Corin Braga Le moi et l'autre dans le roman psychologique roumain - Phantasma

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          Caietele Echinox, 37/ 2019: Imaginaires de l’altérité : Approches littéraires et artistiques

                                    Corin Braga
          Le moi et l’autre dans le roman
                     psychologique roumain

The Self and the Other in Romanian
Psychological Novel
Abstract: In the inter-war period, Romanian
                                                    L    a fin du XIXe siècle connaît un tour-
                                                         nant radical dans la manière de conce-
                                                    voir (du point de vue philosophique, lit-
novelists imported from Western literature          téraire ou artistique) la conscience et la
the techniques of the psychological novel. The      subjectivité humaines. Les sources de ce
exploration of subjectivity obliged them to         qu’on appelle littérature psychologique
develop polyphony and poly-perspectivism,           doivent être cherchées précisément là, dans
experimenting with individual narrative points      cette attention accrue portée à l’intériorité,
of view. As Camil Petrescu puts it, “I cannot
                                                    une attention qui peut sembler parfois car-
                                                    rément monomane. À l’encontre de la tra-
evade myself… I can only speak truthfully
                                                    dition antérieure, les Romantiques avaient
in the first person”. This paper explores the
                                                    doublé « l’âme diurne » de la philosophie
relationship between identity and alterity
                                                    classique rationaliste d’une « âme
in Romanian psychological novels within
                                                    nocturne ». Les premiers « courants » de
three significant creative periods: Inter-War       la subjectivité dans la littérature moderne
Modernism, Communist Neo-Modernism, and,            se font ainsi sentir chez des auteurs tels
after 1989, Postmodernism.                          que Rousseau, Goethe ou Novalis et ils
Keywords: Romanian Literature; Psychological        se prolongeront tout au long de la période
Novel; Stream of Consciousness; Identity and        romantique ; plus tard, dans les débuts du
Otherness; Subjective Perspective; Polyphony.       modernisme, on les retrouve chez Dos-
                                                    toïevski, George Meredith, Henry James,
Corin Braga                                         Joseph Conrad, Gertrude Stein ou Italo
Babeș-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania       Svevo. C’est en particulier Dostoïevski
Corinbraga@yahoo.com                                qu’on célèbre aujourd’hui pour la manière
                                                    dont il a exploré dans ses romans et ses
DOI: 10.24193/cechinox.2019.37.06                   nouvelles les abîmes insondables du psy-
                                                    chisme humain. Selon une anecdote
                                                    paraphrasant l’affirmation de Marx selon
                                                    laquelle il aurait beaucoup plus appris sur
                                                    l’économie politique dans les romans de
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Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

Balzac qu’en lisant les économistes, Freud       theory »), James avance l’hypothèse que
aurait affirmé à son tour qu’il avait plus       l’unité minimale de l’esprit serait un état de
appris chez Dostoïevski sur la psycholo-         conscience complet et unitaire ; de pareils
gie que chez tous les autres psychologues        états s’enchaînent à leur tour dans un flux
contemporains à lui. On s’accorde cepen-         mental incessant. Notre vie subjective
dant à observer que le genre a connu son         est représentée par ce « courant » ou cet
apogée seulement pendant la première             écoulement, qui constitue en même temps
moitié du siècle dernier, grâce à des repré-     un fondement psychologique (différent
sentants majeurs tels qu’Édouard Dujardin        de ceux religieux et métaphysiques) pour
(Les Lauriers sont coupés), Marcel Proust (À     comprendre le concept plus abstrait d’âme
la recherche du temps perdu) ou François         humaine.
Mauriac (Faux pas) dans l’espace français,             Cette vision a été affinée et dévelop-
James Joyce (Ulysse), Virginia Woolf (Mrs        pée par Henri Bergson dans toute une série
Dalloway, Promenade au phare), Doro-             d’ouvrages, à commencer par l’Essai sur les
thy Richardson (Pilgrimage), Dos Passos          données immédiates de la conscience (1889)
(Manhattan Transfer), William Faulkner           jusqu’à Matière et mémoire (1896), Introduc-
(Le Bruit et la Fureur, Tandis que j’agonise)    tion à la métaphysique (1903) ou L’évolution
dans l’espace anglo-américain.                   créatrice (1907). En reprenant la distinc-
      Si on peut retracer ses origines dans le   tion cartésienne entre substance étendue
culte romantique de la subjectivité, tandis      et substance pensante, tout en apportant
que le « fleuve » imaginaire (au sens prêté à    une critique des catégories aprioriques
ce terme par Gilbert Durand) se cristallise      kantiennes, Bergson fait une distinction
pendant le haut modernisme, le « bassin »        radicale entre espace (qui serait caractéris-
psychologique reçoit son baptême (ou sa          tique des choses extérieures) et temps (qui
définition) moderne grâce aux concepts de        serait caractéristique de la conscience). Les
« flux de conscience » et de « durée psy-        choses extérieures « étendues » supposent
chique » introduits par William James            une connaissance spatiale, quantitative et
et Henri Bergson. C’est dans son traité          atomiste, qui divise et isole les objets et les
fondamental, Les Principes de psychologie        qualités. Par contre, lorsqu’elle tente de se
(1890), plus précisément dans le neuvième        connaître soi-même, la conscience constate
et le dixième chapitres, que James propose       que ses états se déroulent de manière suc-
les syntagmes « stream of thought » et           cessive, qu’ils sont qualitatifs, intégraux et
« stream of consciousness ». La tradition        indivisibles. Le flux des états de conscience
philosophique antérieure, du moins après         compose ce qu’on appelle la « durée », la
Descartes et Locke, avait postulé le fait        manifestation subjective de la temporalité.
que les idées simples correspondaient à des      La connaissance du monde extérieur est
objets naturels simples et que notre pen-        régie par l’intellect et elle fait l’objet de la
sée serait composée de manière atomiste,         science. L’exploration de l’univers intérieur,
comme un ensemble de faits de conscience         elle, se sert plus volontiers de l’intuition et
ponctuels qui correspondraient à la matière      fait l’objet de la métaphysique. De cette
divisible du monde extérieur. À l’encontre       manière, Bergson réassigne la métaphy-
de cette vision atomiste (« mind-stuff           sique classique, de nature ontologique, à
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                                                                                    Corin Braga

