VISCONTI ET LE CRÉPUSCULE DES DIEUX : DE HITLER À MACBETH

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VISCONTI ET LE
        CRÉPUSCULE DES DIEUX :
        DE HITLER À MACBETH
        › Jean-Pierre Naugrette

     L               e film Les Damnés de Luchino Visconti (1969) fait par-
                     tie de ce qu’il est convenu d’appeler sa « trilogie alle-
                     mande », avec Mort à Venise (1971) et Ludwig (1972).
                     Pour cet aristocrate antifasciste et proche du Parti
                     communiste, il fallait tenter de peindre trois moments
     historiques liés à une forme de décadence occidentale : avec Lud-
     wig, la démesure (ou dans la tragédie grecque, l’hubris) fin de siècle
     d’un roi fou, avec Mort à Venise, adapté de la nouvelle de Thomas
     Mann (1912), la déchéance d’un universitaire face à la beauté grecque
     d’un adolescent (mais aussi une épidémie de choléra qui annonce la
     Grande Guerre), avec Les Damnés, la montée inexorable du nazisme
     au sein d’une riche famille aristocratique d’industriels allemands, les
     Essenbeck, dont le modèle historique est incontestablement la famille
     Krupp. C’est oublier cependant le projet d’une tétralogie incluant La
     Montagne magique du même Thomas Mann, que la maladie contrac-
     tée sur le tournage de Ludwig l’empêcha de réaliser. Le mot « tétra-
     logie » suffit à convoquer Richard Wagner : Les Damnés est sous-titré
     « Le crépuscule des dieux ».

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    Le film s’ouvre sur une fête de famille, en 1933, à l’occasion de
l’anniversaire du vieux baron Joachim von Essenbeck. De petites filles
blondes virevoltent, un jeune homme interprète une suite pour vio-
loncelle de Bach. Rien de tels que les dorures d’un château, les ten-
tures et les tableaux pour planter un décor potentiellement tragique.
C’est au cours du repas, entre les verres qui s’entrechoquent et les rires
forcés, que les choses se précisent. Le baron tape trois fois du plat
de la main pour faire le silence. Le dîner Jean-Pierre Naugrette est professeur
consacre une sorte de coup d’État familial : de littérature anglaise du XIX sièclee

invoquant « l’unité et le prestige de notre à l’université Sorbonne-Nouvelle
                                                  Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson
firme » qu’il faut préserver à tout prix, le et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi
baron admet qu’il faut s’adapter aux temps traducteur et romancier. Dernier
nouveaux, et annonce l’éviction du jeune livre paru : L’Aronde et le kayak, une
                                                  famille à Viroflay, 1930-1960, Éditions
Herbert Thallmann (Umberto Orsini) au Les Deux Sœurs, 2019.
profit de Konstantin von Essenbeck (René › jeanpierrenaugrette@gmail.com
Kolldehof ), membre des SA et apôtre de la collaboration entre le
monde industriel et le nazisme. Herbert quitte la table et prend bien-
tôt la fuite. Sophie von Essenbeck (Ingrid Thulin) et Friedrich Bruck-
mann (Dirk Bogarde) attendent leur heure.
    Au beau milieu des festivités familiales, organisées autour d’une
scène de théâtre, un jeune homme travesti produit un one-man-
show provocateur, un pastiche de Marlene Dietrich dans L’Ange bleu
de Josef von Sternberg (1930), avec la chanson « Einen Mann, einen
richtigen Mann ! » Ce n’est autre que Martin von Essenbeck (Hel-
mut Berger), qui célèbre à sa manière l’anniversaire par ce numéro
de cabaret, vite interrompu par Konstantin, qui annonce l’incendie
du Reichstag : nous sommes donc dans la nuit du 27 au 28 février
1933. Le titre même de la chanson constitue un indice majeur du
film. Tout le problème des Essenbeck, dans ces moments fébriles qui
précèdent l’arrivée officielle de Hitler au pouvoir, va être en effet de
trouver der richtiger Mann, un vrai homme, ou plutôt l’homme adé-
quat pour présider durablement aux destinées des aciéries (1). Dans
la nuit, le vieux Joachim se retourne dans son lit : il a entendu un
cri. Le lendemain, on le retrouve assassiné, baignant dans son sang.
On trouve le revolver d’Helmut, le fugitif, qui semble s’être vengé

