Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes ...
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A.N.A.E. ◆ 2021 - 171 - 194-204 Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes multilingues ? C. Wealer, P. M. J. Engel de Abreu Institute for Research on Multilingualism, RÉSUMÉ : Évaluation de la mémoire de travail : Université du Luxembourg. un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes multilingues ? Diagnostiquer les troubles du langage chez les enfants bilingues repré- Conflits d’intérêts : les auteurs déclarent sente un défi clinique en raison des similitudes dans le profil de compé- n’avoir aucun conflit d’intérêt. tence linguistique entre les enfants bilingues au développement typique et les enfants monolingues avec un trouble du langage. Les mesures de la mémoire de travail dépendent moins des connaissances accumulées que les tests de langage traditionnels et pourraient contribuer à différen- cier un trouble du langage d’une différence de langage liée aux expé- riences avec une langue. Mots clés : Bilinguisme – Mémoire de travail – Évaluation – Diagnostic – Trouble du langage. SUMMARY: Assessments of working memory: a tool for differentiating between language disorder and language difference in multilingual contexts? Diagnosing language disorders in bilingual children represents a clini- cal challenge because of similarities in the language proficiency profile between typically developing bilingual children and monolingual chil- dren with a language disorder. Measures of working memory are less dependent on accumulated knowledge than traditional language tests and might help to differentiate a language disorder from a language dif- ference related to experiences with a language. Key words: Bilingualism – Working memory – Assessment – Diagnosis – Language disorder. RESUMEN: Evaluación de la memoria de trabajo: una herramienta para diferenciar entre trastorno del lenguaje y diferencia lingüística en contextos multilingües? El diagnóstico de trastornos del lenguaje en niños bilingües representa un desafío clínico debido a las similitudes en el perfil de competencia lingüística entre los niños y niñas bilingües con un desarrollo típico y los niños y niñas monolingües con un trastorno del lenguaje. Las medidas de la memoria de trabajo dependen menos del conocimiento acumulado que las pruebas de lenguaje tradicionales y podrían ayudar a diferenciar un trastorno del lenguaje de una diferencia de lenguaje relacionada con experiencias con un lenguaje. Palabras clave: Bilingüismo – Memoria de trabajo – Evaluación – Diagnóstico – Trastorno del lenguaje. Dans cet article, nous utilisons « bilinguisme » comme terme générique, y compris le multilinguisme. Pour citer cet article : Wealer, C. & Engel De Abreu, P. M. J. (2021). Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre un trouble du langage et une différence du langage dans des contextes multilingues ? A.N.A.E., 171, 194-204. © copyright ANAE 194 ● A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 194 16/04/2021 16:06
Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes multilingues ? L es populations scolaires sont devenues de de produits. Certains produits peuvent s’avérer plus en plus diversifiées sur un plan lin- indisponibles et vous devez rapidement ajuster guistique et culturel au cours des dernières votre « liste d’achats mentale » sans vous laisser décennies (OCDE, 2018). Les enfants de lan- distraire. Vous devez également mettre à jour gues et de cultures diverses posent non seule- mentalement la liste de produits qui se trouvent ment des défis aux enseignants dans les écoles, déjà dans votre panier pour éviter d’acquérir mais aussi aux cliniciens concernant l’évalua- des articles deux fois. Votre mémoire de travail tion de leurs compétences linguistiques. Il est vous aide à vous souvenir des produits dont clairement établi que grandir avec plusieurs vous avez besoin, en mettant à jour votre « liste langues n’est pas un facteur de risque pour le d’achats mentale » en temps réel durant votre développement d’un trouble du langage (pour exploration du magasin et en ignorant divers référence, voir Armon-Lotem et al., 2015). facteurs de distraction tels que les publicités ou Cependant, la surreprésentation des enfants d’autres clients se promenant dans le magasin. bilingues dans les programmes d’éducation Il n’est pas surprenant que certaines personnes spéciale par rapport à leurs pairs monolingues (y compris les auteurs) considèrent faire les montre une tendance mondiale alarmante. Les courses comme étant mentalement épuisant car performances des enfants bilingues aux tests cela requiert un fonctionnement optimal de la de langage standardisés peuvent sembler dis- mémoire de travail. La mémoire de travail est cordantes car leurs compétences linguistiques impliquée dans de nombreuses activités cogni- sont réparties sur plusieurs langues. Il est donc tives, y compris la planification, le raisonnement, crucial d’évaluer les enfants bilingues dans le contrôle de l’attention ou la résolution de toutes leurs langues. Pourtant, en réalité, les problèmes et elle est également un indicateur évaluations de chaque langue ne sont souvent clé de l’apprentissage scolaire (Cowan, 2014). pas effectuées chez des locuteurs bilingues De plus, les enfants présentant divers types de pour diverses raisons. Cet article fournit un difficultés d’apprentissage obtiennent souvent aperçu de la littérature et explique comment des résultats inférieurs aux niveaux attendus les évaluations de la mémoire de travail liée au aux tests de mémoire de travail (Archibald & traitement du langage pourraient représenter Gathercole, 2006 ; Sabol & Pianta, 2012). Ainsi, il une voie à suivre et comment elles seraient a été proposé que la conception de la mémoire susceptibles d’aider les cliniciens à mieux faire de travail soit cruciale pour comprendre le déve- la distinction entre un trouble du langage et loppement cognitif, à la fois typique et atypique une différence de langage chez les