Alice au pays des Merveilles - CRETEN Alexis 6B
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Remerciements : à ma famille pour leur soutien et leurs corrections, et à Mme Doppée et M Giolo pour leurs conseils.
Table des matières Table des matières p.1 Introduction p.3 Partie 1 : Charles Dodgson et Alice au pays des merveilles p.4 1) Charles Lutwidge Dodgson p.4 1.1 Charles Dodgson logicien p.4 1.2 Lewis Carroll écrivain p.4 2) D'une simple histoire au classique p.5 2.1 Genèse de l’œuvre p.5 2.2 Alice au pays des merveilles p.5 Partie 2 : Analyse de l’œuvre p.6 1) La logique p.6 1.1 L’œuvre mathématique de Dodgson p.6 1.2 Les syllogismes p.7 2) Le nonsense p.9 2.1 La notion de nonsense p.9 2.2 Le nonsense dans Alice au pays des merveilles p.10 2.3 L'arbitraire p.11 3) La linguistique p.13 3.1 Le langage et l’œuvre p.13 3.2 Les jeux de mots p.15 4) L’œuvre vue par la psychanalyse p.16
5) La structure des deux romans p.18 5.1 La structure d'Alice au pays des merveilles p.18 5.2 La structure de De l'autre côté du miroir p.18 6) Les symboles et références p.22 6.1 Les symboles p.22 6.2 L'univers de Dodgson parodié p.23 6.3 Les personnages p.23 Conclusion p.26 Bibliographie p.27 Lexique p.28
Introduction Alice au pays des merveilles est une œuvre qui m'a toujours beaucoup intéressé. Le dessin animé de Walt Disney me permit de faire la rencontre avec cette histoire dans ma jeunesse. Par la suite, lorsque je le revis, son côté fou et décalé me plu beaucoup. Ce qui m'a amené à lire le roman et sa suite De l'autre côté du miroir, les deux étant très souvent associés comme dans le film. Je me suis mis alors à me renseigner sur les deux œuvres et sur Lewis Carroll. Par après, nous dûmes choisir un sujet pour notre travail de fin d'étude. Après avoir pensé à différents sujets, je me rendis compte que c'était l'occasion idéale pour approfondir ma connaissance de l’œuvre, et donc de mêler travail scolaire et curiosité personnelle. Je me suis ensuite mis en quête d'informations de tous genres et me suis rapidement rendu compte qu'il y avait autant d'analyses que d'auteurs de celles-ci. Chaque élément de l'histoire pouvait être expliqué de nombreuses façons différentes en fonction de l'angle de vue qu'on pose dessus. Or, tous ces points de vue étaient intéressants et je trouvais dommage de me limiter à l'un ou l'autre. Ce travail a donc pour but de montrer plusieurs façons d'analyser l’œuvre. Malheureusement, la longueur et le temps que j'avais pour m'y consacrer m'ont limité dans leur nombre, mais aussi dans les détails. En effet, chaque partie s'attachait à une discipline en profondeur. Et malgré mes bases mathématiques, psychanalytiques et autres, je n'avais pas le niveau pour aller jusqu'au bout. Cependant, cela m'a aussi obligé à m'informer sur ces matières, ce qui m'a appris pas mal de notions, que ce soit en logique, linguistique ou autre. Ce travail regroupe donc plusieurs types d'analyses qui peuvent être faites des deux romans, mais sans être pour autant exhaustif. De plus, chacun des points n'est pas tout à fait complet car pour en faire le tour, chacun nécessiterait une étude plus importante que ce qui a été fait ici. La première partie de ce travail présentera Charles Lutwidge Dodgson, auteur des Alice, car des éléments de sa vie transparaissent dans ses livres et mieux le connaître permet de mieux comprendre son œuvre. Par la suite, la logique (matière enseignée par Dodgson), le genre littéraire auquel appartiennent les Alice, à savoir le nonsense, la linguistique, la psychanalyses seront abordés. La structure des deux romans ainsi que les symboles et références présents dans ceux-ci feront l'objet chacun d'un chapitre. Note : les traductions choisies pour ce travail sont celles de Henri Parisot et de Jacques Papy. Le nom des personnages est celle de Parisot qui conserve certains noms originaux tels que Humpty Dumpy (traduit par le Gros Coco) ou Tweedle Dee et Tweedle Dum (Bonnet Blanc et Blanc Bonnet).
Partie 1 : Charles Dodgson et Alice au pays des merveilles 1) Charles Lutwidge Dodgson 1.1 Charles Dodgson logicien Charles Lutwidge Dodgson est né le 27 janvier 1832 à Cheshire, en Angleterre. La reine Victoria montera sur le trône cinq ans plus tard et y sera encore lorsque Dodgson mourra, le 18 janvier 1898. Son père est pasteur anglican et vit avec sa famille dans le presbytère de Daresbury. Charles est l'aîné d'une famille de onze enfants, et six de ses frères et sœurs partagent son bégaiement. Très rapidement, ses professeurs découvrent en lui des talents pour les mathématiques. Il va à l'école de Richmond puis à la Rugby school dont il gardera un mauvais souvenir. Il suit ensuite des études de mathématiques au Lewis Carroll collège Christ Church à Oxford avant de devenir enseignant de logique en (autoportrait) 1855. Cette même année, le doyen décède et Henry George Liddell le remplace. Ce dernier emménage à l'université avec ses quatre enfants : Harry, Lorina, Alice et Edith. Dodgson, très conservateur, aura des conflits avec le nouveau doyen qui est un réformateur, ce qui donnera naissance à plusieurs pamphlets. Dans la lignée de sa famille très croyante, il est ordonné diacre en 1861 mais ne devint jamais prêtre, peut-être à cause de son bégaiement qui rendait les sermons difficiles. 1.2 Lewis Carroll écrivain Dès sa jeunesse, Charles Dodgson exprime sa créativité. Il amuse ses jeunes frères et soeurs avec des tours de magie, des spectacles de marionnettes etc... Il écrit aussi des revues familiales pour les hôtes du presbytère. Ce goût de l'écriture resurgira après ses études quand, ayant plus de temps pour ses loisirs, il envoie des textes à des magazines littéraires. Signant d'abord sous différent pseudonymes, c'est sur la suggestion Edmund Yates, directeur de la publication du mensuel The Train, qu'il se choisira un nom de plume définitif : Lewis Carroll. C'est en fait la traduction latine de Charles, donnant Carolus, retraduit par Carroll, et celle de Lutwidge, donnant Ludovic, et Lewis une fois retraduit en anglais. Sa créativité ne se limite pas seulement à la littérature. Charles Dodgson était aussi un photographe assez renommé. Il s'achète son premier appareil photo en 1856 et se tourne vers le portrait. Ce sont surtout les enfants qu'il photographie. Le 25 avril 1856, il fait la rencontre d'Alice Liddell alors qu'il prend en photo la cathédrale de Christ Church. Le talent que Lewis Carroll avait dans sa jeunesse pour amuser ses frères et sœurs se manifestera avec ses nombreux amis enfants. Avant de les photographier, il les distrait d'abord en leur racontant des histoires ou en leur montrant des jeux, existants ou inventés.
