Caché dans la maison des fous - Didier Daeninckx
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Didier Daeninckx Caché dans la maison des fous Éditions Bruno Doucey Caché dans la maison_128p.135x175.indd 9 14/04/15 14:35
Un aliéné est aussi un homme que la Société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités. Antonin Artaud Caché dans la maison_128p.135x175.indd 13 14/04/15 14:35
Chapitre 1 Le train venait de s’immobiliser en soupirant le long du quai, à une centaine de mètres, lorsque la voiture s’était arrêtée à hauteur de la passerelle qui surplombe la gare de Neussargues. Denise en était descendue. Elle avait contourné le long capot noir de la Citroën pour venir déposer un baiser sur le front de Jean-Toussaint, puis elle s’était dirigée, droite, tendue, vers les esca- liers qu’enveloppait la fumée blanche de la locomotive. Il était probable qu’ils ne se reverraient jamais et c’était tout ce qu’elle garderait de lui, ce tendre effleurement des lèvres sur sa peau. Maintenant, chaque minute écoulée était une minute gagnée. Il fallait marcher sans se retourner, feindre l’indifférence mais ne rien perdre de ce qui se jouait tout autour. Observer la coupe des vêtements, interroger les visages, écouter les accents, enregistrer les mouvements, détecter le danger, anti- ciper les contrôles… Au cours des trois derniers mois, la tension extrême qui s’était exercée sur elle lui avait 15 Caché dans la maison_128p.135x175.indd 15 14/04/15 14:35
appris à vivre avec quelques secondes d’avance sur le temps ordinaire. Un effort de tous les instants, épuisant, auquel elle devait sa survie. À sa droite, quelques che- minots entassaient des sacs dans un wagon postal. Plus loin, près du tender empli de charbon, le machiniste et ses aides discutaient en grillant une cigarette tandis que tout au long du convoi les voyageurs se groupaient devant les accès aux voitures. Dans les haut-parleurs, une voix grésillante énumérait les haltes jusqu’à Béziers. Denise était montée la dernière, derrière le contrôleur qui lui avait souri de manière appuyée en poussant la porte du compartiment. Elle s’était hissée sur la pointe des pieds pour placer sa valise dans le filet, avant d’aller se blottir sur la banquette de bois dans le coin opposé à la fenêtre. Elle avait sursauté au coup de sifflet mar- quant le départ, et s’était obligée à garder les yeux grands ouverts pendant tout le trajet, luttant contre l’engourdissement des sens provoqué par le rythme lancinant des boggies. Tout lui revenait par bribes tan- dis que le rude paysage des Causses défilait derrière la vitre embuée : la place du Théâtre d’Arras et la bou- tique « À la Maison bleue » que tenaient ses parents avant qu’elle ne soit aryanisée par l’occupant, le refus de porter l’étoile d’infamie, la fuite vers Clermont- Ferrand où habitait une branche de la famille paternelle, 16 Caché dans la maison_128p.135x175.indd 16 14/04/15 14:35
les cours de philosophie à l’université, la rencontre avec Dominique et Jean-Toussaint Desanti, qui lui avaient proposé de rejoindre le Mouvement national contre le racisme, dont la principale activité consistait à sau- ver des enfants juifs en leur trouvant une famille d’ac- cueil. Ils cachaient également des militants en cavale. Quelquefois aussi des parachutistes blessés. En fait, elle était allée voir Dominique, après un cours, pour tout autre chose. Elle souhaitait lui demander comment il fallait s’y prendre pour trouver des clients intéressés par des cours particuliers. – Vous pouvez travailler avec nous, si vous le vou- lez. Dans votre situation, vous ne risquez pas plus que ce qui vous attend… Elle avait donné son accord le lendemain, et sa vie avait changé du tout au tout. Pendant des mois, elle était allée de village en village afin de convaincre des paysans de louer une bâtisse inhabitée pour un prix dérisoire, discutant des heures avec des pasteurs ou des prêtres qui acceptaient, à la fin, de procéder à des bap- têmes en dehors de la présence des gamins, nouant des relations avec des instituteurs, des secrétaires de mairie qui lui remettaient les tampons volés dans les bureaux des administrations, pour la confection de faux papiers, de fausses cartes de rationnement… 17 Caché dans la maison_128p.135x175.indd 17 14/04/15 14:35
Quatre soldats allemands, grimpés à bord à la halte de Talizat, s’étaient installés dans le compartiment mitoyen où ils s’étaient contentés de jouer aux cartes, avant de descendre à Loubaresse après le franchisse- ment du viaduc de Garabit qui rougeoyait dans le soleil couchant. Il faisait pratiquement nuit lorsque le train s’était arrêté à Saint-Chély-d’Apcher, une gare flanquée d’une halle à marchandises bâtie à l’écart de la ville. Les autres voyageurs, une dizaine peut-être, s’étaient hâtés vers les lumières jaunes, tandis qu’elle était demeurée un long moment à faire les cent pas, saisie par le froid humide et l’inquiétude. De longues minutes plus tard, une ambulance équipée d’un gazogène s’était arrê- tée à quelques pas. Elle s’était inclinée vers la fenêtre entrouverte. – Vous savez où habite monsieur Forestier ? – Le docteur vous attend. Montez, je vous emmène. C’est ainsi que cela avait été convenu, au mot près. Elle avait contourné le capot pour prendre place sur la ban- quette de la Ford, sa valise sur les genoux. Le conduc- teur se prénommait Marius. Il avait pris soin de se tenir à l’écart de la ville, s’engageant au ralenti dans toute une série de petites voies obscures pour déboucher sur une route de campagne dont les lacets épousaient les formes des collines de la Margeride. À plusieurs 18 Caché dans la maison_128p.135x175.indd 18 14/04/15 14:35
reprises, Denise avait cru entendre des gémissements dans son dos, couverts en partie par les bruits de la mécanique, les grincements des amortisseurs. Elle avait à chaque fois jeté un regard furtif à l’homme à ses côtés, mais il était resté impassible. Soudain, en franchissant un pont, un cri perçant suivi d’une longue plainte lui avait glacé les sangs. Elle s’était retournée pour décou- vrir un visage effrayant écrasé sur la petite vitre de séparation de l’ambulance qui, en se décollant à cause d’un soubresaut de la voiture, avait déposé une mousse sanglante sur le carreau. – Qu’est-ce que c’est ? – Ne vous inquiétez pas. C’est un de nos malades… Je devais l’amener en ville. Le dentiste lui a arraché deux dents pourries… Depuis des mois, il n’a plus rien pour calmer la douleur… Faut que ça passe… 19 Caché dans la maison_128p.135x175.indd 19 14/04/15 14:35
Vous pouvez aussi lire