Albert Einstein Géométrie non-euclidienne et physique

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Albert Einstein

         Géométrie non-euclidienne et physique
                       (1926)1.

              L'étude des rapports entre la géométrie non euclidienne et la
physique mène nécessairement à celle des rapports entre la géométrie et la
physique d'une manière générale. Ce sont ces derniers que je me propose
d'examiner aujourd'hui, abstraction faite dans la mesure du possible des
questions spécifiquement philosophiques2.
              Il ne fait pas de doute que dans l'Antiquité la géométrie était
une science semi empirique, une espèce de physique primitive. Un point
était un corps dont on faisait abstraction de l'extension, une droite était
définie comme un ensemble de points qui apparaissaient confondus si on
les regardait dans la direction appropriée, ou comme l'image d'un fil tendu.
Il s'agissait, donc, de concepts qui, comme c'est toujours le cas avec les
concepts, ne procèdent pas exclusivement de l'expérience et ne sont pas
non plus des conséquences logiques de celle-ci, mais qui s'établissent en
relation directe avec les faits réels. Les propriétés des points, des droites, et
aussi des segments et des angles étaient en même temps, du point de vue de
la connaissance, des propriétés de certains phénomènes observés dans les
objets de la nature.
              La géométrie ainsi constituée s'est ensuite transformée en une
science mathématique, quand on s'est aperçu que la majeure partie de ses
propriétés pouvaient se déduire de manière purement logique d'un petit
nombre d'entre elles, qu'on appelle les axiomes, car toute science qui
s'occupe exclusivement de relations logiques entre des objets préalablement
donnés, réglés par des lois pré-établies, fait partie des mathématiques. La
déduction des relations devient alors du plus grand intérêt, puisque la
construction indépendante d'un système logique - qui ne soit pas influencé

1
  Ce texte peu connu d'Albert Einstein, dont nous présentons ici la première traduction en
français, fut publié initialement en espagnol dans la Revista Matematica Hispano-Americana
(Buenos-Aires, Argentine), serie 2, 1926, p. 72-76. (Il a été re-publié récemment dans
Scientiae Studia, São Paulo, Brésil, vol. 3, n°4, 2005, 667-681). Il correspond au contenu
d'une conférence donnée par Einstein en avril 1925 à la Sociedad Cientifica Argentina,
qui deviendrait plus tard l'Academia Argentina de Ciencias. La conférence fut prononcée
en français, mais le texte publié en 1926 est une traduction en espagnol à partir d'un
manuscrit original rédigé en allemand qui n'a pas été retrouvé. Cet article a été commenté
dans l'ouvrage: Paty, Michel, Einstein philosophe, PUF, Paris, 1993, chapitre 7, p. 313-317 ;
et dans l'article : Paty, M., Sur la décidabilité de la géométrie de l’espace physique :
Einstein et le point de vue de Riemann, publié dans ce même Cahier des Histoires de
Géométries, MSH, Paris, 2008. Les notes de bas de page (notées NdT) sont du traducteur en
français. (NdT)
2
  Littéralement, dans le texte en espagnol : ‘qui sont objet de discussions de [la part de] la
philosophie’ (NdT).
2

