gues et de cultures diverses posent non seule-        mentalement la liste de produits qui se trouvent
             ment des défis aux enseignants dans les écoles,       déjà dans votre panier pour éviter d’acquérir
             mais aussi aux cliniciens concernant l’évalua-        des articles deux fois. Votre mémoire de travail
             tion de leurs compétences linguistiques. Il est       vous aide à vous souvenir des produits dont
             clairement établi que grandir avec plusieurs          vous avez besoin, en mettant à jour votre « liste
             langues n’est pas un facteur de risque pour le        d’achats mentale » en temps réel durant votre
             développement d’un trouble du langage (pour           exploration du magasin et en ignorant divers
             référence, voir Armon-Lotem et al., 2015).            facteurs de distraction tels que les publicités ou
             Cependant, la surreprésentation des enfants           d’autres clients se promenant dans le magasin.
             bilingues dans les programmes d’éducation             Il n’est pas surprenant que certaines personnes
             spéciale par rapport à leurs pairs monolingues        (y compris les auteurs) considèrent faire les
             montre une tendance mondiale alarmante. Les           courses comme étant mentalement épuisant car
             performances des enfants bilingues aux tests          cela requiert un fonctionnement optimal de la
             de langage standardisés peuvent sembler dis-          mémoire de travail. La mémoire de travail est
             cordantes car leurs compétences linguistiques         impliquée dans de nombreuses activités cogni-
             sont réparties sur plusieurs langues. Il est donc     tives, y compris la planification, le raisonnement,
             crucial d’évaluer les enfants bilingues dans          le contrôle de l’attention ou la résolution de
             toutes leurs langues. Pourtant, en réalité, les       problèmes et elle est également un indicateur
             évaluations de chaque langue ne sont souvent          clé de l’apprentissage scolaire (Cowan, 2014).
             pas effectuées chez des locuteurs bilingues           De plus, les enfants présentant divers types de
             pour diverses raisons. Cet article fournit un         difficultés d’apprentissage obtiennent souvent
             aperçu de la littérature et explique comment          des résultats inférieurs aux niveaux attendus
             les évaluations de la mémoire de travail liée au      aux tests de mémoire de travail (Archibald &
             traitement du langage pourraient représenter          Gathercole, 2006 ; Sabol & Pianta, 2012). Ainsi, il
             une voie à suivre et comment elles seraient           a été proposé que la conception de la mémoire
             susceptibles d’aider les cliniciens à mieux faire     de travail soit cruciale pour comprendre le déve-
             la distinction entre un trouble du langage et         loppement cognitif, à la fois typique et atypique
             une différence de langage chez les enfants            (Camos & Barrouillet, 2018 ; Cowan, 2014).
             bilingues.
                                                                   La structure et le fonctionnement de la mémoire
                                                                   de travail ont fait l’objet de recherches appro-
             La mémoire de travail                                 fondies chez l’adulte et chez l’enfant (Alloway et
                                                                   al., 2004 ; Baddeley, 2000 ; Camos & Barrouillet,
             Un système de stockage                                2011 ; Cowan et al., 2003 ; Engel de Abreu et al.,
             et de traitement à capacité limitée                   2010 ; Engle et al., 1999) et, jusqu’à aujourd’hui,
                                                                   cela constitue un domaine de recherche extrê-
             La mémoire de travail est un concept développé        mement actif (voir Logie et al., 2021). La plupart
             par des psychologues cognitivistes qui fait réfé-     des points de vue convergent pour considérer la
             rence à un système responsable du stockage            mémoire de travail comme un système cognitif
             temporaire et du traitement de l’information          complexe à capacité limitée (Baddeley, 2000 ;
             lors de tâches de réflexion et de raisonnement        Barrouillet & Camos, 2010 ; Cowan, 2010 ; Engle
             (Baddeley, 2000). Pour ainsi dire, le système de      & Kane, 2004). Une théorie influente proposée
             mémoire de travail nous aide à préserver l’accès      dans les années 70 par des psychologues bri-
             aux informations pertinentes à l’atteinte d’un        tanniques, Baddeley et Hitch (1974) initialement
             objectif face à un traitement simultané et/ou         conceptualisait la mémoire de travail comme un
             à la distraction. Les théories concernant la struc-   système composé de différentes composantes,
             ture et le fonctionnement de la mémoire de            dont un système de contrôle attentionnel (l’ad-
             travail peuvent contribuer à mieux comprendre         ministrateur central) et deux buffers de stockage
             comment nous utilisons les processus de la            passifs responsables du stockage à court terme
             mémoire au cours d’activités quotidiennes ou          des informations verbales (la boucle phonolo-
             d’activités qui demandent un effort cognitif.         gique) et visuo-spatiales (le calepin visuo-spatial)
             Par exemple, supposons que vous fassiez des           (voir l’article de Fitamen et Camos dans ce
             courses en période de pandémie mondiale.              numéro). La structure modulaire tripartite de
             Lors de vos achats, vous devez vous remémorer         la mémoire de travail a été suggérée d’être
             mentalement les différents articles requis (en        mise en place chez les enfants dès l’âge de six
             planifiant éventuellement bien en amont), pen-        ans (possiblement plus tôt) et il a été démon-
             dant que vous parcourez les diverses options          tré que les différentes composantes subissent
                                                                                                                                                © copyright ANAE

                                                                                      A.N.A.E. N° 171      ●   AVRIL 2021   ● 195

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C. Wealer, P. M. J. Engel    de   Abreu

