Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre - OpenEdition Books

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Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre - OpenEdition Books
Alain Gascon

                            Sur les hautes terres comme au ciel
                            Identités et territoires en Éthiopie

                            Éditions de la Sorbonne

Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une
autre...

DOI : 10.4000/books.psorbonne.30303
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Lieu d'édition : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2006
Date de mise en ligne : 18 septembre 2019
Collection : Géographie
ISBN électronique : 9791035101121

http://books.openedition.org

Référence électronique
GASCON, Alain. Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre.. In : Sur les hautes terres comme au
ciel : Identités et territoires en Éthiopie [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2006 (généré le 02 avril
2020). Disponible sur Internet : . ISBN :
9791035101121. DOI : https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.30303.

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Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   1

    Chapitre 5. Une Révolution qui en
    cache une autre...

1   Fidel Castro, aurait qualifié la Révolution éthiopienne d’« authentique ». N’a-t-elle pas
    supprimé la monarchie, décrété la réforme agraire et bouleversé de fond en comble la
    société éthiopienne ? De cet ébranlement est née une dictature dont la chute a failli
    entraîner la disparition de l’Éthiopie. Pourtant, une autre révolution, plus discrète,
    souterraine, a précédé la révolution politique et sociale et en a hâté le déclenchement.
    Ses effets continuent de se produire alors que Mängestu s’est enfui. Entre le
    recensement de 1970 et celui de 1994, la population a plus que doublé. La famine
    de 1973-1974 serait-elle devenue une catastrophe nationale si les effets de la croissance
    démographique ne s’étaient pas fait sentir ? Le recensement de 1984 dénombra
    fquarante-deux millions d’Éthiopiens (y compris les Érythréens), soit six millions de
    plus que n’en accordaient les estimations (tab. 1). À la fin de la même année, le
    gouvernement appelait la communauté internationale à l’aide pour lutter contre une
    nouvelle famine. Le rythme de la croissance de la population progresse plus vite que
    l’augmentation de la production alimentaire : la « loi de peuplement » de Malthus se
    trouve vérifiée. Pourtant, l’Éthiopie a subi, bien avant que ne commence la révolution
    démographique, des famines bien plus graves que les crises récentes, comme nous
    l’apprennent les historiens. On pourrait observer qu’en dépit d’une croissance
    vigoureuse de la population, le déficit alimentaire ne s’est pas aggravé. En effet, les
    agriculteurs éthiopiens ont intensifié leur production et étendu leurs champs mais,
    pourront-ils suivre le rythme actuel du croît démographique ? La révolution agricole
    n’était-elle pas plus urgente que la révolution politique et sociale ?

    L’Éthiopie d’abord !
    1974, sept mois qui ébranlèrent l’Éthiopie...

2   L’opinion mondiale (et au premier chef les Éthiopiens) ne s’attendait pas à ce que sept
    mois après que des soldats eurent refusé d’obéir à leurs officiers dans le lointain
    Sidamo, en février 1974, la monarchie de droit divin, la plus vieille du monde disait-on,

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    serait en septembre 1974 balayée sans provoquer la moindre protestation, sans susciter
    la moindre résistance. Sans qu’on eût versé de sang, le pouvoir s’était évanoui, effacé,
    comme on le chantait à la radio : Ahun Ityopya täqdem kalä menem däm [L’Éthiopie
    d’abord, maintenant, sans effusion de sang]. Or, trente ans après, personne n’est encore
    revenu de ce brutal escamotage du negus-héros par le mystérieux Comité militaire
    secret, apparu en juin 1974 et connu sous le nom de Darg 1 Singulier paradoxe, en effet,
    qu’une Révolution aussi radicale ait commencé par une simple mutinerie dans un poste
    éloigné de la capitale ! Qui aurait imaginé que la paysannerie des nouvelles provinces
    dont le sort était le plus précaire, allait demeurer si longtemps fidèle au régime d’Addis
    Abäba, fût-il révolutionnaire et athée ! Qui aurait pensé que les paysans du vieux cœur
    chrétien ravagé par la famine allaient se raidir dans un refus unanime de toute réforme
    agraire et se cramponner aux rest comme des naufragés à leurs bouées ? C’est dans
    l’histoire de l’Éthiopie et de la Corne de l’Afrique et dans les conceptions géopolitiques
    des dirigeants, des souverains et des peuples qu’on doit chercher des éléments de
    réponse à ces interrogations majeures posées par la Révolution « hérétique » (Lefort,
    1981).
3   Au début de la Révolution, des journalistes ou des diplomates prétendirent que Pékin
    et/ou Moscou avaient ourdi un complot à l’encontre d’un des bastions du « Monde
    libre » (Damblain, 1977 ; de Jugnac, 1979). D’autres appliquèrent au negus le cruel
    jugement prêté à de Gaulle au sujet de Pétain : « La vieillesse est un naufrage ». Dans ses
    mémoires, le conseiller diplomatique états-unien de Haylä Sellasé décrit l’Éthiopie
    de 1974 comme un Boeing 747 sans pilote (Spencer, 1987). « Le lion devenu vieux 2 »
    aurait entraîné son royaume dans sa sénescence. Près de trente ans après l’ascension de
    Mängestu et quinze ans après sa fuite honteuse, on est maintenant tombé dans des
    débats plus académiques. Pour les uns, des barbares auraient assassiné l’Empire
    éthiopien et son empereur, encore vigoureux, ou pour les autres, l’Empire et son
    souverain, tous deux vieillis, désuets, anachroniques, dépassés par l’histoire, devaient
    inéluctablement succomber, disparaître. L’Éthiopie de 1974 n’échappe pas à la règle qui
    veut qu’on soit surpris, après leur chute, de la fragilité des régimes « forts » mais,
    en 1991, il a fallu plusieurs offensives coûteuses pour faire déguerpir Mängestu
    (Fontrier, 1999b).

    L’Ancien Régime, c’était le bon temps !

