Corin Braga Le moi et l'autre dans le roman psychologique roumain - Phantasma
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66 Caietele Echinox, 37/ 2019: Imaginaires de l’altérité : Approches littéraires et artistiques Corin Braga Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain The Self and the Other in Romanian Psychological Novel Abstract: In the inter-war period, Romanian L a fin du XIXe siècle connaît un tour- nant radical dans la manière de conce- voir (du point de vue philosophique, lit- novelists imported from Western literature téraire ou artistique) la conscience et la the techniques of the psychological novel. The subjectivité humaines. Les sources de ce exploration of subjectivity obliged them to qu’on appelle littérature psychologique develop polyphony and poly-perspectivism, doivent être cherchées précisément là, dans experimenting with individual narrative points cette attention accrue portée à l’intériorité, of view. As Camil Petrescu puts it, “I cannot une attention qui peut sembler parfois car- rément monomane. À l’encontre de la tra- evade myself… I can only speak truthfully dition antérieure, les Romantiques avaient in the first person”. This paper explores the doublé « l’âme diurne » de la philosophie relationship between identity and alterity classique rationaliste d’une « âme in Romanian psychological novels within nocturne ». Les premiers « courants » de three significant creative periods: Inter-War la subjectivité dans la littérature moderne Modernism, Communist Neo-Modernism, and, se font ainsi sentir chez des auteurs tels after 1989, Postmodernism. que Rousseau, Goethe ou Novalis et ils Keywords: Romanian Literature; Psychological se prolongeront tout au long de la période Novel; Stream of Consciousness; Identity and romantique ; plus tard, dans les débuts du Otherness; Subjective Perspective; Polyphony. modernisme, on les retrouve chez Dos- toïevski, George Meredith, Henry James, Corin Braga Joseph Conrad, Gertrude Stein ou Italo Babeș-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania Svevo. C’est en particulier Dostoïevski Corinbraga@yahoo.com qu’on célèbre aujourd’hui pour la manière dont il a exploré dans ses romans et ses DOI: 10.24193/cechinox.2019.37.06 nouvelles les abîmes insondables du psy- chisme humain. Selon une anecdote paraphrasant l’affirmation de Marx selon laquelle il aurait beaucoup plus appris sur l’économie politique dans les romans de
67 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain Balzac qu’en lisant les économistes, Freud theory »), James avance l’hypothèse que aurait affirmé à son tour qu’il avait plus l’unité minimale de l’esprit serait un état de appris chez Dostoïevski sur la psycholo- conscience complet et unitaire ; de pareils gie que chez tous les autres psychologues états s’enchaînent à leur tour dans un flux contemporains à lui. On s’accorde cepen- mental incessant. Notre vie subjective dant à observer que le genre a connu son est représentée par ce « courant » ou cet apogée seulement pendant la première écoulement, qui constitue en même temps moitié du siècle dernier, grâce à des repré- un fondement psychologique (différent sentants majeurs tels qu’Édouard Dujardin de ceux religieux et métaphysiques) pour (Les Lauriers sont coupés), Marcel Proust (À comprendre le concept plus abstrait d’âme la recherche du temps perdu) ou François humaine. Mauriac (Faux pas) dans l’espace français, Cette vision a été affinée et dévelop- James Joyce (Ulysse), Virginia Woolf (Mrs pée par Henri Bergson dans toute une série Dalloway, Promenade au phare), Doro- d’ouvrages, à commencer par l’Essai sur les thy Richardson (Pilgrimage), Dos Passos données immédiates de la conscience (1889) (Manhattan Transfer), William Faulkner jusqu’à Matière et mémoire (1896), Introduc- (Le Bruit et la Fureur, Tandis que j’agonise) tion à la métaphysique (1903) ou L’évolution dans l’espace anglo-américain. créatrice (1907). En reprenant la distinc- Si on peut retracer ses origines dans le tion cartésienne entre substance étendue culte romantique de la subjectivité, tandis et substance pensante, tout en apportant que le « fleuve » imaginaire (au sens prêté à une critique des catégories aprioriques ce terme par Gilbert Durand) se cristallise kantiennes, Bergson fait une distinction pendant le haut modernisme, le « bassin » radicale entre espace (qui serait caractéris- psychologique reçoit son baptême (ou sa tique des choses extérieures) et temps (qui