                                des expansions substantielles de la capacité          liens étroits entre d’un côté, les capacités de
                                fonctionnelle tout au long de l’enfance (Gather-      mémoire de travail des enfants et, d’un autre
                                cole et al., 2004). L’approche structurelle du        côté, leur réussite scolaire et leur succès aca-
                                modèle en multicomposantes a été extrême-             démique. Il a été démontré qu’en particulier
                                ment utile pour décrire et comprendre un éven-        la mémoire verbale à court terme joue un rôle
                                tail de troubles neurodéveloppementaux chez           clé dans l’apprentissage des langues, y compris
                                les enfants. Bien que ce modèle de la mémoire         l’acquisition de la langue première (Avons et al.,
                                du travail en multicomposantes continue d’être        1998 ; Majerus et al., 2006), l’acquisition d’une
                                l’un des principaux modèles, des théories alter-      seconde langue (Engel de Abreu & Gathercole,
                                natives ont également été développées qui             2012 ; Engel de Abreu et al., 2011 ; Gathercole
                                mettent généralement l’accent sur les fonctions       & Masoura, 2005) et l’apprentissage des lan-
                                et les processus plutôt que sur la structure (par     gues artificielles (Mosse & Jarrold, 2008). Dans
                                exemple Barrouillet et al., 2004 ; Engle & Kane,      leur article fondateur, Baddeley et ses collègues
                                2004 ; Jonides et al., 2008).                         (1998) soutiennent que la mémoire verbale à
                                                                                      court terme représente un outil d’apprentissage
                                Traditionnellement, la mémoire de travail est         du langage qui permet de stocker tempo-
                                évaluée à l’aide de différents types de mesures       rairement des informations verbales pendant
                                qui se répartissent globalement en deux caté-         que des représentations permanentes de la
                                gories : les tâches complexes et simples (Colom       forme phonologique des nouveaux mots sont
                                et al., 2006 ; Conway et al., 2002). Du point de      construites dans la mémoire à long terme. En
                                vue du modèle en multicomposantes, décrit ci-         de termes simples, elle représente un système
                                dessus, les tâches d’empan simple sont conçues        qui facilite le processus d’apprentissage des
                                comme puisant dans les buffers de stockage            langues. Par exemple, le mot quechua pour
                                passifs, i.e., la boucle phonologique et le calepin   « merci » est « diuspagarapusunki ». Pour le
                                visuo-spatial. Elles sont également communé-          dire correctement, les différents sons de ce
                                ment appelées tests de mesure de la mémoire           mot doivent être conservés dans le bon ordre
                                à court terme. Si la tâche implique des informa-      au sein de la mémoire verbale à court terme.
                                tions verbales, elle évalue la mémoire verbale        La plupart des francophones pourraient avoir
                                à court terme (la boucle phonologique) et si          du mal à répéter ce mot après l’avoir entendu
                                elle implique des informations visuo-spatiales,       pour la première fois, car cette tâche pourrait
                                on considère qu’elle mesure la mémoire visuo-         dépasser les limites de leur mémoire verbale à
                                spatiale à court terme (le calepin visuo-spatial).    court terme.
                                On peut soutenir que l’évaluation la plus connue
                                de la mémoire verbale à court terme est la tâche      Les mesures de la mémoire verbale à court
                                d’empan de chiffres qui remonte à 1903 (Binet,        terme corrèlent avec les connaissances lexicales
                                1903), lors duquel les participants doivent répé-     chez les enfants (Gathercole et al., 1997 ; Engel
                                ter des séquences de chiffres qui leur sont           de Abreu & Gathercole, 2012 ; Engel de Abreu
                                présentées. Les tâches d’empan complexe, en           et al., 2011) et chez les adultes (Kaushanskaya
                                revanche, engagent plusieurs composantes du           et al., 2011 ; Linck et al., 2014). Des études
                                système de la mémoire de travail (Conway et           faites au sein de populations cliniques indiquent
                                al., 2005). Il s’agit essentiellement de doubles      que nombre d’enfants atteints de troubles du
                                tâches lors desquelles les individus doivent se       développement du langage (TDL, alias dyspha-
                                rappeler des éléments tout en s’engageant dans        sie ou trouble primaire du langage) présentent
                                une tâche secondaire relativement simple. Dans        des déficits de la mémoire de travail verbale et
                                la tâche d’empan complexe de comptage par             peuvent éprouver des difficultés spécifiquement
                                exemple, les participants doivent compter les         face à des tâches verbales d’empan simple
                                éléments cibles dans une série d’images présen-       et complexe (Archibald & Gathercole, 2007 ;
                                tées successivement et se rappeler le nombre          Henry et al., 2012 ; Marton & Schwartz, 2003 ;
                                total d’occurrences pour chaque image à la fin        Montgomery, 2003). Le TDL est un trouble neu-
                                de la séquence (Case et al., 1982).                   rodéveloppemental qui se manifeste par des dif-
                                                                                      ficultés à parler et/ou à comprendre le langage
                                La mémoire de travail et l’apprentissage              sans raison évidente (Bishop, 2006). Le TDL n’est
                                des langues                                           pas causé par l’expérience avec une ou plusieurs
                                                                                      langues d’un enfant, mais résulte d’un déficit
                                De nombreuses activités d’apprentissage nous          cognitif sous-jacent. Dans le cas de bilinguisme,
                                obligent à garder à disposition de petites quan-      les signes d’un TDL apparaissent dans toutes
                                tités d’informations sous une forme facilement        les langues parlées par l’enfant (Thordardottir &
                                accessible pendant que de nouvelles infor-            Topbas, 2019).
                                mations sont traitées et que les informations
                                potentiellement distrayantes sont ignorées. Il        De ce fait, la répétition de non-mots, en par-
                                n’est donc guère surprenant qu’il existe des          ticulier, a été suggérée pour représenter un
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Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage
                                                            et différence du langage dans des contextes multilingues ?

