Apport de la sociologie à l'étude de la réduction d'usage des antibiotiques
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Apport de la sociologie INRA Prod. Anim., 2018, 31 (4), 307-324 à l’étude de la réduction d’usage des antibiotiques Christian DUCROT1-2, Cécile ADAM2-8, Florence BEAUGRAND3, Catherine BELLOC3, Julie BLUHM4, Claire CHAUVIN5, Marina CHOLTON6, Lucie COLLINEAU7, Julien FAISNEL8, Nicolas FORTANÉ9, Brigitte FRAPPAT6, Florence HELLEC10, Anne HÉMONIC11, Nathalie JOLY12, Guillaume LHERMIE13, Marie-Angélina MAGNE14, Mathilde PAUL15, Axelle POIZAT3, Didier RABOISSON15, Nathalie ROUSSET16 1 ASTRE, Université de Montpellier, CIRAD, INRA, 34398, Montpellier, France 2 Université Clermont Auvergne, INRA, VetAgro Sup, EPIA, 63122, Saint-Genès-Champanelle, France 3 BIOEPAR, INRA, Oniris, Université Bretagne Loire, 44307, Nantes, France 4 CEZ, Bergerie Nationale, 78120, Rambouillet, France 5 Anses Laboratoire de Ploufragan-Plouzané, Université Bretagne Loire, 22440, Ploufragan, France 6 Institut de l’Élevage, 75012, Paris, France 7 Public Health Risk Sciences Division, Public Health Agency of Canada, Guelph, On N1G 2W1, Canada 8 Bureau des intrants et de la santé publique en élevage, Direction générale de l’alimentation, 75732, Paris, France 9 IRISSO, PSL, CNRS, INRA, Université Paris Dauphine, 75775, Paris, France 10 ASTER, INRA, 88500, Mirecourt, France 11 IFIP, Institut du porc, 35650, Le Rheu, France 12 CESAER, Agrosup, 21079, Dijon, France 13 Department of Population Medicine and Diagnostic Sciences, College of Veterinary Medicine, Cornell University, Ithaca, NY 14853-6401, USA 14 AGIR, Université de Toulouse, ENSFEA, INRA, INPT, INP- EI PURPAN, 31320, Castanet-Tolosan, France 15 IHAP, Université de Toulouse, INRA, ENVT, 31076, Toulouse, France 16 ITAVI, Antenne Ouest, 22440, Ploufragan, France Courriel : christian.ducrot@inra.fr À côté des actions techniques possibles, des facteurs sociaux, psychologiques et économiques influencent les décisions de prescrire et administrer des antibiotiques. Cet article dresse un aperçu des travaux qui étudient le rôle de ces facteurs dans le choix de réduire l’usage des antibiotiques en élevage, à l’échelle de l’éleveur, dans sa relation au vétérinaire et aux conseillers d’élevage, et plus largement dans son environnement professionnel et économique. Introduction tionales (WHO, 2016 ; FAO, 2016 ; OIE, mettre en œuvre un usage prudent et 2016) ont adopté des plans concertés raisonné des antibiotiques et dévelop- pour optimiser l’usage des antibio- per des approches zootechniques et Les résistances aux antibiotiques tiques et promouvoir la recherche de thérapeutiques alternatives. L’objectif font peser la menace de se trouver, à solutions préventives ou de thérapeu- de réduction de 25 % de l’usage des moyenne échéance, dans une impasse tiques alternatives, tant chez l’Homme antibiotiques en 5 ans a été atteint et thérapeutique pour le traitement des que chez l’animal. En France, en ce qui dépassé, et le plan EcoAntibio 2 (2017- infections bactériennes humaines et concerne les animaux de production, 2021) encourage la poursuite de ces animales ; ceci à la fois dans les pays un ensemble d’actions ont été entre- activités pour pérenniser les efforts réa- développés et les pays en développe- prises dans le cadre du plan EcoAntibio lisés (Ministère de l’agriculture, 2017). ment (Zahar et Lesprit, 2014). Aussi, afin 2017 (Ministère de l’agriculture, 2016) de préserver le bien commun que sont pour promouvoir de meilleures pra- Depuis qu’elle fait l’objet d’un les antibiotiques, les instances interna- tiques de prévention des maladies, suivi, l’exposition des animaux aux https://doi.org/10.20870/productions-animales.2018.31.4.2395 INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
308 / Christian ducrot et al. a ntibiotiques en France a connu son ment). Céline Pulcini (infectiologue CHU d’aval en passant par les acteurs clés de maximum en 2005 : un peu plus de Nancy, Université de Lorraine), à propos la santé animale (vétérinaires, conseil- 70 % de la biomasse animale a été trai- de l’usage des antibiotiques en méde- lers), les organisations de producteurs tée avec un antibiotique cette année-là cine de ville2 estime que « prescrire un et jusqu’au consommateur. Le pro- (Anses, 2016). Depuis, l’exposition a antibiotique n’est pas un acte vraiment cessus de changement de pratiques, baissé de près d’un tiers en l’espace rationnel ». Différents facteurs entrent comprend par ailleurs différentes de 10 ans ; elle est aujourd’hui infé- en effet en ligne de compte dans la dimensions, qui vont de la prise de déci- rieure à celle mesurée en 1999, année décision de prescrire ou non un antibio- sion à la mise en application de cette de début de suivi des ventes de médi- tique à l’issue d’une consultation. Des décision sur le long terme (encadré 1). caments vétérinaires contenant des facteurs non-cliniques comme la prise antibiotiques. Les situations sont tou- en compte de la demande expresse ou Cet article fait le point sur les travaux tefois très différentes selon les espèces supposée du patient et de son entou- récents en sciences humaines et sociales animales. La baisse de l’exposition des rage (Macfarlane et al., 1997 ; Stivers, conduits en France sur les usages des volailles, des porcs et des lapins a été 2002 ; Rosman, 2009), les recomman- antibiotiques en élevage et leur réduc- très forte. Chez les bovins, la diminu- dations de « bonnes » pratiques des tion ; ces travaux mobilisent des études tion est plus modeste mais les niveaux instances professionnelles, le manque quantitatives et qualitatives (enca- d’exposition étaient également plus de temps pour préciser le diagnostic, dré 2). Leur originalité est de mettre en faibles au départ. Les ventes d’antibio- notamment, pèsent sur la décision, de évidence des verrous dans la réduction tiques en élevage en France (tonnage sorte que la prescription médicale est d’usage des antibiotiques et des leviers de principes actifs rapporté au tonnage le résultat d’une composition entre des d’action à différents niveaux d’organisa- animal) étaient inférieures en 2015 à la contraintes d’ordre différent (Trébaol tion (éleveurs/fermes, dispositifs d’ac- moyenne des 30 pays européens inclus et al., 2011). De la même façon, en santé compagnement, gouvernance), et