Alice au pays des Merveilles - CRETEN Alexis 6B

 
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Alice au pays des Merveilles - CRETEN Alexis 6B
CRETEN Alexis                       Mme Doppée
6B                                     Français
2011-2012

                Alice au pays des
                    Merveilles
Alice au pays des Merveilles - CRETEN Alexis 6B
Remerciements : à ma famille
  pour leur soutien et leurs
     corrections, et à
  Mme Doppée et M Giolo
    pour leurs conseils.
Alice au pays des Merveilles - CRETEN Alexis 6B
Table des matières

Table des matières                                           p.1

Introduction                                                 p.3

Partie 1 : Charles Dodgson et Alice au pays des merveilles   p.4

   1) Charles Lutwidge Dodgson                               p.4
       1.1 Charles Dodgson logicien                          p.4
       1.2 Lewis Carroll écrivain                            p.4

   2) D'une simple histoire au classique                     p.5
       2.1 Genèse de l’œuvre                                 p.5
       2.2 Alice au pays des merveilles                      p.5

Partie 2 : Analyse de l’œuvre                                p.6

   1) La logique                                             p.6
       1.1 L’œuvre mathématique de Dodgson                   p.6
       1.2 Les syllogismes                                   p.7

   2) Le nonsense                                            p.9
       2.1 La notion de nonsense                             p.9
       2.2 Le nonsense dans Alice au pays des merveilles     p.10
       2.3 L'arbitraire                                      p.11

   3) La linguistique                                        p.13
       3.1 Le langage et l’œuvre                             p.13
       3.2 Les jeux de mots                                  p.15

   4) L’œuvre vue par la psychanalyse                        p.16
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5) La structure des deux romans                       p.18
       5.1 La structure d'Alice au pays des merveilles   p.18
       5.2 La structure de De l'autre côté du miroir     p.18

   6) Les symboles et références                         p.22
       6.1 Les symboles                                  p.22
       6.2 L'univers de Dodgson parodié                  p.23
       6.3 Les personnages                               p.23

Conclusion                                               p.26

Bibliographie                                            p.27

Lexique                                                  p.28
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Introduction

         Alice au pays des merveilles est une œuvre qui m'a toujours beaucoup intéressé. Le dessin
animé de Walt Disney me permit de faire la rencontre avec cette histoire dans ma jeunesse. Par la
suite, lorsque je le revis, son côté fou et décalé me plu beaucoup. Ce qui m'a amené à lire le roman
et sa suite De l'autre côté du miroir, les deux étant très souvent associés comme dans le film. Je me
suis mis alors à me renseigner sur les deux œuvres et sur Lewis Carroll.

        Par après, nous dûmes choisir un sujet pour notre travail de fin d'étude. Après avoir pensé à
différents sujets, je me rendis compte que c'était l'occasion idéale pour approfondir ma connaissance
de l’œuvre, et donc de mêler travail scolaire et curiosité personnelle.
        Je me suis ensuite mis en quête d'informations de tous genres et me suis rapidement rendu
compte qu'il y avait autant d'analyses que d'auteurs de celles-ci. Chaque élément de l'histoire
pouvait être expliqué de nombreuses façons différentes en fonction de l'angle de vue qu'on pose
dessus. Or, tous ces points de vue étaient intéressants et je trouvais dommage de me limiter à l'un ou
l'autre. Ce travail a donc pour but de montrer plusieurs façons d'analyser l’œuvre.
Malheureusement, la longueur et le temps que j'avais pour m'y consacrer m'ont limité dans leur
nombre, mais aussi dans les détails. En effet, chaque partie s'attachait à une discipline en
profondeur. Et malgré mes bases mathématiques, psychanalytiques et autres, je n'avais pas le niveau
pour aller jusqu'au bout. Cependant, cela m'a aussi obligé à m'informer sur ces matières, ce qui m'a
appris pas mal de notions, que ce soit en logique, linguistique ou autre.

       Ce travail regroupe donc plusieurs types d'analyses qui peuvent être faites des deux romans,
mais sans être pour autant exhaustif. De plus, chacun des points n'est pas tout à fait complet car
pour en faire le tour, chacun nécessiterait une étude plus importante que ce qui a été fait ici.

        La première partie de ce travail présentera Charles Lutwidge Dodgson, auteur des Alice, car
des éléments de sa vie transparaissent dans ses livres et mieux le connaître permet de mieux
comprendre son œuvre. Par la suite, la logique (matière enseignée par Dodgson), le genre littéraire
auquel appartiennent les Alice, à savoir le nonsense, la linguistique, la psychanalyses seront
abordés. La structure des deux romans ainsi que les symboles et références présents dans ceux-ci
feront l'objet chacun d'un chapitre.

Note : les traductions choisies pour ce travail sont celles de Henri Parisot et de Jacques Papy. Le
nom des personnages est celle de Parisot qui conserve certains noms originaux tels que Humpty
Dumpy (traduit par le Gros Coco) ou Tweedle Dee et Tweedle Dum (Bonnet Blanc et Blanc
Bonnet).
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Partie 1 : Charles Dodgson et
                               Alice au pays des merveilles

   1) Charles Lutwidge Dodgson

       1.1 Charles Dodgson logicien

                             Charles Lutwidge Dodgson est né le 27 janvier 1832 à Cheshire, en
                     Angleterre. La reine Victoria montera sur le trône cinq ans plus tard et y sera
                     encore lorsque Dodgson mourra, le 18 janvier 1898. Son père est pasteur
                     anglican et vit avec sa famille dans le presbytère de Daresbury. Charles est
                     l'aîné d'une famille de onze enfants, et six de ses frères et sœurs partagent son
                     bégaiement.
                             Très rapidement, ses professeurs découvrent en lui des talents pour les
                     mathématiques. Il va à l'école de Richmond puis à la Rugby school dont il
                     gardera un mauvais souvenir. Il suit ensuite des études de mathématiques au
 Lewis Carroll       collège Christ Church à Oxford avant de devenir enseignant de logique en
 (autoportrait)      1855. Cette même année, le doyen décède et Henry George Liddell le remplace.
Ce dernier emménage à l'université avec ses quatre enfants : Harry, Lorina, Alice et Edith.
Dodgson, très conservateur, aura des conflits avec le nouveau doyen qui est un réformateur, ce qui
donnera naissance à plusieurs pamphlets.
         Dans la lignée de sa famille très croyante, il est ordonné diacre en 1861 mais ne devint
jamais prêtre, peut-être à cause de son bégaiement qui rendait les sermons difficiles.