enfants (Camos & Barrouillet, 2018 ; Cowan, 2014). bilingues. La structure et le fonctionnement de la mémoire de travail ont fait l’objet de recherches appro- La mémoire de travail fondies chez l’adulte et chez l’enfant (Alloway et al., 2004 ; Baddeley, 2000 ; Camos & Barrouillet, Un système de stockage 2011 ; Cowan et al., 2003 ; Engel de Abreu et al., et de traitement à capacité limitée 2010 ; Engle et al., 1999) et, jusqu’à aujourd’hui, cela constitue un domaine de recherche extrê- La mémoire de travail est un concept développé mement actif (voir Logie et al., 2021). La plupart par des psychologues cognitivistes qui fait réfé- des points de vue convergent pour considérer la rence à un système responsable du stockage mémoire de travail comme un système cognitif temporaire et du traitement de l’information complexe à capacité limitée (Baddeley, 2000 ; lors de tâches de réflexion et de raisonnement Barrouillet & Camos, 2010 ; Cowan, 2010 ; Engle (Baddeley, 2000). Pour ainsi dire, le système de & Kane, 2004). Une théorie influente proposée mémoire de travail nous aide à préserver l’accès dans les années 70 par des psychologues bri- aux informations pertinentes à l’atteinte d’un tanniques, Baddeley et Hitch (1974) initialement objectif face à un traitement simultané et/ou conceptualisait la mémoire de travail comme un à la distraction. Les théories concernant la struc- système composé de différentes composantes, ture et le fonctionnement de la mémoire de dont un système de contrôle attentionnel (l’ad- travail peuvent contribuer à mieux comprendre ministrateur central) et deux buffers de stockage comment nous utilisons les processus de la passifs responsables du stockage à court terme mémoire au cours d’activités quotidiennes ou des informations verbales (la boucle phonolo- d’activités qui demandent un effort cognitif. gique) et visuo-spatiales (le calepin visuo-spatial) Par exemple, supposons que vous fassiez des (voir l’article de Fitamen et Camos dans ce courses en période de pandémie mondiale. numéro). La structure modulaire tripartite de Lors de vos achats, vous devez vous remémorer la mémoire de travail a été suggérée d’être mentalement les différents articles requis (en mise en place chez les enfants dès l’âge de six planifiant éventuellement bien en amont), pen- ans (possiblement plus tôt) et il a été démon- dant que vous parcourez les diverses options tré que les différentes composantes subissent © copyright ANAE A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 ● 195 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 195 16/04/2021 16:06
C. Wealer, P. M. J. Engel de Abreu des expansions substantielles de la capacité liens étroits entre d’un côté, les capacités de fonctionnelle tout au long de l’enfance (Gather- mémoire de travail des enfants et, d’un autre cole et al., 2004). L’approche structurelle du côté, leur réussite scolaire et leur succès aca- modèle en multicomposantes a été extrême- démique. Il a été démontré qu’en particulier ment utile pour décrire et comprendre un éven- la mémoire verbale à court terme joue un rôle tail de troubles neurodéveloppementaux chez clé dans l’apprentissage des langues, y compris les enfants. Bien que ce modèle de la mémoire l’acquisition de la langue première (Avons et al., du travail en multicomposantes continue d’être 1998 ; Majerus et al., 2006), l’acquisition d’une l’un des principaux modèles, des théories alter- seconde langue (Engel de Abreu & Gathercole, natives ont également été développées qui 2012 ; Engel de Abreu et al., 2011 ; Gathercole mettent généralement l’accent sur les fonctions & Masoura, 2005) et l’apprentissage des lan- et les processus plutôt que sur la structure (par gues artificielles (Mosse & Jarrold, 2008). Dans exemple Barrouillet et al., 2004 ; Engle & Kane, leur article fondateur, Baddeley et ses collègues 2004 ; Jonides et al., 2008). (1998) soutiennent que la mémoire verbale à court terme représente un outil d’apprentissage Traditionnellement, la mémoire de travail est du langage qui permet de stocker tempo- évaluée à l’aide de différents types de mesures rairement des informations verbales pendant qui se répartissent globalement en deux caté- que des représentations permanentes de la gories : les tâches complexes et simples (Colom forme phonologique des nouveaux mots sont et al., 2006 ; Conway et al., 2002). Du point de construites dans la mémoire à long terme. En vue du modèle en multicomposantes, décrit ci- de termes simples, elle représente un système dessus, les tâches d’empan simple sont conçues qui facilite le processus d’apprentissage des comme puisant dans les buffers de stockage langues. Par exemple, le mot quechua pour passifs, i.e., la boucle phonologique et le calepin « merci » est « diuspagarapusunki ». Pour le visuo-spatial. Elles sont également communé- dire correctement, les différents sons de ce ment appelées tests de mesure de la mémoire mot doivent être conservés dans le bon ordre à court terme. Si la tâche implique des informa- au sein de la mémoire verbale à court terme. tions verbales, elle évalue la mémoire verbale La plupart des francophones pourraient avoir à court terme (la boucle phonologique) et si du mal à répéter ce mot après l’avoir entendu elle implique des informations visuo-spatiales, pour la première fois, car cette tâche pourrait on considère qu’elle mesure la mémoire visuo- dépasser les limites de leur mémoire verbale à spatiale à court terme (le calepin visuo-spatial). court terme. On peut soutenir que l’évaluation la plus connue de la mémoire verbale à court terme est la tâche Les mesures de la mémoire verbale à court d’empan de chiffres qui remonte à 1903 (Binet, terme corrèlent avec les connaissances lexicales 1903), lors duquel les participants doivent répé- chez les enfants (Gathercole et al., 1997 ; Engel ter des séquences de chiffres qui leur sont de Abreu & Gathercole, 2012 ; Engel de Abreu présentées. Les tâches d’empan complexe, en et al., 2011) et chez les adultes (Kaushanskaya revanche, engagent plusieurs