définition) moderne grâce aux concepts de serait caractéristique de la conscience). Les « flux de conscience » et de « durée psy- choses extérieures « étendues » supposent chique » introduits par William James une connaissance spatiale, quantitative et et Henri Bergson. C’est dans son traité atomiste, qui divise et isole les objets et les fondamental, Les Principes de psychologie qualités. Par contre, lorsqu’elle tente de se (1890), plus précisément dans le neuvième connaître soi-même, la conscience constate et le dixième chapitres, que James propose que ses états se déroulent de manière suc- les syntagmes « stream of thought » et cessive, qu’ils sont qualitatifs, intégraux et « stream of consciousness ». La tradition indivisibles. Le flux des états de conscience philosophique antérieure, du moins après compose ce qu’on appelle la « durée », la Descartes et Locke, avait postulé le fait manifestation subjective de la temporalité. que les idées simples correspondaient à des La connaissance du monde extérieur est objets naturels simples et que notre pen- régie par l’intellect et elle fait l’objet de la sée serait composée de manière atomiste, science. L’exploration de l’univers intérieur, comme un ensemble de faits de conscience elle, se sert plus volontiers de l’intuition et ponctuels qui correspondraient à la matière fait l’objet de la métaphysique. De cette divisible du monde extérieur. À l’encontre manière, Bergson réassigne la métaphy- de cette vision atomiste (« mind-stuff sique classique, de nature ontologique, à
68 Corin Braga la psychologie humaine, qui devient ainsi La poésie symboliste et, plus tard, celle un champ de recherche autonome, possé- moderniste exigeaient déjà que le poète dant ses propres catégories et son univers enregistre les sensations, les synesthésies, spécifique. les fantasmes et les visions les plus spon- En s’appuyant sur l’idée que les phé- tanées de la vie de l’âme. Pour Mallarmé nomènes de la conscience appartiendraient ou Valéry, l’écriture était censée devenir en fait au « domaine du flux héraclitéen », une sorte d’oscillographe de la vie de l’âme, Husserl pose les assises d’une « phénomé- tandis que l’abbé Henri Bremond donnait nologie de la conscience ». Au-delà du vécu « l’ineffable » – les états intérieurs flous et et des données immédiates de la conscience, fugitifs – comme le véritable objet de la il se propose de parvenir à la « couche poésie. Le défi a été repris ensuite par la nucléaire » centralisatrice du psychisme prose, surtout par le roman moderne. À humain, celle que William James appelait quelques exceptions près, dans la littérature le « self of the selves » ou « the Thinker ». antérieure, prémoderne, la vie de l’âme des Ce noyau actif de la conscience, qui serait personnages n’avait jamais fait l’objet d’une en même temps l’élément responsable de la approche directe. Les écrivains préféraient cohérence du flux de la conscience et de la plutôt « promener le miroir » de la prose mémoire, est identifié par Husserl dans ce « le long d’un chemin » (le roman, selon que Kant appelait « le Moi transcendan- Stendhal, serait « un miroir qu’on promène tal ». La révélation de ce noyau essentiel le long d’un chemin ») dans le but de reflé- exige une double « épochè » : il s’agit, d’une ter la réalité extérieure. Le vécu intérieur part, d’une réduction phénoménologique des personnages était suggéré de manière mettant entre parenthèses la réalité exté- indirecte soit par la description des faits rieure afin d’isoler strictement la vie de et des gestes ou par la reproduction des l’esprit par rapport à l’existence naturelle et dialogues, comme dans le réalisme com- sociale et, de l’autre, d’une réduction eidé- portementaliste, soit par des « corrélats tique, censée révéler le Moi transcendantal objectifs » (selon la formule avancée par dans le flux noétique. T. S. Eliot), soit par la projection de fan- Finalement, la psychologie de la « pro- tasmes inconscients dans des êtres et des fondeur » (P. Janet, Th. Ribot, W. Wundt décors fantastiques, comme dans le haut etc.), la psychanalyse de Freud et de Jung, romantisme. par la suite, et, dans son ensemble, tout Le déplacement du point de vue le mouvement psychanalytique nous ont auctorial vers l’intériorité a conduit à légué l’appareil conceptuel nécessaire pour l’émergence d’une littérature complète- analyser les formations et les complexes ment différente par rapport aux manières de ce qu’on a défini comme le Ça ou l’in- d’écrire des époques passées. La littérature conscient (personnel et collectif ). psychologique avait comme but la repro- Toutes ces nouvelles idées et théories duction de la vie intérieure, une incur- ont infléchi de manière radicale le rôle sion dans l’univers de l’âme, dans le flux et la thématique de la littérature. (D’ail- de conscience (des personnages), dans la leurs, rappelons qu’Henri Bergson a reçu, durée psychique. Pour donner un nom à ce en 1927, le prix Nobel de… littérature !) « retour à l’intériorité » (comme l’appelle