       1.2 Lewis Carroll écrivain

        Dès sa jeunesse, Charles Dodgson exprime sa créativité. Il amuse ses jeunes frères et soeurs
avec des tours de magie, des spectacles de marionnettes etc... Il écrit aussi des revues familiales
pour les hôtes du presbytère. Ce goût de l'écriture resurgira après ses études quand, ayant plus de
temps pour ses loisirs, il envoie des textes à des magazines littéraires. Signant d'abord sous différent
pseudonymes, c'est sur la suggestion Edmund Yates, directeur de la publication du mensuel The
Train, qu'il se choisira un nom de plume définitif : Lewis Carroll. C'est en fait la traduction latine de
Charles, donnant Carolus, retraduit par Carroll, et celle de Lutwidge, donnant Ludovic, et Lewis
une fois retraduit en anglais.
        Sa créativité ne se limite pas seulement à la littérature. Charles Dodgson était aussi un
photographe assez renommé. Il s'achète son premier appareil photo en 1856 et se tourne vers le
portrait. Ce sont surtout les enfants qu'il photographie. Le 25 avril 1856, il fait la rencontre d'Alice
Liddell alors qu'il prend en photo la cathédrale de Christ Church.
        Le talent que Lewis Carroll avait dans sa jeunesse pour amuser ses frères et sœurs se
manifestera avec ses nombreux amis enfants. Avant de les photographier, il les distrait d'abord en
leur racontant des histoires ou en leur montrant des jeux, existants ou inventés.
2) D'une simple histoire au classique

        2.1 Genèse de l’œuvre

                                      Le 4 juillet 1862, Lewis Carroll part en promenade avec les petites
                             Liddell et son ami le révérend Duckworth. Ils font une balade en barque
                             quand les fillettes demandent à Dodgson de leur raconter une histoire. De
                             cette belle journée d'été, Duckworth se souviendra : « Je ramais à l'arrière
                             et lui à l'avant lors de ce fameux voyage jusqu'à Godstow, au cours des
                             vacances d'été, durant lequel nous avions pour passagères les demoiselles
                             Liddell, et l'histoire fut en fait composée et dite par-dessus mon épaule à
                             l'intention d'Alice Liddell, qui dirigeait notre embarcation. Je me rappelle
                             que je tournai la tête et dis : « Dodgson, est-ce là une aventure que vous
                             improvisez ? » Et il me répondit « Oui, j'invente au fur et à mesure. » »1
                                      Dès le lendemain, Alice demande à Carroll de lui écrire l'histoire. Il
Alice Liddell en mendiante   se met donc au travail et écrit l'histoire tout en l'illustrant de sa propre
par Lewis Carroll            main. Le manuscrit portait le titre Les aventures d'Alice sous terre,
                             première version du célèbre roman.

        2.2 Alice au pays des merveilles

        Suite à l'enthousiasme de son entourage pour son histoire, Dodgson décide de la publier. Il
trouve pour se faire la maison d'édition MacMillan mais, non satisfait de ses illustrations, il se met
en quête d'un illustrateur. Il rencontre alors John Tenniel, caricaturiste renommé. Lewis Carroll lui
décrit chacune des illustrations comme il souhaiterait qu'elle soit, et ce au détail près. Il a aussi bien
en tête ce qu'il attend de son éditeur. Étant donné qu'il prend l'impression à ses frais, il dispose d'une
très grande liberté. Il ajoute à son histoire des scènes telles que le thé chez les fous, fait des
ajustements ci et là. Il double le volume de son histoire, si bien que le titre ne convient plus. Il fini
par choisir le nom Les aventures d'Alice au pays des merveilles, simplifié couramment par Alice au
pays des merveilles. Le livre est ensuite publié en juillet 1865 et reçoit un très bon accueil de la
presse (le nom de Tenniel aide). Il devient très vite un succès.
        A la fin des années 1860, Lewis Carroll décide d'écrire une suite à son roman. Plusieurs
noms sont envisagés tel que Looking-Glass House (« La maison du miroir »), puis Derrière le
miroir, pour finalement retenir De l'autre côté du miroir. Il y ajoute ensuite un sous-titre : et ce
qu'Alice y trouva. Fini début 1871, Dodgson règle encore quelques détails et le livre est mis en
vente à Noël de cette année. Le 27 janvier, jour de son l'anniversaire, il apprend que quinze mille
exemplaires de son second roman ont déjà été vendus.

1 Lovett Stoffel (S.), Lewis Carroll au pays des merveilles, Gallimard, New York, 1997, pp. 64-65.
Partie 2 : Analyse de l’œuvre

    1) La logique

         1.1 L’œuvre mathématique de Dodgson

         Charles Lutwidge Dodgson était, comme expliqué dans la première partie de ce travail, un
professeur de mathématiques qui s'intéressait particulièrement à la logique. Son œuvre
mathématique est d'ailleurs bien plus importante que son œuvre littéraire avec plus de vingt livres,
écrits surtout dans une visée pédagogique, conformément à son poste et s'inscrivant en cela dans
l'esprit de son temps.

         Pour pouvoir analyser Alice au pays des merveilles et sa suite De l'autre côté du miroir, il est
nécessaire d'aborder la logique et la façon dont Dodgson la considérait. La conception du langage et
du sens sur laquelle repose toute son œuvre logique mais surtout littéraire s'esquisse dans ses
œuvres géométriques. Ainsi, dans l'extrait qui suit, sa façon de s'exprimer permet de deviner la
façon dont il considérait la logique. Dans la préface de son Abrégé de géométrie algébrique plane,
il écrit : « Ainsi libéré de la nécessité de les relier en une série consécutive, je pus adopter ce qui me
semblait le principe de classification le plus naturel »2.
         L'expression « le principe de classification le plus naturel » est assez intéressant. En effet,
ces mots « constitue(nt) une expression témoignant que la logique reste dans l'esprit de Dodgson
liée à l'ordre naturel des choses de sorte qu'elle présuppose une correspondance entre les
mathématiques et le monde de la réalité. Il ne s'agirait plus que de déchiffrer et de reproduire la
rigueur de l'organisation de celui-ci. »3.
         De plus, la logique, pour Dodgson, permettrait d'atteindre la vérité ultime d'un point de vue
religieux. Ainsi, il dit dans une lettre qu'il écrivit à sa sœur, à propos de son dernier ouvrage La
logique symbolique qu'il le « ... considère vraiment [...] comme une œuvre pour Dieu »4.
         Il est aussi remarquable dans ses travaux mathématiques que Dodgson accorde un point
d'honneur à définir chacun des concepts, symboles, termes, etc... utilisés, allant même jusqu'à
définir le mot « définition ». Cette régression met en lumière le problème de savoir jusqu'où il faut
remonter pour ne plus avoir besoin de définir. Cette lutte contre la polysémie et l’ambiguïté des
mots se retrouve dans son œuvre5 où chaque terme est pris au pied de la lettre afin de limiter chaque
mot à un seul sens (voire deux dans les jeux de mots).

