VOYAGE DANS UNE SYRIE SOUS SANCTIONS - Frédéric Pichon - Revue Des Deux ...
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VOYAGE DANS UNE SYRIE SOUS SANCTIONS › Frédéric Pichon C et hiver a été long, mais actuellement les Syriens ne s’en plaignent plus. Passé le froid, c’est à présent la pluie qui tombe, drue, régulière, du nord-ouest bien sûr, par la trouée de Homs par laquelle s’infiltrèrent les croisés autrefois et récemment le Front al-Nosra, mais qui par la suite redescend vers Damas. Coquelicots et petites fleurs de crocus profitent de ces millimètres inespérés pour pousser vite, avant que s’installent les lourdes chaleurs de l’été. Là le paysage virera progressivement au jaune, comme si la végétation voulait res- sembler à la géologie qui affleure partout ici, dévoilant ses calcaires plissés à l’infini. Le long de la route en Frédéric Pichon est historien et direction de Homs, des Syriens tentent essayiste. Dernier ouvrage publié : leur chance dans la pierraille : les truffes Syrie, une guerre pour rien (Cerf, abondent ici à cette saison. Les vaches 2017). › fredericpichon@hotmail.com – oui, les vaches – paissent sur les bords verdoyants des routes. Les chèvres et les moutons attendront. C’est d’ailleurs ce que me dit le livreur de lait qui arpente ce matin le quar- tier, portant ses bidons scellés à l’étain sur son vélo chinois. Ses vaches 124 JUIN 2019
études, reportages, réflexions paissent dans la Ghouta à nouveau. Quand le quartier a été investi par les rebelles de Jaych al-Islam, il a dû fuir avec elles. Avant qu’elles ne soient toutes mortes de faim, il en abattu la moitié, cinq, me dit-il en feignant d’être triste. Les autres sont revenues dans la Ghouta depuis l’automne. « L’herbe (al-haschisch me dit-il en plissant les yeux) est haute comme cela à présent ! » À Qala’at al-Husn, le village ravagé en contrebas du krak des Che- valiers, les habitants ne sont pas encore revenus. Dans l’une des rares maisons encore debout, Abou Moaz me reçoit à déjeuner pendant un orage de grêle dantesque. Cela fait huit ans qu’il n’a pas travaillé : l’hôtel qu’il exploitait a été confisqué par le Front al-Nosra et pris pour cible par l’armée. Nous nous régalons de poulet grillé à l’ail et de mezze cam- pagnards où épinards cuits, choux-fleurs et roquette témoignent d’une gastronomie syrienne qui reste profondément liée au terroir. Avant de partir, Abou Moaz tient à m’exprimer son inquiétude : « Comment est la situation en France ? Sois prudent. J’ai vu les images à la télévision, c’est très dangereux. » Je crois qu’il était sincère… Certes, à Damas ou à Homs, les incessantes salves d’obus et de roquettes, comme le bruit atroce des MiG dans le ciel limpide, ont cessé. La Ghouta est tombée, les routes sont sécurisées. À Bab Touma, une des portes du quartier chrétien, un gigantesque empilement de carcasses rouillées grêlées d’impacts témoigne de l’enfer qui fut celui des habitants de part et d’autre de la ligne de front de Jobar, specta- teurs et victimes de la folie guerrière des deux camps. La rue Droite qui débouche sur Bab Charqi se change le soir tombé en un repaire de hipsters qui hantent les boîtes de nuit et les bars qui ont fleuri depuis mon dernier séjour, en juillet 2018. Corvette et Porsche battent les pavés disjoints et des effluves d’arak et de whisky ont remplacé l’odeur de la poudre. Des touristes allemands, pantalon à poches et chaus- settes dans leurs sandales, prennent le frais avant de partir pour Alep le lendemain. C’est pourtant un pays en guerre larvée que l’on traverse. La guerre est économique, profondément destructrice du tissu social syrien. Elle est aussi idéologique : la « laïcité » syrienne et la cohabitation harmo- nieuse de ses communautés ont vécu. JUIN 2019 125
études, reportages, réflexions La Syrie, après huit ans de guerre, est un pays sous sanctions. Ces sanctions visent à maintenir la pression sur le gouvernement syrien afin de l’amener à accepter d’ouvrir la porte à un « processus politique qui mènera à une solution négociée du conflit ». Mais ce sont la Russie, l’Iran et la Turquie qui ont la main. Les Occidentaux ont finalement renoncé à obtenir le départ de Bachar al-Assad avant toute discussion. Cette exigence inflexible apparaissait contre-productive et rétrospecti- vement désastreuse car jamais ce dernier n’a été autant en position de force que depuis l’été 2018. Il contrôle désormais – formellement – les deux tiers de la Syrie après avoir enchaîné les victoires militaires aux dépens des rebelles et des djihadistes. Alors, parce qu’il faut bien faire exister le « camp occidental », dont Pascal Boniface chante le requiem en ce moment, et que la politique des Occidentaux a de plus en plus le parfum du cynisme drapé dans les bons sentiments, ne restent que les sanctions. Le pire est que cela nous est « vendu » dans le but de faire évoluer le pouvoir vers l’acceptation d’une Constitution plus « démocratique ». Jamais la brutalité du nation building n’est apparue plus inepte. Car le champagne coule à flots à Mazzé et les Mercedes luisent toujours autant à Abou Roumanneh. La raison d’être des sanc- tions imposées à ceux qui n’ont rien laisse songeur. À petit feu, le pays se vide de ses élites, tandis que les classes moyennes