2) D'une simple histoire au classique 2.1 Genèse de l’œuvre Le 4 juillet 1862, Lewis Carroll part en promenade avec les petites Liddell et son ami le révérend Duckworth. Ils font une balade en barque quand les fillettes demandent à Dodgson de leur raconter une histoire. De cette belle journée d'été, Duckworth se souviendra : « Je ramais à l'arrière et lui à l'avant lors de ce fameux voyage jusqu'à Godstow, au cours des vacances d'été, durant lequel nous avions pour passagères les demoiselles Liddell, et l'histoire fut en fait composée et dite par-dessus mon épaule à l'intention d'Alice Liddell, qui dirigeait notre embarcation. Je me rappelle que je tournai la tête et dis : « Dodgson, est-ce là une aventure que vous improvisez ? » Et il me répondit « Oui, j'invente au fur et à mesure. » »1 Dès le lendemain, Alice demande à Carroll de lui écrire l'histoire. Il Alice Liddell en mendiante se met donc au travail et écrit l'histoire tout en l'illustrant de sa propre par Lewis Carroll main. Le manuscrit portait le titre Les aventures d'Alice sous terre, première version du célèbre roman. 2.2 Alice au pays des merveilles Suite à l'enthousiasme de son entourage pour son histoire, Dodgson décide de la publier. Il trouve pour se faire la maison d'édition MacMillan mais, non satisfait de ses illustrations, il se met en quête d'un illustrateur. Il rencontre alors John Tenniel, caricaturiste renommé. Lewis Carroll lui décrit chacune des illustrations comme il souhaiterait qu'elle soit, et ce au détail près. Il a aussi bien en tête ce qu'il attend de son éditeur. Étant donné qu'il prend l'impression à ses frais, il dispose d'une très grande liberté. Il ajoute à son histoire des scènes telles que le thé chez les fous, fait des ajustements ci et là. Il double le volume de son histoire, si bien que le titre ne convient plus. Il fini par choisir le nom Les aventures d'Alice au pays des merveilles, simplifié couramment par Alice au pays des merveilles. Le livre est ensuite publié en juillet 1865 et reçoit un très bon accueil de la presse (le nom de Tenniel aide). Il devient très vite un succès. A la fin des années 1860, Lewis Carroll décide d'écrire une suite à son roman. Plusieurs noms sont envisagés tel que Looking-Glass House (« La maison du miroir »), puis Derrière le miroir, pour finalement retenir De l'autre côté du miroir. Il y ajoute ensuite un sous-titre : et ce qu'Alice y trouva. Fini début 1871, Dodgson règle encore quelques détails et le livre est mis en vente à Noël de cette année. Le 27 janvier, jour de son l'anniversaire, il apprend que quinze mille exemplaires de son second roman ont déjà été vendus. 1 Lovett Stoffel (S.), Lewis Carroll au pays des merveilles, Gallimard, New York, 1997, pp. 64-65.
Partie 2 : Analyse de l’œuvre 1) La logique 1.1 L’œuvre mathématique de Dodgson Charles Lutwidge Dodgson était, comme expliqué dans la première partie de ce travail, un professeur de mathématiques qui s'intéressait particulièrement à la logique. Son œuvre mathématique est d'ailleurs bien plus importante que son œuvre littéraire avec plus de vingt livres, écrits surtout dans une visée pédagogique, conformément à son poste et s'inscrivant en cela dans l'esprit de son temps. Pour pouvoir analyser Alice au pays des merveilles et sa suite De l'autre côté du miroir, il est nécessaire d'aborder la logique et la façon dont Dodgson la considérait. La conception du langage et du sens sur laquelle repose toute son œuvre logique mais surtout littéraire s'esquisse dans ses œuvres géométriques. Ainsi, dans l'extrait qui suit, sa façon de s'exprimer permet de deviner la façon dont il considérait la logique. Dans la préface de son Abrégé de géométrie algébrique plane, il écrit : « Ainsi libéré de la nécessité de les relier en une série consécutive, je pus adopter ce qui me semblait le principe de classification le plus naturel »2. L'expression « le principe de classification le plus naturel » est assez intéressant. En effet, ces mots « constitue(nt) une expression témoignant que la logique reste dans l'esprit de Dodgson liée à l'ordre naturel des choses de sorte qu'elle présuppose une correspondance entre les mathématiques et le monde de la réalité. Il ne s'agirait plus que de déchiffrer et de reproduire la rigueur de l'organisation de celui-ci. »3. De plus, la logique, pour Dodgson, permettrait d'atteindre la vérité ultime d'un point de vue religieux. Ainsi, il dit dans une lettre qu'il écrivit à sa sœur, à propos de son dernier ouvrage La logique symbolique qu'il le « ... considère vraiment [...] comme une œuvre pour Dieu »4. Il est aussi remarquable dans ses travaux mathématiques que Dodgson accorde un point d'honneur à définir chacun des concepts, symboles, termes, etc... utilisés, allant même jusqu'à définir le mot « définition ». Cette régression met en lumière le problème de savoir jusqu'où il faut remonter pour ne plus avoir besoin de définir. Cette lutte contre la polysémie et l’ambiguïté des mots se retrouve dans son œuvre5 où chaque terme est pris au pied de la lettre afin de limiter chaque mot à un seul sens (voire deux dans les jeux de mots). 2 Dodgson (C. L .), A Syllabus of Plane Algebraical Geometry, Oxford University, Oxford, 1860, p. Vii. 3 Marret (S.), Lewis Carroll : de l'autre côté de la logique, Université de Rennes, Rennes, 1995, p.41. 4 The letters of Lewis Carroll, M. N. Cohen, New York, 1979, p. 1100. 5 Voir chapitre 2.2 sur le nonsense. 8