2   Dodgson (C. L .), A Syllabus of Plane Algebraical Geometry, Oxford University, Oxford, 1860, p. Vii.
3   Marret (S.), Lewis Carroll : de l'autre côté de la logique, Université de Rennes, Rennes, 1995, p.41.
4   The letters of Lewis Carroll, M. N. Cohen, New York, 1979, p. 1100.
5   Voir chapitre 2.2 sur le nonsense.

                                                           8
Charles Dodgson a utilisé le syllogisme comme unique modèle du raisonnement logique. Ce
fait, anodin, induit pourtant trois éléments importants. Le premier, c'est l'utilisation courante des
syllogismes dans Alice6. Ensuite, cela montre que, pour lui, c'est le langage qui est utilisé dans la
logique, et non directement les mathématiques. Et enfin, cela souligne le côté conservateur de
Dodgson et son attachement à Aristote et Euclide, contrairement à d'autres mathématiciens de son
époque, notamment Boole et de Morgan, qui firent naître la logique mathématique au détriment des
syllogismes.

         1.2 Les syllogismes

        Le syllogisme est le fondement même de la logique classique, établie par Aristote. Mais dès
le milieu du dix-neuvième siècle, des mathématiciens s'attachèrent à établir la logique en calcul
formel et pour cela abandonnèrent progressivement la logique classique fondée sur la syllogistique
aristotélicienne. Et ainsi s'affranchir des langues naturelles7 qui, auparavant, contenaient la
connaissance des choses. Il y eut alors une différenciation entre validité logique et vérité. Charles
Lutwidge Dodgson pour sa part chercha, à travers son œuvre mathématique, à consolider les
fondements classiques.

         L'attachement que Dodgson avait pour les syllogismes se retrouve aussi dans son œuvre
littéraire. Ainsi dans Alice au pays des merveilles et sa suite, on en rencontre beaucoup, même s'ils
sont en général absurdes, comme en témoigne l'exemple suivant :

        [Alice se fait attaquer par le Pigeon car ce dernier croyait qu'elle était un serpent qui
        voulait manger ses œufs. Alice se défend en rétorquant qu'elle n'est pas un serpent mais une
        petite fille.]
        − [Le Pigeon] ... Je suppose que vous allez me raconter aussi que vous n'avez jamais
        goûté à un œuf !
        − J'ai certainement goûté à des œufs, répliqua Alice, qui était une enfant très franche ;
        mais, voyez-vous, les petites filles mangent autant d’œufs que les serpents.
        − Je n'en crois rien. Pourtant, si c'est vrai, alors les petites filles sont une espèce de
        serpent, un point, c'est tout.8

        Il y a dans cet extrait un syllogisme tel que : a. Les serpents mangent des œufs ; b. Les
petites filles mangent des œufs ; c. Les petites filles sont donc des serpents.

6 Voir chapitre suivant.
7 La linguistique sera abordée au chapitre 3.
8 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, Gallimard, Paris, 1994, pp. 56-57.

                                                           9
Ces syllogismes aux idées fantaisistes se retrouvent un peu partout dans son œuvre littéraire.
On peut remarquer que, à la fin de sa vie, ayant arrêté d'écrire des récits, Dodgson transféra son
humour dans son dernier ouvrage mathématique : La logique symbolique. On peut ainsi y retrouver
des syllogismes dans le même esprit que ceux présents dans ses romans :

        (1)     Aucun chaton qui aime le poisson n'est réfractaire à l'étude.
        (2)     Aucun chaton sans queue n'est prêt à jouer avec un gorille.
        (3)     Les chatons moustachus aiment toujours le poisson.
        (4)     Aucun chaton amoureux de l'étude n'a les yeux verts.
        (5)     Aucun chaton n'a de queue s'il n'est moustachu.9

        Solution : « Aucun chaton aux yeux verts n'est prêt à jouer avec un gorille »10

9 Dodgson (C. L.), La logique symbolique, MacMillan, Londres, 1896, p. 1577.
10 Ibidem, p. 1590.

                                                      10
2) Le nonsense

        2.1 Notion de nonsense

       Une caractéristique très importante dans l’œuvre de Lewis Carroll est le « nonsense ». C'est
pourtant un terme assez vague, flou, dont il n'existe pas de vraie définition à proprement parler,
mais dont le concept et la notion sont saisissables.

        Ainsi, l'utilisation du mot anglais « nonsense » à la place du français « non-sens » n'est pas
anodine, elle provient d'une subtile nuance de sens. Le terme anglais a une extension plus vaste, il
signifie une « bêtise », du « n'importe quoi », tandis que non-sens désigne ce qui n'a pas de sens, qui
est absurde. Nonsense est donc plus approprié pour parler d'une forme d'humour que non-sens.
Gilles Deleuze en parle en ces termes: « Non moins qu'une détermination de signification, le non-
sens opère une donation de sens [...] Le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui,
comme tel, s'oppose à l'absence de sens en opérant la donation de sens. Et c'est ce qu'il faut entendre
par nonsense »11