de dans le rapport de l’Agence Européenne animale, les praticiens vétérinaires sont bien montrer que la réduction d’usage des Médicaments (EMA, 2016). Ce rap- placés sous le feu croisé des demandes des antibiotiques en élevage n’est pas port met également bien en évidence de leur clientèle, des recommandations qu’entre les mains de l’éleveur ou du que parmi les pays avec les usages les d’expertise et des exigences de poli- vétérinaire. Le choix a été fait de présen- plus bas se trouvent souvent ceux qui tiques publiques (Plan EcoAntibio), ce ter d’abord des recherches à l’échelle ont mis en place des politiques efficaces qui implique négociation et compromis des exploitations agricoles, et en parti- de réduction des usages d’antibio- dans la prescription (Samedi, 2015). culier sur les relations des éleveurs avec tiques, notamment sensibilisation des les vétérinaires et les conseillers d’éle- acteurs au risque de l’antibiorésistance, Compte tenu de ce contexte, pro- vage, puis d’élargir au fur et à mesure mesure fine des usages avec ciblage gresser dans la réduction d’usage des la focale en prenant en considération des élevages forts utilisateurs. Les antibiotiques nécessite une approche l’organisation des filières animales à ses comparaisons d’usage entre pays sont qui combine plusieurs clés d’analyse et différents maillons. Pour finir, cet article néanmoins difficiles en raison des diffé- des actions variées destinées à agir sur discute des éléments propices à une rences de structure de leur population les différents paramètres en jeu dans diminution des usages d’antibiotiques, animale, des systèmes de production, l’usage des antibiotiques. Certaines des leviers d’action possibles, tout en des situations sanitaires, de la nature approches sont d’ordre technique, et pointant les domaines d’approfondis- des antibiotiques utilisés, des disponi- visent à réduire le risque de maladie sement nécessaires, voire les nouveaux bilités et des prix des médicaments. bactérienne ou à utiliser de manière fronts de recherche qui seraient à ouvrir plus efficace les antibiotiques. Il s’agit sur cette question. Les antibiotiques en élevage sont uti- par exemple de mettre en place des lisés dans trois cas de figure1 : i) un usage pratiques de biosécurité adaptées, ou curatif, appliqué aux seuls animaux de mieux repérer les animaux néces- 1. Évolutions de l’usage malades ; ii) un usage à visée métaphy- sitant un traitement ciblé. D’autres des antibiotiques à lactique, quand tout un lot d’animaux actions et questions en jeu relèvent l’échelle de l’exploitation est traité dès la présence de malades des sciences humaines et sociales. Il parmi eux, les sains ayant une forte pro- s’agit notamment d’identifier les fac- 1.1. Freins et motivations babilité d’être infectés à cause de leur teurs qui influencent les pratiques de des éleveurs pour réduire contact étroit avec les malades ; iii) un prescription et les usages d’antibio- l’usage des antibiotiques usage à visée préventive, appliqué à des tiques au sein des élevages ; ou encore animaux sains exposés à un facteur de les facteurs qui facilitent ou freinent les Plusieurs études récemment risque (notamment lors de période à changements de pratiques, et ce, tout conduites en France, soulignent l’im- risque comme le sevrage ou un allote- au long de la filière agroalimentaire : portance de la prise en compte des des élevages aux industries d’amont et facteurs psycho-sociaux dans la réduc- tion des usages des antibiotiques en 1 Définitions précisées dans l’arrêté du 22/07/2015 sur les Bonnes Pratiques d’emploi des antibiotiques 2 Exposé du 24/11/16 à la réunion du Réseau R2A2 élevage. En élevage cunicole, l’at- ht t p s : / / w w w. l e gi f ra n ce. g o u v. f r / e l i / consacrée aux approches en sciences humaines et tention a été portée (sur la base du arrete/2015/7/22/AFSP1517963A/jo sociales sur l’usage des antibiotiques. modèle deLazarus et Folkman, 1984) INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
Apport de la sociologie à l’étude de la réduction d’usage des antibiotiques / 309 Encadré 1. Différentes dimensions impliquées dans le changement de pratiques, de la prise de décision à la mise en application. Une analyse bibliographique conduite par Parcheminal (2014) sur l’observance thérapeutique, qui désigne en médecine vétérinaire la concordance entre les recommandations du vétérinaire prescripteur et le comportement de l’éleveur dans la mise en œuvre du traitement prescrit, montre l’implication de facteurs très variés. Au-delà de la thérapeutique, cette analyse présente différents facteurs (Schéma) qui jouent un rôle dans la prise de décision puis dans la mise en place de changements de pratiques de la part de l’éleveur. En premier lieu, la prise de décision de l’intention de changer ses pratiques relève de deux catégories de facteurs. Les premiers sont explicites, objectifs et rationnels, basés sur des données scientifiques, l’expérience des autres, et des motivations liées à l’organisation du travail, le rapport coût bénéfice, et une appréhension des risques encourus. Les seconds sont implicites, intuitifs, basés sur des croyances, l’expérience passée, le degré de confiance en soi, et des motivations personnelles liées à un besoin de reconnaissance professionnelle, à une rigueur et une attention à la santé et au bien-être, etc. Une fois la décision prise, la mise en œuvre du changement dépend pour une bonne part du collectif dans lequel l’éleveur est inséré et de ses relations avec les parte- naires professionnels (pression sociale, existence de charte qualité, réglementation) qui peuvent la freiner, ou à l’inverse la faciliter. Intervient aussi à ce stade la qualité de l’information disponible pour aider l’éleveur à mettre en œuvre le changement (accessibilité, concordance des informations, confiance dans la source d’information). Enfin, une fois mis en place, le maintien dans le temps d’une nouvelle façon de travailler relève de l’ergonomie des moyens disponibles pour la conduire dans la durée, notamment la clarté de l’information et l’aspect pratique des actions à accomplir. Toute réflexion et démarche auprès des éleveurs pour faire évoluer leurs pratiques d’élevage devrait prendre en considération, non seulement le rationnel technique et scientifique, mais aussi l’ensemble