4   Quinze ans après la chute du dictateur, on s’efforce de retrouver l’Éthiopie « sépia » des
    vieilles photographies sous l’Éthiopie « rouge ». Le temps ou la mode est à la
    célébration par certains auteurs éthiopiens ou färänj, du « bon temps » de l’Ancien
    Régime. On a appris comment le Därg exécuta Haylä Sellasé et le priva d’une sépulture
    chrétienne. La mémoire est toujours vive dans les familles des désordres et des terreurs
    révolutionnaires qui ont dépassé dans l’horreur tous les méfaits perpétrés sous le vieux
    negus. Cependant, un éthiopisant qui en aurait eu la tentation ne pourrait pas
    s’abandonner à cette nostalgie. À moins d’être au nombre des adorateurs de Haylä
    Sellasé – qui tournèrent rapidement casaque après la déposition de leur idole-, on
    n’était pas longtemps abusé par la magnificence du décor impérial. Il suffisait d’ouvrir
    les yeux ou de regarder par la fenêtre, même du Hilton, pour constater la grande
    pauvreté des quartiers précaires d’Addis Abäba. Il est vrai qu’au moment des sessions
    de l’OUA, les services de la municipalité entouraient de hautes palissades de tôle
    ondulée les pauvres maisons qui bordaient la voie triomphale conduisant à 1 aéroport

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    Haylä Sellasé (comme il se devait). La police avait, au préalable, ramassé les mendiants
    et les avait conduits en camion loin de la capitale3. Les étudiants de l’université Haylä
    Sellasé (comme il se devait) avaient eu, seuls, le courage de protester publiquement
    dans leur journal Struggle avec un article intitulé : Is poverty a crime ? Les responsables
    de la modeste feuille ayant été inquiétés, des grèves de solidarité gagnèrent les écoles
    secondaires et enfin, en décembre 1969, la garde impériale prit le campus d’assaut
    faisant des dizaines de victimes. Dans toutes les villes de province comme à Ambo, loin
    des fastes royaux de la grande ville, aucun décor ne faisait écran. Chaque jour, la
    pauvreté, la détresse, la misère et l’injustice s’étalaient comme la répression : en janvier
    1970, à Ambo, une mitrailleuse était postée en face de l’entrée de l’école secondaire
    Haylä Sellasé (comme il se devait), au prétexte qu’elle était en grève.
5   Rien n’aurait-il changé puisque, au printemps 2001, une répression sanglante répondit
    aux grèves et aux émeutes dans les écoles secondaires et à l’Université d’Addis Abäba
    (cette fois université nationale) ? Et plus récemment, en mai 2002, les « forces de
    l’ordre » ont réprimé brutalement les grèves des étudiants de l’université d’Awasa.

    L’Éthiopie après la Révolution est-elle toujours l’Éthiopie ?

6   Les témoins de la Révolution triomphante, de ses dérives, de sa chute et des lendemains
    de chute doivent se départir de la tentation de reconstruire les enchaînements causaux
    des grands épisodes de la Révolution comme s’ils avaient été inévitables. Ce fut le souci
    des intervenants comme le précise Joseph Tubiana dans la préface des Actes de la
    journée La Révolution éthiopienne comme phénomène de société, tenue en mai
    1985àl’INALCO (Tubiana, 1990b). Les contributeurs, observateurs directs de la
    Révolution, cherchaient dix ans après à établir un bilan : ils rappelaient sa naissance,
    par accident, dans des lieux périphériques et insistaient sur les épisodes contradictoires
    de la réforme agraire. Depuis lors, la bibliographie consacrée à la Révolution
    éthiopienne et à son histoire, rédigée par des Éthiopiens ou des étrangers, a
    considérablement augmenté, en anglais surtout. Point n’est besoin de relater de
    nouveau, le déroulement des événements mais il faut s’interroger à propos du passage
    de 1 Ancien Régime à la Révolution à la fois sur le plan des ruptures et de la continuité.
    L’une des réformes agraires des plus radicales a précipité dans l’exil ou a éliminé la
    « société impériale » mais l’« empire » a survécu sous l’avatar socialiste. Dans son
    article prémonitoire : « Éthiopie : fin de l’empire ou fin de la société impériale » paru
    dans Hérodote, Joseph Tubiana reprenait l’analyse d’Alexis de Tocqueville de L’Ancien
    Régime et la Révolution et l’appliquait à la Révolution éthiopienne (Tubiana, 1978).
7   Beaucoup d’« observateurs » ont maintes fois prédit la disparition, corps et bien, de
    l’Éthiopie dans la tourmente post-révolutionnaire, à l’instar de l’URSS et de la
    Yougoslavie. Même si les habits marxistes n’ont jamais réussi qu’à déguiser l’homo
    aethiopicus en homo socialisticus, il faut se demander si, après avoir subi tant d’épreuves
    et vécu tant de déceptions, le peuple éthiopien conserve intacte, inchangée, comme
    épargnée par le temps, la conscience d’avoir un destin messianique. Y aurait-il eu un
    miracle dans la Corne de l’Afrique ? Rappelons que plus de la moitié des 77 millions
    d’Éthiopiens4 n’a pas connu Haylä Sellasé qui régna tout au plus sur 24 millions de
    sujets. Or, cette majorité de moins de vingt ans a été élevée dans des familles et des
    écoles marquées jusqu’en 1991 par la propagande et par la répression politiques, et,
    depuis quinze ans, elle a grandi dans une société en recherche d’idéologie nationale.