composantes du et al., 2011 ; Linck et al., 2014). Des études système de la mémoire de travail (Conway et faites au sein de populations cliniques indiquent al., 2005). Il s’agit essentiellement de doubles que nombre d’enfants atteints de troubles du tâches lors desquelles les individus doivent se développement du langage (TDL, alias dyspha- rappeler des éléments tout en s’engageant dans sie ou trouble primaire du langage) présentent une tâche secondaire relativement simple. Dans des déficits de la mémoire de travail verbale et la tâche d’empan complexe de comptage par peuvent éprouver des difficultés spécifiquement exemple, les participants doivent compter les face à des tâches verbales d’empan simple éléments cibles dans une série d’images présen- et complexe (Archibald & Gathercole, 2007 ; tées successivement et se rappeler le nombre Henry et al., 2012 ; Marton & Schwartz, 2003 ; total d’occurrences pour chaque image à la fin Montgomery, 2003). Le TDL est un trouble neu- de la séquence (Case et al., 1982). rodéveloppemental qui se manifeste par des dif- ficultés à parler et/ou à comprendre le langage La mémoire de travail et l’apprentissage sans raison évidente (Bishop, 2006). Le TDL n’est des langues pas causé par l’expérience avec une ou plusieurs langues d’un enfant, mais résulte d’un déficit De nombreuses activités d’apprentissage nous cognitif sous-jacent. Dans le cas de bilinguisme, obligent à garder à disposition de petites quan- les signes d’un TDL apparaissent dans toutes tités d’informations sous une forme facilement les langues parlées par l’enfant (Thordardottir & accessible pendant que de nouvelles infor- Topbas, 2019). mations sont traitées et que les informations potentiellement distrayantes sont ignorées. Il De ce fait, la répétition de non-mots, en par- n’est donc guère surprenant qu’il existe des ticulier, a été suggérée pour représenter un © copyright ANAE 196 ● A.N.A.E. 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Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes multilingues ? marqueur clinique d’un TDL (Archibald, 2008). Alors que pour certains, la maîtrise de la langue Dans leur méta-analyse, évaluant les effets sur est le facteur déterminant principal, d’autres base d’un large éventail d’études individuelles, basent leur classification de l’enfant sur l’âge Estes et ses collègues (2007) ont montré que d’acquisition des différentes langues ou d’autres les enfants atteints d’un TDL obtenaient, en facteurs. Une partie du problème réside dans le moyenne, un score de 1,27 écart-types (≈ 40 %) fait qu’une étiquette (monolingue vs. bilingue) plus bas dans les tâches de répétition de non- est imposée à quelque chose qui n’est pas mots que leurs pairs au développement typique. intrinsèquement catégorique (Gullifer & Titone, Dans un test classique de répétition de non- 2020 ; Yow & Li, 2015). En effet, les bilingues mots, les enfants entendent des mots insensés constituent un groupe très hétérogène et le inventés (non-mots), comme cupifla ou gimuto, niveau de maîtrise atteint dans leurs différentes et doivent les répéter. La performance lors de langues varie considérablement. Le niveau de telles tâches est considérée comme reflétant maîtrise dépend ou non de l’âge auquel ils ont les capacités de mémoire verbale à court terme commencé à apprendre une langue et peut parce qu’elles impliquent la faculté de garder changer au cours du développement. En fait, temporairement en mémoire des informations même les adultes qui acquièrent des langues verbales inconnues (Gathercole et al., 1994). supplémentaires plus tard dans la vie peuvent Au départ, on pensait que la répétition de non- devenir très compétents dans plusieurs langues. mots était une mesure relativement pure de la Souvent, ce sont les circonstances de vie, telles mémoire verbale à court terme et que le main- que l’immigration, les mariages mixtes ou l’édu- tien temporaire de non-mots n’était pas soutenu cation qui exigent l’usage de plusieurs langues, par les connaissances lexicales (Gathercole & ce qui conduit les gens à devenir bilingues. À Baddeley, 1989). Cependant, il est devenu de cet égard, il a été avancé que c’est le « besoin d’utiliser plusieurs langues » qui est le moteur de plus en plus évident que la reproduction d’un l’acquisition de langues (Grosjean, 2010). non-mot s’appuie sur de nombreuses compé- tences phonétiques et linguistiques, en plus Considérer le bilinguisme comme variable caté- de la mémoire de travail. Il se peut, en effet, gorique constitue donc presque inévitablement que la répétition de non-mots soit un marqueur une erreur tant sur un plan substantiel que sur un sensible d’un TDL, précisément parce qu’elle plan statistique et il a été débattu que le bilin- puise dans de multiples processus cognitifs liés guisme devrait être traité comme une variable au langage (Archibald & Gathercole, 2007). La continue (Luk & Bialystok, 2013). Cependant, performance lors de tâches de répétition de il est actuellement difficile de savoir comment non-mots peut également être influencée par une telle mesure hypothétique devrait être les connaissances lexicales préalables, en par- construite et dans quelle mesure elle pourrait ticulier lorsque les non-mots ressemblent à des être réellement utile. La recherche et la pratique mots réels dans une langue donnée (Engel de clinique reposent donc encore principalement Abreu et al., 2011 ; Gathercole, 1995). sur l’approche catégorielle. Une façon courante de distinguer les groupes L’apprenant bilingue d’apprenants bilingues est basée sur les niveaux de compétence linguistique dans chaque Un « défi d’étiquetage » langue. Des termes tels que « bilingues équi- librés » ou « bilingues dominants » ont été Bien que le bilinguisme soit la norme plutôt que (et sont) utilisés pour désigner des locuteurs l’exception, le domaine de la recherche sur le bilingues, souvent définis en vertu de leur per- bilinguisme a peiné pour définir clairement ce formance dans une quelconque sorte de tests qu’est réellement un « apprenant