        Pour mieux le cerner, on peut procéder par voie négative en le discernant de plusieurs autres
formes assez proches: le monde à l'envers, l'absurde et le paradoxe.
        Le monde inversé est souvent associé au nonsense. Pourtant, il existe une différence
fondamentale: dans le monde inversé, il y a toujours un retour à l'ordre, un renversement qui remet
le monde à l'endroit. Tandis que dans le nonsense, le monde à l'envers n'est jamais remis à l'endroit.
De plus, le monde à l'envers s'exprime par différentes formes codées à la Renaissance (ex: L'éloge
de la folie d'Erasme) alors que le nonsense n'a pas de codification rhétorique.
        Il est assez proche de l'absurde. En effet, on retrouve des situations absurdes dans le
nonsense. Cependant, il correspond à une vision du monde inspirée d'une philosophie (qu'on
retrouve chez Sartre et Camus) : « l'absurdité du monde soumis à la vieillesse et à la mort,
l'absurdité du langage qui ne peut que se répéter sans innover, sans rien dire »12. Le nonsense, lui, ne
correspond pas vraiment à une vision du monde et peut difficilement être utilisé dans une
philosophie.
        Les paradoxes, si chers à Oscar Wilde, opposent deux propositions incompatibles dans une
même phrase et présentent leur relation sous l'aspect de la logique. Ce sont des pseudo-
raisonnements logiques cherchant à susciter la surprise et l'admiration et sont liés à l'art de la
conversation. « Le nonsense est [...] du côté de la surprise sans admiration. Il serait moins
intellectuel que le mot d'esprit »13

      Ainsi, le nonsense est assez proche de ces différentes formes mais s'en distingue tout de
même. Il apparaît aussi qu'il est difficile de définir clairement ce concept même si on peut le
comprendre et l'utiliser de façon plus intuitive.

11 Deleuze (G.), Logique du sens, Minuit, s.l., 1969 p.87.
12 Cremona (N.), Le nonsense, http://www.fabula.org/atelier.php?Nonsense, consulté le 28/09/2011, p.2.
13 Loc. cit.

                                                         11
2.2 Le nonsense dans Alice au pays des merveilles

        Comme vu au début de ce travail, Charles Lutwidge Dodgson était un personnage
typiquement victorien. Il suffit de voir à quel point il reste attaché aux Anciens et défend leurs
théories dans ses ouvrages mathématiques pour le comprendre. Pourtant, de premier abord, ses
œuvres littéraires ont plutôt l'air de remettre l'ordre en question. Mais ce n'est qu'une impression car
le nonsense, omniprésent dans les récits de Carroll, paraît subvertir (de façon provisoire et ambiguë)
l'ordre mais, en réalité, le renforce. Certes, la morale est dissimulée, mais c'est pour la consolider en
procédant par repoussoir. Les récits de Carroll véhiculent en fait l'idéologie victorienne.

         Le nonsense essaie aussi d'exclure la métaphore car celle-ci est jugée comme une
imperfection à cause des nombreuses interprétations qui peuvent en être faite. Pour se faire, il
recourt à la tautologie, la lapalissade et la platitude afin de réduire l'interprétation à un seul sens
(voire deux dans les jeux de mots). Il cherche à définir et à limiter, il privilégie le vide de sens à sa
prolifération. Cependant, les mots-valises, fort présents dans les Alice, vont contre cette volonté car
ils sont fortement polysémiques. On remarque que la plupart des mots et expressions doivent être
pris littéralement. Ainsi, le nonsense est fort terre-à-terre.

         « Ils me l'ont donné en présent de non-anniversaire.
             − Je vous demande pardon ? », dit Alice, fort intriguée.
         « Vous ne m'avez pas offensé, répondit Humpty Dumpty.
             − Je veux dire : qu'est-ce qu'un présent de non-anniversaire ? »14

        Le nonsense présente comme autre caractéristique l'association des mots et nombres. Dans
Alice, Lewis Carroll considérait le nombre comme un autre signe de la langue. On pourrait lui
donner comme adage : « Si tout ce qui est mesurable est réel, alors tout ce qui est réel est
mesurable ». Cette association des mots et des nombres a donc pour fonction d'assurer la
vraisemblance du texte. Au final, le nombre perd toute valeur, il ne signifie plus rien en même
temps que le langage perd sa fonction de communication15. Dans l'extrait suivant, Humpty Dumpty
« ne sait ni lire ni compter, mais il investit les nombres (...) du pouvoir d'ordonner la réalité »16.

         « Combien de jours y a-t-il dans l'année ?
             − Trois cent soixante-cinq, répondit Alice.
             − Et combien avez-vous d'anniversaire ?
             − Un seul.
             − Et si de trois cent soixante-cinq, vous soustrayez un, que reste-t-il ?
             − Trois cent soixante-quatre, évidemment. »
         Humpty Dumpty parut sceptique.
         « J'aimerais voir ça écrit noir sur blanc », déclara-t-il.
         Alice ne put s'empêcher de sourire tandis qu'elle tirait de sa poche son calepin et faisait
         pour lui la soustraction :
         365
         _-1
         364

14 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, Gallimard, Paris, 1994, p.84.
15 Voir chapitre 3.
16 Marret (S.), Lewis Carroll : de l'autre côté de la logique, p.165.

                                                            12
Humpty Dumpty prit en main le calepin et le regarda très attentivement :
         « Cela, commença-t-il de dire, me paraît être exact.
            − Vous le tenez à l'envers ! s'exclama Alice.
            − C'est, ma foi, vrai ! » reconnut gaiement, tandis qu'elle lui remettait le carnet dans le
                bon sens, Humpty Dumpty, « ça m'avait l'air un peu bizarre. Comme je le disais, cela
                me paraît exact... encore que je n'aie pas présentement le temps de vérifier de fond
                en comble... et cela vous montre qu'il y a trois cent soixante-quatre jours où vous
                pourriez recevoir des présents de non-anniversaire... »17

        De plus dans le nonsense, le temps est une ouverture vers l'infini. En effet, il lui donne cette
dimension en mettant en péril les séries finies ou en les répétant infiniment. Et cette répétition
infinie d'actions crée cette « impression de déjà vu, d'univers limité et même figé »18. Ainsi, dans
Alice au pays des merveilles, le Lièvre de Mars et le Chapelier Fou sont sans cesse à l'heure du thé
suite à une dispute avec le Temps. Ils prennent éternellement le thé, et arrivent même au procès final
avec une tasse de thé et une tartine beurrée à la main.