             marqueur clinique d’un TDL (Archibald, 2008).        Alors que pour certains, la maîtrise de la langue
             Dans leur méta-analyse, évaluant les effets sur      est le facteur déterminant principal, d’autres
             base d’un large éventail d’études individuelles,     basent leur classification de l’enfant sur l’âge
             Estes et ses collègues (2007) ont montré que         d’acquisition des différentes langues ou d’autres
             les enfants atteints d’un TDL obtenaient, en         facteurs. Une partie du problème réside dans le
             moyenne, un score de 1,27 écart-types (≈ 40 %)       fait qu’une étiquette (monolingue vs. bilingue)
             plus bas dans les tâches de répétition de non-       est imposée à quelque chose qui n’est pas
             mots que leurs pairs au développement typique.       intrinsèquement catégorique (Gullifer & Titone,
             Dans un test classique de répétition de non-         2020 ; Yow & Li, 2015). En effet, les bilingues
             mots, les enfants entendent des mots insensés        constituent un groupe très hétérogène et le
             inventés (non-mots), comme cupifla ou gimuto,        niveau de maîtrise atteint dans leurs différentes
             et doivent les répéter. La performance lors de       langues varie considérablement. Le niveau de
             telles tâches est considérée comme reflétant         maîtrise dépend ou non de l’âge auquel ils ont
             les capacités de mémoire verbale à court terme       commencé à apprendre une langue et peut
             parce qu’elles impliquent la faculté de garder       changer au cours du développement. En fait,
             temporairement en mémoire des informations           même les adultes qui acquièrent des langues
             verbales inconnues (Gathercole et al., 1994).        supplémentaires plus tard dans la vie peuvent
             Au départ, on pensait que la répétition de non-      devenir très compétents dans plusieurs langues.
             mots était une mesure relativement pure de la        Souvent, ce sont les circonstances de vie, telles
             mémoire verbale à court terme et que le main-        que l’immigration, les mariages mixtes ou l’édu-
             tien temporaire de non-mots n’était pas soutenu      cation qui exigent l’usage de plusieurs langues,
             par les connaissances lexicales (Gathercole &        ce qui conduit les gens à devenir bilingues. À
             Baddeley, 1989). Cependant, il est devenu de         cet égard, il a été avancé que c’est le « besoin
                                                                  d’utiliser plusieurs langues » qui est le moteur de
             plus en plus évident que la reproduction d’un
                                                                  l’acquisition de langues (Grosjean, 2010).
             non-mot s’appuie sur de nombreuses compé-
             tences phonétiques et linguistiques, en plus         Considérer le bilinguisme comme variable caté-
             de la mémoire de travail. Il se peut, en effet,      gorique constitue donc presque inévitablement
             que la répétition de non-mots soit un marqueur       une erreur tant sur un plan substantiel que sur un
             sensible d’un TDL, précisément parce qu’elle         plan statistique et il a été débattu que le bilin-
             puise dans de multiples processus cognitifs liés     guisme devrait être traité comme une variable
             au langage (Archibald & Gathercole, 2007). La        continue (Luk & Bialystok, 2013). Cependant,
             performance lors de tâches de répétition de          il est actuellement difficile de savoir comment
             non-mots peut également être influencée par          une telle mesure hypothétique devrait être
             les connaissances lexicales préalables, en par-      construite et dans quelle mesure elle pourrait
             ticulier lorsque les non-mots ressemblent à des      être réellement utile. La recherche et la pratique
             mots réels dans une langue donnée (Engel de          clinique reposent donc encore principalement
             Abreu et al., 2011 ; Gathercole, 1995).              sur l’approche catégorielle.

                                                                  Une façon courante de distinguer les groupes
             L’apprenant bilingue                                 d’apprenants bilingues est basée sur les niveaux
                                                                  de compétence linguistique dans chaque
             Un « défi d’étiquetage »                             langue. Des termes tels que « bilingues équi-
                                                                  librés » ou « bilingues dominants » ont été
             Bien que le bilinguisme soit la norme plutôt que     (et sont) utilisés pour désigner des locuteurs
             l’exception, le domaine de la recherche sur le       bilingues, souvent définis en vertu de leur per-
             bilinguisme a peiné pour définir clairement ce       formance dans une quelconque sorte de tests
             qu’est réellement un « apprenant bilingue ».         de langage. Les recherches antérieures dans
             Une multitude d’étiquettes et de descriptions        le domaine définissaient une personne comme
             différentes existent actuellement dans la litté-     bilingue si elle maîtrisait couramment deux ou
             rature de recherche et dans la pratique (Surrain     plusieurs langues avec la même aisance (voir
             & Luk, 2017). À un niveau très basique, on peut      Bloomfield, 1933). D’autres ont introduit une
             considérer le bilinguisme comme la capacité          perspective plus nuancée, en attribuant éga-
             de connaître plus d’une langue. Cependant, les       lement l’étiquette « bilingue » à une personne
             choses deviennent plus complexes lorsqu’on           faisant preuve d’un niveau minimal de compé-
             doit classer un enfant comme bilingue ou non         tences dans une langue seconde, que ce soit
             dans le cadre d’études de recherche ou d’une         pour parler, écouter, lire ou écrire (MacNamara,
             pratique clinique. Un problème fondamental           1967). Des définitions plus récentes du bilin-
             réside dans l’incertitude ayant trait aux facteurs   guisme se détournent de l’idée qu’être bilingue
             à prendre en compte pour la classification           signifie maîtriser plusieurs langues à un même
             (Goldstein, 2019 ; Montrul, 2008).                   niveau quasi-parfait. En fait, on a soutenu que
                                                                                                                                              © copyright ANAE

                                                                                     A.N.A.E. N° 171     ●   AVRIL 2021   ● 197

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C. Wealer, P. M. J. Engel    de   Abreu