de ces autres composantes qui jouent un rôle capital dans l’adhésion à de nouvelles façons de travailler. Facteurs influençant l’observance par l’éleveur de changements de pratiques Intention de changer Mise en œuvre Maintien dans ses pratiques du changement le temps Facteurs explicites, Facteurs implicites, Place du Qualité de Ergonomie rationnels, objectifs, intuitifs, croyances, collectif l’information des moyens Données scientifiques Expérience passée Pression sociale Accessibilité disponibles Expérience des autres Croyance en soi Charte qualité Concordance Aspect pratique Rapport coût-bénéfice Motivations personnelles Réglementation Confiance Clarté de l’information Appréhension, risques … Groupes de partage Représentation schématique des facteurs jouant un rôle dans la décision de changer des pratiques d’élevage. Encadré 2. Méthodologies et données. L’article présente un ensemble de travaux menés en France par une dizaine de chercheurs et équipes de recherche associant sciences humaines et sociales et sciences biotechniques (notamment sciences vétérinaires et de l’élevage). La plupart des études référencées reposent sur des approches qualitatives par entretiens semi-directifs menées sur le territoire français, conduites auprès d’échantillons d’éleveurs très variés. Différentes espèces animales sont concernées (bovins, porcs, lapin, aviculture), de même que différentes filières de production (conventionnel, label, agriculture biologique), ainsi que le réseau des fermes expérimentales des établissements d’enseignement du Ministère de l’agriculture (Bluhm et Cholton, 2016). Certaines de ces études ont décrit et classé les motivations des éleveurs ainsi que leurs actions vis-à-vis de l’usage des antibiotiques (Bonnet-Beaugrand et al., 2016 ; Bluhm et Cholton, 2016 ; Joly et al., 2016 ; Joly et al., 2017) ; d’autres ont analysé la représentation du « bien faire » par les éleveurs ainsi que leur part d’autonomie dans le processus d’utilisation des antibiotiques, malgré l’obligation de prescription (Adam et al., 2017a ; Adam et al., 2017b). D’autres études ont analysé la diversité des acteurs impliqués dans les changements de pratiques d’utilisation des antibiotiques en élevage et leurs interactions. Elles reposent sur des investigations auprès des intervenants en élevage, vétérinaires, conseillers d’élevage, et responsables d’organisations de production (Bouamra- Mechemache et al., 2015 ; Adam et al., 2016 ; Poizat et al., 2017 ; Hellec et Manoli, 2018), ainsi que sur le processus de conseil, de travail participatif et de formation des éleveurs (Frappat et al., 2015 ; Frappat et al., 2016 ; Joly et al., 2016 ; Duval et al., 2017 ; Hellec et Manoli, 2018). Une étude met l’accent sur l’évolution de l’activité et du métier de vétérinaire praticien (Fortané, 2016). Parmi les travaux mentionnés, certains ont abordé les questions à travers l’étude des trajectoires d’éleveurs ayant modifié leurs pratiques, ce qui a permis d’investiguer en parallèle les motivations des éleveurs et le déclic pour changer, la longueur et les modalités du processus, les évolutions techniques mises en œuvre pour y parvenir, ainsi que l’accompagnement à l’extérieur de l’exploitation (Fortané et al., 2015 ; Samedi, 2015 ; Bonnet-Beaugrand et al., 2016). Les conditions techniques et sociologiques de la réussite de certaines actions de prévention ont été analysées parRoussel et Seegers (2012), Coutelet et al. (2015) et par Fabreguettes (2017). Une autre série d’études a reposé sur une approche quantitative, à partir d’études épidémiologiques investiguant entre autres des facteurs relatifs aux traits de personnalités, aux perceptions, au niveau de revenu des éleveurs, ainsi qu’à leur ressenti sur les approches de réduction d’usage des antibiotiques (Le Bouquin et al., 2013 ; Visschers et al., 2015 ; Visschers et al., 2016a ; Visschers et al., 2016b ; Rousset et al., 2018). Une d’entre elles est une étude d’intervention conduite dans quatre pays européens (Collineau et al., 2017). INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
310 / Christian ducrot et al. sur l’influence des traits de personnalité éleveurs qui utilisent moins d’antibio- bien que les éleveurs attentifs à ce des éleveurs sur la quantité d’antibio- tiques ont tendance à percevoir le stress risque aient un usage plus faible que tiques utilisée (Le Bouquin et al., 2013). comme un élément moteur dans leur les autres. Une étude d’intervention L’analyse statistique a identifié deux fac- travail (métier stimulant, avec des défis (Collineau et al., 2017) a également teurs corrélés négativement à l’usage à relever), se sentent plutôt autonomes souligné l’importance de l’observance d’antibiotiques (figure 1) : le niveau de au travail (ressource professionnelle), et des mesures préconisées par les vété- revenus de l’éleveur et le contrôle perçu déclarent tester souvent de nouvelles rinaires, c’est-à-dire la mise en œuvre par l’éleveur, à savoir la confiance qu’il techniques ou de nouveaux matériels. effective du traitement prescrit, sur la a en l’existence d’alternatives possibles réduction des usages en élevage por- aux antibiotiques, thérapeutiques ou En filière porcine, des études cin. Cette étude montre aussi que les autres. Le rôle important du contrôle conduites conjointement dans quatre éleveurs adhèrent mieux aux propo- perçu a par ailleurs été conforté dans pays européens (Allemagne, Belgique, sitions s’ils sont convaincus a priori de une deuxième étude sur les facteurs France, Suède) et centrées sur la per- leur efficacité, et insiste à nouveau sur susceptibles de motiver le change- ception qu’ont les éleveurs des anti- l’importance de la notion de « contrôle ment, conduite dans cette filière par les biotiques ont montré l’existence de perçu » décrit en filières avicole et mêmes équipes, et basée sur la théo- nombreux traits communs entre les cunicole. En effet en filière cunicole, il rie du comportement planifié (Ajzen, pays, et analysé l’influence des facteurs est aussi apparu que la norme sociale 1991). extrinsèques (Visschers et al., 2015 ; (discours négatif sur les antibiotiques) Visschers et al., 2016a ; Visschers et al., n’avait que peu d’influence tandis que En filière poulets de chair standard, le 2016b). Les résultats soulignent la la preuve de l’efficacité d’approches dif- modèle