la psychologie humaine, qui devient ainsi         La poésie symboliste et, plus tard, celle
un champ de recherche autonome, possé-            moderniste exigeaient déjà que le poète
dant ses propres catégories et son univers        enregistre les sensations, les synesthésies,
spécifique.                                       les fantasmes et les visions les plus spon-
      En s’appuyant sur l’idée que les phé-       tanées de la vie de l’âme. Pour Mallarmé
nomènes de la conscience appartiendraient         ou Valéry, l’écriture était censée devenir
en fait au « domaine du flux héraclitéen »,       une sorte d’oscillographe de la vie de l’âme,
Husserl pose les assises d’une « phénomé-         tandis que l’abbé Henri Bremond donnait
nologie de la conscience ». Au-delà du vécu       « l’ineffable » – les états intérieurs flous et
et des données immédiates de la conscience,       fugitifs – comme le véritable objet de la
il se propose de parvenir à la « couche           poésie. Le défi a été repris ensuite par la
nucléaire » centralisatrice du psychisme          prose, surtout par le roman moderne. À
humain, celle que William James appelait          quelques exceptions près, dans la littérature
le « self of the selves » ou « the Thinker ».     antérieure, prémoderne, la vie de l’âme des
Ce noyau actif de la conscience, qui serait       personnages n’avait jamais fait l’objet d’une
en même temps l’élément responsable de la         approche directe. Les écrivains préféraient
cohérence du flux de la conscience et de la       plutôt « promener le miroir » de la prose
mémoire, est identifié par Husserl dans ce        « le long d’un chemin » (le roman, selon
que Kant appelait « le Moi transcendan-           Stendhal, serait « un miroir qu’on promène
tal ». La révélation de ce noyau essentiel        le long d’un chemin ») dans le but de reflé-
exige une double « épochè » : il s’agit, d’une    ter la réalité extérieure. Le vécu intérieur
part, d’une réduction phénoménologique            des personnages était suggéré de manière
mettant entre parenthèses la réalité exté-        indirecte soit par la description des faits
rieure afin d’isoler strictement la vie de        et des gestes ou par la reproduction des
l’esprit par rapport à l’existence naturelle et   dialogues, comme dans le réalisme com-
sociale et, de l’autre, d’une réduction eidé-     portementaliste, soit par des « corrélats
tique, censée révéler le Moi transcendantal       objectifs » (selon la formule avancée par
dans le flux noétique.                            T. S. Eliot), soit par la projection de fan-
      Finalement, la psychologie de la « pro-     tasmes inconscients dans des êtres et des
fondeur » (P. Janet, Th. Ribot, W. Wundt          décors fantastiques, comme dans le haut
etc.), la psychanalyse de Freud et de Jung,       romantisme.
par la suite, et, dans son ensemble, tout               Le déplacement du point de vue
le mouvement psychanalytique nous ont             auctorial vers l’intériorité a conduit à
légué l’appareil conceptuel nécessaire pour       l’émergence d’une littérature complète-
analyser les formations et les complexes          ment différente par rapport aux manières
de ce qu’on a défini comme le Ça ou l’in-         d’écrire des époques passées. La littérature
conscient (personnel et collectif ).              psychologique avait comme but la repro-
      Toutes ces nouvelles idées et théories      duction de la vie intérieure, une incur-
ont infléchi de manière radicale le rôle          sion dans l’univers de l’âme, dans le flux
et la thématique de la littérature. (D’ail-       de conscience (des personnages), dans la
leurs, rappelons qu’Henri Bergson a reçu,         durée psychique. Pour donner un nom à ce
en 1927, le prix Nobel de… littérature !)         « retour à l’intériorité » (comme l’appelle
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Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

Erich Kahler) ou à ce « principe d’inter-          sensations et des images reçues du dehors
nalisation » (selon Thomas Mann), Paul             par le personnage narrateur), les lettres,
Bourget emprunte une formule déjà avan-            les journaux intimes, les confessions ou
cée par Edmond de Goncourt et consacre,            les témoignages « spontanés » (oraux ou
dans les Essais de psychologie contemporaine       écrits, faits pour soi-même ou dans la
(1883) et les Nouveaux Essais de psychologie       présence d’un témoin). Dans une analyse
contemporaine (1886), le syntagme « roman          systématique et plus large des « modes de
psychologique ». Plus tard, divers théori-         représentation de la vie psychique dans
ciens et critiques littéraires se sont évertués    le roman », Dorrit Cohn mentionne des
à identifier les instruments narratifs et les      techniques tant à la première qu’à la troi-
techniques discursives employés par les            sième personnes : le psycho-récit ou l’ana-
écrivains afin de reconstituer la phénomé-         lyse intérieure (« le discours du narrateur
nologie des faits de conscience et d’ima-          sur la vie intérieure d’un personnage »),
giner un décor tout nouveau, entièrement           le monologue rapporté ou le monologue
différent par rapport aux représentations          intérieur (« le discours mental d’un per-
réalistes ou fantastiques antérieures. Selon       sonnage »), le monologue narrativisé ou le
Robert Humphrey, l’un des théoriciens de           discours indirect libre (le « discours mental
cette littérature, le « flux de conscience » est   d’un personnage pris en charge par le dis-
un « sujet » (« subject matter ») et non une       cours du narrateur »), la perception narrati-
technique littéraire (Humphrey, 1962, 4-5)         visée (à savoir la reproduction des percep-
tandis que Melvin Friedman attire l’atten-         tions conscientes d’un personnage qui sont
tion sur le fait que le courant de conscience      présentées de manière qu’on ait l’illusion
représente un genre narratif à part entière,       d’un récit objectif mais qui, à une analyse
à la différence d’autres termes tenus pour         plus attentive, apparaissent plutôt comme
synonymes et qui ne sont que des procédés          une « transcription » de la conscience et
employés pour reconstituer « une tranche           moins comme une transcription de la réa-
de vie intérieure » (Friedman, 1955, 3).           lité) (Cohn, 1978, 21-126 ; trad. fr., 1979,
      Parmi les techniques narratives les plus     25-29).
connues permettant de reproduire « des
tranches de vie psychique », il y a l’ana-            L’essor du roman psychologique
lyse intérieure ou psychologique (à travers
laquelle un narrateur omniscient rend à la
                                                      dans la littérature roumaine
troisième personne le courant des pensées
du personnage), le monologue intérieur
(qui reproduit les pensées du personnage
                                                   L   a littérature roumaine n’a pas tardé
                                                       de faire sien ce nouveau paradigme.
                                                   Très tôt déjà, les concepts introduits par
soit directement à la première personne            Bergson commencent à attirer bien des
soit indirectement, à la troisième personne,       théoriciens et des philosophes roumains,
à travers le discours indirect libre), le flux     parmi lesquels nous pouvons mentionner
de conscience (une transcription directe           Constantin Rădulescu-Motru (Proble-
de ces pensées, manquant parfois de syn-           mele psihologiei [Les Problèmes de la psy-
taxe), la reproduction des « impressions           chologie], 1907), Constantin Antoniade
sensorielles » (le « cinéma intérieur » des        (Filozofia lui Bergson [La Philosophie
70
                                                                                    Corin Braga