par l'expérience externe mal assurée et dépendant du hasard - a toujours
été une stimulation irrésistible pour l'esprit humain.
             Ne restèrent dès lors dans le système de la géométrie que les
concepts fondamentaux tels que le point, la droite, le segment, etc., et les
dits axiomes, non logiquement réductibles aux autres, et témoins de son
origine empirique. Le nombre de ces concepts fondamentaux logiquement
irréductibles et d'axiomes se trouva réduit à un minimum. L'effort effectué
pour tirer la géométrie de la sphère trouble de l'empirisme, conduisit alors,
imperceptiblement, à une transposition spirituelle, analogue, d'une certaine
façon, au processus de déification des héros les plus admirables des temps
mythologiques. On considéra peu à peu les concepts fondamentaux et les
axiomes de la géométrie comme ‘évidents’, c'est-à-dire comme des objets et
des qualités de représentation donnés dans l'esprit humain, de telle sorte
qu'aux concepts fondamentaux de la géométrie correspondent des objets
de l'intuition interne et que la négation d'un axiome géométrique ne puisse
qu'être contraire au bon sens. Dès lors se posait déjà le problème de
l'adaptabilité de ces notions fondamentales aux objets de la réalité, et l'on
peut ajouter encore que ce problème est, précisément, celui-là même qui a
donné lieu à la conception kantienne de l'espace.
             Une seconde raison du développement de la géométrie
indépendamment de ses fondements empiriques a été donnée par la
physique. Selon la conception la plus avancée de la nature des corps solides
et de la lumière, il n'existe pas d'objets naturels dont les propriétés
correspondent exactement aux concepts fondamentaux de la géométrie
euclidienne. Le corps solide n'est pas rigide, et le rayon de lumière ne
concrétise pas exactement la ligne droite, ni plus généralement une figure
unidimensionnelle. Selon la science moderne, aucune expérience ne
correspond seulement et exclusivement à la géométrie, mais seulement à la
géométrie jointe à la mécanique, à l'optique, etc. Mais comme, par ailleurs,
la géométrie doit précéder la physique, puisque les lois de cette dernière ne
peuvent être exprimées que par le moyen de la première, la géométrie
apparaît comme précédant logiquement toute expérience et toute science
expérimentale. C'est ainsi que l'on en vint à considérer au début du XIXe
siècle, non seulement chez les mathématiciens et les philosophes, mais
également chez les physiciens, les fondements de la géométrie euclidienne
comme absolument inébranlables.
             On peut ajouter que, durant tout le XIXe siècle, pour le
physicien, du moins s'il ne se préoccupait pas de théorie de la
connaissance, la situation se présentait d'une manière plus simple,
schématique et rigide. Son point de vue inconscient correspondait aux
deux thèses suivantes. Les concepts et les théorèmes fondamentaux de la
géométrie euclidienne sont évidents. Moyennant certaines précautions, le
concept géométrique de segment pouvait être rendu concret à l'aide de
corps solides pourvus de signes, et celui de ligne droite pouvait l'être à
l'aide de rayons lumineux.
             Dépasser cette situation fut un travail difficile qui demanda à
peu près un siècle. Il vaut la peine de remarquer que ce travail prit son
3

