Cancún : une occasion ratée

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Cancún : une occasion ratée

           Première analyse de la CIDSE et de Caritas Internationalis (CI)
                     de la 5ème réunion ministérielle de l’OMC
                      Cancún, Mexique, le 15 septembre 2003

La 5ème réunion ministérielle de l’OMC à Cancún a capoté ce samedi 14 septembre après-
midi, à 16h, heure locale. Ce document est le résumé d’une réunion de débriefing et
d’évaluation tenue à Cancún le lendemain, durant laquelle nous avons essayé de
comprendre les raisons de l’échec de la conférence, d’identifier les responsables de cet
échec, et surtout de voir quelles conséquences cet échec pourrait avoir sur les pays pauvres
du Sud et sur l’avenir du système commercial multilatéral.

La conférence de Cancún a débuté par un discours de M. Kofi Annan prononcé par M. Rubens
Ricupero, Secrétaire général de la CNUCED. Le message du Secrétaire général des Nations unies
donnait une idée précise de l’enjeu de la conférence :

     « Les discours sur le commerce mondial sont pleins de promesses. On nous dit que le
     libre-échange offre à tous de nouvelles perspectives, et non pas seulement à une
     poignée de nantis. On nous dit qu'il ouvre la voie à une vie meilleure, et permettra
     d'éliminer la pauvreté et le désespoir. Et l'on nous fait espérer que le cycle de
     négociations commerciales en cours permettra de tenir ces promesses.
     Malheureusement, la réalité du système commercial international actuel ne
     correspond pas aux discours. (…) Et au lieu de règles mondiales négociées par tous,
     dans l'intérêt de tous, et respectées par tous, les décisions sont trop souvent prises à
     huis clos, les intérêts particuliers sont trop protégés, et les promesses, trop souvent
     non tenues. » (10 septembre 2003).

La CIDSE et CI avaient rassemblé leurs recommandations politiques à la conférence de Cancún
dans un document de position conjoint intitulé Le commerce mondial au service du
développement humain. Dans ce document, nos réseaux envisagent le débat commercial sous
l’angle du développement et des droits humains en insistant sur la nécessité d’assurer une
cohérence entre les règles du commerce international et la réalisation des objectifs de
développement pour le millénaire. Notre texte nous dit convaincus que le commerce constitue une
part essentielle de toute stratégie réussie de développement. Pour de nombreux pays, le commerce
constitue la principale source de financement du développement. Nous insistons toutefois
lourdement sur le fait qu’il ne faudrait pas considérer le commerce comme une fin en soi. Nous
pensons qu’une libéralisation des échanges rapide aboutit bien souvent à élargir plutôt qu’à
combler le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres et à aggraver les inégalités à

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l’intérieur des pays. Nous appelons l’UE et les autres membres de l’OMC à agir avec prudence,
en comprenant et en acceptant l’idée que les pays pauvres ne pourront commencer à ouvrir
progressivement leurs marchés qu’à partir du moment où les conditions adéquates seront réunies.

Les négociations commerciales actuelles s’inscrivent dans un contexte général dont les contours
ont été dessinés par le cycle de négociations commerciales de l’Uruguay, lequel est à l’origine
d’immenses asymétries dans le système commercial mondial. Par le passé, les pays du QUAD
(l’UE, les Etats-Unis, le Japon et le Canada) ont réussi à se servir du GATT et de l’OMC au
mieux de leurs intérêts. Le cycle de Doha était censé marquer un tournant dans l’histoire en
veillant à ce que les intérêts des pays en développement occupent le devant de la scène. Cancún
aura montré que tout cela n’était que belles paroles. On nous avait présenté la réunion comme un
processus de donnant-donnant, duquel aucun pays ne rentrerait les mains vides. En réalité, les
pays pauvres avaient déjà fait tellement de concessions par le passé qu’ils n’avaient plus grand-
chose à offrir.