de Bakker et Demerouti (2008) mauvaise perception par les éleveurs férentes, combiné à l’accompagnement a été utilisé pour analyser l’effet sur l’uti- des contraintes règlementaires ou des par les techniciens et vétérinaires, était lisation d’antibiotiques des contraintes pénalités financières (qui s’applique- un levier potentiel efficace (Le Bouquin subies par l’éleveur dans son travail, raient à de forts utilisateurs) comme et al., 2013). Des approches qualitatives, sources de tension, et des ressources levier de modification des usages ; ils empruntées au champ de la sociologie, disponibles, qui permettent de travail- perçoivent mieux l’accompagnement ont par ailleurs été récemment utilisées ler convenablement ou au contraire par le vétérinaire, les incitations finan- dans différentes filières et mettent en constituent un risque d’épuisement cières (bonus, primes) et les démarches évidence des facteurs intrinsèques. En professionnel lorsqu’elles viennent à volontaires. Le risque de sélection de élevage de poulet label (Adam et al., manquer. Les résultats de ces travaux bactéries résistantes n’apparaît pas 2017a ; Adam et al., 2017b), ces travaux (Rousset et al., 2018) montrent que les comme une préoccupation majeure, soulignent le rôle majeur de l’identité Figure 1. Présentation des résultats du modèle analysant les facteurs influençant les usages d’antibiotiques en filière cunicole. Revenus [1 : faibles ; 2 : élevés] - + Stress perçu comme Quantité d’antibiotiques + une menace utilisée Taille de l’exploitation - + Stress perçu comme - un défi à relever Activité principale - Contrôle perçu Évitement du danger Les flèches mentionnent les liens statistiques observés, le signe + ou – indique si la relation observée est respectivement positive ou négative (à titre d’exemple, plus le revenu de l’exploitant est élevé, moins il perçoit les situations de stress comme une menace) (reproduit à partir de Le Bouquin et al., 2013). INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
Apport de la sociologie à l’étude de la réduction d’usage des antibiotiques / 311 professionnelle dans l’adhésion au coles d’expérimentation et de démons- résultats confortent certaines observa- changement de pratiques, à savoir tration qui possèdent a minima un tions menées en fermes commerciales, l’adéquation de la réduction des usages atelier d’élevage. Certaines d’entre elles même si ces exploitations sont par d’antibiotiques avec la représentation se sont engagées dans la réduction de nature très différentes. Ces profils ont du « bien faire » par les éleveurs. l’usage des antibiotiques, en lien avec vocation à être utilisés comme un outil le plan « Enseigner à produire autre- de positionnement ; ils peuvent per- 1.2. Diversité des ment ». Dans un état des lieux sur les ini- mettre une prise de recul de l’éleveur trajectoires de changement tiatives prises par les directeurs de ces sur ses pratiques et sur les voies d’évo- dans les exploitations exploitations en accord avec le vétéri- lution possibles, ou viser à identifier les naire référent (Bluhm et Cholton, 2016), différents modes de conduite concer- La réduction de l’usage des anti- quatre profils d’usage des antibiotiques nant la gestion sanitaire d’un troupeau biotiques en élevage a aussi été abor- ont été identifiés, schématisés de la (lors d’un travail avec des apprenants dée du point de vue des trajectoires manière suivante : « les antibiotiques par exemple). sociotechniques de changement de de manière “systématique” » (utilisa- pratiques qui se mettent en place sur tion préventive et thérapeutique) pour Ces mêmes stratégies se retrouvent une exploitation face à un objectif des exploitations qui n’ont pas d’enga- dans une étude sur les trajectoires d’ex- donné. Les notions de « trajectoires gement dans la réduction d’usage des ploitations commerciales ayant réduit de changement » ou d’« itinéraires de antibiotiques, « les antibiotiques à cer- l’usage des antibiotiques, menée dans changement » (Lamine, 2011) sont taines conditions », « les antibiotiques, les filières bovines laitière, porcine et souvent utilisées pour caractériser les mais aussi des alternatives thérapeu- aviaire. Le focus porté dans 14 exploi- mécanismes de l’innovation, et surtout tiques », « peu d’antibiotiques néces- tations bovines (5 exploitations conven- pour les appréhender dans une pers- saires au système » ; des illustrations tionnelles, 6 exploitations biologiques, pective dynamique, afin de mettre en sur ces profils dans le cas des vaches 3 exploitations sous signe de qualité) évidence la variété des aspects et des laitières sont présentées en figure 2. Les sur le processus de changement, l’en- étapes qui conduisent au changement résultats de cet état des lieux montrent chaînement des évènements déclen- de pratiques. Les travaux réalisés sur ainsi que dans 80 % des ateliers vaches cheurs et les ressources mobilisées, a cette question dans le cas de la réduc- laitières de ces exploitations agricoles, mis en évidence trois trajectoires de tion des antibiotiques en élevage, pré- une réflexion a été amorcée pour réduction des usages d’antibiotiques sentés dans la suite de ce paragraphe, réduire et raisonner l’utilisation des (Bonnet-Beaugrand et al., 2016) : montrent une diversité de trajectoires antibiotiques. Des stratégies différentes qui repose sur le niveau de changement ont été mobilisées, alliant la recherche i) une trajectoire « courte », souvent opéré, mais aussi sur les moyens mis en d’efficience, la recherche d’alternatives déclenchée comme une réponse à un œuvre pour l’atteindre. complémentaires aux antibiotiques, évènement sanitaire important, moti- ou la reconfiguration du système d’éle- vée par des considérations techniques Au sein des établissements français vage pour mieux prévenir les maladies et économiques et mise en œuvre avec de l’enseignement technique agricole, et mobiliser les capacités adaptatives un appui rapproché des conseillers il existe plus de 130 exploitations agri- de animaux (Hill et MacRae, 1995) ; ces sanitaires et techniques ; Figure 2. Quatre profils d’éleveurs au regard de l’usage qu’ils font des antibiotiques dans les ateliers d’élevage bovin laitier des fermes d’établissements d’enseignement agricole français extrait de (Bluhm et Cholton, 2016). Parmi ces quatre profils, trois rendent compte de démarches différentes pour réduire l’usage des antibiotiques. Les phrases entre guillemets illustrent des propos de responsables d’élevage dans ces trois derniers profils. INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