atteignent sans parachute le plancher des vaches du seuil de pauvreté. Et les réfugiés – y compris loyalistes – trouvent facilement à s’employer : l’Austra- lie et le Canada sont littéralement en train de vider la Syrie de ses chrétiens, tandis que l’Europe, Allemagne et Suède en tête, trouvent aisément à employer et à garder ces ingénieurs ou ces architectes dont elles manquent et qui seront perdus à jamais pour le pays. Un pillage en règle dont les professionnels de l’accueil des réfugiés – venus sou- vent des sphères altermondialistes – ne voient pas qu’il fait les délices du capitalisme mondialisé. L’inflation galopante oblige les autorités syriennes à fermer les yeux sur les paiements en devises étrangères et l’omniprésence de la mendicité, du marché noir et des trafics. Pour tenter d’y remédier, une carte de rationnement est à présent obliga- toire pour s’approvisionner en essence. Mais les bords des routes sont truffés de vendeurs à la sauvette qui écoulent dans des bouteilles de 126 JUIN 2019
voyage dans une syrie sous sanctions plastique quelques litres clandestins. La nuptialité est en baisse pour les Syriens nés avant 2000, tant est massif le nombre d’hommes jeunes morts au front ou partis pour échapper au service militaire. L’incompréhension vient aussi du personnel diplomatique syrien. Rejetée par l’Europe, la Syrie doit-elle se jeter dans les bras de l’Asie ? En d’autres termes, le pays est devenu un enjeu d’influence pour les puissances émergentes qui veulent défier l’ancien ordre en pleine déliquescence. Et le terrain de cet affrontement est la Syrie. Iraniens, Malais, Indiens, Émiratis, Biélorusses et Chinois se pressent au chevet du pays. Me reviennent les mots du titre d’un livre de Bertrand Badie : « Nous ne sommes plus seuls au monde ». Mais un diplomate me confie : « Nous Syriens, sommes plus proches de vous que des Chinois ou des Iraniens. Nous parlons la même langue, c’est-à-dire que nous voyons le monde comme vous. Vous, Européens, allez réussir l’exploit de valider la géographie qui place la Syrie en Asie alors que toute son histoire récente affirme qu’elle appartient au monde méditerranéen, et donc à l’Europe. » À présent c’est à l’intérieur même que les fêlures apparaissent au grand jour. C’est nouveau car les Syriens, dès avant la guerre, avaient pour habitude de ne rien dire, surtout à l’étranger de passage. Toute critique portant sur la communauté (la taïfa) des autres Syriens était prohibée et l’éloge du modèle séculier syrien était l’unique mantra, parfois surjoué mais sincère, que l’observateur parvenait à arracher à ses interlocuteurs. Un récent décret datant de septembre 2018, la loi n° 16, a provoqué des remous parmi la population loyaliste, en particulier chez les chrétiens, mais aussi chez les « laïcs », musulmans comme chrétiens. Cette loi étend considérablement les compétences du ministère des Affaires religieuses (Awqaf ), créé en 1961 pour gérer les biens religieux, principalement associés à l’islam sunnite. Ce décret permet au ministère de s’ingérer même dans des activités qui ne relèvent pas de son domaine. Il aurait ainsi ses propres établissements commerciaux, dont les revenus iraient directement à la trésorerie du ministère, ce qui lui donnerait une indépendance financière totale. Bien plus, la loi autorise le ministre à nommer le grand mufti de la République, un droit précédemment exercé par le président, et limite JUIN 2019 127
études, reportages, réflexions son mandat à trois ans, renouvelable par le ministre. La loi institue un nouvel organe pour former des prédicateurs de mosquées, surveil- ler les vices publics et faire de la zakat un impôt obligatoire pour les musulmans sunnites. Il crée également des écoles de charia universi- taires et des conseils religieux dans les mosquées, indépendants des ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et qui per- mettent aux jeunes Syriens d’être exemptés du service militaire. Les inscriptions dans ces établissements coraniques ont décuplé depuis la promulgation de la loi. Pour une fois, loyalistes fidèles au régime et opposants démocratiques de l’extérieur se sont retrouvés du même côté pour dénoncer un processus d’islamisation de la société syrienne. Certains vont jusqu’à parler d’une infiltration de l’islam politique au sein même du gouvernement. « Notre quotidien est envahi de “bigo- teries”, les hommes politiques citent des versets coraniques, les chiites pèlerinent bruyamment dans la mosquée des Omeyyades, les chrétiens ne sont pas en reste. Nous sommes devenus des Libanais ! », me confie une chrétienne de la bourgeoisie dont toutes les amies musulmanes se sont mises à porter le voile. Les musulmans, quant à eux, semblent pris en étau. « C’est Daesh qui a gagné cette guerre et c’est l’islam qui l’a perdue », me dit mon chauffeur, Mohammad. Beaucoup de ses amis ont abandonné toute pratique religieuse, par dégoût profond des atrocités de l’organisation terroriste. Mais lui me dit au contraire que sa pratique est plus assidue, car il faut sauver l’islam. Comme dit le proverbe arabe, « chaque coq claironne sur sa poubelle ». Chacun voit midi à sa porte. Mais en Syrie, le religieux a fait son grand retour. 128 JUIN 2019
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