L’échec de la conférence ministérielle de Cancún, c’est l’occasion ratée pour tous de réparer un
système commercial mondial qui ne tourne plus rond depuis belle lurette. Les pays pauvres du
Sud avaient trouvé un second souffle pour Cancún et s’y étaient rendus plus unis et plus solidaires
que jamais – grâce notamment au soutien de campagnes et d’actions politiques de groupements
de la société civile du Nord et du Sud. Le groupe du G-20plus y est apparu comme un
groupement solide, capable de résister aux pressions, en adoptant une stratégie largement
défensive, fondée sur la méfiance à l’égard des pays riches, comme ce fut le cas lors des
précédentes réunions ministérielles. La bagarre entre le groupe et les membres du QUAD a
d’ailleurs incité d’autres plus petits pays en développement, tout aussi méfiants à l’égard du
QUAD, à résister aux pressions des pays développés. Le G-90, ou si vous préférez la coalition
UA-ACP-PMA, s’est confortée dans un « NON » commun aux questions de Singapour.
L’insistance des pays développés, et en particulier de l’UE, à faire figurer ces questions à l’ordre
du jour de la réunion de Cancún en dépit du rejet massif affiché par le monde en développement
depuis 1996, témoigne d’un esprit borné. L’engagement à amorcer des négociations sur trois ou
quatre questions inscrit dans le deuxième projet de texte ministériel révisé a suscité l’indignation
et la colère des délégations des pays en développement ; une réaction que l’auteur du texte,
l’ancien ministre Derbez, aurait dû prévoir ou a feint d’ignorer.

La raison première de l’échec de la conférence aura été l’incapacité à se mettre d’accord sur les
questions de Singapour dans la réunion en Salle verte. Nonobstant les pressions exercées par l’UE
et quelques autres pays pour lui faire accepter une entame de négociations sur au moins deux des
questions de Singapour (facilitation du commerce et transparence des marchés publics) le groupe
des 90 s’est cramponné à sa position unanime. Un délégué sud-africain a résumé l’affaire de
manière saisissante en disant : « Quelle partie du mot NON ne comprennent-ils donc pas ? »

Une fois le blocage sur les questions de Singapour évident – la Corée insistait pour que les
négociations débutent sur les quatre questions – le Ministre singapourien George Yeo (facilitateur
pour l’agriculture) a suggéré d’en revenir uniquement à l’agriculture pour voir si on ne pouvait
pas au moins avancer sur ce dossier. Le Président Derbez en a toutefois décidé autrement et a
conclu qu’en l’absence de consensus sur les questions de Singapour, il devrait mettre un terme à
la conférence.

Si la conférence a capoté, c’est aussi à cause de « l’organisation de l’Organisation », pour
reprendre l’expression de Pascal Lamy, Commissaire européen en charge du Commerce. Et de
constater à juste titre dans sa conférence de presse que l’OMC elle-même est encore une
organisation médiévale (une remarque qu’il avait déjà faite à Seattle, mais pas à Doha).

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Les décisions s’y prennent de manière opaque et non démocratique. Le processus avance au
travers de « facilitateurs » et de « présidents » qui rédigent des projets de texte théoriquement
censés refléter les préoccupations de l’ensemble des membres, ou du moins les points de
désaccord. Or le projet de texte ministériel présenté peu avant la Conférence ne reprenait pas
toute une série de préoccupations des délégations du Sud, et notamment l’appel des pays africains
à une révision du contenu de l’article 27.3b des accords sur les ADPIC. Les choses ont carrément
tourné au vinaigre lorsque le deuxième projet de texte ministériel révisé du Président Derbez a
proposé l’entame de négociations sur trois questions de Singapour1, malgré l’évidente absence de
consensus nécessaire à l’entame de négociations sur l’une quelconque de ces questions. Les prises
de décisions en comité restreint dans les Salles vertes, de plus en plus critiquées par les ONG et
dénoncées par M. Kofi Annan, n’ont rien à voir avec le niveau de transparence nécessaire à une
véritable participation de l’ensemble des parties prenantes.