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     de sa disgrâce. Dès lors, appuyé par sa maîtresse Sophie, Friedrich
     prend du galon. Est-ce lui, l’homme adéquat ? Dans une scène-clé,
     l’exposition d’un nouveau modèle de mitrailleuse en présence de
     dignitaires de la Wehrmacht et de Konstantin scelle une forme de
     pacte entre les aciéries, désormais productrices d’armes, et l’armée :
     pas question, dit un officier, que ces armes lourdes arrivent dans les
     mains des SA, les sections d’assaut créées au début des années vingt
     par un vieux compagnon de Hitler, Ernst Röhm.
         Une forme d’alliance s’établit vite entre Friedrich et Aschenbach
     (Helmut Griem), qui joue le rôle du propagandiste. À plusieurs
     reprises, il distille les aphorismes correspondant à la philosophie
     rampante du nouveau régime : « La morale personnelle est morte »,
     « Nous sommes une société d’élite où tout est permis », et surtout,
     se réclamant de Hegel, « l’État ne peut qu’écraser l’innocente petite
     fleur si la fleur obstrue son chemin ». Le coup de force du nazisme,
     c’est aussi le détournement de la musique (Bach, Wagner) et de la
     philosophie (Nietzche, Hegel) allemandes à son profit. Si Hegel l’a
     dit… alors, les SA doivent être écartés. Dans l’une des scènes les
     plus célèbres du film, Visconti reconstitue la Nuit des longs cou-
     teaux (29 au 30 juin 1934) durant laquelle les SS éliminent brutale-
     ment les SA, et bientôt Ernst Röhm, accusé de comploter contre le
     régime, et homosexuel notoire. Konstantin meurt au milieu de ses
     compagnons de beuverie et d’orgie. Aschenbach et Friedrich en per-
     sonne prêtent main-forte aux SS. La famille Essenbeck commence
     à s’entre-tuer.

     Freud sous-tend Marx

        Avec cette fresque de la montée du nazisme au sein d’une famille
     d’industriels allemands, on comprend vite que Visconti a voulu fil-
     mer une version de Macbeth. C’était d’ailleurs son projet d’origine :
     tourner Macbeth en Italie. La production en ayant décidé autre-
     ment, c’est dans l’Allemagne des années trente qu’il transpose Sha-
     kespeare : metteur en scène d’opéra, Visconti se souvient du Macbeth

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de Giuseppe Verdi (2). Si Friedrich a participé à la Nuit des longs
couteaux, c’est parce qu’il a été aiguillonné par Sophie, lors d’une
scène d’un érotisme troublant : « Il faut que tu le fasses. C’est à toi
de jouer », déclare une fascinante Sophie à son amant qui, comme
Macbeth, déplore déjà cette « logique implacable » de l’ambition,
celle-là même qui l’a poussé, on le comprend alors, à tuer dans son
lit le vieux baron Joachim tel le roi Duncan dans Shakespeare. Mais
pourquoi, chez lui, ce sentiment diffus d’échec ? Dans un essai daté
de 1916, Freud rapporte le cas des époux Macbeth à « ceux qui
échouent du fait du succès » : selon lui, c’est la libido de l’ambi-
tion qui pousse le couple à tuer pour arriver au pouvoir. Une fois
celle-ci satisfaite, elle tourne à vide, et cherchant un nouvel objet,
se retourne contre les époux pour les détruire (3). D’où l’articula-
tion, typiquement shakespearienne et viscontienne, entre ambition
politique et sexualité. Avec Les Damnés, Visconti ne se contente pas
de réitérer une vérité historique bien connue : l’alliance entre Hitler
et les industriels pour arriver au pouvoir et préparer la guerre, qui
précipite l’élimination des SA, la frange braillarde du nazisme. Le
détour par Macbeth permet de mieux comprendre les motivations
profondes du mouvement comme désir de revanche par rapport à
l’humiliation du traité de Versailles. Les intérêts économiques bien
compris reposent sur une pulsion plus profonde, qui n’est autre que
la libido du politique. Freud sous-tend Marx.
     Il y a aussi du Hamlet dans la relation trouble entre Martin et sa
mère Sophie. Entre le travesti dévoyé, inspiré par le personnage fan-
tasque d’un rejeton de la famille Krupp dans les années soixante, et
la mère possessive, s’établit un rapport ambigu et sulfureux, que Vis-
conti pousse jusqu’à l’inceste. Martin s’oppose à Friedrich, l’amant
de sa mère, dans les mêmes termes avec lesquels Hamlet affronte
Claudius, son oncle, qui a tué son père. Il accuse dès lors Sophie de
lui avoir toujours préféré Friedrich : « Mère, je m’en vais te détruire »,
déclare-t-il avant de coucher avec elle. La fin du film est digne d’un
opéra ou d’une tragédie. Martin a troqué les bas résille pour l’uni-
forme SS. Ironiquement c’est lui, l’héritier travesti des Essenbeck,
qui dicte sa loi à Friedrich et à sa mère, devenue une somnambule