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    L’une des grandes craintes de la génération adulte, au même rang que la peur de la
    famine et de la misère, est que l’Éthiopie qui « a perdu vingt ans » comme les
    Éthiopiens le répètent à l’envi, ait perdu sa civilisation, son histoire, son âme, dans
    l’aventure révolutionnaire et post-révolutionnaire. Ses enfants auraient erré à la
    dérive, sans cadres, pendant les vingt ans de la Révolution : Twenty Years to Nowhere
    (Yeraswork, 1995). Les negus modernisateurs, et surtout atsé Menilek, reconnaîtraient-
    ils dans la République fédérale, leur œuvre, leur enfant, la Grande Éthiopie qui fit jeu
    égal avec les Européens ? Cet État diminué de l’Érythrée, découpé, disséqué, éparpillé
    au gré des « ethnies », est-ce toujours 3 000 ans d’histoire d’Éthiopie qui se
    poursuivent ?
8   Pour le malheur du peuple, l’Éthiopie fédérale et l’Éthiopie socialiste ont continué la
    tradition de l’Éthiopie millénaire : toutes les deux connurent deux famines majeures.
    Bien pire, la catastrophe de 1983-1984 a dépassé en ampleur la crise de 1973-1974 qui a
    provoqué la chute du negus. La famine de 1983-1984 a ébranlé le régime de Mängestu en
    le déconsidérant aux yeux des Éthiopiens et des étrangers, comme dix ans plus tôt
    l’Ancien Régime. Le nouveau régime a, lui aussi, connu l’épreuve de la famine et de la
    critique de son action contre ce fléau. Une autre tradition se poursuit, celle des troubles
    notamment en Ogadén, également frappé en 2000 par une crise de subsistance. Plus que
    jamais, irrédentismes, séparatismes, disettes, guerres civiles et étrangères, épidémies
    jalonnent la courte existence des Éthiopiens qui seront peut-être 118 millions en 2025
    (P et S, 2001) ! Peut-on dire, comme on le sous-entend parfois, que pour le malheur des
    Éthiopiens, l’Éthiopie est toujours, par-delà la Révolution, l’Éthiopie « éternelle » ?

    L’éthio-pessimisme délétère ou l’éthio-optimisme aveugle ?

9   Face à l’éthio-pessimisme, installé dans les médias, tous ceux qui ont rencontré des
    Éthiopiens, pendant et après les crises, ont été frappés par l’esprit d’initiative et par le
    courage des plus humbles. Parfois, cette confiance en soi indestructible est à l’origine
    d’un éthio-optimisme qui s’exprime dans des professions de foi nationalistes
    franchement chauvines et ridicules5. Au demeurant, des déclarations officielles laissent
    pantois : Haylä Sellasé, à de nombreuses reprises, a promis d’octroyer un gasha 6 à
    chaque Éthiopien ; grâce au « déchaînement des forces productives », Mängestu
    prévoyait qu’on nourrirait bientôt tous les Éthiopiens et qu’on dégagerait un large
    surplus exportable... Maints discours et maintes brochures qualifient l’Éthiopie, Land of
    plenty, pays de cocagne ; n’est-elle pas une Terre sainte où, à cause de leur égoïsme et de
    leur méchanceté, les hommes sont indignes de vivre ? La « laïcisation des
    catastrophes » ne s’est pas encore produite (Guitton, 2001). Comme par le passé, ce sont
    des épreuves envoyées par Dieu à son Peuple et en premier lieu à ses gouvernants qui
    tiennent leur légitimité de lui. Pour l’avoir oublié, Haylä Sellasé et Mängestu ont perdu
    le pouvoir. Le premier, pourtant envoyé de Dieu, cousin du Christ, est resté sourd à
    l’avertissement divin, quant au second, athée proclamé, il a, par orgueil, ignoré le signe
    de Dieu, puis a prétendu prendre sa place et châtier lui-même les koulaks. L’ex-
    commissaire de la Relief and Rehabilitation Commission (RRC), nommé par Mängestu,
    Dawit Wolde Giorgis, note judicieusement : By cutting men and women offfrom spiritual
    support, we eut them off from the will to live (Dawit, 1989, p. 261). Le major Dawit n’hésite
    pas non plus à écrire : Ethiopia has the potential to feed five times that population 7 (Dawit,
    1989, p. 265). Cet avis d’un expert de la lutte contre les deux dernières grandes famines
    laisse sans voix. Il est donc difficile d’acclimater le malthusianisme auprès des

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Éthiopiens alors que pour les étrangers, journalistes ou experts, Malthus explique les
malheurs de l’Éthiopie. On comprend, par là, l’attirance des élites pour le socialisme qui
apporte la lumière aux paysans prisonniers des ténèbres de l’ignorance. Dawit,
opposant notoire à Mängestu mais compatissant à la souffrance des paysans, porte ce
jugement sans appel à leur sujet : Their methods and their lives are primitive (Dawit, 1989,
p. 254).

PHOTO   18. Ambo (décembre 1995) Sur la route de Wäntchi

Construction d’une maison (entraide paysanne). Les murs, faits de pieux et de branches, seront
calfatés de boue et les chaumes installées sur la charpente.

                                                                           Sur les hautes terres comme au ciel
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     PHOTO   19. Ambo (décembre 1995)

     Dans un acacia, une ruche cylindrique faite de branches et d’écorces et liée par des cordes d’ensät. Le
     miel sert à fabriquer le täj (hydromel).