origine dans des recherches de mathématiques pures, avant que l'on ne se
rende compte que le vêtement de la géométrie euclidienne était trop étroit
pour la physique. Fonder la géométrie sur un nombre minimum d'axiomes
fait partie des problèmes posés au mathématicien. Parmi les axiomes
d'Euclide, il y en avait un que les mathématiciens trouvaient moins
immédiatement évident que les autres et qu'ils prétendaient rapporter aux
autres, c'est-à-dire démontrer comme une conséquence de ces derniers. On
l'appelait l'axiome des parallèles. Mais, en constatant que tous les efforts
pour parvenir cette démonstration avaient échoué, on en vint peu à peu à
soupçonner que cette démonstration était impossible, c'est-à-dire que
l'axiome des parallèles était indépendant des autres. Et ce soupçon fut
effectivement démontré par la construction d'un édifice sans contradiction
logique, qui se distinguait de la géométrie euclidienne par le seul
remplacement de l'axiome des parallèles par un autre. Avoir admis
résolument ces idées et les avoir pleinement développées, cela restera pour
toujours l'immense mérite de Lobatchevski d'une part, et de Bolyai (père et
fils) d'autre part.
              La conviction s'affirma ainsi chez les mathématiciens que
d'autres géométries existent, à côté de la géométrie euclidienne, avec un
égal droit logique à l'existence, et qu'il faudrait se poser la question de
savoir si la physique doit nécessairement avoir comme fondement la
géométrie euclidienne et non une autre. Le problème peut aussi être
formulé plus précisément de la manière suivante : est-ce la géométrie
euclidienne, ou une autre géométrie, qui est valide dans le monde
physique ?
              Il a été beaucoup discuté sur le point de savoir si cette dernière
interrogation a un sens. Pour éclairer la question, on admettra l'un des
points de vue et on le suivra dans toutes ses conséquences. On peut
considérer que le "corps" géométrique est réalisé pratiquement en principe
par le moyen des solides naturels, encore que l'on doive tenir compte de
certaines règles en relation à la température, aux exigences mécaniques,
etc. ; tel est le point de vue [de la géométrie pratique ou physique]3. Au
segment de la géométrie, il correspond donc un objet naturel, et avec celui-
ci tous les théorèmes de la géométrie acquièrent le caractère d'énoncés sur
les corps réels. Helmholtz fut le représentant le plus significatif de ce point
de vue, et l'on peut ajouter que sans un tel point de vue la théorie de la
relativité aurait été pratiquement impossible.
              Mais l'on pourrait récuser en principe l'existence d'objets qui
correspondraient aux concepts fondamentaux de la géométrie. Dans cette
hypothèse, la géométrie seule ne contient aucun énoncé sur des objets
réels ; la géométrie ne se rapporte à ceux-ci que conjointement à la
3
  ‘Des physiciens pratiques’ serait la traduction littérale de l'expression du texte en
espagnol, ‘de los fisicos prácticos’. Cependant dans ses autres textes sur la question de la
géométrie, Einstein parle expressément de ‘géométrie physique’ ou, de manière
équivalente, de ‘géométrie pratique’, mais nullement de ‘physiciens pratiques’. La
transcription ou la traduction en espagnol aura probablement déformé l'expression utilisée
par Einstein dans sa conférence ou dans son manuscrit-source. J'ai préféré utiliser
l'expression qui lui était familière et qui fait sens, mise entre [] (NdT).
4

physique. Cette conception, qui permet l'exposé systématique le plus
parfait d'une physique achevée, était celle que faisait sienne tout
particulièrement Poincaré. De ce point de vue, le contenu entier de la
géométrie est de convention : la préférence pour une géométrie dépend de
la façon dont celle-ci permet de présenter une physique ‘simple’ dont les
applications soient en accord avec l'expérience4.
             Nous adopterons le premier point de vue comme étant le plus
en harmonie avec l'état actuel de notre connaissance. Avec lui, la question
posée sur la validité ou non de la géométrie euclidienne a un sens clair. La
géométrie euclidienne, et la géométrie en général, maintient comme
auparavant son caractère de science mathématique, quand la déduction de
ses théorèmes à partir des axiomes se trouve ramenée à la pure logique :
mais elle se mue en une science physique quand les axiomes contiennent
des affirmations sur des objets de la nature, affirmations dont l'expérience
seule peut décider de l'exactitude. Il faut néanmoins toujours [compter
avec] le fait que l'idéalisation que constitue la fiction des corps rigides
(mesurables) pour les corps naturels puisse un jour s'avérer injustifiée, ou
du moins justifiée seulement pour un certain nombre de phénomènes
naturels [et non de manière générale]5. La théorie de la relativité générale
a d'ores et déjà démontré le caractère injustifié de cette [idéalisation]6 pour
un espace de dimensions astronomiques7. La théorie des quanta
d'électricité démontrera peut-être la non justification de l'[idéalisation]
pour des étendues de l'ordre de grandeur des atomes. Riemann avait déjà
formulé ces deux possibilités8.
             Le mérite de Riemann en ce qui concerne le développement
des idées sur les relations entre la géométrie et la physique est double. En
premier lieu, il créa la géométrie sphérique et elliptique, face à la
géométrie hyperbolique de Lobatchewski, montrant ainsi pour la première