de Bergson], 1910), I. Botez (dans Viața            à l’époque, en particulier l’intuitionnisme,
românească, 1912), Ion Albu [un pseudo-             l’énergétisme, la phénoménologie, le volon-
nyme de Lucian Blaga] (Reflexii asupra              tarisme, le personnalisme et une certaine
intuiției lui Bergson [Quelques réflexions          partie de la psychanalyse. La révolution
sur l’intuition de Bergson], 1914), Lucian          apportée par Marcel Proust ne consis-
Blaga (Ceva despre filosofia lui H. Bergson         terait pas tant dans la « plongée » dans
[Quelques notes sur la philosophie d’Henri          l’inconscient que le romancier français
Bergson], 1915), I. Petrovici (Filosofie și         aurait pratiquée que dans sa capacité de
știință [Philosophie et science], 1923),            transformer les états d’âme dans un récit,
G. Ibrăileanu (Influențe străine și realități       de narrativiser la conscience, de créer des
naționale [Influences étrangères et réalités        « mondes de l’âme » autonomes. Ibrăileanu
nationales], 1925), Tudor Vianu (Gene-              dévie pourtant de son opposition initiale,
rație și creație. Contribuții la critica timpului   en remplaçant le concept de « comporte-
[Engendrer et créer. Quelques contribu-             mentalisme » par celui de « création ». Par
tions à la critique du temps], 1936).               ce dernier, il comprend « la quantité de vie
      Quoiqu’ils aient correctement saisi la        transposée dans un roman », à savoir la
mutation en train de se produire avec l’ap-         capacité de l’écrivain de créer des mondes
parition de la littérature d’analyse psycho-        fictionnels. Or, selon le critique roumain,
logique, les critiques de l’époque sont restés      « la création est supérieure à l’analyse »
plutôt réservés à son égard, en reconnais-          (Ibrăileanu, 1976, 221). De cette manière,
sant ses mérites mais en la subordonnant à          la distinction fonctionnelle entre compor-
d’autres formes d’invention qu’ils tenaient         tementalisme et analyse psychologique est
pour bien supérieures à celle-là. Ainsi,            remplacée de manière sophistique par celle
dans son étude Creație și analiză [Créa-            entre création et analyse. Si, envisagés dans
tion et analyse] (1930), Garabet Ibrăi-             les termes de la première opposition, Tols-
leanu commence par faire une distinction            toï ou Balzac auraient été tout à fait égaux
pertinente entre la littérature reflétant les       ou équivalents à Dostoïevski et à Proust,
personnages de l’extérieur (« le compor-            les choses ne sont plus de même dans la
tementalisme ») et celle qui analyse leur           deuxième opposition, qui sert d’ailleurs à
âme (« l’analyse »). Dans le même sens, il          Ibrăileanu pour justifier son parti-pris pour
distingue entre deux types d’écrivains : les        ceux premiers, tenus pour des écrivains
« moralistes » qui créent des typologies            supérieurs aux deux autres.
humaines simplifiées et géométriques et                   En bon praticien de la théorie du
les « analystes » du type de Dostoïevski            synchronisme culturel, un autre critique
ou de Proust qui pratiquent l’observation           roumain, Eugen Lovinescu prend acte lui
intérieure. Il identifie d’ailleurs correc-         aussi des mutations qui se font ressentir
tement les sources théoriques des tech-             dans le roman occidental mais, en essayant
niques d’introspection dans les essais de           de transposer le concept de courant de
William James (le continuum psycholo-               conscience dans la littérature roumaine,
gique), d’Henri Bergson (la durée, l’intui-         il arrive à son tour à en déformer le sens.
tion) et d’Edmund Husserl (la réduction             Ainsi, à l’encontre de ce qui se passait
eidétique) et dans les courants dominants           dans d’autres courants littéraires roumains
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Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

(surtout samanatoriste et poporaniste), la       manière artificielle mais traitée avec élé-
littérature roumaine (notamment celle            gance », Lovinescu, 1973, 268).
attachée à la revue Sburătorul) parcourrait            Le plus important promoteur de
une évolution allant du rural vers l’urbain      la « nouvelle structure » proposée par le
(en ce qui concerne le décor dominant) et        roman psychologique a été Camil Petrescu.
« du sujet vers l’objet ou du lyrisme vers la    Dans son essai « La nouvelle structure et
véritable littérature épique » (Lovinescu,       l’œuvre de Marcel Proust » (1935), il a
1973, 9). Le problème qui se pose est que,       imposé l’art poétique de la littérature psy-
manquant d’informations suffisantes pour         chologique. De par sa formation philoso-
pouvoir bien saisir la spécificité de la prose   phique, l’écrivain roumain part lui aussi
psychologique par rapport à la littérature       (tout comme Lovinescu) de la thèse du
d’inspiration réaliste, Lovinescu super-         ralliement (de la « synchronisation ») de la
pose cette opposition à celle faisant la dis-    littérature roumaine à l’esprit de l’époque.
tinction entre une littérature subjective,       Si la littérature traditionnelle était marquée
entendue comme du lyrisme mineur, et             par les idéaux du rationalisme classique,
une littérature objective, qui représenterait    la nouvelle littérature se place dans les
« l’épique dans toute sa pureté ». Ainsi, il     courants contemporains de la philosophie
critique Felix Aderca pour avoir parcouru,       de la vie (Lebenphilosophie), de l’irration-
de Domnișoara din strada Neptun [La Jeune        nel, du vitalisme, de l’intuitionnisme, de
demoiselle dans la rue de Neptune] jusqu’à       l’organique et de la psychanalyse, dévelop-
Omul descompus [L’Homme décomposé],              pés par Schopenhauer, Nietzsche, Dilthey,
une « évolution à rebours » (à savoir une        Bergson, Husserl ou Freud. À l’encontre
involution allant de l’objectif vers le sub-     pourtant des thèses de Lovinescu, qui était
jectif ) sous l’influence de « la dernière       en faveur d’une évolution allant du subjec-
nouveauté de la psychologie proustienne          tif vers l’objectif, Camil Petrescu considère
selon laquelle on n’expose pas les faits         que la grande mutation en psychologie est
suivant leur ordre chronologique mais en         provoquée par « la nouvelle structure » qui
vertu des associations provoquées par la         mise « considérablement sur la subjectivité
nature des états d’âme qu’ils ont sollicités »   à la place de l’objectivité » (Camil Petrescu,
(Lovinescu, 1973, 222). Suivant toujours le      1971, 18). La durée bergsonienne, la réalité
même raisonnement, il apprécie Horten-           phénoménologique husserlienne, le flux de
sia Papadat-Bengescu pour son évolution          conscience ou le vécu du sujet deviennent
allant du lyrisme poétique de ses premiers       le champ d’investigation (du Moi) privilé-
recueils de récits jusqu’au réalisme glacial     gié par les écrivains se réclamant de Proust.
présent dans le cycle des Hallipa, alors que,          Le roman psychologique a été au cœur
dans le cas de Liviu Rebreanu, il marque         du débat lié aux nouvelles classifications
sa préférence pour la « création objective »     entreprises par plusieurs critiques activant
de Ion qu’il goûte davantage que les ana-        pendant l’entre-deux-guerres : Pompi-
lyses psychologiques présentes dans Pădu-        liu Constantinescu, « Considerații asupra
rea spânzuraților [La Forêt des pendus] ou       romanului românesc » [Quelques consi-
dans Ciuleandra (qui « a l’air d’une expé-       dérations sur le roman roumain] (1928),
rimentation psychologique développée de          George Călinescu, « Condiția romanului »
72
                                                                                   Corin Braga