10   Les Éthiopiens sont conscients de l’augmentation de la pression démographique sur le
     sol mais cette pression est inégale suivant les régions, et donc plus ou moins forte est la
     pénurie de terre arable. Les Tegréens et les Wolloyé [habitants du Wällo] agriculteurs,
     ou les Afar et les Somali éleveurs, du Croissant aride ont fait l’expérience de la
     récurrence des sécheresses tandis que les régions du Sud-Ouest produisaient
     régulièrement du café et des surplus alimentaires. Mais la crise de subsistance
     de 1983-1984 ravagea plus de régions que la famine précédente : il est sûr que la
     population avait notablement augmenté, mais la crise climatique n’a-t-elle pas été plus
     sévère ? Peut-être y a-t-il eu conjugaison des deux phénomènes ? Cependant, en bonne
     année avec suffisamment de pluie et avec la paix, la production a progressé en vingt-
     cinq ans. Le déficit en céréales se stabilise, et pour la première fois depuis un demi-
     siècle, on a atteint l’équilibre de la balance alimentaire en 1996. Il y a certes des raisons
     d’espérer de l’ardeur au travail et la détermination des paysans ou des éleveurs, mais,
     dans certaines parties des hautes terres et des basses terres, n’a-t-on pas atteint un
     seuil au-delà duquel le renouvellement des pâturages et des aptitudes agricoles des sols
     est compromis ? Les études locales, entreprises depuis dix ans par les étudiants de
     l’INAPG, révèlent la précarité des plus petites exploitations. Ce n’est pas céder à l’éthio-
     pessimisme que d’annoncer, dans un avenir proche, des conflits fonciers et la
     paupérisation de la petite paysannerie non pas dans toute l’Éthiopie (dans toute la
     Corne) mais dans certaines régions selon une échelle variable de gravité.
11   À l’aide des dernières données démographiques, il est possible de repérer les points de
     hautes et basses pressions démographiques. Sont-ils toujours les mêmes qu’il y a trente
     ans ? En les comparant avec les régions où la pénurie alimentaire est endémique, on
     peut les classer suivant la gravité de la situation. Dans certaines parties de l’Éthiopie,
     les besoins de la population sont satisfaits et il reste même des surplus ; d’autres
     souffrent de déficits chroniques sans espoir de nouvelles terres à mettre en culture ;

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     dans d’autres, en équilibre, les densités rurales atteignent six ou même huit fois la
     densité moyenne nationale (55 habitants par km2), alors qu’on y fait déjà deux récoltes
     par an sur des parcelles exiguës (fig. 10). La question de la nourriture d’une population
     qui a doublé en une génération (et qui va doubler dans les prochaines vingt-cinq
     années) a déjà provoqué la chute des deux derniers régimes. Les nouveaux
     gouvernements locaux à peine installés, à peine assurés sont en première ligne face aux
     besoins de leur population. Le gouvernement fédéral se réserve le pouvoir d’arbitrer
     entre les régions-États : c’est un moyen de pression propre à calmer les envies
     séparatistes... La croissance annoncée dans des campagnes déjà « pleines » entraînera
     une accélération de l’exode rural déjà sensible ; après Mängestu, plus aucun
     gouvernement ne s’est risqué à limiter les déplacements vers les villes. Outre les
     énormes besoins en logements, en infrastructures sanitaires, sociales et éducatives
     pour les migrants ruraux, l’accroissement rapide de la population urbaine bouleverse
     l’équilibre ethnopolitique entre les régions-États fédérales par le changement des
     pratiques langagières/culturelles, conséquence de l’installation en ville.
12   La révolution démographique a préparé et précédé en Éthiopie (et dans la Corne) la
     Révolution sociale et politique. Elle a rendu ces changements irréversibles et installé
     dans ces territoires, par un accroissement continu du peuplement, les ferments
     d’autres changements, notamment des bouleversements sociaux, culturels et
     politiques.

     Via Balé not Bolé
     Färänj et Éthiopiens d’accord

13   On rapprochera la phrase de René Lefort : « Or, la Révolution de l’Éthiopie ne doit
     presque rien à personne d’autres qu’aux Éthiopiens » (Lefort, 1981, p. 11) de cette
     remarque du major Dawit : Via Balé not Bolé (Dawit, 1989, p. 11). Administrateur en
     Érythrée en 1981, Mängestu le nomma commissaire de la RRC au début de la famine
     de 1983-1984. Victime d’une cabale au Politbureau, il s’exila en décembre 1985, aux
     États-Unis. Il y dénonça le régime à la Voice of America et y publia Red Tears. Dans ce
     livre, acte d’accusation impitoyable à l’encontre de Mängestu, le major retrace sa
     carrière et son action liées à la Révolution éthiopienne. Ce n’est donc pas un témoin
     faränj comme l’était celui qui tint le journal scrupuleux de la Révolution qu’il confia à
     René Lefort. Tout au début de son ouvrage, Dawit rappelle le slogan Via Balé not Bolé,
     mot d’ordre des étudiants éthiopiens opposés à Haylä Sellasé. Pour eux, l’avenir de
     l’Éthiopie ne passait pas par Bolé, l’aéroport d’Addis Abäba, c’est-à-dire les idées de
     l’étranger, mais plutôt par le Balé, une région du Sud en proie, de 1963 à 1967, à un
     soulèvement des paysans oromo contre les évictions. Pour ces étudiants, point n’était
     besoin d’importer des idéologies étrangères ou de s’inspirer d’autres luttes. Leur
     « Vietnam » et leur « Sierra Madre » étaient au Balé mais, pour certains, minoritaires
     mais actifs, c’était plutôt le Tegré ou l’Érythrée. Divergences lourdes de menaces pour
     l’avenir. Tous ces territoires en butte aux troubles, par lesquels ces intellectuels
     voulaient régénérer leur patrie étaient en périphérie par rapport au cœur et avaient
     été rattachés tardivement à la Grande Éthiopie. De cette façon, ces jeunes activistes
     marchaient sur les traces de leurs aînés du XIX e siècle car Téwodros, Yohannes et