                                la notion de « bilingue équilibré » est rare (voire    Tout compte fait, les catégories posent pro-
                                inexistante) et pourrait, de fait, constituer un       blème lorsque l’on tente de classifier les points
                                concept inefficace dans l’étude du bilinguisme         forts et les faiblesses d’un enfant bilingue, car
                                (Treffers-Daller, 2011). La prépondérance d’une        elles négligent de prendre en compte les expé-
                                langue s’avère sujette à des variations chez la        riences hétérogènes que vivent les enfants dans
                                plupart des bilingues selon le domaine de vie          leurs différents environnements linguistiques.
                                et la fonction dans lesquelles les langues res-        Le bilinguisme est un processus dynamique et
                                pectives sont utilisées, ce qui ne constitue pas       idiosyncrasique qui s’inscrit dans un continuum.
                                nécessairement un trait permanent. De plus,            Le développement du langage chez les bilin-
                                la plupart des instruments d’évaluation ont            gues est influencé par une gamme de facteurs
                                été élaborés dans une perspective monolingue           individuels et environnementaux, y compris le
                                (Armon-Lotem et al., 2015). Souvent, ils ne            statut socio-économique, la qualité et quan-
                                saisissent pas toutes les capacités linguistiques      tité d’exposition à une langue, le nombre de
                                des locuteurs bilingues et peuvent sous-estimer        langues à apprendre, l’âge et le contexte d’ac-
                                leur « vraie » compétence dans leurs différentes       quisition, le prestige des langues dans un pays,
                                langues. Dans ses œuvres influentes, Grosjean          des facteurs internes à l’enfant, etc. (Bialystok,
                                affirme qu’un bilingue n’équivaut pas deux             2001 ; Grosjean, 2010). Cela introduit des défis
                                monolingues « en un » (Grosjean, 1989, 2006).          et des considérations particuliers dans l’étude
                                Dans son principe complémentaire, il postule           du bilinguisme en recherche mais aussi en pra-
                                que les bilingues utilisent leurs langues à des fins   tique clinique.
                                différentes (par exemple à la maison, à l’école,
                                dans le lieu de travail), voilà pourquoi ils ne        Un défi d’évaluation
                                développent que rarement une maîtrise égale
                                dans tous les domaines dans toutes leurs lan-          Bien que la définition exacte du bilinguisme
                                gues. En ce sens, une personne bilingue serait         reste un sujet à débat, il est clairement établi
                                n’importe quelle personne qui peut communi-            que le bilinguisme n’entraîne pas de retard
                                quer régulièrement dans au moins deux langues          linguistique (Lowry, 2018). Les enfants bilingues
                                dans sa vie quotidienne et non pas nécessai-           franchissent les principales étapes de dévelop-
                                rement une personne qui parle couramment               pement à un rythme similaire à celui des enfants
                                différentes langues au même niveau de maîtrise         monolingues (Genesee, 2006 ; Hoff et al., 2012)
                                générale (Grosjean, 1982, 2010).                       et le taux d’acquisition du langage n’est pas plus
                                                                                       lent que celui des enfants monolingues (Paradis,
                                Une autre approche courante pour catégoriser           2010).
                                des groupes d’apprenants bilingues repose
                                sur des informations concernant l’âge d’ac-            Ceci dit, il est important de reconnaître que
                                quisition, c’est-à-dire l’âge auquel une langue        le développement bilingue du langage se dis-
                                a été apprise. Différents termes, tels que les         tingue par de nombreux aspects du dévelop-
                                apprenants « simultanés » ou « séquentiels             pement monolingue parce que les bilingues
                                » ont été proposés. Les bilingues simultanés           sont exposés à plusieurs langues plutôt qu’à
                                sont souvent définis comme des individus qui           une seule. Le temps qu’ils passent dans leurs
                                ont acquis leurs différentes langues à la nais-        différents environnements linguistiques est divi-
                                sance ou à un jeune âge et sont régulièrement          sé et leur maîtrise totale du langage se répartit
                                exposés aux différentes langues (De Houwer,            sur plusieurs langues. Le développement du
                                2009). Les bilingues séquentiels, quant à eux,         langage dépend fortement de la quantité et du
                                parlent une langue pendant les premières               type d’exposition à une langue (Pearson, 2007 ;
                                années de leur vie et ne sont initiés à une            Thordardottir, 2011). On peut soutenir que
                                seconde langue qu’ultérieurement (Genesee,             les enfants bilingues ont moins d’opportunités
                                2010). Néanmoins, cette forme de catégori-             d’apprentissage dans chacune de leurs langues
                                sation est également problématique pour une            que s’ils n’apprenaient qu’une seule langue et
                                multitude de raisons. On ne sait pas à quel âge        ils ont tendance à réussir moins bien aux tests
                                il faut instaurer la limite pour trancher entre un     de vocabulaire que les monolingues s’ils sont
                                bilingue simultané ou séquentiel (un, deux ou          jaugés séparément dans chaque langue (Hoff
                                trois ans). De plus, les informations sur l’âge        et al., 2012). Les résultats d’une méta-analyse
                                d’acquisition ne nous informent nullement sur          systématique, comprenant 82 études, indiquent
                                le niveau réel de maîtrise de la langue. Il n’est      qu’en tant que groupe, les bilingues exhibent
                                pas forcément vrai qu’un bilingue « simultané          des niveaux de langue inférieurs par rapport aux
                                » devienne très compétent dans toutes ses              monolingues (Melby-Lervag & Lervag, 2014).
                                langues dans tous les domaines (Hoff & Ribot,          Dans une étude menée auprès d’enfants bilin-
                                2017 ; Thordardottir, 2017). En fait, comme            gues portugais-luxembourgeois pendant leurs
                                évoqué ci-dessus, très souvent, ce n’est pas           premières années de scolarité au Luxembourg,
                                le cas.                                                Engel de Abreu et ses collègues (2012) ont
© copyright ANAE

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Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage
                                                            et différence du langage dans des contextes multilingues ?