Charles Dodgson a utilisé le syllogisme comme unique modèle du raisonnement logique. Ce fait, anodin, induit pourtant trois éléments importants. Le premier, c'est l'utilisation courante des syllogismes dans Alice6. Ensuite, cela montre que, pour lui, c'est le langage qui est utilisé dans la logique, et non directement les mathématiques. Et enfin, cela souligne le côté conservateur de Dodgson et son attachement à Aristote et Euclide, contrairement à d'autres mathématiciens de son époque, notamment Boole et de Morgan, qui firent naître la logique mathématique au détriment des syllogismes. 1.2 Les syllogismes Le syllogisme est le fondement même de la logique classique, établie par Aristote. Mais dès le milieu du dix-neuvième siècle, des mathématiciens s'attachèrent à établir la logique en calcul formel et pour cela abandonnèrent progressivement la logique classique fondée sur la syllogistique aristotélicienne. Et ainsi s'affranchir des langues naturelles7 qui, auparavant, contenaient la connaissance des choses. Il y eut alors une différenciation entre validité logique et vérité. Charles Lutwidge Dodgson pour sa part chercha, à travers son œuvre mathématique, à consolider les fondements classiques. L'attachement que Dodgson avait pour les syllogismes se retrouve aussi dans son œuvre littéraire. Ainsi dans Alice au pays des merveilles et sa suite, on en rencontre beaucoup, même s'ils sont en général absurdes, comme en témoigne l'exemple suivant : [Alice se fait attaquer par le Pigeon car ce dernier croyait qu'elle était un serpent qui voulait manger ses œufs. Alice se défend en rétorquant qu'elle n'est pas un serpent mais une petite fille.] − [Le Pigeon] ... Je suppose que vous allez me raconter aussi que vous n'avez jamais goûté à un œuf ! − J'ai certainement goûté à des œufs, répliqua Alice, qui était une enfant très franche ; mais, voyez-vous, les petites filles mangent autant d’œufs que les serpents. − Je n'en crois rien. Pourtant, si c'est vrai, alors les petites filles sont une espèce de serpent, un point, c'est tout.8 Il y a dans cet extrait un syllogisme tel que : a. Les serpents mangent des œufs ; b. Les petites filles mangent des œufs ; c. Les petites filles sont donc des serpents. 6 Voir chapitre suivant. 7 La linguistique sera abordée au chapitre 3. 8 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, Gallimard, Paris, 1994, pp. 56-57. 9
Ces syllogismes aux idées fantaisistes se retrouvent un peu partout dans son œuvre littéraire. On peut remarquer que, à la fin de sa vie, ayant arrêté d'écrire des récits, Dodgson transféra son humour dans son dernier ouvrage mathématique : La logique symbolique. On peut ainsi y retrouver des syllogismes dans le même esprit que ceux présents dans ses romans : (1) Aucun chaton qui aime le poisson n'est réfractaire à l'étude. (2) Aucun chaton sans queue n'est prêt à jouer avec un gorille. (3) Les chatons moustachus aiment toujours le poisson. (4) Aucun chaton amoureux de l'étude n'a les yeux verts. (5) Aucun chaton n'a de queue s'il n'est moustachu.9 Solution : « Aucun chaton aux yeux verts n'est prêt à jouer avec un gorille »10 9 Dodgson (C. L.), La logique symbolique, MacMillan, Londres, 1896, p. 1577. 10 Ibidem, p. 1590. 10
2) Le nonsense 2.1 Notion de nonsense Une caractéristique très importante dans l’œuvre de Lewis Carroll est le « nonsense ». C'est pourtant un terme assez vague, flou, dont il n'existe pas de vraie définition à proprement parler, mais dont le concept et la notion sont saisissables. Ainsi, l'utilisation du mot anglais « nonsense » à la place du français « non-sens » n'est pas anodine, elle provient d'une subtile nuance de sens. Le terme anglais a une extension plus vaste, il signifie une « bêtise », du « n'importe quoi », tandis que non-sens désigne ce qui n'a pas de sens, qui est absurde. Nonsense est donc plus approprié pour parler d'une forme d'humour que non-sens. Gilles Deleuze en parle en ces termes: « Non moins qu'une détermination de signification, le non- sens opère une donation de sens [...] Le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui, comme tel, s'oppose à l'absence de sens en opérant la donation de sens. Et c'est ce qu'il faut entendre par nonsense »11 Pour mieux le cerner, on peut procéder par voie négative en le discernant de plusieurs autres formes assez proches: le monde à l'envers, l'absurde et le paradoxe. Le monde inversé est souvent associé au nonsense. Pourtant, il existe une différence fondamentale: dans le monde inversé, il y a toujours un retour à l'ordre, un renversement qui remet le monde à l'endroit. Tandis que dans le nonsense, le monde à l'envers n'est jamais remis à l'endroit. De plus, le monde à l'envers s'exprime par différentes formes codées à la Renaissance (ex: L'éloge de la folie d'Erasme) alors que le nonsense n'a pas de codification rhétorique. Il est assez proche de l'absurde. En effet, on retrouve des situations absurdes dans le nonsense. Cependant, il correspond à une vision du monde inspirée d'une philosophie (qu'on retrouve chez Sartre et Camus) : « l'absurdité du monde soumis à la vieillesse et à la mort, l'absurdité du langage qui ne peut que se répéter sans innover, sans rien dire »12. Le nonsense, lui, ne correspond pas vraiment à une vision du monde et peut difficilement être utilisé dans une philosophie. Les paradoxes, si chers à Oscar Wilde, opposent deux propositions incompatibles dans une même phrase et présentent leur relation sous l'aspect de la logique. Ce sont des pseudo- raisonnements logiques cherchant à susciter la surprise et l'admiration et sont liés à l'art de la conversation. « Le nonsense est [...] du côté de la surprise sans admiration. Il serait moins intellectuel que le mot d'esprit »13 Ainsi, le nonsense est assez proche de ces différentes formes mais s'en distingue tout de même. Il apparaît aussi qu'il est difficile de définir clairement ce concept même si on peut le comprendre et l'utiliser de façon plus intuitive. 11 Deleuze (G.), Logique du sens, Minuit, s.l., 1969 p.87. 12 Cremona (N.), Le nonsense, http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense, consulté le 28/09/2011, p.2. 13 Loc. cit. 11