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     Menilek avaient conquis le pouvoir du centre, en partant respectivement du Qwara
     (aux confins du Soudan), du Tegré et du Choa, des périphéries du vieux royaume.
14   Dawit parle peu de la famine de 1973-1974, pour longuement s’étendre sur celle
     de 1983-1984 qu’il combattit à la tête de la RRC8 et qui le détermina à s’exiler. En 1974, il
     était aux États-Unis pour soutenir sa thèse et intervint tardivement comme
     commissaire-adjoint de la RRC pour mettre en place l’Early Warning System. Ce
     système devait identifier les signes avant-coureurs de la sécheresse afin d’éviter la
     répétition de la famine. Son livre, où il mêle interprétation de l’histoire et
     autobiographie, dresse d’abord un réquisitoire contre Mängestu. Il justifie son
     engagement révolutionnaire, son action tant à la RRC qu’au ministère des Affaires
     Étrangères et en Érythrée. Officier, il pense la Révolution en termes de coup d’État, le
     peuple se contentant de ratifier l’action des militaires qui œuvrent pour son bien.
     L’idée d’une guerre ou d’une guérilla mobilisant toute la population est étrangère à la
     tradition politique éthiopienne. Dawit surprend lorsqu’il range sous l’étiquette
     feudalism le système foncier et fiscal sans plus d’analyse. Il a pourtant écrit, précise-t-il,
     pendant ses études universitaires aux États-Unis, une thèse sur ce sujet. Il rappelle
     l’enthousiasme qui l’a saisi comme beaucoup d’Éthiopiens et notamment les élèves et
     les étudiants, à l’annonce de la réforme agraire. Sans doute l’avenir l’intéresse plus que
     ce passé dont il a honte, parce qu’il symbolise le retard dont souffre l’Éthiopie. Mais
     d’autres Éthiopiens épinglent, comme lui, l’aspect magique et incantatoire de la
     réforme agraire et surtout du slogan : Märét lä arrashu ! « La terre à celui qui la cultive »,
     invoqué comme solution immédiate de tous les problèmes (Shiferaw, 1992).

     Des faisceaux complexes de causalité

15   Sans vouloir réhabiliter la vision mécaniste de l’action à sens unique de l’infrastructure
     économique et sociale sur les superstructures politiques et idéologiques, il faut
     s’interroger comme Jean Gallais, sur les blocages socio-politiques introduits par des
     systèmes fonciers et fiscaux coercitifs (Gallais, 1995). Ces contraintes aggravèrent
     en 1973-1974 et en 1983-1984 les crises de subsistance, conséquence des déficits de
     production agricole eux-mêmes provoqués par les crises climatiques. En outre, la
     Révolution a fait entrer l’Éthiopie dans l’« âge des extrêmes », une succession brutale et
     rapide de régimes politiques opposés. L’accélération de l’histoire – selon la formule
     consacrée – des années 1970 coïncide également avec la croissance désormais
     irréversible et irrésistible de la population des hauts plateaux. Tout au long de la
     longue histoire éthiopienne, comme le mentionnent les chroniques royales, les
     famines, les guerres et les épidémies écrêtaient périodiquement les courbes
     démographiques ascendantes. Sans doute, les alternances d’expansion et de
     contraction territoriales de l’Éthiopie sont-elles en rapport avec les tendances lourdes
     de l’évolution démographique. Des questions demeurent : ainsi l’Aqänna de Menilek
     aurait-elle dû coïncider avec une période d’expansion démographique, alors qu’elle fut
     marquée par la terrible famine de 18929. S’il n’y eut qu’un glissement limité du trop-
     plein de population du nord vers le sud, l’exploitation du butin de la conquête puis du
     produit des cultures de rente soulagea sans doute la pression démographique sur les
     hautes terres. Mais, il n’était plus possible dans la Corne de l’Afrique dorénavant
     partagée avec les Européens ni de conquérir de nouvelles terres ni de soumettre de
     nouveaux peuples. Comme au nord, dans les nouvelles provinces, les effets de la
     Révolution démographique se faisaient sentir alors que pesait sur les agriculteurs, la

                                                                          Sur les hautes terres comme au ciel
Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   9

     menace de l’éviction. La formule Via Balé not Bolé s’applique donc bien à la recherche
     des causes profondes et lointaines des troubles, des frustrations et des déceptions qui
     aboutirent au déclenchement de la Révolution éthiopienne.
16   Révolution endogène et indigène, la Révolution éthiopienne l’est sûrement mais, les
     acteurs, les commentateurs et les témoins l’ont lue et la lisent toujours dans le miroir
     d’autres révolutions. Les Européens doivent beaucoup aux historiens de la Révolution
     française ; Dawit qui fréquenta comme ministre adjoint des Affaires Étrangères les
     Soviétiques penchait plutôt vers la Révolution russe (Dawit, 1989). En 1975, combien de
     fois les Français ont-ils entendu dans la bouche de leurs interlocuteurs cette remarque :
     « Nous faisons comme vous les Français, nous avons déposé notre souverain
     incompétent et insensible au malheur du peuple mais nous ne lui avons pas coupé la
     tête ». Plus tard, la comparaison entre le major Mängestu Haylä Maryam et le « petit
     caporal » corse s’imposa.

     Märét lä arrashu, formule magique ?
17   Quinze ans après la chute de Mängestu et seize ans après l’abandon du « socialisme des
     casernes » (Markakis, 1987), que reste-t-il du legs de la Révolution éthiopienne ? La
     trace s’en estompe dans les mémoires car les 44 % d’Éthiopiens qui ont de moins quinze
     ans n’ont même pas connu sa phase d’agonie. En dépit de leur volonté de « faire du
     passé table rase », les dirigeants marxistes ont recueilli l’héritage de la révolution
     démographique de l’Ancien Régime et l’ont transmis au régime actuel. Sans adopter le
     paradigme malthusien, on sait que les jeunes convives affluent de plus en plus
     nombreux « au banquet de la vie ». L’accroissement sensible et continu de la population
     augmente non seulement la vulnérabilité face aux crises de subsistance, leur étendue et
     peut-être leur fréquence, mais entraîne, en outre, le rajeunissement brutal de la société
     éthiopienne. Former et trouver un emploi à ces jeunes pèse sur les finances nationales,
     régionales et locales. Les Éthiopiens se demandent si cette jeunesse toujours plus
     nombreuse reprendra et transmettra le message du Peuple élu.
18   La République fédérale dans ses principes constitutionnels, dans ses actes législatifs et
     dans son fonctionnement, rejette dans un même élan la dictature, la centralisation,
     l’économie dirigée, le socialisme et Γ« hégémonie amhara ». Toutefois, personne ne
     touche et n’a même osé amender la réforme agraire de 1975 en dépit de proclamations
     officielles annonçant, tant en Éthiopie qu’en Érythrée10, la privatisation inéluctable des
     terres. Dans ce domaine et dans bien d’autres, surtout depuis le conflit éthio-érythréen,
     les autorités et les leaders d’opinion réévaluent l’œuvre de la Révolution, sans toutefois
     pardonner à Mängestu ! Faire du passé table rase présente des dangers : en Somalie, on
     a fait table rase de la révolution d’Octobre de Siyaad Barre 11 et en même temps, table
     rase de la Somalie. Cette prudence des autorités ou cet attentisme n’est pas de mise
     dans la presse éthiopienne d’opposition, pourtant poursuivie par le régime, qui
     dénonce l’inaction des dirigeants ou leur penchant secret pour le socialisme. Les
     journalistes reproduisent, commentent et se réclament des déclarations, en forme
     d’avertissements pressants, des fonctionnaires des institutions internationales qui
     morigènent le gouvernement éthiopien. Dans ce domaine comme dans celui des
     relations avec ses voisins ou dans la politique commerciale, l’Éthiopie ne se laisse pas
     facilement fléchir.