             constaté que le groupe bilingue était en retard       On peut trouver des preuves de suridentification
             par rapport à sa contrepartie monolingue dans         en examinant le nombre d’enfants qui reçoivent
             des tests de vocabulaire, en luxembourgeois et        des services d’éducation spéciale. En théorie, les
             en portugais respectivement, ainsi que dans une       enfants bilingues avec un TDL ne devraient pas
             épreuve de vocabulaire conceptuelle combinant         proportionnellement être plus nombreux que
             les deux langues. Des résultats similaires sont       les enfants monolingues avec un TDL. Cepen-
             ressortis d’une étude menée auprès d’enfants          dant, aux Pays-Bas, par exemple, 14 % de la
             d’âge préscolaire bilingues français-anglais qui a    population scolaire ordinaire est bilingue, mais
             montré que les enfants bilingues peuvent obte-        les bilingues constituent 24 % de la population
             nir des scores significativement moins élevés         des écoles spéciales pour enfants avec un TDL
             que leurs pairs monolingues dans divers aspects       (de Jong et al., 2010). Une image similaire se
             du langage (Thordardottir et al., 2006). Cette        dégage au Luxembourg où les enfants catégori-
             étude a notamment montré que l’ampleur de             sés comme « étrangers » représentent 53 % de
             la différence dépendait de plusieurs facteurs         la population scolaire en éducation différenciée
             tels que les conjonctions linguistiques spéci-        mais seulement environ 46 % de l’enseignement
             fiques apprises, l’étendue de l’exposition au         ordinaire (MENJE, 2018 ; voir Lehti et al., 2018
             bilinguisme ou encore des facteurs spécifiques        pour des résultats similaires en Finlande).
             à la langue.
                                                                   En pratique clinique, le diagnostic d’un trouble
             Cela pose des problèmes d’évaluation évidents,        d’apprentissage du langage chez un apprenant
             principalement faute d’instruments appropriés         bilingue est souvent peu probant. Au Luxem-
             pour jauger les capacités linguistiques des           bourg, par exemple, à de nombreux enfants
             enfants apprenant plus d’une langue. Souvent,         bilingues qui présentent de graves faiblesses du
             pour des raisons pratiques, les cliniciens ne sont    langage oral est collée l’étiquette de « soupçon
             capables d’évaluer un enfant que dans l’une           d’un TDL », car une évaluation approfondie des
             de ses langues. En général, il s’agit alors de la     compétences linguistiques de l’enfant dans sa
             langue parlée par la culture majoritaire qui est      langue maternelle n’est souvent pas possible
                                                                   pour des raisons pratiques, y compris la mécon-
             souvent la langue seconde de l’enfant, mais la
                                                                   naissance du clinicien de la langue maternelle de
             langue primaire du clinicien. En outre, la maîtrise
                                                                   l’enfant ou (et) le défaut d’instruments de dia-
             de langue est largement déterminée en fonction
                                                                   gnostic dans cette langue. Il n’y a actuellement
             des performances aux tests de vocabulaire, qui
                                                                   aucun moyen de contourner ce dilemme dia-
             reflètent souvent les connaissances antérieures
                                                                   gnostique. L’élaboration de normes distinctes
             et la culture plutôt qu’une évaluation globale
                                                                   pour le monolingue et le bilingue pourrait être
             des compétences linguistiques orales en soi. Il
                                                                   une voie à suivre. La plupart des mesures stan-
             a été suggéré qu’en plus des mesures directes
                                                                   dardisées existantes ne tenaient en effet pas
             de la connaissance des mots, d’autres mesures         compte des enfants bilingues ou de la diversité
             linguistiques devraient être envisagées, fournis-     linguistique dans leur processus de codification
             sant une évaluation plus extensive de la maîtrise     (Luk & Christodoulou, 2016). Pourtant, comme
             linguistique (Golinkoff et al., 2017 ; Peña et al.,   on l’a évoqué précédemment, cette approche
             2018).                                                présente également un certain nombre de pro-
             La mise en œuvre de tests de langage standar-         blèmes, principalement parce que le bilinguisme
             disés conçus pour les monolingues pour évaluer        ne forme pas une catégorie uniforme et parce
                                                                   qu’il est très variable à un niveau individuel.
             les capacités linguistiques des bilingues est
                                                                   Cela entraîne, à son tour, une impossibilité quasi
             très contestable (Rethfeldt, 2019). En effet, les
                                                                   absolue de déterminer des normes cliniques
             enfants bilingues sont particulièrement vulné-
                                                                   fiables pour tous les enfants bilingues.
             rables aux diagnostics erronés. Des instruments
             d’évaluation fiables et des normes par rapport        Il ressort clairement de la revue de la littérature
             auxquelles les bilingues pourraient être compa-       qu’il est actuellement difficile de distinguer
             rés faisant défaut, une performance médiocre          une différence du langage dans des contextes
             lors de tests de langage distincts pourrait être      multilingues d’un TDL. Le chevauchement des
             attribuée à un TDL, alors qu’en réalité, le déve-     caractéristiques du développement du langage
             loppement du langage pourrait être typique            bilingue et d’un TDL respectivement, conduit à
             pour un apprenant bilingue (suridentification).       de nombreuses confusions méthodologiques et
             Il se peut aussi qu’un évaluateur considère une       cliniques qui posent problème pour le diagnos-
             exécution médiocre des tâches comme « normal          tic différentiel (Armon-Lotem & de Jong, 2015 ;
             pour un bilingue », alors qu’un véritable TDL est     Bonifacci et al., 2018 ; Verhoeven et al., 2011).
             présent et que l’enfant a besoin d’un accompa-        En plus, il n’y a actuellement pas beaucoup de
             gnement adapté (sous-identification, Bedore &         recherches sur la manière dont le TDL se mani-
             Peña, 2008).                                          feste chez les locuteurs bilingues (Armon-Lotem
                                                                                                                                               © copyright ANAE

                                                                                      A.N.A.E. N° 171     ●   AVRIL 2021   ● 199

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C. Wealer, P. M. J. Engel    de   Abreu