[La Condition du roman] (1933), Al.                le narrateur assume le point de vue partiel
Philippide, « Roman de analiză și roman            et limité d’un ou de plusieurs personnages
pur și simplu » [Le roman d’analyse et le          (appelés par Henry James des « person-
roman en général] (1933), Basil Mun-               nages réflecteurs ») (Manolescu, 1981, 18).
teanu, Panorama de la littérature roumaine               Parmi les grands représentants
contemporaine (1938). Les critiques litté-         étrangers de la littérature du courant de
raires d’après la Deuxième Guerre Mon-             conscience, c’est plutôt Marcel Proust et
diale ont repris, affiné et fixé les principales   moins James Joyce ou Virginia Woolf qui
catégories et concepts du genre. Ainsi,            a eu l’impact le plus important sur la lit-
Dana Dumitriu distingue entre le roman             térature roumaine – une littérature qui, à
d’analyse – compris comme un examen                l’époque, était en grande partie franco-
objectif et positiviste des états d’âme – et       phone. À partir des années 30 paraissent
le « réalisme psychologique » vu comme             des études et des essais consacrés à La
une reproduction du vécu subjectif ou du           Recherche du temps perdu : mentionnons,
processus psychique (Dumitriu, 1976, 51).          entre autres, Coca Irineu, Marcel Proust și
De son côté, Al. Protopopescu insiste sur          romanul inconștientului [Marcel Proust et
la différence entre un roman psychologique         le roman de l’inconscient] (1922), Mihai
du type de celui théorisé par Bourget (un          Ralea, Marcel Proust (1923), Constantin
roman d’analyse causale de souche posi-            Stere, În căutarea timpului pierdut. Din
tiviste des phénomènes psychiques) et le           carnetul unui solitar III [À la recherche du
roman « post-psychologique » de l’entre-           temps perdu. Notes reprises au carnet d’un
deux-guerres (qui se penche sur l’inves-           solitaire] (1925), Cezar Petrescu, Marcel
tigation existentielle, « expérienciste » et       Proust și John Ruskin [Marcel Proust et
« authenticiste ») (Protopopescu, 2000,            John Ruskin] (1927), Paul Zarifopol, Gus-
5-6). Afin de trouver un concept fédéra-           turi și judecăți. O notă despre Proust [Goûts
teur pour toutes ces techniques (l’analyse         et jugements. Une note sur Proust] (1929),
auctoriale du psychisme humain, la repro-          Dan Botta avec plusieurs articles, à com-
duction directe du courant de conscience),         mencer par Compoziția operei lui Mar-
Gheorghe Lăzărescu emploie une expres-             cel Proust [La composition de l’œuvre de
sion englobante, « roman d’analyse psy-            Marcel Proust] (1929), Henriette Yvonne
chologique » (Lăzărescu, 1983, 23). Dans           Stahl, O paralelă între Proust și Huxley [Un
son synthèse critique Arca lui Noe [Arche          parallèle entre Proust et Huxley] (1933),
de Noé], Nicolae Manolescu déplace le              Mihail Sebastian, Corespondența lui Mar-
débat du niveau sémantique (le contenu ou          cel Proust [La correspondance de Marcel
l’objet de ces romans) vers celui sémiotique       Proust] (1939), s’y ajoutant aussi plusieurs
(celui des formes ou des structures narra-         articles repris par l’auteur dans le recueil
tives). Plus précisément, il désigne par le        publié à titre posthume Cronici. Eseuri.
syntagme littérature « dorique » un type           Memorial [Chroniques. Essais. Mémorial]
de littérature dans laquelle le narrateur          (1972), ou bien Tudor Vianu, Problemele
tend à s’identifier à un auteur omniscient         memorialisticei [Les problèmes de l’écri-
démiurge ou impersonnel, et par celle de           ture « mémorialiste »] (1941). Dans Arta
littérature « ionique » un type de récit où        prozatorilor români [L’Art des prosateurs
73
Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