69 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain Erich Kahler) ou à ce « principe d’inter- sensations et des images reçues du dehors nalisation » (selon Thomas Mann), Paul par le personnage narrateur), les lettres, Bourget emprunte une formule déjà avan- les journaux intimes, les confessions ou cée par Edmond de Goncourt et consacre, les témoignages « spontanés » (oraux ou dans les Essais de psychologie contemporaine écrits, faits pour soi-même ou dans la (1883) et les Nouveaux Essais de psychologie présence d’un témoin). Dans une analyse contemporaine (1886), le syntagme « roman systématique et plus large des « modes de psychologique ». Plus tard, divers théori- représentation de la vie psychique dans ciens et critiques littéraires se sont évertués le roman », Dorrit Cohn mentionne des à identifier les instruments narratifs et les techniques tant à la première qu’à la troi- techniques discursives employés par les sième personnes : le psycho-récit ou l’ana- écrivains afin de reconstituer la phénomé- lyse intérieure (« le discours du narrateur nologie des faits de conscience et d’ima- sur la vie intérieure d’un personnage »), giner un décor tout nouveau, entièrement le monologue rapporté ou le monologue différent par rapport aux représentations intérieur (« le discours mental d’un per- réalistes ou fantastiques antérieures. Selon sonnage »), le monologue narrativisé ou le Robert Humphrey, l’un des théoriciens de discours indirect libre (le « discours mental cette littérature, le « flux de conscience » est d’un personnage pris en charge par le dis- un « sujet » (« subject matter ») et non une cours du narrateur »), la perception narrati- technique littéraire (Humphrey, 1962, 4-5) visée (à savoir la reproduction des percep- tandis que Melvin Friedman attire l’atten- tions conscientes d’un personnage qui sont tion sur le fait que le courant de conscience présentées de manière qu’on ait l’illusion représente un genre narratif à part entière, d’un récit objectif mais qui, à une analyse à la différence d’autres termes tenus pour plus attentive, apparaissent plutôt comme synonymes et qui ne sont que des procédés une « transcription » de la conscience et employés pour reconstituer « une tranche moins comme une transcription de la réa- de vie intérieure » (Friedman, 1955, 3). lité) (Cohn, 1978, 21-126 ; trad. fr., 1979, Parmi les techniques narratives les plus 25-29). connues permettant de reproduire « des tranches de vie psychique », il y a l’ana- L’essor du roman psychologique lyse intérieure ou psychologique (à travers laquelle un narrateur omniscient rend à la dans la littérature roumaine troisième personne le courant des pensées du personnage), le monologue intérieur (qui reproduit les pensées du personnage L a littérature roumaine n’a pas tardé de faire sien ce nouveau paradigme. Très tôt déjà, les concepts introduits par soit directement à la première personne Bergson commencent à attirer bien des soit indirectement, à la troisième personne, théoriciens et des philosophes roumains, à travers le discours indirect libre), le flux parmi lesquels nous pouvons mentionner de conscience (une transcription directe Constantin Rădulescu-Motru (Proble- de ces pensées, manquant parfois de syn- mele psihologiei [Les Problèmes de la psy- taxe), la reproduction des « impressions chologie], 1907), Constantin Antoniade sensorielles » (le « cinéma intérieur » des (Filozofia lui Bergson [La Philosophie