                                                                        Sur les hautes terres comme au ciel
Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   10

     Le mauvais élève éthiopien

19   Les arguments des admonestations internationales se ramènent à un raisonnement
     simple, de bon sens, de « sens commun ». L’absence d’un marché libre de la terre freine
     l’initiative individuelle des paysans et les empêche de se lancer dans l’intensification
     des systèmes de production. Selon ce discours, seule la propriété privée du sol garantit
     la sécurité de la tenure et en conséquence, de la rémunération de l’effort individuel de
     l’exploitant sur sa parcelle. Toutes les autres formes traditionnelles de tenure ne lui
     apportent pas cette assurance et freinent sa capacité d’innovation car il n’est pas sûr
     d’être convenablement rétribué pour son supplément de travail. Faute d’un marché
     foncier libre, les entrepreneurs n’investissent pas non plus dans le rachat des lopins
     émiettés par le jeu de la transmission lignagère ou communale de génération en
     génération, alors que la population éthiopienne a plus que doublé en trente ans. Pour
     les tenants de ce discours, tant qu’on ne pourra pas vendre librement la terre, le revenu
     moyen des Éthiopiens stagnera et même diminuera. Il demeurera fixé à 100 dollars US
     par habitant comme depuis trente ans, faisant de l’Éthiopie l’un des plus mauvais élèves
     de la classe à la grande honte des experts éthiopiens ! Ce raisonnement en apparence
     logique aboutit à une conclusion qui n’est vérifiée que si le revenu moyen par tête
     stagne. Or, l’évaluation du revenu per capita est bien plus sujette à caution que le calcul
     des indicateurs démographiques.
20   En Éthiopie, une part importante des activités économiques n’apparaît pas dans les
     échanges commerciaux car elles portent sur des quantités et des sommes minuscules et
     se déroulent dans des lieux éloignés, loin de toute comptabilité. Il y a également les
     activités en marge de la légalité comme la contrebande du tchat vers Djibouti et les
     importations clandestines par la zone franche de ce même port qui alimentait le
     marché de « Taiwan » à Dirré Dawa. Les réfugiés somaliens, rompus à l’organisation des
     transferts monétaires à grande distance, se sont repliés sur Addis Abäba et Dirré Dawa
     et leurs mouvements échappent à tout contrôle (Gomès, 2001). Comme cette situation
     n’est pas spécifique à l’Éthiopie, comment expliquer que les Soudanais, Érythréens et
     Somaliens (alors qu’il n’y avait plus de Somalie) étaient crédités de revenus per capita
     deux ou trois fois supérieurs selon les années ? La question est restée sans réponse
     jusqu’à ce que la Banque mondiale introduise récemment le calcul du PNB en ppa 12.
     Selon ce critère nouveau, chaque Éthiopien dispose d’un revenu annuel en pouvoir
     d’achat évalué à 620 dollars ppa, plus conforme à l’expérience de la vie quotidienne (P
     et S, 2001). Il n’y a plus d’évaluation ni pour le Soudan, ni pour Djibouti, ni pour la
     Somalie. Toutefois, selon la même source, les Érythréens disposent de 1040 dollars ppa :
     pourquoi un tel écart ? La diaspora érythréenne mobilisée lors de la guerre se mobilise
     pareillement pour reconstruire la patrie ; est-ce la seule explication ?
21   Est-on vraiment sûr que le revenu par tête des Éthiopiens ait décliné ou même stagné
     ces trente dernières années ? S’il est demeuré le même, c’est donc que le revenu
     national a augmenté car la population a plus que doublé. Est-ce le secteur agricole qui
     contribue, bon an mal an, à la formation de 60 % du PNB, qui est responsable à lui tout
     seul de cette « stagnation » ? Si c’est le cas, l’absence d’un marché de la terre agricole
     est-elle bien la cause du « retard » de l’agriculture et donc de l’économie éthiopienne ?

                                                                         Sur les hautes terres comme au ciel
Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   11

     Explication, pétition de principe ou magie ?