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     blafarde et fardée, dans une parodie de mariage qui prélude au sui-
     cide du couple – tels Hitler et Eva Braun dans leur bunker. C’était
     lui, tout compte fait, der richtiger Mann. L’image finale du film fait
     écho à celle du générique : le salut nazi de Martin sur fond d’aciérie
     crachant le feu ravive encore Macbeth. Pourra-t-il échapper au chau-
     dron des sorcières ?
         On retrouve le motif du feu ravageur dans le film Les Quatre Cava-
     liers de l’Apocalypse, de Vincente Minnelli (1962), dont Visconti s’est
     visiblement inspiré (4). Depuis la scène inaugurale où l’éclair foudroie
     l’ancêtre Julio Madariaga (Lee J. Cobb) en Argentine, jusqu’à la scène
     finale du bombardement d’une division allemande installée en Nor-
     mandie, la fresque de Minnelli, d’après un roman de Vincente Blasco
     Ibáñez, fait de l’hubris nazie une force autodestructrice qui ravage,
     comme chez Visconti, une famille tout entière. Mais là encore, ce
     qui pourrait apparaître comme une banalité historique est retravaillé à
     travers des relations plus subtiles entre les membres du clan. C’est en
     effet à Julio Desnoyers (Glenn Ford), jusque-là playboy frivole, amant
     de Marguerite Laurier (Ingrid Thulin, déjà, cette fois du bon côté),
     la femme d’un journaliste français arrêté puis torturé par la Gestapo,
     que revient la tâche ardue d’aller éliminer le cousin Heinrich von Har-
     trott (Karlheinz Böhm) entré dans la SS. Julio et Marguerite sont des
     Macbeth inversés, décidés à tuer eux-mêmes, dans leur propre famille,
     ce que Brecht appelait « la bête immonde » (5) sortie d’un ventre tou-
     jours fécond.
         Dans un essai d’abord paru dans Esprit en 1934, Emmanuel
     Levinas définissait la philosophie de l’hitlérisme comme « l’idée
     d’expansion » ayant remplacé l’universalité des valeurs occidentales.
     Selon lui, c’est tout le rapport au corps qui est en jeu. Alors que
     la philosophie occidentale, depuis Platon, a tendance à considérer
     le corps comme un obstacle brisant l’élan de l’esprit, l’hitlérisme,
     défini comme « réveil des sentiments élémentaires » (6), propose au
     contraire à un homme nouveau « l’enchaînement originel inéluc-
     table, unique à notre corps » (7). Si la sexualité est si présente dans
     Les Damnés, c’est parce que l’adhésion au nazisme passe avant tout
     par l’acceptation de cet enchaînement au corps, à l’échelle familiale,

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puis nationale : la propagande a pour but de propager cette nou-
velle « philosophie » selon laquelle la petite fleur doit être écrasée
par un corps (politique) qui va. Au risque que l’Éros comme hubris
se retourne en Thanatos toute jouissance faite.
1. On peut penser au titre de la pièce de Brecht, Mann ist Mann (Homme pour homme, ou bien Un homme
est un homme (L’Arche, 1999)), publiée en 1925, puis en 1938 après l’avènement du nazisme en Alle-
magne. En 1953, Brecht disait d’elle : « Le problème de la pièce est la fausse collectivité, la mauvaise
bande, et son pouvoir de séduction. »
2. Le rapport entre théâtre et cinéma peut également s’inverser si le théâtre adapte le cinéma, comme
avec Les Damnés d’après le film de Visconti, mis en scène par Ivo van Hove, d’abord au festival d’Avignon
en 2016, puis à la Comédie-Française en 2017.
3. Sigmund Freud, « Quelques types de caractère », in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, traduit par
Bernard Féron, Gallimard, coll. « Folio », 1985.
4. Notons une première version muette des Quatre cavaliers par Rex Ingram en 1921, qui adapte le roman
(1916) situé dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Le roman est contemporain de l’essai de
Freud pré-cité.
5. Bertolt Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui, in Théâtre complet, tome V, L’Arche, 1976, p. 237.
6. Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Rivages, coll. « Petite biblio-
thèque », 2018, p. 7.
7. Idem, p. 19.

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