2.2 Le nonsense dans Alice au pays des merveilles Comme vu au début de ce travail, Charles Lutwidge Dodgson était un personnage typiquement victorien. Il suffit de voir à quel point il reste attaché aux Anciens et défend leurs théories dans ses ouvrages mathématiques pour le comprendre. Pourtant, de premier abord, ses œuvres littéraires ont plutôt l'air de remettre l'ordre en question. Mais ce n'est qu'une impression car le nonsense, omniprésent dans les récits de Carroll, paraît subvertir (de façon provisoire et ambiguë) l'ordre mais, en réalité, le renforce. Certes, la morale est dissimulée, mais c'est pour la consolider en procédant par repoussoir. Les récits de Carroll véhiculent en fait l'idéologie victorienne. Le nonsense essaie aussi d'exclure la métaphore car celle-ci est jugée comme une imperfection à cause des nombreuses interprétations qui peuvent en être faite. Pour se faire, il recourt à la tautologie, la lapalissade et la platitude afin de réduire l'interprétation à un seul sens (voire deux dans les jeux de mots). Il cherche à définir et à limiter, il privilégie le vide de sens à sa prolifération. Cependant, les mots-valises, fort présents dans les Alice, vont contre cette volonté car ils sont fortement polysémiques. On remarque que la plupart des mots et expressions doivent être pris littéralement. Ainsi, le nonsense est fort terre-à-terre. « Ils me l'ont donné en présent de non-anniversaire. − Je vous demande pardon ? », dit Alice, fort intriguée. « Vous ne m'avez pas offensé, répondit Humpty Dumpty. − Je veux dire : qu'est-ce qu'un présent de non-anniversaire ? »14 Le nonsense présente comme autre caractéristique l'association des mots et nombres. Dans Alice, Lewis Carroll considérait le nombre comme un autre signe de la langue. On pourrait lui donner comme adage : « Si tout ce qui est mesurable est réel, alors tout ce qui est réel est mesurable ». Cette association des mots et des nombres a donc pour fonction d'assurer la vraisemblance du texte. Au final, le nombre perd toute valeur, il ne signifie plus rien en même temps que le langage perd sa fonction de communication15. Dans l'extrait suivant, Humpty Dumpty « ne sait ni lire ni compter, mais il investit les nombres (...) du pouvoir d'ordonner la réalité »16. « Combien de jours y a-t-il dans l'année ? − Trois cent soixante-cinq, répondit Alice. − Et combien avez-vous d'anniversaire ? − Un seul. − Et si de trois cent soixante-cinq, vous soustrayez un, que reste-t-il ? − Trois cent soixante-quatre, évidemment. » Humpty Dumpty parut sceptique. « J'aimerais voir ça écrit noir sur blanc », déclara-t-il. Alice ne put s'empêcher de sourire tandis qu'elle tirait de sa poche son calepin et faisait pour lui la soustraction : 365 _-1 364 14 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, Gallimard, Paris, 1994, p.84. 15 Voir chapitre 3. 16 Marret (S.), Lewis Carroll : de l'autre côté de la logique, p.165. 12
Humpty Dumpty prit en main le calepin et le regarda très attentivement : « Cela, commença-t-il de dire, me paraît être exact. − Vous le tenez à l'envers ! s'exclama Alice. − C'est, ma foi, vrai ! » reconnut gaiement, tandis qu'elle lui remettait le carnet dans le bon sens, Humpty Dumpty, « ça m'avait l'air un peu bizarre. Comme je le disais, cela me paraît exact... encore que je n'aie pas présentement le temps de vérifier de fond en comble... et cela vous montre qu'il y a trois cent soixante-quatre jours où vous pourriez recevoir des présents de non-anniversaire... »17 De plus dans le nonsense, le temps est une ouverture vers l'infini. En effet, il lui donne cette dimension en mettant en péril les séries finies ou en les répétant infiniment. Et cette répétition infinie d'actions crée cette « impression de déjà vu, d'univers limité et même figé »18. Ainsi, dans Alice au pays des merveilles, le Lièvre de Mars et le Chapelier Fou sont sans cesse à l'heure du thé suite à une dispute avec le Temps. Ils prennent éternellement le thé, et arrivent même au procès final avec une tasse de thé et une tartine beurrée à la main. 2.3 L'arbitraire Tout au long des deux récits, Alice est en quête de règles. Cela se remarque dans les nombreux jeux présents durant l'aventure (les cartes, les échecs, le croquet, la ronde, la course, etc...). En effet, les règles y sont toujours arbitraires et peuvent tout le temps être transgressées. Cette transgression dépend uniquement du choix du joueur de les respecter ou non. Le jeu sert d'appui au nonsense pour satisfaire ou remettre en question la quête d'Alice. Dodgson montre ainsi l'arbitraire des règles. Par exemple, lors de la partie de croquet ainsi que de la course à la Comitarde19, les règles sont tellement floues et fantaisistes en plus d'être arbitraires qu'Alice ne sait pas s'il existe des règles dont personne ne tient compte, ou si elles sont inexistantes. Mais le caractère arbitraire ne concerne pas uniquement les règles. Lewis Carroll met aussi en évidence l'arbitraire des mots dans ses romans. Comme par exemple lorsque Humpty Dumpty dit à Alice : « Lorsque moi j’emploie un mot [...] il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie... Ni plus ni moins »20. Ce choix de la signification des mots est aussi revendiqué dans son travail mathématique, non seulement par la mise en place de toute une symbolique nouvelle, mais aussi par la volonté de donner le nom qu'il lui plaît aux choses, comme en témoigne l'extrait suivant : Je soutiens au contraire que tout écrivain a le droit absolu d'attribuer le sens qu'il veut à tout mot, ou à toute expression, qu'il entend employer. Si je rencontre un auteur qui, au commencement de son livre déclare : « Qu'il soit bien entendu que par le mot blanc, j'entendrais toujours noir, et par le mot noir, j'entendrais toujours blanc » j'accepterai humblement la règle ainsi formulée, quand bien même je la jugerais contraire au bon sens.21 17 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p.84. 18 Lecercle (J.-J.) , Le Nonsense : genre, histoire, mythe, thèse de doctorat d'état soutenue à l'Université Paris VII en 1987, p.229. 19 Traduit ainsi par Henri Parisot. Dans la version de Jacques Papy, elle est appelée « course au caucus » 20 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p. 86. 21 Dodgson (C. L.), La logique symbolique, p. 1592-93. 13