roumains] (1941), ce dernier va placer le        seule réalité que je puisse raconter… Mais
« nouveau roman » roumain (Hortensia             celle-ci est la réalité de ma conscience, mon
Papadat-Bengescu, Liviu Rebreanu, Camil          contenu psychologique… Je ne peux pas
Petrescu) sous l’influence indéniable de         sortir de moi-même… Quoi que je fasse,
Marcel Proust. Il est pourtant tout aussi        je ne peux décrire que mes propres sensa-
vrai que, sans toutefois nier l’importance       tions, mes propres images. Je ne peux parler
de l’écrivain français, plusieurs écrivains      honnêtement qu’à la première personne »
roumains, parmi lesquels Hortensia Papa-         (Camil Petrescu, 1971, 27).
dat-Bengescu ou Anton Holban, refusent                 Avec l’introduction du « perspec-
d’accepter sa tutelle sous prétexte qu’ils       tivisme » (la dimension subjective de la
auraient écrit leurs livres avant d’avoir lu     focalisation), les canons de l’art classique
son roman. L’affirmation de Holban –             (l’unité d’action, de temps et d’espace,
« J’étais en train d’écrire O moarte care nu     la typologisation des personnages, leur
dovedește nimic avant de connaître Proust.       réduction à des caractères unipolaires) sont
Ce sont de simples coïncidences. » – est         remplacés par des structures beaucoup
à prendre avec une certaine réserve, car         plus libres et plus ouvertes, parfois même
le romancier aurait pu la faire justement        incontrôlables, censées saisir le courant de
par volonté de conserver son individua-          conscience, l’écoulement de pensées, de
lité et d’éviter ainsi d’être « happé » par le   doutes, d’images, d’aspirations, d’affirma-
rayonnement du romancier français (il est        tions ou de négations, de souvenirs. Les
inquiet que le « roman » de Sandu ne soit        « caractères » unitaires et statiques de la lit-
perçu que comme un « pâle reflet d’un ori-       térature traditionnelle sont remplacés, dans
ginal magistral »).                              les romans du cycle des Hallipa d’Horten-
      Ce changement de « constellation »         sia Papadat-Bengescu, par des personnages
imaginaire allant du dehors vers le dedans       changeants, avec des facettes multiples et
implique en même temps un déplacement            une pluralité des « Moi » qui ne saurait être
de perspective auctoriale. La littérature        saisie qu’en fonction de la prise en compte
réaliste supposait un chronotope objec-          de la durée intérieure et des évolutions psy-
tif et un narrateur omniscient, en état de       chologiques imprévisibles. La méthode la
rendre tous les événements du monde              plus directe pour surprendre ce « présent
tant physique que psychique. Selon Camil         total » de l’âme est représentée par les libres
Petrescu, la littérature moderne, par contre,    associations, par les « digressions inutiles »
est contrainte de se limiter aux seuls faits     (selon la formule par laquelle Paul Souday
de conscience du Moi connaisseur (et nar-        critiquait Proust), par les développements
rateur) : « l’artiste ne peut raconter que       « anarchétypiques ». Du point de vue des
sa propre vision du monde. C’est ce que          contenus mentaux représentés, Camil
Proust fait avec fermeté et avec lucidité »      Petrescu fait une distinction très révélatrice
(Camil Petrescu, 1971, 28). D’où sa célèbre      à l’égard de la primauté – aux yeux des écri-
profession de foi en matière de technique        vains roumains – de la littérature française
littéraire : « Décrire seulement ce que          sur celle anglo-américaine : même si tant
je vois, ce que j’entends, ce que mes sens       Joyce que Proust misent sur une écriture du
enregistrent, ce que moi, je pense… Voilà la     courant de conscience, chez le premier le
74
                                                                                 Corin Braga

matériau de la vie intérieure, « est beaucoup    Forêt des pendus] (1922), Adam și Eva
trop pauvre et insignifiant pour justifier       [Adam et Ève] (1925), Ciuleandra (1927),
une telle réputation européenne », tandis        Jar [Braise] (1934) ; Cezar Petrescu avec
que le second se penche sur un matériau          Omul din vis [L’Homme du rêve] (1926),
beaucoup plus noble et plus significatif, à      Omul care și-a găsit umbra [L’Homme qui a
savoir les souvenirs ou la mémoire involon-      retrouvé son ombre] (1926), Aranca, știma
taire (Camil Petrescu, 1971, 33-34).             lacurilor [Aranca, la fée des lacs] (1928),
      Grâce à de telles influences théoriques    Simfonia fantastică [La Symphonie fantas-
et littéraires mais bénéficiant aussi ample-     tique] (1929) ou Baletul mecanic [Le Bal-
ment de « l’esprit du temps », la fiction        let mécanique] (1931) ; Felix Aderca avec
psychologique a trouvé très tôt un terrain       Omul descompus [L’Homme décomposé]
d’accueil dans la littérature roumaine de        (1925) et Femeia cu carnea albă [La Femme
l’entre-deux-guerres. À l’avis d’Al. Proto-      à la chair blanche] (1927) ; Camil Petrescu,
popescu, une première tentative de ce type       Ultima noapte de dragoste, întâia noapte de
est représentée par le roman Lydda (1904)        război [Dernière nuit d’amour, première
de Duiliu Zamfirescu qui s’inspire de Paul       nuit de guerre] (1930), Patul lui Pro-
Bourget (Protopopescu, 2000, 10-12).             cust [Le Lit de Procuste] (1933) ; Anton
Selon Gheorghe Lăzărescu, parmi les              Holban, Romanul lui Mirel [Le Roman
précurseurs du genre on pourrait compter         de Mirel] (1929), O moarte care nu dove-
des auteurs ayant un profil plutôt roman-        dește nimic [Une mort qui ne prouve rien]
tique ou naturaliste comme Pantazi Ghica,        (1931), Ioana (1934), Jocurile Daniei [Les
Eminescu, Delavrancea, Vlahuță, Slavici et       jeux de Daniela] (paru à titre posthume),
surtout Caragiale (voir, par exemple, O făclie   Halucinații [Hallucinations] (1938) ; Gib
de Paști [Un cierge de Pâques]). Après la        Mihăescu, Vedenia [La Vision] (1929),
Grande Guerre, de nombreux auteurs plus          Brațul Andromedei [Le Bras d’Andro-
ou moins importants sont à retrouver dans        mède] (1930), Rusoaica [La Femme russe]
ce nouveau « bassin » sémantique, à com-         (1933), Zilele și nopțile unui student întâr-
mencer par Hortensia Papadat-Bengescu            ziat [Les Jours et le nuits d’un étudiant
qui se fait remarquer par les accents sub-       attardé] (1934), Donna Alba (1935), Visul
jectifs et lyriques de ses premiers recueils     [Le Rêve] (1935) ; C. Fântâneru, Interior
de nouvelles (Ape adânci [Eaux profondes]        [Intérieur] (1931) ; Garabet Ibrăileanu,
(1919), Sfinxul [La Sphinge] (1920),             Adela (1933) ; Mircea Eliade, Isabel și apele
Femeia în fața oglinzii [La Femme devant         diavolului [Isabelle et les eaux du diable]
le miroir] (1921), Balaurul [Le Dragon]          (1929), Maitreyi (1933), Întoarcerea din rai
(1923)) et ultérieurement par l’approche         [Le Retour du paradis] (1934), Lumina ce
objective et analytique de ses écrits plus       se stinge [La Lumière qui s’éteint] (1934),
tardifs : Fecioarele despletite [Les Vierges     Șantier [Chantier] (1935), Huliganii [Les
échevelées] (1926), Concert din muzică de        Hooligans] (1935), Domnișoara Cristina
Bach [Le Concert de Bach] (1927), Dru-           [Mademoiselle Christina] (1936), Șarpele
mul ascuns [La Voie cachée] (1932), Rădă-        [Le Serpent] (1937), Secretul doctorului
cini [Racines] (1938). Il y a ensuite Liviu      Honigberger [Le Secret du Docteur Honig-
Rebreanu avec Pădurea spânzuraților [La          berger] (1940), Nopți la Serampore [Minuit
75
Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