4
  En d'autres termes : on choisira (selon Poincaré) la géométrie qui permet la formulation
la plus simple de la physique (NdT).
5
  Le texte en espagnol comporte une obscurité, sans doute due à un défaut de la
transcription. On lit en effet ‘démontrer" là où nous avons cru bon de mettre (entre [])
‘compter avec’. Le [] a la fin de la phrase est ajouté par moi (NdT).
6
  Le texte en espagnol donne ‘conception’, qui peut prêter à ambiguïté : il s'agit
clairement de l'idéalisation décrite dans la phrase précédente. C'est pourquoi j'ai préféré
ce mot (mis entre []). De même dans la phrase suivante. (NdT)
7
  J'ai préféré ce raccourci (‘un espace de dimensions astronomiques’) à la périphrase du
texte en espagnol qui, traduit littéralement, donnerait : ‘un espace dont l'étendue ne soit
pas petite au sens astronomique’. (NdT)
8
  Cf. l'article de Riemann "Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie"
(Riemann, Bernhard, Ueber die Hypothesen, welche der Geometrie zugrunde liegen
(Mémoire présenté le 10 juin 1854 à la Faculté philosophique de Göttingen),
Abhandlungender königlischen Gessellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, vol. 13,
1867; repris in Riemann, B., Gesammelte mathematische Werke und wissenschaftlicher
Nachlass, édité par Dedekind, Richard et Weber, Heinrich, Leipzig, 1876 ; 2e éd., 1892;
également in Riemann, B., Gesammelte mathematische Werke. Nachträge, édité par M.
Noether et W. Wirtinger, Leipzig, 1902, p. 272-287. Trad. fr. par Jules Houël, Sur les
hypothèses qui servent de fondement à la géométrie, in tr. fr. de Riemann [1876],:
Riemann, B., Oeuvres mathématiques, trad. fr. par L. Laugel, Paris, 1898, p. 280-297.
Nouveau tirage, Paris, 1968.. (NdT)
5

fois la possibilité que l'espace géométrique puisse être d'extension finie dans
le sens métrique. Cette idée fut vite reçue et comprise et conduisit à la
question, très souvent posée, de savoir si l'espace physique est fini.
             Mais, en second lieu, Riemann eut l'idée hardie de créer une
géométrie incomparablement plus générale que celle d'Euclide et que les
géométries non euclidiennes au sens strict. C'est ainsi qu'il créa la
"géométrie de Riemann”, qui (comme les géométries non euclidiennes au
sens strict) n'est euclidienne que pour les éléments infiniment petits : cette
géométrie constitue l'extension de la théorie des surfaces de Gauss à un
continuum à un nombre quelconque de dimensions. Par rapport à cette
géométrie plus générale, les propriétés métriques de l'espace et, par voie de
conséquence, les possibilités de positionnement d'un nombre infini de
solides infiniment petits dans un domaine fini ne sont pas déterminées de
manière exclusive par les axiomes de la géométrie. Sans se laisser
décourager pour autant, et pour aboutir à une interprétation physique de
son système, Riemann eut la pensée audacieuse suivante : la manière dont
les corps se comportent en présence de réalités physiques pouvait être
conditionnée par l'intermédiaire de forces. Il parvint ainsi, par la pure
spéculation mathématique, à la pensée de l'[indissociabilité] de la
géométrie et de la physique9, dont l'idée, soixante dix ans plus tard, devint
réalité avec la théorie de la relativité générale, par laquelle la géométrie et
la théorie de la gravitation se fondent en une seule [entité]10.

Traduction en français, à partir du texte initialement publié en espagnol,
pat Michel Paty.

9
  Le texte en espagnol donne: ‘inséparabilité’. J'ai préféré ‘[indissociabilité]’, qui se
retrouve dans les autres textes d'Einstein sur ce sujet. (NdT.
10
   J'ai préféré cette formulation ([une seule entité] à l'expression du texte en espagnol ’une
seule unité’ (‘una sola unidad’), qui est tautologique (NdT).
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