                                & de Jong, 2015 ; Engel de Abreu et al., 2014).       ralement agencés, une pratique recommandée,
                                Il s’ensuit qu’un défi majeur pour les praticiens     dû aux forces et faiblesses propres à chacun de
                                réside dans la différenciation entre les enfants      ces cadres (de Lamo White & Jin, 2011 ; Grech
                                bilingues qui présentent des symptômes d’un           & McLeod, 2012). Les approches comprennent
                                TDL et les enfants bilingues qui exhibent des         la mise en œuvre de tests standardisés en réfé-
                                signes d’une différence de langage probable-          rence aux normes en vigueur ou encore des
                                ment due à une exposition insuffisante à la           mesures en référence à des critères donnés,
                                langue.                                               des évaluations dynamiques ou des approches
                                                                                      socioculturelles. Une approche préconise de
                                Malgré ces défis, des progrès ont également été       compléter les évaluations linguistiques « tra-
                                accomplis. L’augmentation de la recherche au          ditionnelles » (par exemple le vocabulaire, la
                                cours des dernières années a contribué à altérer      grammaire) par des tâches de traitement du
                                la perception des gens du bilinguisme (Cenoz,         langage, telles que celles des mesures de la
                                2013). Le domaine de la recherche a commen-           mémoire de travail verbale.
                                cé à se détourner de l’idée qu’un bilingue est
                                le résultat de l’addition de deux monolingues         Évaluations de la mémoire de travail
                                « incomplets ». Tout au contraire, un apprenant       chez les enfants bilingues
                                bilingue devrait être considéré comme un uti-
                                lisateur d’une langue pleinement compétent            Les mesures de la mémoire de travail verbale -
                                avec une maîtrise de la langue différente, qui        telles que la répétition de non-mots ou la tâche
                                ne serait pourtant nullement inférieure à celle       d’empan de chiffres - sont considérées par la
                                d’un apprenant monolingue. Ce constat invite,         majorité comme ciblant les compétences de trai-
                                à son tour, une réévaluation des procédures           tement du langage plutôt que les connaissances
                                actuellement en place pour évaluer les compé-         linguistiques en soi. Contrairement aux tests de
                                tences linguistiques des bilingues ainsi que des      langage traditionnels qui évaluent souvent des
                                procédures diagnostiques utilisées pour identi-       capacités isolées, on estime qu’elles s’appuient
                                fier un TDL chez les bilingues. Bien qu’il s’agisse   moins sur les connaissances antérieures, en
                                d’un domaine d’étude relativement nouveau et          revanche puisant dans la cognition fluide (Engel
                                complexe, des lignes directrices pour les procé-      de Abreu et al., 2010). Dans une étude portant
                                dures de diagnostic à utiliser dans des contextes     sur des enfants issus de milieux appauvris et
                                bilingues et translinguistiques ont été proposées     privilégiés au Brésil, Engel de Abreu et al. (2008)
                                (Goldstein, 2019 ; Rethfeldt, 2013 ; Thordardot-      ont trouvé des différences significatives entre les
                                tir, 2015).                                           groupes concernant les mesures du vocabulaire
                                                                                      expressif et réceptif, mais point de différences
                                                                                      entre les groupes ayant trait aux mesures de la
                                Identification des troubles                           mémoire de travail verbale. Des résultats simi-
                                du langage chez les enfants bilingues                 laires ont été obtenus dans une étude sur les
                                                                                      bilingues portugais-luxembourgeois grandissant
                                Évaluation des compétences linguistiques              au Luxembourg. Malgré les grandes différences
                                chez les enfants bilingues                            dans leurs capacités linguistiques par rapport
                                                                                      aux monolingues du Portugal, les bilingues du
                                À l’heure actuelle, les professionnels des milieux    Luxembourg et les monolingues du Portugal
                                cliniques et éducatifs se fondent fréquemment         ont atteint des performances comparables lors
                                sur un amalgame de mesures formelles (sou-            de tâches d’empan simple et complexe (Engel
                                vent dans une seule langue) et de procédures          de Abreu et al., 2014b). Ces études suggèrent
                                d’évaluation indirecte pour déterminer si un          que certaines mesures de la mémoire de travail
                                TDL peut exister chez un enfant bilingue. Il est      pourraient fournir des méthodes utiles pour
                                important de garder à l’esprit que de nombreux        détecter les difficultés d’apprentissage des lan-
                                facteurs peuvent influencer le développement          gues qui sont relativement indépendantes des
                                du langage bilingue et que ces facteurs doivent       opportunités circonstancielles et des connais-
                                être soigneusement pris en compte lors de             sances antérieures.
                                l’évaluation d’un enfant qui parle plusieurs lan-
                                gues (Rethfeldt, 2013). Idéalement, les évalua-       Les données scientifiques indiquent que le TDL
                                tions devraient déterminer les points forts et        pourrait être secondaire à des limitations géné-
                                les points faibles tenant compte des différents       rales du traitement cognitif, y compris dans
                                domaines dans toutes les langues parlées.             le domaine de la mémoire de travail verbale
                                                                                      (Archibald & Gathercole, 2007 ; Henry et al.,
                                Il n’existe actuellement aucun cadre global établi    2012). En effet, il a été démontré que l’évalua-
                                pour l’évaluation des compétences linguistiques       tion de la mémoire de travail verbale permet
                                des bilingues. En pratique clinique, différents       de trancher entre les enfants avec et sans un
                                cadres qui, souvent, se chevauchent sont géné-        TDL, autant pour les locuteurs bilingues que
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Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage
                                                            et différence du langage dans des contextes multilingues ?