312 / Christian ducrot et al. ii) une trajectoire « médiane », plus longue), leur distinction repose aussi formations plus larges des pratiques souvent enclenchée suite à une instal- sur des motivations, des encadrements d’élevage voire du métier d’éleveur. lation ou une volonté de mieux maîtri- et des moyens différents. C’est d’ail- ser ses coûts en repensant son mode de leurs cela qui caractérise cette typolo- Les changements de pratiques, quelles production. Ici, des tentatives de substi- gie, et non pas des niveaux d’usage. que soient les trajectoires, passent la plu- tution et d’alternatives thérapeutiques Autrement dit, elle ne renvoie pas part du temps par la réalisation d’essais aux antibiotiques sont courantes, et à l’idée que les trajectoires courtes qui, s’ils varient en nature et en impor- passent par des formes d’essais et de débouchent nécessairement sur une tance selon les contextes d’exploitation « bricolage » (au sens anthropologique moindre réduction de l’usage que les et les centres d’intérêt des éleveurs, d’assemblage de savoirs et techniques trajectoires longues ou médianes (au constituent une étape importante du par des profanes) en consultant une contraire, on a parfois observé l’inverse). processus d’innovation. Ainsi, lors d’une large communauté professionnelle ; Les trajectoires longues renseignent sur enquête auprès d’une quarantaine des cheminements plus complexes, qui d’éleveurs (Joly et al., 2016), la diversité iii) une trajectoire « longue », parfois se concluent quelquefois par des choix des essais pratiqués en vue de réduire enclenchée par une sévère crise éco- plus radicaux de conduite d’élevage l’usage des antibiotiques a été examinée nomique de l’exploitation, ou par la (tableau 1). Néanmoins, une caracté- au sein de trois filières (bovin-lait, porc et conversion à l’agriculture biologique, ristique commune à ces trajectoires aviculture) et de systèmes de production qui conduit à une volonté d’aménager consiste dans le fait qu’à chaque fois le différents (sous label, en agriculture bio- le travail et de concevoir son métier rapport au travail et à son organisation logique et en conventionnel). Cinq types autrement. au sein de l’exploitation est directement d’essais ont ainsi été identifiés, dans lié à cette volonté de réduire les antibio- lesquels le rôle des éleveurs diffère et Si ces trajectoires ont des tempo- tiques. Ainsi, la modification des usages implémentés à des degrés variables dans ralités différentes (courte, médiane, d’antibiotiques est associée à des trans- des cadres collectifs et institutionnels : Tableau 1. Trajectoires de réduction d’usage des antibiotiques en élevage analysées en filières bovine laitière, porcine et aviaire : déclencheurs, motivations, processus de changement, en fonction de trois types de trajectoires. La colonne exemple présente à titre illustratif des propos d’éleveurs dans chaque type de trajectoire (Bonnet-Beaugrand et al., 2016). Type de Déclencheurs Motivations Processus de changement Exemples trajectoire Division du travail – Production de rationalisation des tâches Problème de qualité/rapport au Cherche des solutions Tu changes pas ton système en fait, qualité consommateur prouvées scientifiquement tu l’adaptes […] Tu fais un peu plus de Courte Évènement Volonté de maîtrise Profil entrepreneur prévention, mais tu révolutionnes pas tout sanitaire grave technique et Relation suivie avec les (bovins lait) économique conseillers techniques et sanitaires Coût élevé des Maîtrise des coûts Formations aux méthodes Quand on a arrêté les aliments traitements Volonté d’autonomie alternatives supplémentés en premier âge, c’était … Nouvelle Baisse des antibiotiques par nos performances, qu’est-ce qu’elles vont Éthique (« traiter devenir, quoi ? (…) Donc bah voilà, il faut installation de façon plus la substitution le tester. Mais tu peux pas le tester non Médiane Conversion à naturelle ») Essais, bricolages plus les yeux fermés. Il faut prendre des l’agriculture Santé publique/ Recomposition du collectif de garde-fous, automatiquement. Et donc les biologique rapport au travail garde fous, c’est la pompe doseuse, qui Article de consommateur Consultation large de est là, qui doit remédier aux problèmes si presse (antibiorésistance) l’environnement professionnel besoin (porc) Crise Aide à la conversion et Cohérence accompagnement C’est tout un ensemble de choses. Quand économique entre pratique et tu as un projet comme ça, tu as besoin Installation conception du Retrait du paradigme productiviste de prendre des informations. Tu vois d’un nouvel métier avec ton véto, ton technicien, tu poses exploitant Réorganisation du travail : Diminuer la charge des questions. (…) Mais j’appartiens Longue Conversion à temps de travail, organisation de travail aussi à un groupe d’entre-aide avec l’agriculture des tâches, vécu du travail, des collègues. Donc on fait un peu de Goût pour relation travail/revenu biologique ou brainstorming ensemble et c’est comme l’innovation Intérêt à un cahier Appui des conseillers mais ça que tu vois si ce que tu fais est bien ou pour les médecines des charges aussi groupes d’échanges pas. (bovin lait) alternatives « qualité » entre éleveurs La colonne exemple présente à titre illustratif des propos d’éleveurs dans chaque type de trajectoire (Bonnet-Beaugrand et al., 2016). INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