bilingue ». de langage. Les recherches antérieures dans Une multitude d’étiquettes et de descriptions le domaine définissaient une personne comme différentes existent actuellement dans la litté- bilingue si elle maîtrisait couramment deux ou rature de recherche et dans la pratique (Surrain plusieurs langues avec la même aisance (voir & Luk, 2017). À un niveau très basique, on peut Bloomfield, 1933). D’autres ont introduit une considérer le bilinguisme comme la capacité perspective plus nuancée, en attribuant éga- de connaître plus d’une langue. Cependant, les lement l’étiquette « bilingue » à une personne choses deviennent plus complexes lorsqu’on faisant preuve d’un niveau minimal de compé- doit classer un enfant comme bilingue ou non tences dans une langue seconde, que ce soit dans le cadre d’études de recherche ou d’une pour parler, écouter, lire ou écrire (MacNamara, pratique clinique. Un problème fondamental 1967). Des définitions plus récentes du bilin- réside dans l’incertitude ayant trait aux facteurs guisme se détournent de l’idée qu’être bilingue à prendre en compte pour la classification signifie maîtriser plusieurs langues à un même (Goldstein, 2019 ; Montrul, 2008). niveau quasi-parfait. En fait, on a soutenu que © copyright ANAE A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 ● 197 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 197 16/04/2021 16:06
C. Wealer, P. M. J. Engel de Abreu la notion de « bilingue équilibré » est rare (voire Tout compte fait, les catégories posent pro- inexistante) et pourrait, de fait, constituer un blème lorsque l’on tente de classifier les points concept inefficace dans l’étude du bilinguisme forts et les faiblesses d’un enfant bilingue, car (Treffers-Daller, 2011). La prépondérance d’une elles négligent de prendre en compte les expé- langue s’avère sujette à des variations chez la riences hétérogènes que vivent les enfants dans plupart des bilingues selon le domaine de vie leurs différents environnements linguistiques. et la fonction dans lesquelles les langues res- Le bilinguisme est un processus dynamique et pectives sont utilisées, ce qui ne constitue pas idiosyncrasique qui s’inscrit dans un continuum. nécessairement un trait permanent. De plus, Le développement du langage chez les bilin- la plupart des instruments d’évaluation ont gues est influencé par une gamme de facteurs été élaborés dans une perspective monolingue individuels et environnementaux, y compris le (Armon-Lotem et al., 2015). Souvent, ils ne statut socio-économique, la qualité et quan- saisissent pas toutes les capacités linguistiques tité d’exposition à une langue, le nombre de des locuteurs bilingues et peuvent sous-estimer langues à apprendre, l’âge et le contexte d’ac- leur « vraie » compétence dans leurs différentes quisition, le prestige des langues dans un pays, langues. Dans ses œuvres influentes, Grosjean des facteurs internes à l’enfant, etc. (Bialystok, affirme qu’un bilingue n’équivaut pas deux 2001 ; Grosjean, 2010). Cela introduit des défis monolingues « en un » (Grosjean, 1989, 2006). et des considérations particuliers dans l’étude Dans son principe complémentaire, il postule du bilinguisme en recherche mais aussi en pra- que les bilingues utilisent leurs langues à des fins tique clinique. différentes (par exemple à la maison, à l’école, dans le lieu de travail), voilà pourquoi ils ne Un défi d’évaluation développent que rarement une maîtrise égale dans tous les domaines dans toutes leurs lan- Bien que la définition exacte du bilinguisme gues. En ce sens, une personne bilingue serait reste un sujet à débat, il est clairement établi n’importe quelle personne qui peut communi- que le bilinguisme n’entraîne pas de retard quer régulièrement dans au moins deux langues linguistique (Lowry, 2018). Les enfants bilingues dans sa vie quotidienne et non pas nécessai- franchissent les principales étapes de dévelop- rement une personne qui parle couramment pement à un rythme similaire à celui des enfants différentes langues au même niveau de maîtrise monolingues (Genesee, 2006 ; Hoff et al., 2012) générale (Grosjean, 1982, 2010). et le taux d’acquisition du langage n’est pas plus lent que celui des enfants monolingues (Paradis, Une autre approche courante pour catégoriser 2010). des groupes d’apprenants bilingues repose sur des informations concernant l’âge d’ac- Ceci dit, il est important de reconnaître que quisition, c’est-à-dire l’âge auquel une langue le développement bilingue du langage se dis- a été apprise. Différents termes, tels que les tingue par de nombreux aspects du dévelop- apprenants « simultanés » ou « séquentiels pement monolingue parce que les bilingues » ont été proposés. Les bilingues simultanés sont exposés à plusieurs langues plutôt qu’à sont souvent définis comme des individus qui une seule. Le temps qu’ils passent dans leurs ont acquis leurs différentes langues à la nais- différents environnements linguistiques est divi- sance ou à un jeune âge et sont régulièrement sé et leur maîtrise totale du langage se répartit exposés aux différentes langues (De Houwer, sur plusieurs langues. Le développement du 2009). Les bilingues séquentiels, quant à eux, langage dépend fortement de la quantité et du parlent une langue pendant les premières type d’exposition à une langue (Pearson, 2007 ; années de leur vie et ne sont initiés à une Thordardottir, 2011). On peut soutenir que seconde langue qu’ultérieurement (Genesee, les enfants bilingues ont moins d’opportunités 2010). Néanmoins, cette forme de catégori- d’apprentissage dans chacune de leurs langues sation est également problématique pour une que s’ils n’apprenaient qu’une seule langue et multitude de raisons. On ne sait pas à quel âge ils ont tendance à réussir moins bien aux tests il faut instaurer la limite pour trancher entre un de vocabulaire que les monolingues s’ils sont bilingue simultané ou séquentiel (un, deux ou jaugés séparément dans chaque langue (Hoff trois ans). De plus, les informations sur l’âge et al., 2012). Les résultats d’une méta-analyse d’acquisition ne nous informent nullement sur systématique, comprenant 82 études, indiquent le niveau réel de maîtrise de la langue. Il n’est qu’en tant que groupe, les bilingues exhibent pas forcément vrai qu’un bilingue « simultané des niveaux de langue inférieurs par rapport aux » devienne très compétent dans toutes ses monolingues (Melby-Lervag & Lervag, 2014). langues dans tous les domaines (Hoff & Ribot, Dans une étude menée auprès d’enfants bilin- 2017 ; Thordardottir, 2017). En fait, comme gues portugais-luxembourgeois pendant leurs évoqué ci-dessus, très souvent, ce n’est pas premières années de scolarité au Luxembourg, le cas. Engel de Abreu et ses collègues (2012) ont © copyright ANAE 198 ● A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 198 16/04/2021 16:06
Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes multilingues ? constaté que le groupe bilingue était en retard On peut trouver des preuves de suridentification par rapport à sa contrepartie monolingue dans en examinant le nombre d’enfants qui reçoivent des tests de vocabulaire, en luxembourgeois et des services d’éducation spéciale. En théorie, les en portugais respectivement, ainsi que dans une enfants bilingues avec un TDL ne devraient pas épreuve de vocabulaire conceptuelle combinant proportionnellement être plus nombreux que les deux langues. Des résultats similaires sont les enfants monolingues avec un TDL. Cepen- ressortis d’une étude menée auprès d’enfants dant, aux Pays-Bas, par exemple, 14 % de la d’âge préscolaire bilingues français-anglais qui a population scolaire ordinaire est bilingue, mais montré que les enfants bilingues peuvent obte- les bilingues constituent 24 % de la population nir des scores significativement moins élevés des écoles spéciales pour enfants avec un TDL que leurs pairs monolingues dans divers aspects (de Jong et al., 2010). Une image similaire se du langage (Thordardottir et al., 2006). Cette dégage au Luxembourg où les enfants catégori- étude a notamment montré que l’ampleur de sés comme « étrangers » représentent 53 % de la différence dépendait de plusieurs facteurs la population scolaire en éducation différenciée tels que les conjonctions linguistiques spéci- mais seulement environ 46 % de l’enseignement fiques apprises, l’étendue de l’exposition au ordinaire (MENJE, 2018 ; voir Lehti et al., 2018 bilinguisme ou encore des facteurs spécifiques pour des résultats similaires en Finlande). à la langue. En pratique clinique, le diagnostic d’un trouble Cela pose des problèmes d’évaluation évidents, d’apprentissage du langage chez un apprenant principalement faute d’instruments appropriés bilingue est souvent peu probant. Au Luxem- pour jauger les capacités linguistiques des bourg, par exemple, à de nombreux enfants enfants apprenant plus d’une langue. Souvent, bilingues qui présentent de graves faiblesses du pour des raisons pratiques, les cliniciens ne sont langage oral est collée l’étiquette de « soupçon capables d’évaluer un enfant que dans l’une d’un TDL », car une évaluation approfondie des de ses langues. En général, il s’agit alors de la compétences linguistiques de l’enfant dans sa langue parlée par la culture majoritaire qui est langue maternelle n’est souvent pas possible pour des raisons pratiques, y compris la mécon- souvent la langue seconde de l’enfant, mais la naissance du clinicien de la langue maternelle de langue primaire du clinicien. En outre, la maîtrise l’enfant ou (et) le défaut d’instruments de dia- de langue est largement déterminée en fonction gnostic dans cette langue. Il n’y a actuellement des performances aux tests de vocabulaire, qui aucun moyen de contourner ce dilemme dia- reflètent souvent les connaissances antérieures gnostique. L’élaboration de normes distinctes et la culture plutôt qu’une évaluation globale pour le monolingue et le bilingue pourrait être des compétences linguistiques orales en soi. Il une voie à suivre. La plupart des mesures stan- a été suggéré qu’en plus des mesures directes dardisées existantes ne tenaient en effet pas de la connaissance des mots, d’autres mesures compte des enfants bilingues ou de la diversité linguistiques devraient être envisagées, fournis- linguistique dans leur processus de codification sant une évaluation plus extensive de la maîtrise (Luk & Christodoulou, 2016). Pourtant, comme linguistique (Golinkoff et al., 2017 ; Peña et al., on l’a évoqué précédemment, cette approche 2018). présente également un certain nombre de pro- La mise en œuvre de tests de langage standar- blèmes, principalement parce que le bilinguisme disés conçus pour les monolingues pour évaluer ne forme pas une catégorie uniforme et parce qu’il est très variable à un niveau individuel. les capacités linguistiques des bilingues est Cela entraîne, à son tour, une impossibilité quasi très contestable (Rethfeldt, 2019). En effet, les absolue de déterminer des normes cliniques enfants bilingues sont particulièrement vulné- fiables pour tous les enfants bilingues. rables aux diagnostics erronés. Des instruments d’évaluation fiables et des normes par rapport Il ressort clairement de la revue de la littérature auxquelles les bilingues pourraient être compa- qu’il est actuellement difficile de distinguer rés faisant défaut, une performance médiocre une différence du langage dans des contextes lors de tests de langage distincts pourrait être multilingues d’un TDL. Le chevauchement des attribuée à un TDL, alors qu’en réalité, le déve- caractéristiques du développement du langage loppement du langage pourrait être typique bilingue et d’un TDL respectivement, conduit à pour un apprenant bilingue (suridentification). de nombreuses confusions méthodologiques et Il se peut aussi qu’un évaluateur considère une cliniques qui posent problème pour le diagnos- exécution médiocre des tâches comme « normal tic différentiel (Armon-Lotem & de Jong, 2015 ; pour un bilingue », alors qu’un véritable TDL est Bonifacci et al., 2018 ; Verhoeven et al., 2011). présent et que l’enfant a besoin d’un accompa- En plus, il n’y a actuellement pas beaucoup de gnement adapté (sous-identification, Bedore & recherches sur la manière dont le TDL se mani- Peña, 2008). feste chez les locuteurs bilingues (Armon-Lotem © copyright ANAE A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 ● 199 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 199 16/04/2021 16:06