à Serampore] (1940) ; Mihail Sebastian,         du réalisme traditionnel devenait une
Femei [Femmes] (1933), Orașul cu salcâmi        expression de la légitimité historique du
[La Ville aux acacias] (1935), Accidentul       marxisme-léninisme et de la vérité du
[L’Accident] (1940) ; Ury Benador, Subiect      parti unique. Vu comme l’émanation d’une
banal [Un sujet banal] (1935); Ion Biberi,      mentalité bourgeoise décadente, le subjec-
Proces [Le Procès] (1935), Oameni în ceață      tivisme était attaqué de toutes parts ; dans
[Des Hommes dans le brouillard] (1937),         les rares écrits où celui-ci se frayait encore
Cercuri în apă [Des Cercles dans l’eau]         un chemin, on faisait attention à le subor-
(1939), Un om își trăiește viața [Un homme      donner au message idéologique. Ainsi, dans
qui vit sa vie] (1946) ; Octav Șuluțiu, Ambi-   un roman comme Desculț [Les nu-pieds]
gen [Ambigène] (1935) ; Dan Petrașincu,         de Zaharia Stancu (1948), la perspective
Sângele [Le Sang] (1935), Monstrul (1937)       hypocoristique de Darie, l’enfant naïf qui
[Le Monstre], Cora și dragostea [Cora et        vit émotionnellement la révolte paysanne
l’amour] (1943) ; Max Blecher, Întâmplări       de 1907, est suffoquée et manipulée par
în irealitatea imediată [Aventures dans l’ir-   la perspective du narrateur adulte qui
réalité immédiate] (1936), Vizuina lumi-        rationnalise les événements par le crible du
nată [La Tanière éclairée] (paru à titre        concept de lutte des classes.
posthume) ; Lucia Demetrius, Tinerețe                 Il n’est donc pas étonnant que, après
[ Jeunesse] (1936) ; Cella Serghi, Pânza        le hiatus des années 50, la renaissance de la
de paianjen [La Toile d’araignée] (1938) ;      littérature roumaine vers la fin des années
Henriette Yvonne Stahl, Steaua robilor          60 et la reprise du contact avec la littéra-
[L’Étoile des esclaves] (1934), Între zi și     ture de l’entre-deux-guerres aient supposé
noapte [Entre le jour et la nuit] (1942),       entre autres une redécouverte des procédés
Marea bucurie [La Grande joie] (1946) ;         de la littérature psychologique, d’une litté-
Ioana Postelnicu, Bezna [Les Ténèbres]          rature réflexive de l’introspection ayant au
(1943) ; Ticu Archip, Soarele negru [Le         centre le sujet seul face à des institutions
Soleil noir] (Oameni [Hommes], 1946 ;           oppressives. Nicolae Manolescu a raison
Zeul [Le dieu], 1949).                          d’affirmer que le roman marquant le début
                                                littéraire d’Alexandru Ivasiuc, Vestibul
   La littérature psychologique                 [Le Vestibule] (1967) constitue « la pre-
                                                mière tentative majeure de renouer dans
   néo-moderniste
                                                les années 70 avec la tradition ‘ionique’ à

L    a littérature de l’après-guerre, avec
     l’instauration du communisme, a mar-
qué une rupture radicale par rapport aux
                                                laquelle le dogmatisme avait temporaire-
                                                ment mis fin » (Manolescu, 1981, II, 238).
                                                En effet, l’amour et la mort, les deux grands
conquêtes et aux libertés conquises pen-        thèmes de l’écriture psychologique de
dant l’entre-deux-guerres. Dans un système      l’entre-deux-guerres sont repris de manière
politique totalitaire obsédé de contrôler       presque démonstrative dans ce roman : le
tous les niveaux de la société, y compris       professeur Ilea, qui tombe amoureux d’une
l’art et la culture, la dictature idéologique   étudiante en médecine pour qui il com-
imposait la mise en place d’un « réalisme       pose des lettres qu’il n’envoie jamais, est un
socialiste » où le narrateur impersonnel        digne successeur d’Emil Codrescu à qui il
76
                                                                                 Corin Braga

emprunte toutes les obsessions liées à son      pouvoir, ainsi que par les réactions des vic-
âge ; le passé traumatique qui hante le pro-    times face à la contrainte et à la violence.
tagoniste et que l’éros fait remonter à la      Ainsi, le professeur Ilea, le personnage
surface est représenté par l’expérience de la   central du Vestibule, est un médecin sur le
guerre vécue de manière plutôt incohérente,     front contraint d’assister à la torture d’un
comme chez Camil Petrescu ou Horten-            saboteur (un illégaliste communiste) ; le
sia Papadat-Bengescu. En même temps,            protagoniste masculin du roman L’Inter-
l’image allégorique par laquelle s’achève le    valle, Ilie Chindriș, est un universitaire qui
roman Cunoaștere de noapte [Connaissance        prend part de manière active à l’exclusion
de nuit] (1969) où Ion Marina se projette       de l’université de sa collègue et bien-ai-
soi-même sous la forme d’un géant para-         mée, Olga ; Ion Marina, le protagoniste de
bolique progressivement chargé de toutes        Connaissance de nuit, est un activiste devenu
les couches de l’existence accumulées au        un important homme politique ; Miguel
long de l’histoire est un hommage, peut-        enfin, dans Le Cancer est un futur dicta-
être inconscient mais révélateur, rendu à       teur sud-américain. Envisagés comme des
Marcel Proust qui achevait La Recherche à       expressions d’un déterminisme historique
l’aide d’une allégorie similaire.               de type marxiste, les engrenages politiques
      Il reste que, par rapport au moder-       où tous ces protagonistes sont tenus captifs
nisme roumain de l’entre-deux-guerres,          sont décrits à travers des allégories obsé-
la littérature psychologique néo-moder-         dantes comme la prolifération exponen-
niste a sa thématique irréductible. À une       tielle des cellules biologiques, la marche
époque où la censure du parti interdisait       nocturne dans la boue, la croissance chao-
aux écrivains de faire une critique directe     tique de la ville, la jungle qui envahit des
de la société, en les contraignant à adop-      temples ; et les exemples peuvent conti-
ter un style ésopique, l’écriture en prose      nuer. Obligés de faire face à une pression
n’hésitait pas à débattre des problèmes         toujours croissante, les personnages d’Iva-
de conscience comme une modalité indi-          siuc vivent le plus souvent un véritable
recte de s’attaquer au système social mis en    déchirement intérieur où leurs sentiments
place. Le soi-disant « roman de l’obsédante     et leurs émotions (bref, leur humanité) sont
décennie » (les années 50, de la dictature      refoulés par une censure qui se prétend
staliniste) semble entreprendre une (psych)     olympienne. L’intrigue de ces romans est
analyse (réussie seulement de manière par-      déclenchée au moment où, sous la pression
tielle vu le manque de liberté d’expression)    d’un événement bouleversant (l’amour, la
de la mentalité collective. Les personnages     mort, une maladie ou un coup d’État), le
d’Alexandru Ivasiuc, d’Augustin Buzura,         masque de la rationalité commence à se fis-
de Mircea Ciobanu, de Nicolae Breban et         surer et les protagonistes entrent dans un
de tant d’autres sont souvent soit des acti-    état de crise, en remémorant et en mettant
vistes de parti soit des victimes du régime     en question toute leur existence. Pourtant,
ressentant des complexes dostoïevskiens de      bien qu’ils aient souvent la révélation que
culpabilité.                                    la source de leur trouble intérieur se trouve
      Ivasiuc, par exemple, est obsédé par      dans leur lâcheté ou dans leur peur de réa-
la volonté de puissance des détenteurs du       gir face à la persécution de gens innocents,
77
Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