             pour les monolingues (par exemple, Archibald           mance sur la tâche d’empan de comptage n’est
             & Gathercole, 2006 ; Thordardottir & Brandeker,        que peu susceptible d’indiquer un déficit de
             2013). Dans une étude transculturelle, Engel de        mémoire de travail, mais pourrait plutôt refléter
             Abreu et ses collègues ont examiné la mémoire          une divergence dans les connaissances anté-
             de travail et le langage chez les enfants mono-        rieures (comptage). Une autre étude a exploré
             lingues et bilingues avec et sans un TDL (Engel        les effets translinguistiques et transculturels sur
             de Abreu et al., 2014a). Plus spécifiquement,          les tâches de mémoire de travail verbale et sur
             ils ont comparé des enfants bilingues avec un          le vocabulaire chez les enfants bilingues (Engel
             TDL du Luxembourg dont la première langue              de Abreu et al., 2013). Les enfants bilingues
             était le portugais, avec des enfants monolingues       ont effectué toutes les épreuves dans leur pre-
             lusophones avec un TDL du Brésil. L’étude a            mière langue, le portugais, et dans leur seconde
             également inclus différents groupes contrôles          langue, le luxembourgeois. Leur performance
             d’enfants au développement typique du Luxem-           a été comparée à des enfants monolingues de
             bourg, du Brésil et du Portugal. Les résultats         langue portugaise. Comme prévu, d’importants
             corroborent les études précédentes, indiquant          effets translinguistiques et transculturels ont
             des différences de groupe significatives sur les       été constatés influençant les mesures de voca-
             mesures linguistiques entre les bilingues et les       bulaire. Pour les tâches de mémoire de travail,
             monolingues au développement typique (par              l’étude n’a montré aucun effet de la langue
             exemple, Engel de Abreu et al., 2012, 2013).           du test ou du statut culturel pour les tâches
             L’étude a également pu démontrer que les               impliquant des mémorisations numériques. En
             enfants monolingues et bilingues avec un TDL           revanche, il y avait des différences de groupe
             atteignaient des scores beaucoup moins élevés          significatives sur la répétition de non-mots avec
             sur les mesures de la mémoire de travail ver-          les enfants monolingues devançant nettement
             bales simples et complexes que leurs pairs au          les bilingues. Notamment, les analyses de véri-
             développement typique. Une autre étude com-            fication ont montré que les différences entre les
             parative a exploré le schéma de performance            groupes n’apparaissaient que dans la répétition
             de la mémoire de travail chez les bilingues            de non-mots similaires à des mots réels, alors
             portugais-luxembourgeois avec et sans un TDL           qu’aucune différence entre les groupes n’a été
             du Luxembourg, et celui de locuteurs monolin-          certifiée dans la répétition de mots substantiel-
             gues au développement typique du Portugal              lement divergents de tout mot réel.
             (Engel de Abreu et al., 2014a). Tous les enfants
             venaient de familles à faible revenu. Alors que        Un autre biais potentiel à prendre en compte
             les enfants bilingues avec un TDL ont obtenu           lors de l’utilisation de tests de mémoire de tra-
             des résultats équivalents à ceux de leurs pairs        vail avec des bilingues réside dans le soi-disant
             au développement typique quant aux mesures             « effet d’avantage bilingue dans les fonctions
             de la mémoire de travail visuo-spatiale, ils ont       exécutives » (Bialystok, 2017 ; Engel de Abreu
             atteint des scores significativement inférieurs à      et al., 2012). Selon cette théorie, le traitement
             ceux des deux groupes contrôles lors de tâches         cognitif chez les bilingues diffère de celui des
             de mémoire de travail verbale.                         monolingues en raison de la demande cogni-
                                                                    tive supplémentaire de devoir fonctionner dans
             Bien que les tâches de mémoire de travail ver-         différentes langues et de passer d’une langue
             bale réduisent la partialité linguistique par rap-     à l’autre (Bialystok & Poarch, 2014 ; Green
             port aux tests de langage classiques (p. ex. les       1998). En pratique, cela signifie que les bilin-
             tests de vocabulaire), il est important de garder      gues peuvent surpasser les monolingues dans
             à l’esprit qu’elles ne sont pas complètement           certaines tâches des fonctions exécutives (Ade-
             libres de langage et indépendantes des facteurs        sope et al., 2010). La mémoire de travail est
             contextuels (Conlin & Gathercole, 2006 ; Hulme         considérée par beaucoup de gens comme une
             et al., 1991). En fait, Engel de Abreu et ses collè-   fonction exécutive parmi d’autres (Diamond,
             gues (2013) ont montré que les enfants au déve-        2013 ; Miyake et al., 2000). Il est donc possible
             loppement typique qui étaient privés en termes         que l’effet d’avantage cognitif se manifeste
             de formation scolaire avaient des performances         dans les performances lors de tests de mémoire
             égales à des groupes d’enfants appariés avec           de travail. Néanmoins, les évidences établies
             de meilleures opportunités éducatives face à           indiquent que, le cas échéant, l’effet bilingue sur
             des tâches de mémoire de travail visuo-spatiale        la mémoire de travail est négligeable. Engel de
             ainsi qu’au test d’empan de chiffres. Or, ils ont      Abreu (2011) a examiné si le bilinguisme pendant
             obtenu des scores significativement inférieurs         la petite enfance affecte la performance lors de
             à ceux de leurs pairs favorisés sur le plan édu-       tâches de mémoire de travail chez les enfants
             catif sur la tâche d’empan complexe de comp-           entre 6 et 8 ans. L’étude conclut que la nécessité
             tage. Comme aucune différence de groupe n’a            de gérer plusieurs systèmes linguistiques a peu
             été constatée à propos des autres tâches de            d’impact sur le développement de la mémoire
             mémoire de travail, la diminution de perfor-           de travail. Ces résultats sont alignés avec une
                                                                                                                                                © copyright ANAE

                                                                                       A.N.A.E. N° 171     ●   AVRIL 2021   ● 201

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C. Wealer, P. M. J. Engel         de   Abreu