Les pays développés avaient largement adopté le style du « train-train habituel ». Au milieu de la
conférence, ils avaient conjuré les pays en développement de mettre un terme à leurs discours
pour en venir aux négociations. M. Robert Zoellick, représentant commercial des Etats-Unis, a
déclaré plus tard que l’OMC n’était pas l’Assemblée générale de l’ONU et que certaines
interventions des PVD lui rappelaient les années ‘70. Or lui, plus que quiconque, devrait tirer
quelques enseignements fondamentaux de l’échec de Cancún. L’approche du « c’est à prendre ou
à laisser » qu’il a affichée dans sa conférence de presse finale et par laquelle il presse les pays
d’ouvrir leurs marchés « d’une manière ou d’une autre », est révélatrice du détachement des
Etats-Unis vis-à-vis des règles commerciales multilatérales. Le fait en particulier qu’il ait évoqué
le recours aux accords bilatéraux pour préserver les intérêts américains est de mauvais augure
pour les pays en développement et pour l’avenir du système commercial multilatéral.

L’UE, membre du QUAD principalement responsable de l’abord des quatre nouvelles questions à
Cancún, a déclaré que le deuxième projet de texte ministériel révisé jetait les bases d’un
compromis équitable. Une opinion que ne partage pas la grande majorité des pays en
développement et qui témoigne de l’accentuation du fossé qui sépare les négociateurs
commerciaux des populations pauvres du Sud. L’UE a néanmoins ajouté qu’elle restait partisane
d’un système commercial multilatéral et du renforcement de l’OMC en tant qu’organisation.

L’UE a par ailleurs déclaré que les propositions faites à Cancún, aussi maigres fussent-elles,
resteraient valables pour les prochaines négociations. Ses propositions dans le cadre des
négociations agricoles ne répondent pas aux asymétries et déséquilibres fondamentaux de
l’Accord sur l’agriculture. L’UE s’est contentée de proposer quelques timides avancées
(notamment l’élimination des subventions à l’exportation pour les produits qui intéressent les
pays en développement), en utilisant souvent des expressions comme « fera de son mieux »
(cf. par exemple le paragraphe 27 sur le coton – voyez l’encadré).

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          L’investissement, la concurrence, la transparence des marches publics et la facilitation des
échanges. Bien qu’il se soit référé en plénière au « processus décisionnel plus ouvert et plus inclusif » qui
s’est installé à l’OMC, M. Pierre Pettigrew, facilitateur canadien pour les questions de Singapour, n’a pas
jugé contradictoire le fait que le Projet de Déclaration reprenne trois des quatre questions de Singapour
alors même qu’il y avait manifestement une absence de consensus à ce sujet (un « non » retentissant de plus
de la moitié des Etats membres).

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La question des subventions payées par les Etats-Unis à ses producteurs de coton, provoquant
l’effondrement des marchés du coton de quatre pays d’Afrique de l’Ouest, a rapidement été
surnommée « les ADPIC et la santé publique de Cancún ». Les 3 milliards de dollars de subsides
versés chaque année par les Etats-Unis à ses 25.000 producteurs de coton ont détruit les moyens
d’existence de 10 millions de petits exploitants vivant avec moins de 2 dollars américains par jour, et
appauvri une foule innombrable d’autres gens d’Afrique centrale et de l’Ouest.

Alors que les pressions s’accumulaient sur les Etats-Unis pour qu’ils suppriment ces subventions, la
réunion ministérielle de Cancún s’ouvrait par des allocutions de M. Supachai Panitchpakdi, Directeur
général de l’OMC, appelant les états membres à se souvenir de leur engagement à réaliser les
objectifs de développement pour le millénaire (et notamment celui de réduire la pauvreté de moitié
d’ici 2015), et de M. Perez del Castillo, président du Conseil général, assurant que la dimension
développement serait « présente dans tous les domaines de négociation » et qu’elle « serait clairement
prise en compte dans les résultats ».