Apport de la sociologie à l’étude de la réduction d’usage des antibiotiques / 313 i) des essais dont la mise en place pratiqués en vue de réduire l’usage fication des pratiques d’élevage pour revient principalement aux acteurs de la des antibiotiques et les dépenses une moindre dépendance vis-à-vis des santé animale (vétérinaires, conseillers) qu’ils occasionnent, il ressort de cette antibiotiques. Ces outils techniques ou des filières (distributeurs, coopéra- enquête un ensemble de constats qui peuvent être très variés et ne sont tives...). Ce premier type d’essai, mené convergent avec la littérature consa- jamais utilisés seuls. C’est bien plutôt selon des protocoles bien établis, n’a pas crée aux essais culturaux des agricul- l’articulation entre différents outils qui uniquement pour but de réduire l’usage teurs (Chambers et al., 1989 ; Saad, permet le plus souvent de réduire l’uti- des antibiotiques. Il participe également 2002 ; Vogl et al., 2015). Ainsi, comme lisation d’antibiotiques. Par ailleurs, ces aux enjeux de communication « grand pour les essais au champ, les essais en outils varient selon les filières, les exploi- public » sur les initiatives prises par les élevage sont souvent très improvisés tations, ainsi que les itinéraires de chan- acteurs concernés par le problème de et sans méthode de suivi rigoureuse : gement mis en œuvre. En revanche, ils l’antibiorésistance et des stratégies de absence de groupe témoin, essais non ne sauraient être considérés comme segmentation du marché (création de répétés dont on ne peut pas tester la des « recettes miracles », dont le succès labels « élevé sans antibiotiques ») ; reproductibilité des résultats, évalua- réside uniquement dans leur technicité. tion des résultats essentiellement au Au contraire, ce que montre le regard ii) des essais dont l’initiative revient à jugé, et peu contrôlée. La plupart du des sciences sociales sur ces outils et l’éleveur (ou autres personnes travaillant temps, les essais s’appliquent à un leur efficacité dans la réduction d’usage dans l’exploitation) dans des situations élément isolé de la gestion sanitaire : des antibiotiques, c’est l’importance de d’impasse thérapeutique. L’essai est par exemple, le remplacement d’un la façon dont les éleveurs sont associés alors circonscrit à un moment critique traitement allopathique par un traite- à leur conception, se les approprient, les (risque de perte d’un animal et faillite ment « alternatif », la vaccination des insèrent dans leurs propres pratiques et des solutions éprouvées), et est souvent animaux vis-à-vis d’une maladie pré- en viennent éventuellement à modifier présenté par les éleveurs comme un cise ou encore l’emploi d’une nouvelle leur manière de travailler. essai « de la dernière chance » ; technique comme le recours à l’obtu- rateur de trayons lors du tarissement Dans le cadre d’un projet sur les tra- iii) des essais pratiqués par les éle- des vaches laitières. Mais on observe jectoires de changement d’usage des veurs de leur propre gré et qui se aussi des essais tournés vers des chan- antibiotiques (TRAJ), ces éléments reproduisent régulièrement, parfois gements de portée générale, permet- ont été illustrés à partir d’un exemple sur plusieurs années. L’objectif est ici tant de penser ensemble prévention et observé en filière porcine. La mise en de gagner en autonomie et en compé- gestion de la santé animale. C’est par place d’une pompe doseuse permet, tences dans la gestion sanitaire ; exemple le cas quand la mise en place uniquement en cas de nécessité, d’ad- d’une vaccination s’accompagne de ministrer rapidement un antibiotique iv) des essais prenant place dans des changements de pratiques plus larges ; dans l’eau de boisson à un lot d’ani- groupes informels d’éleveurs sur des de récents exemples en élevage de maux, en lieu et place d’un traitement bases affinitaires (vision partagée du monogastriques en attestent. Cette dis- préventif systématique administré dans métier et des normes de « bonnes pra- tinction entre des essais focalisés vs une l’aliment. Cette étude a mis en évidence tiques »). Comme dans le cas de figure approche intégrée de la santé animale trois étapes dans l’apprentissage per- précédent, les professionnels qui s’en- reflète des formes différenciées d’enga- mettant d’utiliser une pompe doseuse gagent dans ce type d’essai sont dési- gement dans le changement. Dans le de manière efficace, c’est-à-dire condui- reux de perfectionner leurs pratiques premier cas de figure, on observe des sant à une réduction effective de l’uti- et de gagner en autonomie, mais ils réversibilités fréquentes (abandon de lisation d’antibiotiques (Fortané et al., misent ici sur l’émulation collective et l’essai si le résultat est peu probant et 2015) : la sécurité que procure le groupe pour retour à l’usage des antibiotiques). Dans initier des changements ; le second cas de figure, des apprentis- i) un apprentissage technique, par sages progressifs viennent conforter lequel l’éleveur se familiarise avec l’utili- v) enfin, des essais conjoncturelle- et consolider de nouvelles façons de sation de la pompe doseuse et apprend ment liés à des orientations de poli- faire, avec en arrière-plan, de nouveaux les différents gestes nécessaires à son tiques publiques (en l’occurrence le rapports à la maladie et aux soins (Joly maniement (calcul des doses, vérifica- plan EcoAntibio) et qui rassemblent et al., 2017). tion de son fonctionnement…) ; des « habitués », les acteurs chargés de conseil aux éleveurs (chambres d’agri- 1.3. Places des outils ii) un apprentissage cognitif, qui culture, instituts techniques des filières techniques dans l’évolution amène l’éleveur à considérer autrement d’élevage, groupements de défense du recours aux antibiotiques la santé de ses animaux, en repérant des sanitaire, groupements techniques de signes cliniques à l’échelle du troupeau vétérinaires) et des éleveurs étroite- Un des leviers possibles à la réduction et en apprenant à décider des moments ment reliés à ces institutions. des usages d’antibiotiques en élevage où un traitement est nécessaire ou non ; réside dans la mobilisation d’outils Outre ces différences de buts et de techniques qui permettent d’aider au iii) un apprentissage organisa- contexte dans lesquels les essais sont changement, en favorisant une modi- tionnel, qui nécessite d’adapter le INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