                                méta-analyse récente indiquant que les bilin-                          Références
                                gues n’ont pas d’avantage sur les monolingues                          Adesope, O. O., Lavin, T., Thompson, T., & Ungerleider, C. (2010). A syste-
                                dans les tests de mémoire de travail (Gunnerud                         matic review and meta-analysis of the cognitive correlates of bilingualism.
                                et al., 2020). D’un point de vue pratique, ces                         Review of Educational Research, 80(2), 207-245.
                                résultats sont pertinents car ils signalent que les                    Alloway, T. P., Gathercole, S. E., Willis, C., & Adams, A. M. (2004). A structural
                                                                                                       analysis of working memory and related cognitive skills in young children.
                                normes de tests de mémoire de travail établies                         Journal of Experimental Child Psychology, 87(2), 85-106.
                                sur base de monolingues pourraient également                           Archibald, L. M. (2008). The promise of nonword repetition as a clinical
                                convenir aux bilingues.                                                tool. Canadian Journal of Speech-Language Pathology and Audiology,
                                                                                                       32, 21-28.
                                Somme toute, les données scientifiques dis-                            Archibald, L. M., & Gathercole, S. E. (2006). Short-term and working memo-
                                ponibles suggèrent que certaines tâches de la                          ry in specific language impairment. International Journal of Language &
                                mémoire de travail ne sont que relativement                            Communication Disorders, 41(6), 675-693.
                                peu affectées par l’expérience et les connais-                         Archibald, L. M., & Gathercole, S. E. (2007). Nonword repetition in specific
                                                                                                       language impairment: More than a phonological short-term memory
                                sances antérieures et pourraient donc fournir                          deficit. Psychonomic Bulletin & Review, 14, 919-924.
                                des outils fiables pour explorer la capacité de la                     Armon-Lotem, S. & de Jong, J. (2015). Introduction. In S. Armon-Lotem, J.
                                mémoire de travail chez les bilingues.                                 de Jong, & N. Meir. (Eds.), Assessing bilingual children. Disentangling bilin-
                                                                                                       gualism from language impairment (pp. 1-24). Bristol: Bilingual Matters.
                                                                                                       Armon-Lotem, S., de Jong, J., & Meir, N. (2015). Assessing multilingual
                                Conclusion                                                             children: Disentangling bilingualism from language impairment. Multi-
                                                                                                       lingual matters.
                                Cet article de synthèse a montré que les bilin-                        Atkinson, R. C., & Shiffrin, R. M. (1968). Human memory: A proposed
                                gues au développement typique peuvent faire                            system and its control processes. In K. W. Spence & J. T. Spence (Eds.),
                                                                                                       The psychology of learning and motivation (Vol. 2, pp. 89-195). New York:
                                preuve de performances limitées aux tests de                           Academic Press.
                                langage et qu’ils peuvent exhiber des profils                          Avons, S. E., Wragg, C. A., Cupples, W. L., & Lovegrove, W. J. (1998). Mea-
                                linguistiques similaires à ceux des monolingues                        sures of phonological short-term memory and their relationship to vocabu-
                                avec un TDL. L’hétérogénéité vaste des appre-                          lary development. Applied Psycholinguistics, 19(4), 583-601.
                                nants étiquetés « bilingues » pose des défis                           Baddeley, A. D. (2000). The episodic buffer: a new component of working
                                aux évaluations cliniques, surtout lorsqu’elles                        memory? Trends in Cognitive Sciences, 4(11), 417-423.
                                s’appuient sur des instruments standardisés                            Baddeley, A. D., Gathercole, S. E., & Papagno, C. (1998). The phonological
                                                                                                       loop as a language learning device. Psychological Review, 105(1), 158-
                                qui ont été développés pour les monolingues.                           173.
                                Faute d’instruments adaptés pour spécifique-                           Baddeley, A. D., & Hitch, G. (1974). Working memory. In G. H. Bower
                                ment évaluer les enfants qui apprennent plus                           (Ed.), The psychology of learning and motivation (pp. 47-89). San Diego:
                                d’une langue, les enfants bilingues se retrouvent                      Academic Press.
                                fréquemment avec une évaluation sous-                                  Baddeley, A. D., Allen, R. J., & Hitch, G. J. (2011). Binding in visual working
                                                                                                       memory: The role of the episodic buffer. Neuropsychologia, 49(6), 1393-
                                optimale de leurs compétences linguistiques                            1400.
                                par le biais de tests diagnostiques souvent pro-                       Barrouillet, P. N., & Camos, V. (2010). Working memory and executive
                                blématiques à plusieurs niveaux. Les mesures                           control: A time-based resource-sharing account. Psychologica Belgica,
                                de la mémoire de travail verbale sont sensibles                        50(3/4), 353-382.
                                à la capacité linguistique et sont moins affec-                        Barrouillet, P., Bernardin, S., & Camos, V. (2004). Time constraints and
                                tées par les variations de l’expérience de vie et                      resource sharing in adults’ working memory spans. Journal of Experimen-
                                                                                                       tal Psychology: General, 133, 83-100.
                                des connaissances antérieures que les tests de
                                                                                                       Bedore, L. M., & Peña, E. D. (2008). Assessment of bilingual children for
                                langage classiques. L’évaluation de la mémoire                         identification of language impairment: Current findings and implications
                                de travail des bilingues pourrait donc constituer                      for practice. International Journal of Bilingual Education and Bilingualism,
                                un complément important aux tests de langage                           11(1), 1-29.
                                traditionnels, afin de différencier un TDL, associé                    Bialystok, E. (2001). Bilingualism in development: Language, literacy, and
                                à une déficience cognitive, d’une différence de                        cognition. Cambridge: University Press.
                                langage liée à l’expérience d’un enfant avec une                       Bialystok, E. (2017). The bilingual adaptation: how minds accommodate
                                                                                                       experience. Psychological bulletin, 143(3), 233-262.
                                langue. Bien que distinguer entre un TDL et une
                                                                                                       Bialystok, E., & Poarch, G. J. (2014). Language experience changes lan-
                                différence du langage reste indubitablement un                         guage and cognitive ability. Zeitschrift für Erziehungswissenschaft, 17(3),
                                défi, on pourrait soutenir que les mesures de                          433-446.
                                la mémoire de travail peuvent avoir une utilité                        Binet, A. (1903). L’étude Experimentale de l‘intelligence. Paris: Schleicher
                                clinique dans le diagnostic d’un TDL dans des                          Frères.
                                contextes multilingues.                                                Bishop, D. V. M. (2006). What causes specific language impairment in child-
                                                                                                       ren? Current Directions in Psychological Science, 15, 217-221.
                                                                                                       Bloomfield, L. (1933). Language. New York: Holt, Rinehart & Winston.
                                                                                                       Bonifacci, P., Barbieri, M., Tomassini, M., & Roch, M. (2018). In few words:
                                                                                                       Linguistic gap but adequate narrative structure in preschool bilingual
                                                                                                       children. Journal of Child Language, 45(1), 120-147.
                                                                                                       Camos, V., & Barrouillet, P. (2011). Developmental change in working
                                Remerciements                                                          memory strategies: from passive maintenance to active refreshing. Deve-
                                Nous tenons à souligner le financement reçu du Fonds National de la    lopmental Psychology, 47, 898-904.
                                Recherche luxembourgeois (FNR), PRIDE/15/10921377. Nous remercions     Camos, V., & Barrouillet, P. (2018). Working memory in development. New
                                Li Thoma pour son aide dans l’adaptation de cet article en français.   York: Routledge.
© copyright ANAE

                   202 ● A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021

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