         2.3 L'arbitraire

         Tout au long des deux récits, Alice est en quête de règles. Cela se remarque dans les
nombreux jeux présents durant l'aventure (les cartes, les échecs, le croquet, la ronde, la course,
etc...). En effet, les règles y sont toujours arbitraires et peuvent tout le temps être transgressées.
Cette transgression dépend uniquement du choix du joueur de les respecter ou non. Le jeu sert
d'appui au nonsense pour satisfaire ou remettre en question la quête d'Alice. Dodgson montre ainsi
l'arbitraire des règles. Par exemple, lors de la partie de croquet ainsi que de la course à la
Comitarde19, les règles sont tellement floues et fantaisistes en plus d'être arbitraires qu'Alice ne sait
pas s'il existe des règles dont personne ne tient compte, ou si elles sont inexistantes.
         Mais le caractère arbitraire ne concerne pas uniquement les règles. Lewis Carroll met aussi
en évidence l'arbitraire des mots dans ses romans. Comme par exemple lorsque Humpty Dumpty dit
à Alice : « Lorsque moi j’emploie un mot [...] il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie...
Ni plus ni moins »20. Ce choix de la signification des mots est aussi revendiqué dans son travail
mathématique, non seulement par la mise en place de toute une symbolique nouvelle, mais aussi par
la volonté de donner le nom qu'il lui plaît aux choses, comme en témoigne l'extrait suivant :

         Je soutiens au contraire que tout écrivain a le droit absolu d'attribuer le sens qu'il veut à
         tout mot, ou à toute expression, qu'il entend employer. Si je rencontre un auteur qui, au
         commencement de son livre déclare : « Qu'il soit bien entendu que par le mot blanc,
         j'entendrais toujours noir, et par le mot noir, j'entendrais toujours blanc » j'accepterai
         humblement la règle ainsi formulée, quand bien même je la jugerais contraire au bon sens.21

17 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p.84.
18 Lecercle (J.-J.) , Le Nonsense : genre, histoire, mythe, thèse de doctorat d'état soutenue à l'Université Paris VII en
   1987, p.229.
19 Traduit ainsi par Henri Parisot. Dans la version de Jacques Papy, elle est appelée « course au caucus »
20 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p. 86.
21 Dodgson (C. L.), La logique symbolique, p. 1592-93.

                                                            13
Mais, selon lui, tout changement de sens du mot, changement de symbole ou autre, doit être
motivé par le sens commun, voire la nature logique, sous peine de tomber dans l'absurde. Ainsi,
dans l'exemple ci-dessus, inverser la signification des mots « blanc » et « noir » serait contraire au
bon sens, même s'il devrait l'accepter. Ainsi, la réponse d'Alice vient corriger l'affirmation d'Humpty
Dumpty par son sens commun et sa logique : « La question [...] est de savoir si vous avez le pouvoir
de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire ».22

22 Loc. cit.

                                                  14
3) La linguistique

        3.1 Le langage et l’œuvre

       Le langage a une place prépondérante dans Alice au pays des merveilles et sa suite. En effet,
on peut remarquer que les dialogues occupent le principal de l'histoire. Où qu'elle aille, Alice
rencontre de nombreux personnages avec qui elle discute. Mais, en général, ces discussions ne se
déroulent pas très bien : elles sont assez violentes quand ce ne sont pas carrément des disputes,
beaucoup traitent Alice avec mépris et lui parlent d'un ton impérieux, etc... En plus de cela, la
communication ne passe pas et est artificielle. Les créatures du pays des merveilles parlent pour
elles-même, sans avoir pour but de réellement communiquer. Comme dans l'extrait suivant
lorsqu'Alice discute avec le Valet de pied.

        − Comment dois-je faire pour entrer ? répéta-t-elle à haute voix.
        − Je vais rester assis jusqu'à demain..., déclara-t-il. [...] ... ou peut-être jusqu'à après-
             demain, continua-t-il sur le même ton [...].
        − Comment dois-je faire pour entrer ? Demanda Alice d'une voix encore plus forte.
        − Faut-il vraiment que tu entres ? riposta-t-il. Voilà la première question à poser.
        [...] « La façon dont toutes ces créatures discutent est vraiment insupportable, murmura-t-
        elle. Il y a de quoi vous rendre folle ! »
        Le Valet de pied eut l'air de juger que le moment était venu de répéter sa remarque, avec des
        variantes :
        − Je resterai ici sans désemparer, dit-il, pendant des jours et des jours.
        − Mais que dois-je faire ?
        − Ce que tu voudras, répondit-il en se mettant à siffler.23

        En fait, les différentes règles de la communication sont subverties. Ainsi les lois de
pertinence, de sincérité, d'informativité, d'exhaustivité et de modalité24, lois pour une
communication idéale, ne sont absolument pas respectées. De plus, l'interactivité n'est pas toujours
présente, comme dans l'exemple précédent : le Valet de pied ne tient pas compte d'Alice et parle
pour lui-même. Tout comme dans le nonsense, Lewis Carroll subvertit les règles pour montrer leur
importance. Il démontre qu'une communication est impossible si on ne respecte aucune de ces
règles25.

         Mais le langage n'intervient pas qu'à ce niveau. Charles Dodgson était un logicien. Or,
comme vu précédemment, le langage était très fortement lié à la logique telle qu'il la pratiquait. En
effet, la logique était exprimée par la langue et celle-ci se devait donc d'être logique. Le mot, par la
logique, permet d'accéder à la connaissance.

23 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, pp. 70-71.
24 Marquer (B.), Analyse textuelle: fiche 1, http://www.farum.unige.it/francesistica/pharotheque/analyse.textuelle/ ,
   consulté le 20/02/2012.
25 Elles ne sont pas toutes constamment respectées dans la vie de tous les jours, mais le sont pour la majorité.

                                                           15
Seulement, pour Carroll, la logique ne s'occupe que de vérités et d'objets existants, d'où sa
tentative de définir l'existence imaginaire d'objets imaginaires.

         Par le mot existence, j'entends évidemment la forme d'existence qui correspond à la nature
         de ce sujet. Les deux propositions, « il existe des rêves » et « il existe des tambours »,
         décrivent deux types d'existence entièrement différentes. Un rêve est un agrégat d'idées et
         n'existe que dans l'esprit du rêveur, alors qu'un tambour est un agrégat de bois et de peau et
         existe dans les mains d'un joueur de tambour.26

         Ce problème de l'existence, et donc de la vérité, fut aussi traitée par un autre logicien
contemporain de Dodgson, Auguste de Morgan, qui affirme « Une proposition, fausse dans la
totalité de l'univers de la pensée, est vraie dans l'univers de l'argument du locuteur »27. Autrement
dit, la vérité n'est pas forcément la même selon l'univers de discours28 dans lequel on se place. Ainsi,
les fausses propositions suivantes, étant à la base des Alice, deviennent réelles dans le pays des
merveilles pour la première, dans le monde derrière le miroir pour la seconde.
     − Les petites filles peuvent tomber dans un terrier de lapin qui donne sur un monde peuplé de
         créatures étranges.
     − Les petites filles peuvent passer au travers d'un miroir donnant sur un monde inversé.29

Cette notion d'univers de discours permis à Carroll de créer un monde existant (dans un autre
univers de discours) et possédant une rationalité propre, valable dans cet univers de discours là.