Mais, selon lui, tout changement de sens du mot, changement de symbole ou autre, doit être motivé par le sens commun, voire la nature logique, sous peine de tomber dans l'absurde. Ainsi, dans l'exemple ci-dessus, inverser la signification des mots « blanc » et « noir » serait contraire au bon sens, même s'il devrait l'accepter. Ainsi, la réponse d'Alice vient corriger l'affirmation d'Humpty Dumpty par son sens commun et sa logique : « La question [...] est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire ».22 22 Loc. cit. 14
3) La linguistique 3.1 Le langage et l’œuvre Le langage a une place prépondérante dans Alice au pays des merveilles et sa suite. En effet, on peut remarquer que les dialogues occupent le principal de l'histoire. Où qu'elle aille, Alice rencontre de nombreux personnages avec qui elle discute. Mais, en général, ces discussions ne se déroulent pas très bien : elles sont assez violentes quand ce ne sont pas carrément des disputes, beaucoup traitent Alice avec mépris et lui parlent d'un ton impérieux, etc... En plus de cela, la communication ne passe pas et est artificielle. Les créatures du pays des merveilles parlent pour elles-même, sans avoir pour but de réellement communiquer. Comme dans l'extrait suivant lorsqu'Alice discute avec le Valet de pied. − Comment dois-je faire pour entrer ? répéta-t-elle à haute voix. − Je vais rester assis jusqu'à demain..., déclara-t-il. [...] ... ou peut-être jusqu'à après- demain, continua-t-il sur le même ton [...]. − Comment dois-je faire pour entrer ? Demanda Alice d'une voix encore plus forte. − Faut-il vraiment que tu entres ? riposta-t-il. Voilà la première question à poser. [...] « La façon dont toutes ces créatures discutent est vraiment insupportable, murmura-t- elle. Il y a de quoi vous rendre folle ! » Le Valet de pied eut l'air de juger que le moment était venu de répéter sa remarque, avec des variantes : − Je resterai ici sans désemparer, dit-il, pendant des jours et des jours. − Mais que dois-je faire ? − Ce que tu voudras, répondit-il en se mettant à siffler.23 En fait, les différentes règles de la communication sont subverties. Ainsi les lois de pertinence, de sincérité, d'informativité, d'exhaustivité et de modalité24, lois pour une communication idéale, ne sont absolument pas respectées. De plus, l'interactivité n'est pas toujours présente, comme dans l'exemple précédent : le Valet de pied ne tient pas compte d'Alice et parle pour lui-même. Tout comme dans le nonsense, Lewis Carroll subvertit les règles pour montrer leur importance. Il démontre qu'une communication est impossible si on ne respecte aucune de ces règles25. Mais le langage n'intervient pas qu'à ce niveau. Charles Dodgson était un logicien. Or, comme vu précédemment, le langage était très fortement lié à la logique telle qu'il la pratiquait. En effet, la logique était exprimée par la langue et celle-ci se devait donc d'être logique. Le mot, par la logique, permet d'accéder à la connaissance. 23 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, pp. 70-71. 24 Marquer (B.), Analyse textuelle: fiche 1, http://www.farum.unige.it/francesistica/pharotheque/analyse.textuelle/ , consulté le 20/02/2012. 25 Elles ne sont pas toutes constamment respectées dans la vie de tous les jours, mais le sont pour la majorité. 15
Seulement, pour Carroll, la logique ne s'occupe que de vérités et d'objets existants, d'où sa tentative de définir l'existence imaginaire d'objets imaginaires. Par le mot existence, j'entends évidemment la forme d'existence qui correspond à la nature de ce sujet. Les deux propositions, « il existe des rêves » et « il existe des tambours », décrivent deux types d'existence entièrement différentes. Un rêve est un agrégat d'idées et n'existe que dans l'esprit du rêveur, alors qu'un tambour est un agrégat de bois et de peau et existe dans les mains d'un joueur de tambour.26 Ce problème de l'existence, et donc de la vérité, fut aussi traitée par un autre logicien contemporain de Dodgson, Auguste de Morgan, qui affirme « Une proposition, fausse dans la totalité de l'univers de la pensée, est vraie dans l'univers de l'argument du locuteur »27. Autrement dit, la vérité n'est pas forcément la même selon l'univers de discours28 dans lequel on se place. Ainsi, les fausses propositions suivantes, étant à la base des Alice, deviennent réelles dans le pays des merveilles pour la première, dans le monde derrière le miroir pour la seconde. − Les petites filles peuvent tomber dans un terrier de lapin qui donne sur un monde peuplé de créatures étranges. − Les petites filles peuvent passer au travers d'un miroir donnant sur un monde inversé.29 Cette notion d'univers de discours permis à Carroll de créer un monde existant (dans un autre univers de discours) et possédant une rationalité propre, valable dans cet univers de discours là. Outre ce qui a été déjà dit