70 Corin Braga de Bergson], 1910), I. Botez (dans Viața à l’époque, en particulier l’intuitionnisme, românească, 1912), Ion Albu [un pseudo- l’énergétisme, la phénoménologie, le volon- nyme de Lucian Blaga] (Reflexii asupra tarisme, le personnalisme et une certaine intuiției lui Bergson [Quelques réflexions partie de la psychanalyse. La révolution sur l’intuition de Bergson], 1914), Lucian apportée par Marcel Proust ne consis- Blaga (Ceva despre filosofia lui H. Bergson terait pas tant dans la « plongée » dans [Quelques notes sur la philosophie d’Henri l’inconscient que le romancier français Bergson], 1915), I. Petrovici (Filosofie și aurait pratiquée que dans sa capacité de știință [Philosophie et science], 1923), transformer les états d’âme dans un récit, G. Ibrăileanu (Influențe străine și realități de narrativiser la conscience, de créer des naționale [Influences étrangères et réalités « mondes de l’âme » autonomes. Ibrăileanu nationales], 1925), Tudor Vianu (Gene- dévie pourtant de son opposition initiale, rație și creație. Contribuții la critica timpului en remplaçant le concept de « comporte- [Engendrer et créer. Quelques contribu- mentalisme » par celui de « création ». Par tions à la critique du temps], 1936). ce dernier, il comprend « la quantité de vie Quoiqu’ils aient correctement saisi la transposée dans un roman », à savoir la mutation en train de se produire avec l’ap- capacité de l’écrivain de créer des mondes parition de la littérature d’analyse psycho- fictionnels. Or, selon le critique roumain, logique, les critiques de l’époque sont restés « la création est supérieure à l’analyse » plutôt réservés à son égard, en reconnais- (Ibrăileanu, 1976, 221). De cette manière, sant ses mérites mais en la subordonnant à la distinction fonctionnelle entre compor- d’autres formes d’invention qu’ils tenaient tementalisme et analyse psychologique est pour bien supérieures à celle-là. Ainsi, remplacée de manière sophistique par celle dans son étude Creație și analiză [Créa- entre création et analyse. Si, envisagés dans tion et analyse] (1930), Garabet Ibrăi- les termes de la première opposition, Tols- leanu commence par faire une distinction toï ou Balzac auraient été tout à fait égaux pertinente entre la littérature reflétant les ou équivalents à Dostoïevski et à Proust, personnages de l’extérieur (« le compor- les choses ne sont plus de même dans la tementalisme ») et celle qui analyse leur deuxième opposition, qui sert d’ailleurs à âme (« l’analyse »). Dans le même sens, il Ibrăileanu pour justifier son parti-pris pour distingue entre deux types d’écrivains : les ceux premiers, tenus pour des écrivains « moralistes » qui créent des typologies supérieurs aux deux autres. humaines simplifiées et géométriques et En bon praticien de la théorie du les « analystes » du type de Dostoïevski synchronisme culturel, un autre critique ou de Proust qui pratiquent l’observation roumain, Eugen Lovinescu prend acte lui intérieure. Il identifie d’ailleurs correc- aussi des mutations qui se font ressentir tement les sources théoriques des tech- dans le roman occidental mais, en essayant niques d’introspection dans les essais de de transposer le concept de courant de William James (le continuum psycholo- conscience dans la littérature roumaine, gique), d’Henri Bergson (la durée, l’intui- il arrive à son tour à en déformer le sens. tion) et d’Edmund Husserl (la réduction Ainsi, à l’encontre de ce qui se passait eidétique) et dans les courants dominants dans d’autres courants littéraires roumains
71 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain (surtout samanatoriste et poporaniste), la manière artificielle mais traitée avec élé- littérature roumaine (notamment celle gance », Lovinescu, 1973, 268). attachée à la revue Sburătorul) parcourrait Le plus important promoteur de une évolution allant du rural vers l’urbain la « nouvelle structure » proposée par le (en ce qui concerne le décor dominant) et roman psychologique a été Camil Petrescu. « du sujet vers l’objet ou du lyrisme vers la Dans son essai « La nouvelle structure et véritable littérature épique » (Lovinescu, l’œuvre de Marcel Proust » (1935), il a 1973, 9). Le problème qui se pose est que, imposé l’art poétique de la littérature psy- manquant d’informations suffisantes pour chologique. De par sa formation philoso- pouvoir bien saisir la spécificité de la prose phique, l’écrivain roumain part lui aussi psychologique par rapport à la littérature (tout comme Lovinescu) de la thèse du d’inspiration réaliste, Lovinescu super- ralliement (de la « synchronisation ») de la pose cette opposition à celle faisant la dis- littérature roumaine à l’esprit de l’époque. tinction entre une littérature subjective, Si la littérature traditionnelle était marquée entendue comme du lyrisme mineur, et par les idéaux du rationalisme classique, une littérature objective, qui représenterait la nouvelle littérature se place dans les « l’épique dans toute sa pureté ». Ainsi, il courants contemporains de la philosophie critique Felix Aderca pour avoir parcouru, de la vie (Lebenphilosophie), de l’irration- de Domnișoara din strada Neptun [La Jeune nel, du vitalisme, de l’intuitionnisme, de demoiselle dans la rue de Neptune] jusqu’à l’organique et de la psychanalyse, dévelop- Omul descompus [L’Homme décomposé], pés par Schopenhauer, Nietzsche, Dilthey, une « évolution à rebours » (à savoir une Bergson, Husserl ou Freud. À l’encontre involution allant de l’objectif vers le sub- pourtant des thèses de Lovinescu, qui était jectif ) sous l’influence de « la dernière en faveur d’une évolution allant du subjec- nouveauté de la psychologie proustienne tif vers l’objectif, Camil Petrescu considère selon laquelle on n’expose pas les faits que la grande mutation en psychologie est suivant leur ordre chronologique mais en provoquée par « la nouvelle structure » qui vertu des associations provoquées par la mise « considérablement sur la subjectivité nature des états d’âme qu’ils ont sollicités » à la place de l’objectivité » (Camil Petrescu, (Lovinescu, 1973, 222). Suivant toujours le 1971, 18). La durée bergsonienne, la réalité même raisonnement, il apprécie Horten- phénoménologique husserlienne, le flux de sia Papadat-Bengescu pour son évolution conscience ou le vécu du sujet deviennent allant du lyrisme poétique de ses premiers le champ d’investigation (du Moi) privilé- recueils de récits jusqu’au réalisme glacial gié par les écrivains se réclamant de Proust. présent dans le cycle des Hallipa, alors que, Le roman psychologique a été au cœur dans le cas de Liviu Rebreanu, il marque du débat lié aux nouvelles classifications sa préférence pour la « création objective » entreprises par plusieurs critiques activant de Ion qu’il goûte davantage que les ana- pendant l’entre-deux-guerres : Pompi- lyses psychologiques présentes dans Pădu- liu Constantinescu, « Considerații asupra rea spânzuraților [La Forêt des pendus] ou romanului românesc » [Quelques consi- dans Ciuleandra (qui « a l’air d’une expé- dérations sur le roman roumain] (1928), rimentation psychologique développée de George Călinescu, « Condiția romanului »
72 Corin Braga [La Condition du roman] (1933), Al. le narrateur assume le point de vue partiel Philippide, « Roman de analiză și roman et limité d’un ou de plusieurs personnages pur și simplu » [Le roman d’analyse et le (appelés par Henry James des « person- roman en général] (1933), Basil Mun- nages réflecteurs ») (Manolescu, 1981, 18). teanu, Panorama de la littérature roumaine Parmi les grands représentants contemporaine (1938). Les critiques litté- étrangers de la littérature du courant de raires d’après la Deuxième Guerre Mon- conscience, c’est plutôt Marcel Proust et diale ont repris, affiné et fixé les principales moins James Joyce ou Virginia Woolf qui catégories et concepts du genre. Ainsi, a eu l’impact le plus important sur la lit- Dana Dumitriu distingue entre le roman térature roumaine – une littérature qui, à d’analyse – compris comme un examen l’époque, était en grande partie franco- objectif et positiviste des états d’âme – et phone. À partir des années 30 paraissent le « réalisme psychologique » vu comme des études et des essais consacrés à La une reproduction du vécu subjectif ou du Recherche du temps perdu : mentionnons, processus psychique (Dumitriu, 1976, 51). entre autres, Coca Irineu, Marcel Proust și De son côté, Al. Protopopescu insiste sur romanul inconștientului [Marcel Proust et la différence entre un roman psychologique le roman de l’inconscient] (1922), Mihai du type de celui théorisé par Bourget (un Ralea, Marcel Proust (1923), Constantin roman d’analyse causale de souche posi- Stere, În căutarea timpului pierdut. Din tiviste des phénomènes psychiques) et le carnetul unui solitar III [À la recherche du roman « post-psychologique » de l’entre- temps perdu. Notes reprises au carnet d’un deux-guerres (qui se penche sur l’inves- solitaire] (1925), Cezar Petrescu, Marcel tigation existentielle, « expérienciste » et Proust și John Ruskin [Marcel Proust et « authenticiste ») (Protopopescu, 2000, John Ruskin] (1927), Paul Zarifopol, Gus- 5-6). Afin de trouver un concept fédéra- turi și judecăți. O notă despre Proust [Goûts teur pour toutes ces techniques (l’analyse et jugements. Une note sur Proust] (1929), auctoriale du psychisme humain, la repro- Dan Botta avec plusieurs articles, à com- duction directe du courant de conscience), mencer par