C. Wealer, P. M. J. Engel de Abreu & de Jong, 2015 ; Engel de Abreu et al., 2014). ralement agencés, une pratique recommandée, Il s’ensuit qu’un défi majeur pour les praticiens dû aux forces et faiblesses propres à chacun de réside dans la différenciation entre les enfants ces cadres (de Lamo White & Jin, 2011 ; Grech bilingues qui présentent des symptômes d’un & McLeod, 2012). Les approches comprennent TDL et les enfants bilingues qui exhibent des la mise en œuvre de tests standardisés en réfé- signes d’une différence de langage probable- rence aux normes en vigueur ou encore des ment due à une exposition insuffisante à la mesures en référence à des critères donnés, langue. des évaluations dynamiques ou des approches socioculturelles. Une approche préconise de Malgré ces défis, des progrès ont également été compléter les évaluations linguistiques « tra- accomplis. L’augmentation de la recherche au ditionnelles » (par exemple le vocabulaire, la cours des dernières années a contribué à altérer grammaire) par des tâches de traitement du la perception des gens du bilinguisme (Cenoz, langage, telles que celles des mesures de la 2013). Le domaine de la recherche a commen- mémoire de travail verbale. cé à se détourner de l’idée qu’un bilingue est le résultat de l’addition de deux monolingues Évaluations de la mémoire de travail « incomplets ». Tout au contraire, un apprenant chez les enfants bilingues bilingue devrait être considéré comme un uti- lisateur d’une langue pleinement compétent Les mesures de la mémoire de travail verbale - avec une maîtrise de la langue différente, qui telles que la répétition de non-mots ou la tâche ne serait pourtant nullement inférieure à celle d’empan de chiffres - sont considérées par la d’un apprenant monolingue. Ce constat invite, majorité comme ciblant les compétences de trai- à son tour, une réévaluation des procédures tement du langage plutôt que les connaissances actuellement en place pour évaluer les compé- linguistiques en soi. Contrairement aux tests de tences linguistiques des bilingues ainsi que des langage traditionnels qui évaluent souvent des procédures diagnostiques utilisées pour identi- capacités isolées, on estime qu’elles s’appuient fier un TDL chez les bilingues. Bien qu’il s’agisse moins sur les connaissances antérieures, en d’un domaine d’étude relativement nouveau et revanche puisant dans la cognition fluide (Engel complexe, des lignes directrices pour les procé- de Abreu et al., 2010). Dans une étude portant dures de diagnostic à utiliser dans des contextes sur des enfants issus de milieux appauvris et bilingues et translinguistiques ont été proposées privilégiés au Brésil, Engel de Abreu et al. (2008) (Goldstein, 2019 ; Rethfeldt, 2013 ; Thordardot- ont trouvé des différences significatives entre les tir, 2015). groupes concernant les mesures du vocabulaire expressif et réceptif, mais point de différences entre les groupes ayant trait aux mesures de la Identification des troubles mémoire de travail verbale. Des résultats simi- du langage chez les enfants bilingues laires ont été obtenus dans une étude sur les bilingues portugais-luxembourgeois grandissant Évaluation des compétences linguistiques au Luxembourg. Malgré les grandes différences chez les enfants bilingues dans leurs capacités linguistiques par rapport aux monolingues du Portugal, les bilingues du À l’heure actuelle, les professionnels des milieux Luxembourg et les monolingues du Portugal cliniques et éducatifs se fondent fréquemment ont atteint des performances comparables lors sur un amalgame de mesures formelles (sou- de tâches d’empan simple et complexe (Engel vent dans une seule langue) et de procédures de Abreu et al., 2014b). Ces études suggèrent d’évaluation indirecte pour déterminer si un que certaines mesures de la mémoire de travail TDL peut exister chez un enfant bilingue. Il est pourraient fournir des méthodes utiles pour important de garder à l’esprit que de nombreux détecter les difficultés d’apprentissage des lan- facteurs peuvent influencer le développement gues qui sont relativement indépendantes des du langage bilingue et que ces facteurs doivent opportunités circonstancielles et des connais- être soigneusement pris en compte lors de sances antérieures. l’évaluation d’un enfant qui parle plusieurs lan- gues (Rethfeldt, 2013). Idéalement, les évalua- Les données scientifiques indiquent que le TDL tions devraient déterminer les points forts et pourrait être secondaire à des limitations géné- les points faibles tenant compte des différents rales du traitement cognitif, y compris dans domaines dans toutes les langues parlées. le domaine de la mémoire de travail verbale (Archibald & Gathercole, 2007 ; Henry et al., Il n’existe actuellement aucun cadre global établi 2012). En effet, il a été démontré que l’évalua- pour l’évaluation des compétences linguistiques tion de la mémoire de travail verbale permet des bilingues. En pratique clinique, différents de trancher entre les enfants avec et sans un cadres qui, souvent, se chevauchent sont géné- TDL, autant pour les locuteurs bilingues que © copyright ANAE 200 ● A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 200 16/04/2021 16:06