pour le nonsense, qui est un univers de langage, il est intéressant de revenir sur le sens des mots. Comme déjà dit, un problème récurrent chez Dodgson était de savoir jusqu'où remonter pour ne plus avoir à définir un mot. Ce problème touche aussi la conversation courante qui est restreinte à un univers de discours donné mais dont les limites ne sont pas aussi rigides que l'aurait voulu la logique. Elles sont en effet floues, fluctuantes et transgressées. Le dialogue et les jugements sont donc soumis à l'appréciation subjective des locuteurs. Ce problème se retrouve dans ses romans dans lequel le mot et son sens sont détachés, changeants, comme le dit la Duchesse « Occupez-vous du sens, et les mots s'occuperont d'eux-mêmes »30. On le voit très clairement lors de la conversation d'Alice avec Humpty Dumpty : − Et un seul jour pour les cadeaux d'anniversaire. Voilà de la gloire pour toi ! [dit Humpty Dumpty] − Je ne sais pas ce que vous voulez dire par là. Humpty Dumpty sourit d'un air méprisant : − Naturellement. Tu ne le sauras que lorsque je te l'aurai expliqué. Je voulais dire : « voilà un bel argument sans réplique » ! 26 Dodgson (C.L.), La logique symbolique, p. 1592. 27 De Morgan (A.), On the Syllogism and other Logical Writtings, Peter Health, Londres, 1966, p.96. 28 Le mot « discours » est utilisé dans un sens particulier, où chaque type de discours est lié à une certaine rhétorique, ainsi qu'à un certain nombre d'idées et de thèmes. Par exemple : le discours de droite, etc... Cette notion est expliquée plus complètement dans la fiche 1 réalisée par Marquer (B.) à l'adresse suivante : http://www.farum.unige.it/francesistica/pharotheque/analyse.textuelle/ 29 Idées provenant de Alexander (P.), Logic and the Humour of Lewis Carroll, Chorley and Pickersgill, Leeds, 1951. 30 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, p.123. 16
3.2 Les jeux de mots Les jeux de mots sont très présents dans les deux récits. Le poème Jabberwocky 31, du deuxième tome des Alice, est écrit avec de nombreux mots-valises, qui sont en fait la fusion de plusieurs mots en un seul. Ainsi, Humpty Dumpty explique à Alice : « Eh bien, « sluctueux » signifie : souple, actif, onctueux. Vois-tu, c'est comme une valise : il y a trois sens empaquetés en un seul mot »32. En fait, « les jeux linguistiques interrogent la possibilité que le mot donne accès à la chose »33, ils interrogent sur l'existence. Le jeu de mots suivant porte sur l'interprétation du mot « personne »34 et de son (in)existence : « Je n'ai pas non plus envoyé les messagers qui sont tous deux partis pour la ville. Regardez donc sur la route et dites-moi si l'un ou l'autre d'entre eux ne revient pas. Eh bien qui voyez- vous ? − Personne, répondit Alice. − Je donnerais cher pour avoir des yeux comme les vôtres » fit observer le monarque. « Être capable de voir Personne, l'irréel en personne ! Et à une telle distance par-dessus le marché ! Ma foi, tout ce dont je suis capable pour ma part, c'est de voir, parfois, quelqu'un de bien réel ! »35 Le quiproquo se poursuit : « Qui avez-vous dépassé sur la route ? » s'enquit le Roi en tendant la main pour que le Messager lui donnât encore un peu d'herbe. « Personne, dit le messager. − Parfaitement exact, dit le Roi ; cette jeune fille l'a vu, elle aussi. Donc : qui marche plus lentement que vous ? Personne. − C'est faux, répliqua le Messager d'un ton maussade. C'est tout le contraire : qui marche plus vite que moi ? Personne − C'est impossible ! dit le Roi. Si Personne marchait plus vite que toi, il serait arrivé ici le premier... »36 Seulement, ces nombreux jeux de mots et mots-valises furent écrits en anglais, ce qui pose des problèmes de traduction, comme pour l'exemple précédent. De plus, l’œuvre est fortement basée sur la culture anglaise, avec de nombreuses comptines parodiées ou avec la course au caucus37. Selon Sylvère Monod, « Alice est un ouvrage spécifiquement britannique qui déconcerte souvent le lecteur français et qui ne peut être pleinement goûté que de l'intérieur d'une conscience britannique ou britannisée »38. 31 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p. 15. 32 Ibidem, p. 88. 33 Marret (S.), Lewis Carroll : de l'autre côté de la logique, p. 99. 34 Le jeu de mots fonctionne mieux en anglais car en français, il y a une légère différence (« voir Personne » et « ne voir personne ») tandis qu'en anglais, on dit dans les deux cas « to see nobody ». 35 Ibidem, p. 96. 36 Ibidem, p. 99. 37 Voir suite du travail. 38 Monod (S.), Histoire de la littérature anglaise de Victoria à Elizabeth II, Colin, Paris, 1970, p. 159. 17
4) L’œuvre vue par la psychanalyse La psychanalyse s'est rapidement intéressée aux romans de Lewis Carroll de par leur caractère assez singulier. De nombreuses analyses psychanalytiques en ont été faites, des plus sérieuses aux plus farfelues. Jacques Lacan, un psychanalyste français, s'y est aussi intéressé. Il a donné des cours et séminaires à propos de ces œuvres. En effet, on retrouve dans ces récits les principes de la psychanalyse. Lorsqu’Alice pénètre dans le terrier du Lapin Blanc puis lorsqu'elle traverse le miroir, elle passe dans un autre monde qui est celui de l'inconscient. Cet inconscient est divisé en trois parties pour Freud : le « ça »39, le « moi » et le « surmoi ». Chacune de ces parties est incarnée par un ou plusieurs personnages. − Le ça : il correspond aux pulsions inconscientes, refoulées ou non. De plus, « dans le ça, rien qui corresponde au concept du temps, pas d’indice de l’écoulement du temps et, chose extrêmement surprenante, et qui demande à être étudiée au point de vue philosophique, pas de modification du processus psychique au cours du temps »40. Il est donc incarné par le Chapelier Fou, le Lièvre de Mars et le Loir qui restent continuellement à prendre le thé. Le Chapelier dit même à Alice que le temps ne s'écoule pas seconde par seconde, mais qu'on peut passer de 9h à l'heure du déjeuner en un clin d’œil, en demandant au Temps. − Le moi : il correspond à Alice qui essaye de garder un certain équilibre par rapport aux créatures du pays des merveilles qui n'en font qu'à leur tête, suivant leurs pulsions ou pulsions d'interdiction. − Le surmoi : est incarné par la Reine Rouge, autoritaire, qui ordonne qu'on coupe là tête de ses sujets comme le surmoi refoule les pulsions. Le processus de création du roman est aussi intéressant d'un point de vue psychanalytique : Carroll inventait l’histoire au fur et à mesure qu’il la racontait lors de la promenade en barque. Lorsqu’il l’étoffa par la suite, les idées lui vinrent spontanément de sorte qu’il n’avait plus qu’à les noter. Cette élaboration laisse penser que l’histoire est une production de l’inconscient, de façon assez semblable au rêve freudien. De plus, l'art est pour Freud une sublimation des désirs refoulés. Le père de la psychanalyse pensait aussi que tout le monde était névrosé, mais à des degrés divers. Cela rappelle la phrase que dit le Chat de Cheshire à Alice « [...] nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle »41. On peut aussi noter que le titre même du second tome De l'autre côté du miroir rappelle le stade du miroir de Lacan. Ce stade intervient chez l'enfant lorsque celui-ci a entre 18 et 24 mois. A cet âge là, il acquiert une connaissance de lui-même et devient capable de se reconnaître dans un miroir. Cette connaissance de soi est aussi ce que recherche Alice qui ne sait plus qui elle est depuis son arrivée au pays des merveilles. Cette recherche se manifeste entre autre par les nombreux changements de taille qu'Alice subit en mangeant et buvant. Elle veut rentrer en elle-même comme une longue vue42 et se demande : « Mais, si je ne suis plus la même, la question qui se pose est la 39 Basé sur les définitions de l'Encyclopédie Universalis 2012 ainsi que du cours de sciences sociales 2010-2011 de M. Giolo. 40 Freud (S.), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1933, p. 102. 41 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, p. 82. 42 Ibidem, p. 11. 18
suivante : qui donc puis-je bien être ? »43. De plus, Lacan s'intéressait beaucoup à la linguistique et pensait que l'inconscient humain est structuré comme un langage. Or l’œuvre joue beaucoup avec le langage : les dialogues, jeux de mots et mots-valises y sont nombreux. Ces derniers rappellent l' « association libre » de Freud ainsi que la condensation, qui consiste à comprimer plusieurs lieux ou autre (ici mots) en un seul. Ce phénomène est aussi présent dans l'extrait suivant, où Alice se trouve à l’intérieur de la boutique de la Brebis : − Sais-tu ramer ? Demanda la Brebis, en lui tendant une paire d'aiguilles. − Oui, un peu..., mais pas sur le sol... et pas avec des aiguilles..., commença Alice. Mais voilà que, brusquement, les aiguilles se transformèrent en rames dans ses mains, et elle s'aperçut que la Brebis et elle se trouvaient dans une petite barque en train de glisser entre deux rives ; de sorte que tout ce qu'elle put faire, ce fut de ramer de son mieux.44 Pour Skinner, un psychanalyste américain, les mots-valises trouveraient leur origine dans le bégaiement de Carroll. En effet, en voulant parler rapidement, il fusionnait plusieurs mots, ce qui l'aurait inspiré pour son roman. Skinner pense aussi que l'obsession de Dodgson pour le renversement du monde trouve son origine dans sa gaucherie, étant donné qu'il fut forcé d'écrire de la main droite lors de son éducation. 43 Ibidem, p. 119. 44 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p. 73. 19
5) La structure des deux romans 5.1 La structure de Alice au pays des merveilles Tout d'abord, il est clairement observable que la façon dont est née l'histoire a eu une influence non négligeable sur la structure de l’œuvre. En effet, Carroll inventa petit à petit cette histoire pour les petites Liddell au cours d'une balade en barque. Lors de la mise par écrit de cette histoire, Dodgson a rajouté des idées qui lui venaient spontanément, parfois même la nuit, de sorte qu'il n'avait plus qu'à se lever et à les noter. Tout cela fait que le roman est une suite d'actions sans liens entre elles. On peut lire n'importe quel chapitre sans que la compréhension ne soit beaucoup affectée par l'ignorance des précédents. Certes, il y a quand même des éléments se rapportant à des faits antérieurs, comme lors du procès, mais ne pas les connaître ne gêne pas vraiment la lecture. Durant l'aventure d'Alice, il n'y a pas de repères spatio-temporels. Le pays des merveilles est comme un rêve, qui est aussi le dénouement de l'histoire. Ainsi, dans ce monde, « on y passe d'un lieu à l'autre, d'une époque à une autre, sans se soucier ni des distances ni de l'ordre chronologique, et les personnages apparaissent et disparaissent, les situations changent sans qu'il faille y chercher de cohérence, de raison, ni de justification apparente. Ainsi, bien des événements se produisent qui sont le résultat d'un désir, même inconscient, d'Alice, tout comme dans les rêves »45. A partir du moment où Alice tombe dans le terrier du Lapin Blanc, elle perd ses repères. Le temps est déréglé et ne fonctionne plus comme dans la réalité. Dans le chapitre « Un thé extravagant », le Chapelier explique à Alice que le temps est une personne, et que si elle est en bons termes avec lui, il fera ce qu'elle voudra. Il explique que lui-même, depuis qu’ils se sont querellés, s'est retrouvé