        Outre ce qui a été déjà dit pour le nonsense, qui est un univers de langage, il est intéressant
de revenir sur le sens des mots. Comme déjà dit, un problème récurrent chez Dodgson était de
savoir jusqu'où remonter pour ne plus avoir à définir un mot. Ce problème touche aussi la
conversation courante qui est restreinte à un univers de discours donné mais dont les limites ne sont
pas aussi rigides que l'aurait voulu la logique. Elles sont en effet floues, fluctuantes et transgressées.
Le dialogue et les jugements sont donc soumis à l'appréciation subjective des locuteurs. Ce
problème se retrouve dans ses romans dans lequel le mot et son sens sont détachés, changeants,
comme le dit la Duchesse « Occupez-vous du sens, et les mots s'occuperont d'eux-mêmes »30. On le
voit très clairement lors de la conversation d'Alice avec Humpty Dumpty :

         − Et un seul jour pour les cadeaux d'anniversaire. Voilà de la gloire pour toi ! [dit Humpty
         Dumpty]
         − Je ne sais pas ce que vous voulez dire par là.
         Humpty Dumpty sourit d'un air méprisant :
         − Naturellement. Tu ne le sauras que lorsque je te l'aurai expliqué. Je voulais dire :
         « voilà un bel argument sans réplique » !

26 Dodgson (C.L.), La logique symbolique, p. 1592.
27 De Morgan (A.), On the Syllogism and other Logical Writtings, Peter Health, Londres, 1966, p.96.
28 Le mot « discours » est utilisé dans un sens particulier, où chaque type de discours est lié à une certaine rhétorique,
   ainsi qu'à un certain nombre d'idées et de thèmes. Par exemple : le discours de droite, etc... Cette notion est
   expliquée plus complètement dans la fiche 1 réalisée par Marquer (B.) à l'adresse suivante :
   http://www.farum.unige.it/francesistica/pharotheque/analyse.textuelle/
29 Idées provenant de Alexander (P.), Logic and the Humour of Lewis Carroll, Chorley and Pickersgill, Leeds, 1951.
30 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, p.123.

                                                            16
3.2 Les jeux de mots

        Les jeux de mots sont très présents dans les deux récits. Le poème Jabberwocky 31, du
deuxième tome des Alice, est écrit avec de nombreux mots-valises, qui sont en fait la fusion de
plusieurs mots en un seul. Ainsi, Humpty Dumpty explique à Alice : « Eh bien, « sluctueux »
signifie : souple, actif, onctueux. Vois-tu, c'est comme une valise : il y a trois sens empaquetés en un
seul mot »32.

       En fait, « les jeux linguistiques interrogent la possibilité que le mot donne accès à la
chose »33, ils interrogent sur l'existence. Le jeu de mots suivant porte sur l'interprétation du mot
« personne »34 et de son (in)existence :

          « Je n'ai pas non plus envoyé les messagers qui sont tous deux partis pour la ville. Regardez
          donc sur la route et dites-moi si l'un ou l'autre d'entre eux ne revient pas. Eh bien qui voyez-
          vous ?
          − Personne, répondit Alice.
          − Je donnerais cher pour avoir des yeux comme les vôtres » fit observer le monarque.
          « Être capable de voir Personne, l'irréel en personne ! Et à une telle distance par-dessus le
          marché ! Ma foi, tout ce dont je suis capable pour ma part, c'est de voir, parfois, quelqu'un
          de bien réel ! »35

Le quiproquo se poursuit :

          « Qui avez-vous dépassé sur la route ? » s'enquit le Roi en tendant la main pour que le
          Messager lui donnât encore un peu d'herbe.
          « Personne, dit le messager.
          − Parfaitement exact, dit le Roi ; cette jeune fille l'a vu, elle aussi. Donc : qui marche plus
          lentement que vous ? Personne.
          − C'est faux, répliqua le Messager d'un ton maussade. C'est tout le contraire : qui marche
          plus vite que moi ? Personne
          − C'est impossible ! dit le Roi. Si Personne marchait plus vite que toi, il serait arrivé ici le
          premier... »36

       Seulement, ces nombreux jeux de mots et mots-valises furent écrits en anglais, ce qui pose
des problèmes de traduction, comme pour l'exemple précédent. De plus, l’œuvre est fortement
basée sur la culture anglaise, avec de nombreuses comptines parodiées ou avec la course au
caucus37. Selon Sylvère Monod, « Alice est un ouvrage spécifiquement britannique qui déconcerte
souvent le lecteur français et qui ne peut être pleinement goûté que de l'intérieur d'une conscience
britannique ou britannisée »38.

31   Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p. 15.
32   Ibidem, p. 88.
33   Marret (S.), Lewis Carroll : de l'autre côté de la logique, p. 99.
34   Le jeu de mots fonctionne mieux en anglais car en français, il y a une légère différence (« voir Personne » et « ne
     voir personne ») tandis qu'en anglais, on dit dans les deux cas « to see nobody ».
35   Ibidem, p. 96.
36   Ibidem, p. 99.
37   Voir suite du travail.
38   Monod (S.), Histoire de la littérature anglaise de Victoria à Elizabeth II, Colin, Paris, 1970, p. 159.

                                                             17
4) L’œuvre vue par la psychanalyse

       La psychanalyse s'est rapidement intéressée aux romans de Lewis Carroll de par leur
caractère assez singulier. De nombreuses analyses psychanalytiques en ont été faites, des plus
sérieuses aux plus farfelues. Jacques Lacan, un psychanalyste français, s'y est aussi intéressé. Il a
donné des cours et séminaires à propos de ces œuvres.

       En effet, on retrouve dans ces récits les principes de la psychanalyse. Lorsqu’Alice pénètre
dans le terrier du Lapin Blanc puis lorsqu'elle traverse le miroir, elle passe dans un autre monde qui
est celui de l'inconscient. Cet inconscient est divisé en trois parties pour Freud : le « ça »39, le
« moi » et le « surmoi ». Chacune de ces parties est incarnée par un ou plusieurs personnages.