Évaluation de la mémoire de travail : un outil de différenciation entre trouble du langage et différence du langage dans des contextes multilingues ? pour les monolingues (par exemple, Archibald mance sur la tâche d’empan de comptage n’est & Gathercole, 2006 ; Thordardottir & Brandeker, que peu susceptible d’indiquer un déficit de 2013). Dans une étude transculturelle, Engel de mémoire de travail, mais pourrait plutôt refléter Abreu et ses collègues ont examiné la mémoire une divergence dans les connaissances anté- de travail et le langage chez les enfants mono- rieures (comptage). Une autre étude a exploré lingues et bilingues avec et sans un TDL (Engel les effets translinguistiques et transculturels sur de Abreu et al., 2014a). Plus spécifiquement, les tâches de mémoire de travail verbale et sur ils ont comparé des enfants bilingues avec un le vocabulaire chez les enfants bilingues (Engel TDL du Luxembourg dont la première langue de Abreu et al., 2013). Les enfants bilingues était le portugais, avec des enfants monolingues ont effectué toutes les épreuves dans leur pre- lusophones avec un TDL du Brésil. L’étude a mière langue, le portugais, et dans leur seconde également inclus différents groupes contrôles langue, le luxembourgeois. Leur performance d’enfants au développement typique du Luxem- a été comparée à des enfants monolingues de bourg, du Brésil et du Portugal. Les résultats langue portugaise. Comme prévu, d’importants corroborent les études précédentes, indiquant effets translinguistiques et transculturels ont des différences de groupe significatives sur les été constatés influençant les mesures de voca- mesures linguistiques entre les bilingues et les bulaire. Pour les tâches de mémoire de travail, monolingues au développement typique (par l’étude n’a montré aucun effet de la langue exemple, Engel de Abreu et al., 2012, 2013). du test ou du statut culturel pour les tâches L’étude a également pu démontrer que les impliquant des mémorisations numériques. En enfants monolingues et bilingues avec un TDL revanche, il y avait des différences de groupe atteignaient des scores beaucoup moins élevés significatives sur la répétition de non-mots avec sur les mesures de la mémoire de travail ver- les enfants monolingues devançant nettement bales simples et complexes que leurs pairs au les bilingues. Notamment, les analyses de véri- développement typique. Une autre étude com- fication ont montré que les différences entre les parative a exploré le schéma de performance groupes n’apparaissaient que dans la répétition de la mémoire de travail chez les bilingues de non-mots similaires à des mots réels, alors portugais-luxembourgeois avec et sans un TDL qu’aucune différence entre les groupes n’a été du Luxembourg, et celui de locuteurs monolin- certifiée dans la répétition de mots substantiel- gues au développement typique du Portugal lement divergents de tout mot réel. (Engel de Abreu et al., 2014a). Tous les enfants venaient de familles à faible revenu. Alors que Un autre biais potentiel à prendre en compte les enfants bilingues avec un TDL ont obtenu lors de l’utilisation de tests de mémoire de tra- des résultats équivalents à ceux de leurs pairs vail avec des bilingues réside dans le soi-disant au développement typique quant aux mesures « effet d’avantage bilingue dans les fonctions de la mémoire de travail visuo-spatiale, ils ont exécutives » (Bialystok, 2017 ; Engel de Abreu atteint des scores significativement inférieurs à et al., 2012). Selon cette théorie, le traitement ceux des deux groupes contrôles lors de tâches cognitif chez les bilingues diffère de celui des de mémoire de travail verbale. monolingues en raison de la demande cogni- tive supplémentaire de devoir fonctionner dans Bien que les tâches de mémoire de travail ver- différentes langues et de passer d’une langue bale réduisent la partialité linguistique par rap- à l’autre (Bialystok & Poarch, 2014 ; Green port aux tests de langage classiques (p. ex. les 1998). En pratique, cela signifie que les bilin- tests de vocabulaire), il est important de garder gues peuvent surpasser les monolingues dans à l’esprit qu’elles ne sont pas complètement certaines tâches des fonctions exécutives (Ade- libres de langage et indépendantes des facteurs sope et al., 2010). La mémoire de travail est contextuels (Conlin & Gathercole, 2006 ; Hulme considérée par beaucoup de gens comme une et al., 1991). En fait, Engel de Abreu et ses collè- fonction exécutive parmi d’autres (Diamond, gues (2013) ont montré que les enfants au déve- 2013 ; Miyake et al., 2000). Il est donc possible loppement typique qui étaient privés en termes que l’effet d’avantage cognitif se manifeste de formation scolaire avaient des performances dans les performances lors de tests de mémoire égales à des groupes d’enfants appariés avec de travail. Néanmoins, les évidences établies de meilleures opportunités éducatives face à indiquent que, le cas échéant, l’effet bilingue sur des tâches de mémoire de travail visuo-spatiale la mémoire de travail est négligeable. Engel de ainsi qu’au test d’empan de chiffres. Or, ils ont Abreu (2011) a examiné si le bilinguisme pendant obtenu des scores significativement inférieurs la petite enfance affecte la performance lors de à ceux de leurs pairs favorisés sur le plan édu- tâches de mémoire de travail chez les enfants catif sur la tâche d’empan complexe de comp- entre 6 et 8 ans. L’étude conclut que la nécessité tage. Comme aucune différence de groupe n’a de gérer plusieurs systèmes linguistiques a peu été constatée à propos des autres tâches de d’impact sur le développement de la mémoire mémoire de travail, la diminution de perfor- de travail. Ces résultats sont alignés avec une © copyright ANAE A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 ● 201 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 201 16/04/2021 16:06