bloqué à l'heure du thé. D'ailleurs, lui et ses deux compagnons se déplacent autour de la table dans le sens des aiguilles d'une montre, comme si la table était un cadran. Quant aux lieux, il y a également fort peu d'indications. Alice erre au pays des merveilles, sans savoir où elle va et faisant des rencontres par hasard. Au début du récit, Carroll nous dit qu'Alice se trouve dans une sorte de souterrain, alors que dans la suite elle se retrouve en plein air. Une discussion qu'elle a avec le Chat de Cheshire résume bien son parcours : « Voudriez-vous me dire, s'il vous plaît, quel chemin je dois prendre pour m'en aller d'ici ? − Cela dépend beaucoup de l'endroit où tu veux aller, répondit le chat. − Peu m'importe l'endroit... dit Alice. − En ce cas, peu importe la route que tu prendras, répliqua-t-il. »46 5.2 La structure de De l'autre côté du miroir La structure du deuxième tome d'Alice est à l'opposé de celle du premier livre : dans le premier livre, elle est à peu près inexistante tandis que le récit du second suit le déroulement d'une partie d'échecs imaginée par Lewis Carroll. L'image de la page suivante représente la situation initiale de l'histoire et est accompagnée par une liste des coups joués, ainsi que de leur effet dans l'histoire (de façon très résumée). 45 Sapet (J.-M.), « L'écrivain à sa table de travail » in Les aventures d'Alice au pays des merveilles, Folio Plus Classiques, Paris, 2009. 46 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, p. 80-81. 20
Le pion blanc (Alice) joue et gagne en 11 coups 47 1 Alice rencontre la Reine rouge 1 La Reine rouge joue en h5 2 Alice traversant d3 (par chemin de fer) 2 La Reine blanche (lancée à la poursuite de joue en d4 (Tweedledum et Tweedledee) son châle) joue en c4 3 Alice rencontre la Reine blanche (avec 3 La Reine blanche (en train de se son châle) métamorphoser en brebis) va en c5 4 Alice joue en d5 (boutique, rivière, boutique) 4 La Reine blanche (laissant l’œuf sur l'étagère) va en f8 5 Alice joue en d6 (Humpty Dumpty) 5 La Reine blanche (fuyant devant le Cavalier rouge) va en c8 6 Alice joue en d7 (forêt) 6 Le Cavalier rouge joue en e7 (échec) 7 Le Cavalier blanc prend le Cavalier rouge en 7 Le Cavalier blanc joue en f5 e7 8 Alice joue en d8 (couronnement) 8 La Reine rouge va en e8 (examen) 9 Alice devient Reine 9 Les Reines roquent 10 Alice roque (festin) 10 La Reine blanche va en a6 (soupe) 11 Alice prend la Reine rouge, et gagne.48 47 Une illustration animée est disponible à l'adresse internet suivante : http://www.echecs-histoire- litterature.com/images/diag.gif 48 Leroy (C.), Alice et le maître d'échecs, http://www.echecs-histoire-litterature.com/docs/clefs.pdf, consulté le 21/12/2011, p.3. 21
Avant d'analyser le langage « carrollien » afin d'interpréter la partie, on peut retrouver un lien entre le jeu d'échecs et le titre. Au début d'une partie, toutes les pièces sont en miroir (en effet, la dame est à la gauche du roi chez les blancs, alors que du côté noir, c'est l'inverse). Il faut aussi tenir compte que la dame se dit en anglais « the queen », signifiant « la reine », ce qui explique la raison pour laquelle le roman parle de reines et non de dames. Quant aux symboles que contiennent les pièces pour Lewis Carroll, il est plus facile de comprendre par quelques exemples. Chaque pièce est un personnage, et elle se place par rapport aux autres en fonction des actions qu'elle effectue. L'image du dessus rassemble plusieurs types d'actions, afin de comprendre le mécanisme de fonctionnement (voir numéro sur l'image et ceux ci-dessous). 1. La reine est une mère donnant la main à son enfant qui veut aller vers l'avant. 2. La reine regarde et peut toucher le cavalier. 3. Des parents (roi et dame) discutent de leur enfant (le pion).49 Ainsi, sur l'image de la page précédente, Alice (le pion blanc) rencontre et discute avec la reine rouge. Elle prend le train pour passer la case d3 et se retrouver directement en d4, ce qui correspond au double coup que le pion peut faire lors de son premier déplacement, etc... 49 Exemples tirés d' Alice et le maître d'échecs, pp.7-9. 22
C'est avec cette façon de voir la partie que Lewis Carroll a écrit ce deuxième roman d'Alice. Il faut voir l'échiquier comme le monde derrière le miroir et les pièces comme ses habitants, vivants dessus et faisant toutes sortes de choses (se déplacer, parler, etc...) tout en respectant les déplacements qui leurs sont autorisés selon les règles du jeu. Ainsi, Alice avance toujours tout droit lors de son aventure et, parvenue de l'autre côté du plateau, devient reine comme les règles l'indiquent. Cependant, l'écrivain a pris quand même quelques libertés par rapport aux règles. Par exemple, les blancs jouent plusieurs fois de suite, le roi blanc est en échec pendant 2 tours, etc... Il écrivit d'ailleurs dans sa préface de 1896 : Attendu que le problème d'échecs ci-après énoncé a déconcerté plusieurs de nos lecteurs, il sera sans doute bon de préciser qu'il est correctement résolu en ce qui concerne l'exécution des coups. Il se peut que l'alternance des rouges et des blancs n'y soit observée aussi strictement qu'il se devrait, et lorsqu'à propos des trois Reines on emploie le verbe « roquer », ce n'est là qu'une manière de dire qu'elles sont entrées dans le palais. Mais quiconque voudra prendre la peine de disposer les pièces et de jouer les coups comme indiqué devra reconnaître que l’ « échec » au Roi blanc du sixième coup, la prise du Cavalier rouge du septième, et le « mat » final du Roi rouge répondent strictement aux règles du jeu.50 50 Carroll (L.), Alice in wonderland, MacMillan, Londres, 1896, i. 23
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