    − Le ça : il correspond aux pulsions inconscientes, refoulées ou non. De plus, « dans le ça, rien
      qui corresponde au concept du temps, pas d’indice de l’écoulement du temps et, chose
      extrêmement surprenante, et qui demande à être étudiée au point de vue philosophique, pas
      de modification du processus psychique au cours du temps »40. Il est donc incarné par le
      Chapelier Fou, le Lièvre de Mars et le Loir qui restent continuellement à prendre le thé. Le
      Chapelier dit même à Alice que le temps ne s'écoule pas seconde par seconde, mais qu'on
      peut passer de 9h à l'heure du déjeuner en un clin d’œil, en demandant au Temps.
    − Le moi : il correspond à Alice qui essaye de garder un certain équilibre par rapport aux
      créatures du pays des merveilles qui n'en font qu'à leur tête, suivant leurs pulsions ou
      pulsions d'interdiction.
    − Le surmoi : est incarné par la Reine Rouge, autoritaire, qui ordonne qu'on coupe là tête de
      ses sujets comme le surmoi refoule les pulsions.

       Le processus de création du roman est aussi intéressant d'un point de vue psychanalytique :
Carroll inventait l’histoire au fur et à mesure qu’il la racontait lors de la promenade en barque.
Lorsqu’il l’étoffa par la suite, les idées lui vinrent spontanément de sorte qu’il n’avait plus qu’à les
noter. Cette élaboration laisse penser que l’histoire est une production de l’inconscient, de façon
assez semblable au rêve freudien. De plus, l'art est pour Freud une sublimation des désirs refoulés.

        Le père de la psychanalyse pensait aussi que tout le monde était névrosé, mais à des degrés
divers. Cela rappelle la phrase que dit le Chat de Cheshire à Alice « [...] nous sommes tous fous ici.
Je suis fou. Tu es folle »41.

        On peut aussi noter que le titre même du second tome De l'autre côté du miroir rappelle le
stade du miroir de Lacan. Ce stade intervient chez l'enfant lorsque celui-ci a entre 18 et 24 mois. A
cet âge là, il acquiert une connaissance de lui-même et devient capable de se reconnaître dans un
miroir. Cette connaissance de soi est aussi ce que recherche Alice qui ne sait plus qui elle est depuis
son arrivée au pays des merveilles. Cette recherche se manifeste entre autre par les nombreux
changements de taille qu'Alice subit en mangeant et buvant. Elle veut rentrer en elle-même comme
une longue vue42 et se demande : « Mais, si je ne suis plus la même, la question qui se pose est la

39 Basé sur les définitions de l'Encyclopédie Universalis 2012 ainsi que du cours de sciences sociales 2010-2011 de M.
   Giolo.
40 Freud (S.), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1933, p. 102.
41 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, p. 82.
42 Ibidem, p. 11.

                                                         18
suivante : qui donc puis-je bien être ? »43.

        De plus, Lacan s'intéressait beaucoup à la linguistique et pensait que l'inconscient humain
est structuré comme un langage. Or l’œuvre joue beaucoup avec le langage : les dialogues, jeux de
mots et mots-valises y sont nombreux. Ces derniers rappellent l' « association libre » de Freud ainsi
que la condensation, qui consiste à comprimer plusieurs lieux ou autre (ici mots) en un seul. Ce
phénomène est aussi présent dans l'extrait suivant, où Alice se trouve à l’intérieur de la boutique de
la Brebis :

         − Sais-tu ramer ? Demanda la Brebis, en lui tendant une paire d'aiguilles.
         − Oui, un peu..., mais pas sur le sol... et pas avec des aiguilles..., commença Alice.
         Mais voilà que, brusquement, les aiguilles se transformèrent en rames dans ses mains, et
         elle s'aperçut que la Brebis et elle se trouvaient dans une petite barque en train de glisser
         entre deux rives ; de sorte que tout ce qu'elle put faire, ce fut de ramer de son mieux.44

        Pour Skinner, un psychanalyste américain, les mots-valises trouveraient leur origine dans le
bégaiement de Carroll. En effet, en voulant parler rapidement, il fusionnait plusieurs mots, ce qui
l'aurait inspiré pour son roman. Skinner pense aussi que l'obsession de Dodgson pour le
renversement du monde trouve son origine dans sa gaucherie, étant donné qu'il fut forcé d'écrire de
la main droite lors de son éducation.

43 Ibidem, p. 119.
44 Carroll (L.), De l'autre côté du miroir, p. 73.

                                                     19
5) La structure des deux romans

         5.1 La structure de Alice au pays des merveilles

         Tout d'abord, il est clairement observable que la façon dont est née l'histoire a eu une
influence non négligeable sur la structure de l’œuvre. En effet, Carroll inventa petit à petit cette
histoire pour les petites Liddell au cours d'une balade en barque. Lors de la mise par écrit de cette
histoire, Dodgson a rajouté des idées qui lui venaient spontanément, parfois même la nuit, de sorte
qu'il n'avait plus qu'à se lever et à les noter.
         Tout cela fait que le roman est une suite d'actions sans liens entre elles. On peut lire
n'importe quel chapitre sans que la compréhension ne soit beaucoup affectée par l'ignorance des
précédents. Certes, il y a quand même des éléments se rapportant à des faits antérieurs, comme lors
du procès, mais ne pas les connaître ne gêne pas vraiment la lecture.
         Durant l'aventure d'Alice, il n'y a pas de repères spatio-temporels. Le pays des merveilles est
comme un rêve, qui est aussi le dénouement de l'histoire. Ainsi, dans ce monde, « on y passe d'un
lieu à l'autre, d'une époque à une autre, sans se soucier ni des distances ni de l'ordre chronologique,
et les personnages apparaissent et disparaissent, les situations changent sans qu'il faille y chercher
de cohérence, de raison, ni de justification apparente. Ainsi, bien des événements se produisent qui
sont le résultat d'un désir, même inconscient, d'Alice, tout comme dans les rêves »45.
         A partir du moment où Alice tombe dans le terrier du Lapin Blanc, elle perd ses repères. Le
temps est déréglé et ne fonctionne plus comme dans la réalité. Dans le chapitre « Un thé
extravagant », le Chapelier explique à Alice que le temps est une personne, et que si elle est en bons
termes avec lui, il fera ce qu'elle voudra. Il explique que lui-même, depuis qu’ils se sont querellés,
s'est retrouvé bloqué à l'heure du thé. D'ailleurs, lui et ses deux compagnons se déplacent autour de
la table dans le sens des aiguilles d'une montre, comme si la table était un cadran.
         Quant aux lieux, il y a également fort peu d'indications. Alice erre au pays des merveilles,
sans savoir où elle va et faisant des rencontres par hasard. Au début du récit, Carroll nous dit
qu'Alice se trouve dans une sorte de souterrain, alors que dans la suite elle se retrouve en plein air.
Une discussion qu'elle a avec le Chat de Cheshire résume bien son parcours :