Lorsque M. Supachai a pris la parole et, dans un geste inhabituel, exhorté les ministres à se pencher
sérieusement sur l’Initiative sectorielle en faveur du coton présentée par le Bénin, le Burkina Faso, le
Mali et le Tchad, l’espoir n’a fait que grandir et un groupe de travail spécial présidé par le Directeur
général a été mis en place pour étudier la proposition. L’initiative demandait que les subsides à la
production et l’exportation du coton soient supprimés, expliquant que c’était là le « seul intérêt
spécifique » des quatre pays dans le cycle de Doha. Soutenus par 13 autres pays africains, les quatre
pays avaient la dynamique et l’opinion publique pour eux ; ils osaient espérer rentrer à la maison avec
un arrangement qui aurait justifié le prix de leur mission à Cancún aux yeux de leurs concitoyens.

Le projet de texte ministériel publié le samedi 13 septembre a fait voler cet espoir en éclats. Le
paragraphe 27 chargeait en effet le président du Comité des négociations commerciales de mener des
consultations avec les présidents des Comités de l'agriculture, de l'accès aux marchés pour les
produits non agricoles (AMNA) et des Groupes de négociation des règles pour « examiner l'impact
des distorsions qui existent dans le commerce du coton, des fibres artificielles, des textiles et des
vêtements pour garantir une prise en considération générale de l'ensemble du secteur ». Le texte
donnait aussi pour instruction au Directeur général de mener des consultations avec les organisations
internationales pertinentes afin d'orienter effectivement les ressources « existantes » (plutôt que
nouvelles) vers la diversification économique.

« Nous sommes habitués aux épreuves, à la maladie et à la famine » a déclaré un représentant du
secteur du coton. « Maintenant, l'OMC aussi est contre nous. Je pense que ce ceci restera dans
l'histoire - la montagne n'a pas accouché d'une souris, mais d'une fourmi. »

Un meilleur arrangement pour les producteurs de coton aurait pu changer le cours des négociations de
Cancún. Bien que les négociations aient capoté à cause d’un refus majoritaire d’aborder les questions
de Singapour, un arrangement satisfaisant à propos du coton aurait pu apaiser le sentiment
d’indignation des Africains et l’impression que les Etats-Unis et l’UE essayaient de les exploiter, de
les humilier et d’éroder la détermination du G-90.

Ce paragraphe appelait simplement les membres de l’OMC à s’intéresser au problème plutôt qu’à lui
trouver une solution.

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Cette attitude n’a pas impressionné le monde en développement ; au contraire, celui-ci a été
particulièrement déçu des propositions d’accès aux marchés du Nord – hormis peut-être certains
passages intéressants relatifs à la progressivité des droits de douane. Les pays en développement
ont également critiqué le fait que l’on ne reconnaisse pas assez le besoin de protéger leurs
marchés tant que le Nord maintiendra son système de subventions. La proposition de l’UE est
restée dans les limites du paquet de réformes de la PAC du 23 juin (qui doit encore être ratifié par
les Etats membres de l’UE d’ici le 28 septembre).

Durant la période qui a précédé Cancún, la CE en général et le Commissaire Lamy en particulier,
n’ont eu de cesse de répéter que les questions de Singapour étaient extrêmement importantes pour
l’UE et ses Etats membres. Or des divergences sont apparues entre les Etats membres durant les
semaines qui ont précédé Cancún. A quelques heures du début de la conférence, Lamy est
parvenu à persuader les Etats membres qu’une réouverture du mandat de l’UE serait nécessaire
pour arriver à un consensus sur le paquet final, en retirant les investissements et la concurrence du
programme de travail de l’OMC. Une approche à laquelle trois Etats membres (la France,
l’Allemagne et le Danemark) s’opposaient farouchement. Le Conseil est finalement arrivé à un
accord, à la condition que le paquet final soit positif pour l’UE. Les pays en développement
craignaient qu’on leur présente la facture dans le domaine de l’agriculture, ce qui n’aurait fait que
diluer un peu plus le texte déjà peu consistant de l’annexe A relative à l’agriculture.

Il est frappant de constater que deux des trois dernières réunions ministérielles de l’OMC ont
capoté. La réunion ministérielle de Doha est la seule qui n’ait pas échoué grâce à une intervention
de dernière minute du Président donnant sa version des points d’accord. Dans ces circonstances, il
est évident que l’avenir même de l’OMC est gravement menacé.

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