leur procès de conscience n’est pas mené             à la première personne sont si compacts
jusqu’au bout. Au lieu de se juger en toute          et si étendus qu’ils deviennent invraisem-
honnêteté, ils transforment leur raisonne-           blables du point de vie psychologique, en se
ment dans une sorte d’« avocat du diable »           transformant dans une simple convention
qui, selon Sanda Cordoș, cherche à trou-             scripturale et dans une clé de lecture.
ver une légitimité pour la soumission de                   L’univers mental de ces personnages
l’individu face au pouvoir dans l’idée de            est une réplique en négatif d’une réa-
la nécessité inévitable – ce qui, paradoxa-          lité extérieure tout aussi sombre, celle de
lement, au lieu de réhabiliter les victimes,         « l’obsédante décennie » et, ensuite, celle
parvient à donner raison aux tortionnaires           des années 60 et 70. Éprouvant plus de
(Cordoș, 2001, 17).                                  courage civique et moral devant une cen-
      Augustin Buzura va encore plus                 sure acceptant la critique du passé (sous
loin dans la manipulation des procé-                 le régime de Dej) afin de sauver le présent
dés de la littérature de l’intériorité. Ses          (celui du régime de Ceaușescu), Buzura
livres publiés avant la Révolution –                 s’attaque à des sujets sensibles comme la
Absenții [Les Absents] (1970), Fețele tăce-          résistance anticommuniste organisée dans
rii [Les Masques du silence] (1974), Orgo-           les montagnes, la « coopérativisation »
lii [Orgueils] (1977), Vocile nopții [Les Voix       forcée, les classes et les groupes sociaux
de la nuit] (1980), Refugii [Refuges] (1984),        pauvres comme les travailleurs des mines
Drumul cenușii [Chemin de cendres]                   ou les paysans, la délation et la terreur, la
(1988) – sont autant d’expérimentations              persécution par la Securitate, l’échec et le
sur le « flux » de l’esprit, comme l’affirme         suicide, l’oppression de la femme dans une
Eugen Simion dans une étude de syn-                  société patriarcale brutale et grossière, etc.
thèse : « Le récit n’est pas linéaire ; il ne suit   Le monde des personnages de Buzura est
pas un fil épique prévisible mais bien le flux       divisé en deux : d’un côté, il y a les oppres-
d’une mémoire où les faits fragmentaires et          seurs (des activistes et des propagandistes,
chaotiques du passé se superposent sur les           des enquêteurs et des tortionnaires, des
événements désordonnés du présent. C’est             délateurs et des commissaires politiques
une manière de raconter où l’introspection           tels Varlaam, Radu, Socoliuc, Filipaș,
et la réflexion (le débat moral et social) se        Veza, Redman ou Anton), d’autre côté on
conjuguent avec d’autres formes épiques              retrouve les victimes (des « koulaks », des
dans un roman massif et profond »                    paysans, des travailleurs des mines, des
(« Romanul social », dans România lite-              intellectuels ou des femmes, ou encore des
rară, n°15, 1987). Le récit à la troisième           opposants du régime comme la famille
personne est presque entièrement englouti            des Măgureanu, le professeur Ioan Cris-
par des courants de conscience, des délires,         tian, Ștefan Pintea, Helgomar ou Ioana
des rêves ou des cauchemars, des souve-              Olaru). Les témoignages des personnages
nirs, des confessions, des autoscopies psy-          de la première catégorie sur le passé col-
chologiques, des monologues intérieurs et            lectif sont le plus souvent provoqués ou
des dialogues dans lesquels il arrive que la         même mis en question par un personnage
réplique d’un seul personnage s’étende sur           plus jeune (le représentant symbolique
des chapitres entiers. De tels psycho-récits         d’une nouvelle génération qui ne partage
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                                                                                  Corin Braga