Compoziția operei lui Mar- Gheorghe Lăzărescu emploie une expres- cel Proust [La composition de l’œuvre de sion englobante, « roman d’analyse psy- Marcel Proust] (1929), Henriette Yvonne chologique » (Lăzărescu, 1983, 23). Dans Stahl, O paralelă între Proust și Huxley [Un son synthèse critique Arca lui Noe [Arche parallèle entre Proust et Huxley] (1933), de Noé], Nicolae Manolescu déplace le Mihail Sebastian, Corespondența lui Mar- débat du niveau sémantique (le contenu ou cel Proust [La correspondance de Marcel l’objet de ces romans) vers celui sémiotique Proust] (1939), s’y ajoutant aussi plusieurs (celui des formes ou des structures narra- articles repris par l’auteur dans le recueil tives). Plus précisément, il désigne par le publié à titre posthume Cronici. Eseuri. syntagme littérature « dorique » un type Memorial [Chroniques. Essais. Mémorial] de littérature dans laquelle le narrateur (1972), ou bien Tudor Vianu, Problemele tend à s’identifier à un auteur omniscient memorialisticei [Les problèmes de l’écri- démiurge ou impersonnel, et par celle de ture « mémorialiste »] (1941). Dans Arta littérature « ionique » un type de récit où prozatorilor români [L’Art des prosateurs
73 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain roumains] (1941), ce dernier va placer le seule réalité que je puisse raconter… Mais « nouveau roman » roumain (Hortensia celle-ci est la réalité de ma conscience, mon Papadat-Bengescu, Liviu Rebreanu, Camil contenu psychologique… Je ne peux pas Petrescu) sous l’influence indéniable de sortir de moi-même… Quoi que je fasse, Marcel Proust. Il est pourtant tout aussi je ne peux décrire que mes propres sensa- vrai que, sans toutefois nier l’importance tions, mes propres images. Je ne peux parler de l’écrivain français, plusieurs écrivains honnêtement qu’à la première personne » roumains, parmi lesquels Hortensia Papa- (Camil Petrescu, 1971, 27). dat-Bengescu ou Anton Holban, refusent Avec l’introduction du « perspec- d’accepter sa tutelle sous prétexte qu’ils tivisme » (la dimension subjective de la auraient écrit leurs livres avant d’avoir lu focalisation), les canons de l’art classique son roman. L’affirmation de Holban – (l’unité d’action, de temps et d’espace, « J’étais en train d’écrire O moarte care nu la typologisation des personnages, leur dovedește nimic avant de connaître Proust. réduction à des caractères unipolaires) sont Ce sont de simples coïncidences. » – est remplacés par des structures beaucoup à prendre avec une certaine réserve, car plus libres et plus ouvertes, parfois même le romancier aurait pu la faire justement incontrôlables, censées saisir le courant de par volonté de conserver son individua- conscience, l’écoulement de pensées, de lité et d’éviter ainsi d’être « happé » par le doutes, d’images, d’aspirations, d’affirma- rayonnement du romancier français (il est tions ou de négations, de souvenirs. Les inquiet que le « roman » de Sandu ne soit « caractères » unitaires et statiques de la lit- perçu que comme un « pâle reflet d’un ori- térature traditionnelle sont remplacés, dans ginal magistral »). les romans du cycle des Hallipa d’Horten- Ce changement de « constellation » sia Papadat-Bengescu, par des personnages imaginaire allant du dehors vers le dedans changeants, avec des facettes multiples et implique en même temps un déplacement une pluralité des « Moi » qui ne saurait être de perspective auctoriale. La littérature saisie qu’en fonction de la prise en compte réaliste supposait un chronotope objec- de la durée intérieure et des évolutions psy- tif et un narrateur omniscient, en état de chologiques imprévisibles. La méthode la rendre tous les événements du monde plus directe pour surprendre ce « présent tant physique que psychique. Selon Camil total » de l’âme est représentée par les libres Petrescu, la littérature moderne, par contre, associations, par les « digressions inutiles » est contrainte de se limiter aux seuls faits (selon la formule par laquelle Paul Souday de conscience du Moi connaisseur (et nar- critiquait Proust), par les développements rateur) : « l’artiste ne peut raconter que « anarchétypiques ». Du point de vue des sa propre vision du monde. C’est ce que contenus mentaux représentés, Camil Proust fait avec fermeté et avec lucidité » Petrescu fait une distinction très révélatrice (Camil Petrescu, 1971, 28). D’où sa célèbre à l’égard de la primauté – aux yeux des écri- profession de foi en matière de technique vains roumains – de la littérature française littéraire : « Décrire seulement ce que sur celle anglo-américaine : même si tant je vois, ce que j’entends, ce que mes sens Joyce que Proust misent sur une écriture du enregistrent, ce que moi, je pense… Voilà la courant de conscience, chez le premier le