22   À force de répéter ou plutôt de ressasser qu’il suffirait d’« une » mesure, de « la »
     réforme qui, tel le levier d’Archimède, soulèverait le monde éthiopien, on a fini par le
     croire. Cette médication guérirait le paysan éthiopien « primitif » (Dawit) de son
     attachement irraisonné, magique à la terre et le libérerait de son esprit de routine en
     l’affranchissant de la sujétion communautaire. Cette solution traduit la méfiance
     instinctive vis-à-vis de tout ce qui ressemble de près ou de loin, à du « collectif », sans
     chercher à le connaître et à le comprendre. Tantôt on l’épingle socialisme, tantôt on
     l’appelle féodalisme, pareillement honnis. On se rapproche de la thèse de Hardin
     exprimée dans The Tragedy of the Commons qui prend pour fondement de sa
     démonstration la maxime : « Ce qui appartient à tout le monde, n’appartient à
     personne. » Cette thèse n’aurait dû avoir aucune postérité tant sont nombreux les
     travaux qui l’ont mise en pièces (Mathieu, 1991, p. 336-338). Tous les chercheurs ont
     montré combien l’encadrement par le village, la famille, le clan ou le lignage était
     rigoureux et combien étaient graves les sanctions vis-à-vis de celui qui aurait dilapidé
     ou accaparé les ressources communautaires. On connaît les règles tribales ou claniques,
     très précises et très contraignantes qui régissent le partage des parcours chez les
     Somali ou les Afar et qui dégénèrent régulièrement en des conflits sanglants, limités
     par le paiement du prix du sang. Mais, jamais oubliée au nom de la « sagesse
     populaire », la thèse de Hardin est invoquée par ceux qui s’alarment de la dégradation
     des sols et de la diminution de leur « fertilité ». En effet, n’étant pas liés, croit-on, par la
     propriété privée à un lopin ou à un parcours bien définis, les paysans ou les éleveurs les
     exploitent sans retenue. S’il y avait en Éthiopie un marché libre de la terre, l’érosion
     des sols, le ravinement et le déboisement seraient enrayés. Encore faudrait-il prouver
     qu’il y a eu effectivement rétrécissement des forêts et mesurer les dégâts dus au
     ravinement !
23   Au début des années 1980, après que la réforme agraire eut gagné l’ensemble du
     territoire éthiopien, des études sérieuses ont fait les premiers bilans de ce
     bouleversement majeur (Aster, 1982 ; Dessalegn, 1984). Les paysans avaient accru les
     rendements et mis de nouvelles terres en culture. Cependant, l’augmentation,
     importante et espérée, de la production nationale ne s’était pas produite. Parmi les
     explications avancées, les auteurs pointaient le morcellement du parcellaire encore
     accru par la réforme, le retard technique des paysans, leur esprit de routine et
     l’accroissement de leur consommation personnelle. On retrouve là formulés les griefs
     vis-à-vis de la paysannerie par lesquels le Darg justifia la pseudo-Révolution Verte. La
     critique de la réforme agraire – les temps changent – retient maintenant les aspects
     affectifs et émotionnels de la période du partage des terres, qui furent bien réels. Au
     début de la Révolution, les étudiants puis les militaires résumaient leurs objectifs par
     deux slogans dont le premier Ityopya täqdem [Éthiopie d’abord] est passé à la postérité.
     Le second est moins connu quoiqu’il ait eu son heure de gloire Märét lä arrashu ! [la
     terre à celui qui la cultive]. Souvent, l’un a conforté l’autre comme dans ce récit où des
     soldats indécis, venus promouvoir la réforme agraire, hésitent puis partagent la terre
     en répétant Ityopya täqdem, la devise qui réconcilie tout le monde. Certains auteurs
     arguënt de ces aspects de liturgie laïque fusionnelle dans laquelle baigna la Campagne
     révolutionnaire [Zamacha] pour assimiler le fameux Märét la arrashu ! à une « formule
     magique » (Shiferaw, 1992). Les paysans tegréens ne désignaient-ils pas les étudiants
     zämach comme des qäyy qésoch, [des prêtres rouges], appellation révélatrice (Gebru,

                                                                            Sur les hautes terres comme au ciel
Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   12

     1991). Prononcé et scandé par de jeunes militaires et étudiants, le slogan « la terre à
     celui qui la cultive » aurait permis d’éluder plutôt que de résoudre la question de l’accès
     à la terre. Shiferaw sous-entend que les paysans matois auraient brandi le slogan
     magique face à des zämach inexpérimentés afin de se partager d’abord la terre. Les
     étudiants et les autorités auraient entériné l’émiettement des exploitations au mépris
     de la rentabilité économique. Cette analyse après coup méconnaît le scandale du statut
     précaire des tenanciers des régions méridionales. Peut-on qualifier de magique le
     slogan qui épinglait cette injustice flagrante (Gascon, 1990a) ?
24   Il n’est pas étonnant, tant la réforme agraire avait suscité d’espoir et d’enthousiasme,
     que les lendemains aient déchanté. Néanmoins, n’utilise-t-on pas les « déçus de la
     réforme » pour discréditer une mesure dont l’annonce déclencha tout de même un
     séisme politique ? En la rejetant tout d’un bloc, ne risque-t-on pas de raviver des
     oppositions qui mettraient en péril l’unité nationale ?