C. Wealer, P. M. J. Engel de Abreu méta-analyse récente indiquant que les bilin- Références gues n’ont pas d’avantage sur les monolingues Adesope, O. O., Lavin, T., Thompson, T., & Ungerleider, C. (2010). A syste- dans les tests de mémoire de travail (Gunnerud matic review and meta-analysis of the cognitive correlates of bilingualism. et al., 2020). D’un point de vue pratique, ces Review of Educational Research, 80(2), 207-245. résultats sont pertinents car ils signalent que les Alloway, T. P., Gathercole, S. E., Willis, C., & Adams, A. M. (2004). A structural analysis of working memory and related cognitive skills in young children. normes de tests de mémoire de travail établies Journal of Experimental Child Psychology, 87(2), 85-106. sur base de monolingues pourraient également Archibald, L. M. (2008). The promise of nonword repetition as a clinical convenir aux bilingues. tool. Canadian Journal of Speech-Language Pathology and Audiology, 32, 21-28. Somme toute, les données scientifiques dis- Archibald, L. M., & Gathercole, S. E. (2006). Short-term and working memo- ponibles suggèrent que certaines tâches de la ry in specific language impairment. International Journal of Language & mémoire de travail ne sont que relativement Communication Disorders, 41(6), 675-693. peu affectées par l’expérience et les connais- Archibald, L. M., & Gathercole, S. E. (2007). Nonword repetition in specific language impairment: More than a phonological short-term memory sances antérieures et pourraient donc fournir deficit. Psychonomic Bulletin & Review, 14, 919-924. des outils fiables pour explorer la capacité de la Armon-Lotem, S. & de Jong, J. (2015). Introduction. In S. Armon-Lotem, J. mémoire de travail chez les bilingues. de Jong, & N. Meir. (Eds.), Assessing bilingual children. Disentangling bilin- gualism from language impairment (pp. 1-24). Bristol: Bilingual Matters. Armon-Lotem, S., de Jong, J., & Meir, N. (2015). Assessing multilingual Conclusion children: Disentangling bilingualism from language impairment. Multi- lingual matters. Cet article de synthèse a montré que les bilin- Atkinson, R. C., & Shiffrin, R. M. (1968). Human memory: A proposed gues au développement typique peuvent faire system and its control processes. In K. W. Spence & J. T. Spence (Eds.), The psychology of learning and motivation (Vol. 2, pp. 89-195). New York: preuve de performances limitées aux tests de Academic Press. langage et qu’ils peuvent exhiber des profils Avons, S. E., Wragg, C. A., Cupples, W. L., & Lovegrove, W. J. (1998). Mea- linguistiques similaires à ceux des monolingues sures of phonological short-term memory and their relationship to vocabu- avec un TDL. L’hétérogénéité vaste des appre- lary development. Applied Psycholinguistics, 19(4), 583-601. nants étiquetés « bilingues » pose des défis Baddeley, A. D. (2000). The episodic buffer: a new component of working aux évaluations cliniques, surtout lorsqu’elles memory? Trends in Cognitive Sciences, 4(11), 417-423. s’appuient sur des instruments standardisés Baddeley, A. D., Gathercole, S. E., & Papagno, C. (1998). The phonological loop as a language learning device. Psychological Review, 105(1), 158- qui ont été développés pour les monolingues. 173. Faute d’instruments adaptés pour spécifique- Baddeley, A. D., & Hitch, G. (1974). Working memory. In G. H. Bower ment évaluer les enfants qui apprennent plus (Ed.), The psychology of learning and motivation (pp. 47-89). San Diego: d’une langue, les enfants bilingues se retrouvent Academic Press. fréquemment avec une évaluation sous- Baddeley, A. D., Allen, R. J., & Hitch, G. J. (2011). Binding in visual working memory: The role of the episodic buffer. Neuropsychologia, 49(6), 1393- optimale de leurs compétences linguistiques 1400. par le biais de tests diagnostiques souvent pro- Barrouillet, P. N., & Camos, V. (2010). Working memory and executive blématiques à plusieurs niveaux. Les mesures control: A time-based resource-sharing account. Psychologica Belgica, de la mémoire de travail verbale sont sensibles 50(3/4), 353-382. à la capacité linguistique et sont moins affec- Barrouillet, P., Bernardin, S., & Camos, V. (2004). Time constraints and tées par les variations de l’expérience de vie et resource sharing in adults’ working memory spans. Journal of Experimen- tal Psychology: General, 133, 83-100. des connaissances antérieures que les tests de Bedore, L. M., & Peña, E. D. (2008). Assessment of bilingual children for langage classiques. L’évaluation de la mémoire identification of language impairment: Current findings and implications de travail des bilingues pourrait donc constituer for practice. International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, un complément important aux tests de langage 11(1), 1-29. traditionnels, afin de différencier un TDL, associé Bialystok, E. (2001). Bilingualism in development: Language, literacy, and à une déficience cognitive, d’une différence de cognition. Cambridge: University Press. langage liée à l’expérience d’un enfant avec une Bialystok, E. (2017). The bilingual adaptation: how minds accommodate experience. Psychological bulletin, 143(3), 233-262. langue. Bien que distinguer entre un TDL et une Bialystok, E., & Poarch, G. J. (2014). Language experience changes lan- différence du langage reste indubitablement un guage and cognitive ability. Zeitschrift für Erziehungswissenschaft, 17(3), défi, on pourrait soutenir que les mesures de 433-446. la mémoire de travail peuvent avoir une utilité Binet, A. (1903). L’étude Experimentale de l‘intelligence. Paris: Schleicher clinique dans le diagnostic d’un TDL dans des Frères. contextes multilingues. Bishop, D. V. M. (2006). What causes specific language impairment in child- ren? Current Directions in Psychological Science, 15, 217-221. Bloomfield, L. (1933). Language. New York: Holt, Rinehart & Winston. Bonifacci, P., Barbieri, M., Tomassini, M., & Roch, M. (2018). In few words: Linguistic gap but adequate narrative structure in preschool bilingual children. Journal of Child Language, 45(1), 120-147. Camos, V., & Barrouillet, P. (2011). Developmental change in working Remerciements memory strategies: from passive maintenance to active refreshing. Deve- Nous tenons à souligner le financement reçu du Fonds National de la lopmental Psychology, 47, 898-904. Recherche luxembourgeois (FNR), PRIDE/15/10921377. Nous remercions Camos, V., & Barrouillet, P. (2018). Working memory in development. New Li Thoma pour son aide dans l’adaptation de cet article en français. York: Routledge. © copyright ANAE 202 ● A.N.A.E. N° 171 ● AVRIL 2021 194_204_ANAE_171_WEALER.indd 202 16/04/2021 16:06
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