314 / Christian ducrot et al. fonctionnement de l’exploitation et 2. Rôle du conseil cette initiation (croyances et normes l’organisation du travail en son sein, et de l’accompagnement individuelles et partagées sur le change- en ménageant notamment des temps de l’éleveur ment de comportement – cf. encadré 1). d’observation des animaux, étant L’influence du vétérinaire praticien dans donné qu’il n’y a plus de traitement pré- l’étape d’initiation des dix exploitations ventif systématique et qu’il faut activer Différents intervenants peuvent observées n’a pas été le facteur le plus la pompe doseuse le cas échéant. accompagner les éleveurs dans leur déterminant. Avoir envie d’évoluer est effort de diminution de l’usage des anti- un préalable à la décision de chan- Dans le cadre d’un autre projet biotiques. Les vétérinaires agissent tant gement, associé à d’autres types de (RedAB), c’est l’utilisation d’obtura- au niveau de la prescription des traite- motivations, notamment modifier sa teurs de trayons lors du tarissement des ments que dans des actions de conseil manière de travailler. Sauf évènement vaches laitières qui a fait l’objet d’une et d’audit. Les autres conseillers en santé contraignant, ce sont les éleveurs eux- étude. L’obturateur constitue une bar- animale, comme les conseillers tech- mêmes qui ont été moteurs. Dans un rière physique qui empêche l’entrée niques des contrôles de performance, second temps et une fois l’intention de des bactéries et prévient l’apparition chambres d’agriculture, GDS, entre- changement établie, il s’agit pour la per- des infections mammaires durant le prises de l’amont ou de l’aval des filières, sonne qui conseille l’éleveur d’amener tarissement. Grâce à cette innovation, sont plutôt positionnés sur le renfor- ce dernier à se dire « ça me concerne », l’éleveur qui pratique le tarissement cement des pratiques de prévention. « je gagnerais à faire autrement », « je dans de bonnes conditions (hygiène Les travaux de recherche qui étudient peux y arriver seul ou en me faisant du logement, bonne alimentation des le rôle du conseil et de l’accompagne- aider », pour contribuer à la décision de vaches taries, mamelles bien confor- ment dans la réduction de l’usage des changement stricto sensu. L’exploration mées et sans lésion, mise à l’écart de antibiotiques en élevage incluent des d’approches pour éviter l’utilisation la salle de traite, santé mammaire sous approches quantitatives, en mesurant d’antibiotiques, les essais-erreurs, la contrôle pendant la lactation…) peut par exemple en épidémiologie obser- mise en place de nouvelles pratiques, éviter l’utilisation d’un traitement anti- vationnelle l’impact des outils testés, l’abandon de certaines autres et la biotique préventif lors du tarissement, mais aussi des approches qualitatives. consolidation effective se sont ensuite chargé de protéger la mamelle pen- La relation triangulaire éleveur-vété- inscrits dans un temps long, que Samedi dant cette période. L’éleveur peut pas- rinaire-conseiller fait l’objet d’études (2015) a estimé à deux ans chez les éle- ser d’un traitement systématique à un sociologiques par entretiens semi-di- veurs pionniers. traitement sélectif raisonné vache par rectifs, et les dispositifs de groupes sont vache (quatre alternatives : ne rien faire, observés en recherche-intervention. Tout au long de ce changement de obturateur seul, antibiotique seul, anti- pratiques, les éleveurs peuvent s’ap- biotique combiné à un obturateur), ce 2.1. Accompagnement puyer sur leurs vétérinaires praticiens qui réduit le nombre de vaches recevant personnalisé dans un et conseillers en élevage, qui mobilisent l’antibiotique. Bien que validé techni- processus de longue haleine leur expertise et des outils d’accompa- quement, ce nouveau mode opératoire gnement. Un audit d’élevage assorti peine à s’implanter. Les principaux L’appui du conseiller d’élevage, vété- d’un plan d’action personnalisé peut freins des éleveurs relèvent de diffé- rinaire ou autre, est important dans la constituer une étape dans l’accompa- rents registres : technicité de la pose mise en œuvre du changement, dans un gnement au changement. L’expertise de l’obturateur qui requiert une asep- processus au long cours. Accompagner de l’intervenant joue alors un rôle sie parfaite, intégration des différents un éleveur consiste à l’aider à s’enga- majeur. En élevage porcin, Fortané critères pour le choix du traitement à ger dans le changement et à en fran- et al. (2015) ont par exemple montré appliquer, notamment la maîtrise de chir les étapes. Sutherland et al. (2012) (cf. § 1.3) que l’adoption de la pompe l’arborescence de critères qui impose décrivent un cycle de changement de doseuse nécessitait des apprentissages d’avoir bien documenté l’historique pratique et d’amélioration continue qui tels que les vétérinaires ne la recom- sanitaire de chaque animal, charge s’enclenche à partir d’un élément, par- mandaient qu’aux éleveurs avec un mentale et temps supplémentaire liés fois éloigné du changement lui-même. niveau technique suffisant. De même à la mise en place d’un raisonnement Bonnet-Beaugrand et al. (2016) ont en filière bovin lait, la réussite du traite- à la vache. À cela s’ajoute la remise en montré par exemple que des réductions ment sélectif au tarissement exige des cause de la norme qui a longtemps d’usages d’antibiotiques sont obtenues pratiques très rigoureuses (Roussel et prévalu, à savoir qu’au tarissement on après un évènement sanitaire contrai- Seegers, 2012). L’apport d’expertise est doit administrer un antibiotique, et la gnant, un départ ou une nouvelle ins- indissociable du suivi d’intervention moindre efficacité supposée de l’obtu- tallation, la construction d’un nouveau pour une observance réelle. rateur – effet barrière – par rapport à bâtiment. Samedi (2015) décrit quant à l’effet bactéricide de l’antibiotique. La elle une trajectoire de réduction d’anti- Le changement de pratiques en santé présence occasionnelle de résidus de biotiques en élevage porcin où l’ini- contraint vétérinaires et conseillers l’obturateur lors de la reprise de la traite tiation du changement peut être plus à sortir d’une posture d’expert pour et le coût de l’obturateur rebutent éga- progressive. Elle décrit l’évolution des aller vers un ordre négocié au sens de lement une partie des éleveurs. facteurs intrinsèques de décision dans Strauss (1992), dans la mesure où se met INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