     La guerre civile agraire froide

25   Les systèmes fonciers et fiscaux qui régnaient sous l’Ancien Régime dans la Grande
     Éthiopie reflétaient les étapes historiques de la construction militaire de cet ensemble
     politique. On sait l’importance capitale de la période de l’Aqänna, la dilatation
     territoriale accomplie sous atsé Menilek II Trois quarts de siècle après l’instauration de
     la pax aethiopica, les hostilités n’avaient pas cessé : une guerre civile agraire froide
     opposait toujours les descendants des vainqueurs aux descendants des vaincus. Un
     färänj se heurtait à un mur de silence car les étrangers travaillaient toujours pour les
     autorités : leur venue annonçait de prochaines expulsions (témoignage personnel) !
     Trouver une brèche, une lézarde, pour regarder derrière le mur, le décor impérial de
     l’Éthiopie sépia, n’était pas facile. Etre envoyé deux années dans une l’école secondaire
     d’une petite ville (comme Ambo) donnait l’occasion de mesurer l’urgence de la question
     foncière. À Addis Abäba, les Éthiopiens que les étrangers rencontraient leur auraient
     sûrement servi les vieilles histoires des paysans « routiniers », « ennemis du progrès »
     et, sait-on jamais, ils auraient pu être convaincants. Beaucoup de chercheurs
     éthiopisants ont enquêté en toute innocence et en toute incompétence, dans un petit
     canton d’Éthiopie dont ils ne connaissaient ni les populations, ni l’histoire. Au Métcha,
     conquis et gouverné par le père de Haylä Sellasé, le futur ras Mäkonnen, les tensions
     foncières étaient au centre de la vie quotidienne et de l’actualité. C’est pourquoi, un
     färänj, qui ne parlait aucune des langues locales, n’avait pas le moindre espoir de
     vaincre la méfiance des paysans. Malgré tout, peu à peu, les informations filtraient,
     venant des élèves, surtout, et de quelques collègues, qui confiaient, par bribes, les
     sinistres exploits de ras Mäsfen Siläshi. Ce dernier profitait de sa position de
     gouverneur général du Choa pour expulser des paysans13.
26   Paradoxalement, ce furent les grèves d’élèves qui révélèrent combien étaient graves les
     tensions autour de la terre. La cause de ces grèves étaient toujours la même dans toutes
     les écoles secondaires : les droits d’examens qui augmentaient à chaque session
     semestrielle. C’était le moyen pour le ministère de l’Éducation de « réguler » le flux, en
     accroissement constant, des diplômés de l’enseignement secondaire pouvant prétendre
     à des postes dans la fonction publique. Les autorités dénonçaient alors à la radio ces
     jeunes étudiants ingrats qui gaspillaient l’argent de l’État en espérant que les parents
     feraient pression sur leurs enfants. Puis, elles envoyaient la police, puis l’armée

                                                                         Sur les hautes terres comme au ciel
Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   13

     territoriale14, ramener l’ordre en arrêtant les « meneurs » qui devaient accomplir des
     périodes militaires sévères dans un camp ou une caserne. À Ambo, les élèves, furieux,
     répliquèrent par la mise en accusation publique du système de tenure, beaucoup plus
     scandaleux que leur « ingratitude » vis-à-vis de Haylä Sellasé, leur « père ». Ils
     organisèrent alors des manifestations et se dirigèrent, symboliquement, vers la ferme
     de ras Mäsfen à Gudär, à 13 kilomètres de là ; mais, à mi-chemin, il y avait le camp de
     l’armée territoriale. Puis à Ambo, ils brisèrent les vitres des autocars de la compagnie
     Anbässa [Lion] dont le ras était actionnaire. Les territoriaux requis par le gouverneur
     vinrent alors en ville afin de protéger les véhicules. Quand ils chargèrent, tirant en l’air,
     les parents, heureusement, s’interposèrent et ouvrirent la porte de leurs maisons pour
     cacher les élèves. À Däbrä Zäyt, les élèves brûlèrent la villa de ras Mäsfen et furent
     condamnés à se cotiser pour la rebâtir. Dans la capitale, les chocs étaient généralement
     beaucoup plus durs et débordaient dans le campus de l’université.
27   L’agitation des élèves et des étudiants eut le rôle de déclencheur des troubles qui ont
     préparé la Révolution comme on le sait, maintenant. Ce fut la jeunesse éduquée qui
     dénonça en premier, à l’opinion, la gravité des tensions foncières dans les sociétés
     paysannes de l’Éthiopie du Sud. Un conflit souterrain s’y déroulait opposant une
     minorité détentrice des droits sur la terre face à une majorité privée par la défaite de
     ses ancêtres de tout droit foncier. Le partage des rôles entre maîtres du sol et
     tenanciers précaires étaient, à la fin des années 1960, remis en question par la
     croissance de la population, par l’introduction de l’agriculture commerciale et entre
     autres transformations de la société, par les progrès de la scolarisation. Loin d’être un
     milieu à part, protégé des atteintes du monde, l’école était au cœur du conflit comme
     en ont témoigné maints coopérants ou travaux de chercheurs. Bien au contraire, dans
     les régions du Nord, l’accès à la terre, la sécurité de la tenure, l’école n’étaient pas des
     ferments de mutation intense, sociale, politique et culturelle.

     NOTES
     1. Signifie comité. Ce n’est pas un acronyme mais un substantif formé sur le verbe (a)därrägä,
     faire.
     2. Titre d’un article de Maxime Rodinson dans Le Monde de février 1974.
     3. Sous la Révolution, on déporta de même le Lumpen prolétariat de la capitale dans la ferme de
     Humära, à la frontière du Tegray, de l’Érythrée et du Soudan. Lors de la célébration du dixième
     anniversaire de la Révolution (1984), on parqua les affamés du Wällo et du Choa hors d’Addis
     Abäba (Dawit, 1989).
     4. Population et Sociétés, no 414, juillet-août 2005.
     5. Mes élèves m’affirmaient que les États-Unis importaient de la terre d’Éthiopie et m’assuraient :
     Anyway Ethiopia is very famous over the World.
     6. Soit une terre dont le revenu serait celui d’une exploitation céréalière de 40 hectares.
     7. Cinq fois 42 millions d’Éthiopiens.
     8. Je l’ai entendu présenter la RRC à la Conférence des études éthiopiennes d’Addis Abäba,
     en 1984.

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Chapitre 5. Une Révolution qui en cache une autre...   14

9. Provoquée par une épizootie introduite par les mulets du corps expéditionnaire italien
débarqué, depuis 1884, à Metsewa.
10. D’après la communication de Milliça Cubrillo à la Journée sur l’Érythrée, organisée par Marc
Lavergne à Tours (URBAMA), le 28 septembre 1995.
11. Il a pris le pouvoir en octobre 1969 et le journal « officiel » était intitulé Stella d Ottobre puis
Xiddigta Oktoobar [Étoile d’octobre].
12. ppa : parité de pouvoir d’achat par habitant.
13. En panne d’essence, je fus témoin involontaire et impuissant d’une expulsion nocturne
en 1970.
14. Ces soldats-paysans avaient la sécurité de leur lopin moyennant une période militaire par
roulement, d’un mois, chaque année.

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