74 Corin Braga matériau de la vie intérieure, « est beaucoup Forêt des pendus] (1922), Adam și Eva trop pauvre et insignifiant pour justifier [Adam et Ève] (1925), Ciuleandra (1927), une telle réputation européenne », tandis Jar [Braise] (1934) ; Cezar Petrescu avec que le second se penche sur un matériau Omul din vis [L’Homme du rêve] (1926), beaucoup plus noble et plus significatif, à Omul care și-a găsit umbra [L’Homme qui a savoir les souvenirs ou la mémoire involon- retrouvé son ombre] (1926), Aranca, știma taire (Camil Petrescu, 1971, 33-34). lacurilor [Aranca, la fée des lacs] (1928), Grâce à de telles influences théoriques Simfonia fantastică [La Symphonie fantas- et littéraires mais bénéficiant aussi ample- tique] (1929) ou Baletul mecanic [Le Bal- ment de « l’esprit du temps », la fiction let mécanique] (1931) ; Felix Aderca avec psychologique a trouvé très tôt un terrain Omul descompus [L’Homme décomposé] d’accueil dans la littérature roumaine de (1925) et Femeia cu carnea albă [La Femme l’entre-deux-guerres. À l’avis d’Al. Proto- à la chair blanche] (1927) ; Camil Petrescu, popescu, une première tentative de ce type Ultima noapte de dragoste, întâia noapte de est représentée par le roman Lydda (1904) război [Dernière nuit d’amour, première de Duiliu Zamfirescu qui s’inspire de Paul nuit de guerre] (1930), Patul lui Pro- Bourget (Protopopescu, 2000, 10-12). cust [Le Lit de Procuste] (1933) ; Anton Selon Gheorghe Lăzărescu, parmi les Holban, Romanul lui Mirel [Le Roman précurseurs du genre on pourrait compter de Mirel] (1929), O moarte care nu dove- des auteurs ayant un profil plutôt roman- dește nimic [Une mort qui ne prouve rien] tique ou naturaliste comme Pantazi Ghica, (1931), Ioana (1934), Jocurile Daniei [Les Eminescu, Delavrancea, Vlahuță, Slavici et jeux de Daniela] (paru à titre posthume), surtout Caragiale (voir, par exemple, O făclie Halucinații [Hallucinations] (1938) ; Gib de Paști [Un cierge de Pâques]). Après la Mihăescu, Vedenia [La Vision] (1929), Grande Guerre, de nombreux auteurs plus Brațul Andromedei [Le Bras d’Andro- ou moins importants sont à retrouver dans mède] (1930), Rusoaica [La Femme russe] ce nouveau « bassin » sémantique, à com- (1933), Zilele și nopțile unui student întâr- mencer par Hortensia Papadat-Bengescu ziat [Les Jours et le nuits d’un étudiant qui se fait remarquer par les accents sub- attardé] (1934), Donna Alba (1935), Visul jectifs et lyriques de ses premiers recueils [Le Rêve] (1935) ; C. Fântâneru, Interior de nouvelles (Ape adânci [Eaux profondes] [Intérieur] (1931) ; Garabet Ibrăileanu, (1919), Sfinxul [La Sphinge] (1920), Adela (1933) ; Mircea Eliade, Isabel și apele Femeia în fața oglinzii [La Femme devant diavolului [Isabelle et les eaux du diable] le miroir] (1921), Balaurul [Le Dragon] (1929), Maitreyi (1933), Întoarcerea din rai (1923)) et ultérieurement par l’approche [Le Retour du paradis] (1934), Lumina ce objective et analytique de ses écrits plus se stinge [La Lumière qui s’éteint] (1934), tardifs : Fecioarele despletite [Les Vierges Șantier [Chantier] (1935), Huliganii [Les échevelées] (1926), Concert din muzică de Hooligans] (1935), Domnișoara Cristina Bach [Le Concert de Bach] (1927), Dru- [Mademoiselle Christina] (1936), Șarpele mul ascuns [La Voie cachée] (1932), Rădă- [Le Serpent] (1937), Secretul doctorului cini [Racines] (1938). Il y a ensuite Liviu Honigberger [Le Secret du Docteur Honig- Rebreanu avec Pădurea spânzuraților [La berger] (1940), Nopți la Serampore [Minuit
75 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain à Serampore] (1940) ; Mihail Sebastian, du réalisme traditionnel devenait une Femei [Femmes] (1933), Orașul cu salcâmi expression de la légitimité historique du [La Ville aux acacias] (1935), Accidentul marxisme-léninisme et de la vérité du [L’Accident] (1940) ; Ury Benador, Subiect parti unique. Vu comme l’émanation d’une banal [Un sujet banal] (1935); Ion Biberi, mentalité bourgeoise décadente, le subjec- Proces [Le Procès] (1935), Oameni în ceață tivisme était attaqué de toutes parts ; dans [Des Hommes dans le brouillard] (1937), les rares écrits où celui-ci se frayait encore Cercuri în apă [Des Cercles dans l’eau] un chemin, on