Apport de la sociologie à l’étude de la réduction d’usage des antibiotiques / 315 en place entre conseiller et éleveur une vétérinaire et le technicien de l’organi- Manoli (2018) ont montré qu’une par- véritable négociation dans la trajectoire sation de production rendait possible tie des éleveurs qui souhaitent réduire de changement. Ceci a été montré en l’adoption durable de meilleures pra- l’utilisation d’antibiotiques se tournent élevage porcin (Samedi, 2015) et aussi tiques. Dans certaines organisations vers les formations sur des approches en médecine humaine (Botelho, 1992). de producteurs, pour que les éleveurs thérapeutiques alternatives aux anti- Comme le mentionne Bouckenaere acceptent la prise de risque liée au chan- biotiques pour gérer la santé animale. (2007) en médecine humaine, « Si l’on gement, les techniciens les épaulent en Ils peuvent aussi s’appuyer sur des com- accepte que chacun des deux protago- restant joignables à toute heure afin de munautés de pratiques entre éleveurs. nistes détient une partie de la vérité, il les rassurer et de ne pas les laisser seuls Comme l’ont envisagé Labarthe (2010) en est de même quant à la recherche de face à l’inquiétude provoquée par un et Bidaud (2013) dans leurs travaux sur solutions. Le médecin dispose de pistes problème sur un lot de poulets. L’aide la mutation vers une agriculture moins de traitement, mais seul le patient peut du contrôleur laitier dans le choix des consommatrice d’intrants, c’est possi- décider d’ouvrir une porte et de s’y vaches à tarir sans antibiotique relève blement via l’expérience accumulée au engager. Le projet de soin (…) résulte pour partie du même processus, de sein des groupes d’éleveurs pionniers d’un accord mutuel, d’une négocia- même que le conseil en approche glo- que pourraient être levés des verrouil- tion entre les perspectives du patient bale de la santé, proposé par certains lages sociotechniques. À titre d’illustra- et celles du médecin. Toute démarche vétérinaires (Hellec et Manoli, 2018). tion, sont discutées et partagées des imposée, non intégrée par le patient pratiques basées sur l’utilisation d’al- voue les propositions thérapeutiques L’accompagnement personnalisé ternatives thérapeutiques aux antibio- à l’échec ». Un récent rapport anglais a été illustré dans l’analyse des pra- tiques (phytothérapie, homéopathie...) met ainsi en avant trois types de rela- tiques et performances zootechniques dont l’efficacité et le mode d’action font tions professionnelles entre éleveur et sanitaires au sein de trois filières de débat dans la sphère scientifique. et vétérinaire qui s’accompagnent de vaches allaitantes (Fabreguettes, 2017). différentes pratiques de prescription et L’exposition des animaux aux antibio- L’intérêt de s’appuyer sur des groupes conceptions du problème de l’antibio- tiques est significativement supérieure d’éleveurs pour enclencher des dyna- résistance (Buller et al., 2015). C’est dans pour la filière qualité – Indication géo- miques d’innovation a été amplement le cadre d’une relation « intervention- graphiquement protégée et label rouge étudié dans les travaux de sociologie, niste », basée sur une forte implication veau d’Aveyron et du Ségala – compa- l’accent ayant été mis sur l’importance du vétérinaire et un engagement de rée aux filières agriculture biologique et du débat professionnel pour permettre l’éleveur (en particulier en termes de conventionnelle. Cette différence, bien l’appropriation, mais aussi la reformu- formation continue) qu’un changement que significative, reste limitée compte lation des prescriptions émanant des de pratiques est le plus aisé à atteindre tenu des contraintes spécifiques à la acteurs du développement (Darré, car les acteurs s’accordent sur la néces- filière qualité. Cette dernière est en effet 1994 ; Joly et Pinton, 2016). Les acteurs sité de réduire l’usage d’antibiotiques. clairement identifiée comme ayant des du conseil articulent généralement La relation « autonomiste » est la moins pratiques d’observance du protocole conseil individuel et animation de col- encline au changement car le change- de soin bien meilleures que les deux lectifs d’agriculteurs pour activer et ment est perçu comme une contrainte autres : le taux de concordance entre les piloter des processus de changement, qui entraîne une baisse de la viabilité traitements réalisés et les traitements notamment dans le secteur de l’élevage de l’élevage ; le vétérinaire et l’éleveur indiqués dans le protocole de soin est (Kling et Frappat, 2010 ; Vaarst et al., considèrent ici que la prolifération de de 60 % pour la filière qualité, 20 % 2006 ; Ruault, 2015). Largement utilisées règles visant à réduire les usages d’anti- pour la filière agriculture biologique dans les années 1990 dans le cadre des biotiques (règlementations, cahiers des et 25 % pour la filière conventionnelle. actions Top-Lait visant à améliorer la charges…) constitue un frein à leur tra- L’enquête a clairement identifié la mise santé de la mamelle des vaches laitières vail. Enfin, la relation qui se noue dans en avant et la valorisation des proto- en France (Dockès et Hendrikx, 1993), le cadre d’un « business moderne » coles de soins en filière qualité (via, par les réunions participatives sont à nou- représente la situation où l’usage des exemple, un affichage sous forme plas- veau mobilisées dans le cadre du projet antibiotiques est déjà très bien maîtrisé tifiée à côté de la pharmacie), reposant Casdar RedAb pour accompagner les (par la biosécurité, l’hygiène, la vaccina- sur un accompagnement fort par les éleveurs laitiers vers une utilisation rai- tion…) et où un changement n’apparaît intervenants en élevage. sonnée des antibiotiques (Frappat et al., pas nécessaire. 2016). Alternant séquences d’apport de 2.2. Diffusion connaissances et temps de débat au Au-delà des aspects techniques, l’ac- de l’innovation sein d’un petit groupe d’éleveurs, ces compagnement des éleveurs relève par les communautés réunions permettent l’apprentissage également du soutien à la prise de de pratiques par la confrontation (Darré, 1994), l’ex- risque et de la réassurance face à l’in- pression des freins et motivations, et le certitude. Dans leurs travaux sur le Il existe par ailleurs d’autres référents partage des expériences. En présentiel poulet label rouge, Adam et al. (2017a) pour les apprentissages que le conseil- ou à distance, via des classes web, ces ont ainsi montré que l’étroite relation ler ou le vétérinaire. En filière bovin réunions sont donc le lieu d’échanges de confiance établie entre l’éleveur, le lait, Joly et al. (2016) ainsi que Hellec et de convictions et de pratiques entre INRA Productions Animales, 2018, numéro 4
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