pas et ne comprend plus le sens derrière         idéalistes, persécutés par les fanatiques, les
les actions pendant la terreur stalinienne)      arrivistes et les opportunistes du système
comme, par exemple, Dan Toma et Mela-            en place. Au-delà toutefois de cet égalita-
nia ou Andrei Cristian. Pourtant, même           risme éthique, tous les romans de Buzura
s’ils devaient jouer le rôle de raisonneurs      décrivent un monde sombre, celui des pay-
en état de juger du point de vue éthique         sans déracinés, des travailleurs des mines,
les attitudes et les faits racontés, ces per-    des intellectuels suspectés, des diplômés
sonnages-témoins tendent le plus souvent         ratés, des femmes abusées. Or ce pessi-
à accepter en grande partie et même à            misme sans issue, représenté à l’aide d’allé-
empathiser avec les arguments des person-        gories comme les galeries de mine, la boue,
nages « négatifs » comme Toma ou Rednic          le marais, le nuage de sauterelles ou le can-
(déchus, il est vrai, de leurs positions d’au-   cer se mue en accusation générale (indi-
torité d’autrefois).                             recte, il est vrai) à l’adresse d’un régime
      C’est la raison pour laquelle l’impres-    qui est une source incessante d’angoisses
sion générale que donne les romans de            et de peurs, de tristesses et d’échecs, d’un
Buzura est celle d’une uniformisation des        sentiment de « manque » vis-à-vis de son
culpabilités sociales et morales due à des       propre destin, d’absence de « refuges » ou
arguments comme la pression de l’His-            de moments de bonheur, bref d’un horizon
toire sur l’individu (les tortionnaires se       fermé et de mort intérieure.
disculpent en prétendant avoir fait « leur            Avec Istorii [Histoires] (1977-1986),
devoir ») ou de la vulnérabilité de la nature    le roman-fleuve en cinq tomes de Mircea
humaine (personne n’est « parfait », on          Ciobanu, le réalisme psychologique de la
est tous coupables d’orgueil, de dureté,         deuxième période du communisme rou-
d’intransigeance etc.). Ainsi, Rednic, l’an-     main atteint sa plénitude technique et nar-
cien ami et le délateur de Ioan Cristian,        rative. Toutefois, s’il est représentatif pour
trouve des excuses pour sa lâcheté, ses          les vertus et les raffinements du genre, il en
ressentiments, sa jalousie, sa trahison et       épuise aussi les ressources. Le fil épique de
son cynisme en accusant sa victime même          cette pentalogie se déroule sur une courte
d’avoir fait preuve d’égoïsme et de rigidité.    période de temps, depuis la veille de Noël
Les problèmes de conscience des oppres-          jusqu’au 3 janvier 1959. Sur cet intervalle
seurs du roman roumain de « l’obsédante          temporel extrêmement condensé vient se
décennie » représentent une adaptation           greffer, dans un style rappelant le roman
aux horreurs du totalitarisme communiste         Ulysse de Joyce, tout un léviathan narra-
de la psychologie des « démons » dostoïe-        tif qui raconte, comme dans une sorte de
vskiens mineurs tels Fiodor Karamazov,           « compte à rebours », les trois derniers
qui s’empeignent à faire culpabiliser leurs      jours de la vie de Gheorghe Palada. Bien
victimes. À leur tour, les victimes sont des     qu’il soit un roman de famille, ouvrant
antifascistes (on voit là une convention lit-    de multiples fils narratifs afin de compo-
téraire que Buzura adopte peut-être pour         ser la fresque narrative d’une époque, le
apaiser ses censeurs), qui ont combattu          roman de Ciobanu ne met pas l’accent sur
dans la guerre du côté des Soviétiques           la dimension épique mais bien sur celle
– ils sont des communistes honnêtes et           introspective. L’analyse qui s’y déploie
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Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain

est beaucoup plus raffinée que celle des         et de la sécurité de l’avenir. Avec finesse,
auteurs de l’entre-deux-guerres et « l’écart     le roman suggère, tout en évitant de les
en matière de finesse psychologique » se         conceptualiser, les mécanismes collectifs
fait sentir surtout au niveau des « tech-        par lesquels se produit l’investissement
niques du courant de conscience qui seront       mythique ou même la divinisation d’un
beaucoup plus audacieuses et plus précises       être charismatique. En bon connaisseur
que celles des Vierges échevelées » d’Horten-    des mécanismes par lesquels on arrive à
sia Papadat-Bengescu (Manolescu, 1982,           faire culpabiliser une collectivité et à la
III). Mircea Ciobanu ne conceptualise            dominer par la peur, Palada se transforme
plus la durée intérieure mais essaye de la       en un petit dieu terrestre. Se servant de plu-
surprendre dans un discours imagé et com-        sieurs personnages intermédiaires comme
portemental déployé sur un temps psycho-         autant de boucs émissaires, il entretient un
logique réel. Son roman excelle donc dans        climat de suspicion générale et contrôle
la narrativisation de l’intériorité à travers    avec adresse la psychologie de la foule.
une juxtaposition intelligente de l’art du       Son rôle de dirigeant sera « consacré » et
récit et de l’art du portrait.                   validé par le régime communiste, système
      Possédant une nature chtonienne, le        lui aussi mené par la volonté de diriger la
protagoniste Gheorghe Palada peut être           société tout entière selon un nouveau pacte
défini par deux traits complémentaires, la       luciférien.
puissance et la froideur. Surnommé « le                Les conquêtes de la technique psy-
Grand » par ceux qui l’entourent, Palada         chologique seront largement assimilées
domine les gens avec lesquels il entre en        par les écrivains roumains de l’après-guerre
contact et à qui il inspire autant d’admira-     même quand ceux-ci se dirigeront vers
tion que de peur. Une interprétation psy-        d’autres formules narratives (« doriques »
chanalytique du personnage nous permet-          ou « corinthiennes » selon les catégories
tra de placer les ressorts de son caractère      de Manolescu). D’autres romanciers qui se
dans le trauma infantile de la perte préma-      sont (partiellement) rapprochés du thème
turée du père. La mort du père oblige l’en-      de « l’obsédante décennie », parmi lesquels il
fant de reprendre, de manière œdipienne,         y a Marin Preda, Constantin Țoiu, Nicolae
la place et les responsabilités du pater dans    Breban ou Mircea Bălăiță, se distancient à
la famille. La construction du personnage        la troisième personne de leurs personnages
suit le modèle implicite du Grand Inqui-         mais n’hésitent pas à se servir au besoin soit
siteur de Dostoïevski. Sur les chantiers         du psycho-récit soit de la confession ou de
gigantesques qu’il est censé superviser, le      la remémoration. Ainsi, Constantin Țoiu
grand ingénieur Gheorghe Palada prend            construit ses romans Galeria cu viță sălba-
la responsabilité de diriger ses subalternes     tică [La Galerie de vigne sauvage] (1976),
et d’assurer leur « subsistance » au prix du     Însoțitorul [Le Compagnon] (1981), Obli-
renoncement à leur propre volonté. Tous          gado (1984), Căderea în lume [La Chute
ceux qui l’entourent – y compris ses frères      dans le monde] (1987) comme autant de
– sont conscients de sceller un pacte par        procès de prise de conscience au cours
lequel ils cèdent leur libre arbitre et l’ini-   desquels la vie et les attitudes des person-
tiative en échange du confort quotidien          nages sont enregistrées comme à travers
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