         « Voudriez-vous me dire, s'il vous plaît, quel chemin je dois prendre pour m'en aller d'ici ?
         − Cela dépend beaucoup de l'endroit où tu veux aller, répondit le chat.
         − Peu m'importe l'endroit... dit Alice.
         − En ce cas, peu importe la route que tu prendras, répliqua-t-il. »46

         5.2 La structure de De l'autre côté du miroir

        La structure du deuxième tome d'Alice est à l'opposé de celle du premier livre : dans le
premier livre, elle est à peu près inexistante tandis que le récit du second suit le déroulement d'une
partie d'échecs imaginée par Lewis Carroll.
        L'image de la page suivante représente la situation initiale de l'histoire et est accompagnée
par une liste des coups joués, ainsi que de leur effet dans l'histoire (de façon très résumée).
45 Sapet (J.-M.), « L'écrivain à sa table de travail » in Les aventures d'Alice au pays des merveilles, Folio Plus
   Classiques, Paris, 2009.
46 Carroll (L.), Alice au pays des merveilles, p. 80-81.

                                                            20
Le pion blanc (Alice) joue et gagne en 11 coups

                                                                                                        47

1 Alice rencontre la Reine rouge                             1 La Reine rouge joue en h5
2 Alice traversant d3 (par chemin de fer)                    2 La Reine blanche (lancée à la poursuite de
joue en d4 (Tweedledum et Tweedledee)                        son châle) joue en c4
3 Alice rencontre la Reine blanche (avec                     3 La Reine blanche (en train de se
son châle)                                                   métamorphoser en brebis) va en c5
4 Alice joue en d5 (boutique, rivière, boutique)             4 La Reine blanche (laissant l’œuf sur l'étagère)
                                                             va en f8
5 Alice joue en d6 (Humpty Dumpty)                           5 La Reine blanche (fuyant devant le Cavalier
                                                             rouge) va en c8
6 Alice joue en d7 (forêt)                                   6 Le Cavalier rouge joue en e7 (échec)
7 Le Cavalier blanc prend le Cavalier rouge en               7 Le Cavalier blanc joue en f5
e7
8 Alice joue en d8 (couronnement)                            8 La Reine rouge va en e8 (examen)
9 Alice devient Reine                                        9 Les Reines roquent
10 Alice roque (festin)                                      10 La Reine blanche va en a6 (soupe)
11 Alice prend la Reine rouge, et gagne.48

47 Une illustration animée est disponible à l'adresse internet suivante : http://www.echecs-histoire-
   litterature.com/images/diag.gif
48 Leroy (C.), Alice et le maître d'échecs, http://www.echecs-histoire-litterature.com/docs/clefs.pdf, consulté le
   21/12/2011, p.3.

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Avant d'analyser le langage « carrollien » afin d'interpréter la partie, on peut retrouver un
lien entre le jeu d'échecs et le titre. Au début d'une partie, toutes les pièces sont en miroir (en effet,
la dame est à la gauche du roi chez les blancs, alors que du côté noir, c'est l'inverse). Il faut aussi
tenir compte que la dame se dit en anglais « the queen », signifiant « la reine », ce qui explique la
raison pour laquelle le roman parle de reines et non de dames.
        Quant aux symboles que contiennent les pièces pour Lewis Carroll, il est plus facile de
comprendre par quelques exemples.

       Chaque pièce est un personnage, et elle se place par rapport aux autres en fonction des
actions qu'elle effectue. L'image du dessus rassemble plusieurs types d'actions, afin de comprendre
le mécanisme de fonctionnement (voir numéro sur l'image et ceux ci-dessous).
    1. La reine est une mère donnant la main à son enfant qui veut aller vers l'avant.
    2. La reine regarde et peut toucher le cavalier.
    3. Des parents (roi et dame) discutent de leur enfant (le pion).49

       Ainsi, sur l'image de la page précédente, Alice (le pion blanc) rencontre et discute avec la
reine rouge. Elle prend le train pour passer la case d3 et se retrouver directement en d4, ce qui
correspond au double coup que le pion peut faire lors de son premier déplacement, etc...

49 Exemples tirés d' Alice et le maître d'échecs, pp.7-9.

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C'est avec cette façon de voir la partie que Lewis Carroll a écrit ce deuxième roman d'Alice.
Il faut voir l'échiquier comme le monde derrière le miroir et les pièces comme ses habitants, vivants
dessus et faisant toutes sortes de choses (se déplacer, parler, etc...) tout en respectant les
déplacements qui leurs sont autorisés selon les règles du jeu. Ainsi, Alice avance toujours tout droit
lors de son aventure et, parvenue de l'autre côté du plateau, devient reine comme les règles
l'indiquent.

        Cependant, l'écrivain a pris quand même quelques libertés par rapport aux règles. Par
exemple, les blancs jouent plusieurs fois de suite, le roi blanc est en échec pendant 2 tours, etc... Il
écrivit d'ailleurs dans sa préface de 1896 :

        Attendu que le problème d'échecs ci-après énoncé a déconcerté plusieurs de nos lecteurs, il
        sera sans doute bon de préciser qu'il est correctement résolu en ce qui concerne l'exécution
        des coups. Il se peut que l'alternance des rouges et des blancs n'y soit observée aussi
        strictement qu'il se devrait, et lorsqu'à propos des trois Reines on emploie le verbe « roquer
        », ce n'est là qu'une manière de dire qu'elles sont entrées dans le palais. Mais quiconque
        voudra prendre la peine de disposer les pièces et de jouer les coups comme indiqué devra
        reconnaître que l’ « échec » au Roi blanc du sixième coup, la prise du Cavalier rouge du
        septième, et le « mat » final du Roi rouge répondent strictement aux règles du jeu.50

50 Carroll (L.), Alice in wonderland, MacMillan, Londres, 1896, i.

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