faisait attention à le subor- (1939), Un om își trăiește viața [Un homme donner au message idéologique. Ainsi, dans qui vit sa vie] (1946) ; Octav Șuluțiu, Ambi- un roman comme Desculț [Les nu-pieds] gen [Ambigène] (1935) ; Dan Petrașincu, de Zaharia Stancu (1948), la perspective Sângele [Le Sang] (1935), Monstrul (1937) hypocoristique de Darie, l’enfant naïf qui [Le Monstre], Cora și dragostea [Cora et vit émotionnellement la révolte paysanne l’amour] (1943) ; Max Blecher, Întâmplări de 1907, est suffoquée et manipulée par în irealitatea imediată [Aventures dans l’ir- la perspective du narrateur adulte qui réalité immédiate] (1936), Vizuina lumi- rationnalise les événements par le crible du nată [La Tanière éclairée] (paru à titre concept de lutte des classes. posthume) ; Lucia Demetrius, Tinerețe Il n’est donc pas étonnant que, après [ Jeunesse] (1936) ; Cella Serghi, Pânza le hiatus des années 50, la renaissance de la de paianjen [La Toile d’araignée] (1938) ; littérature roumaine vers la fin des années Henriette Yvonne Stahl, Steaua robilor 60 et la reprise du contact avec la littéra- [L’Étoile des esclaves] (1934), Între zi și ture de l’entre-deux-guerres aient supposé noapte [Entre le jour et la nuit] (1942), entre autres une redécouverte des procédés Marea bucurie [La Grande joie] (1946) ; de la littérature psychologique, d’une litté- Ioana Postelnicu, Bezna [Les Ténèbres] rature réflexive de l’introspection ayant au (1943) ; Ticu Archip, Soarele negru [Le centre le sujet seul face à des institutions Soleil noir] (Oameni [Hommes], 1946 ; oppressives. Nicolae Manolescu a raison Zeul [Le dieu], 1949). d’affirmer que le roman marquant le début littéraire d’Alexandru Ivasiuc, Vestibul La littérature psychologique [Le Vestibule] (1967) constitue « la pre- mière tentative majeure de renouer dans néo-moderniste les années 70 avec la tradition ‘ionique’ à L a littérature de l’après-guerre, avec l’instauration du communisme, a mar- qué une rupture radicale par rapport aux laquelle le dogmatisme avait temporaire- ment mis fin » (Manolescu, 1981, II, 238). En effet, l’amour et la mort, les deux grands conquêtes et aux libertés conquises pen- thèmes de l’écriture psychologique de dant l’entre-deux-guerres. Dans un système l’entre-deux-guerres sont repris de manière politique totalitaire obsédé de contrôler presque démonstrative dans ce roman : le tous les niveaux de la société, y compris professeur Ilea, qui tombe amoureux d’une l’art et la culture, la dictature idéologique étudiante en médecine pour qui il com- imposait la mise en place d’un « réalisme pose des lettres qu’il n’envoie jamais, est un socialiste » où le narrateur impersonnel digne successeur d’Emil Codrescu à qui il
76 Corin Braga emprunte toutes les obsessions liées à son pouvoir, ainsi que par les réactions des vic- âge ; le passé traumatique qui hante le pro- times face à la contrainte et à la violence. tagoniste et que l’éros fait remonter à la Ainsi, le professeur Ilea, le personnage surface est représenté par l’expérience de la central du Vestibule, est un médecin sur le guerre vécue de manière plutôt incohérente, front contraint d’assister à la torture d’un comme chez Camil Petrescu ou Horten- saboteur (un illégaliste communiste) ; le sia Papadat-Bengescu. En même temps, protagoniste masculin du roman L’Inter- l’image allégorique par laquelle s’achève le valle, Ilie Chindriș, est un universitaire qui roman Cunoaștere de noapte [Connaissance prend part de manière active à l’exclusion de nuit] (1969) où Ion Marina se projette de l’université de sa collègue et bien-ai- soi-même sous la forme d’un géant para- mée, Olga ; Ion Marina, le protagoniste de bolique progressivement chargé de toutes Connaissance de nuit, est un activiste devenu les couches de l’existence accumulées au un important homme politique ; Miguel long de l’histoire est un hommage, peut- enfin, dans Le Cancer est un futur dicta- être inconscient mais révélateur, rendu à teur sud-américain. Envisagés comme des Marcel Proust qui achevait La Recherche à expressions d’un déterminisme historique l’aide d’une allégorie similaire. de type marxiste, les engrenages politiques Il reste que, par rapport au moder- où tous ces protagonistes sont tenus captifs nisme roumain de l’entre-deux-guerres, sont décrits à travers des allégories obsé- la littérature psychologique néo-moder- dantes comme la prolifération exponen- niste a sa thématique irréductible. À une tielle des cellules biologiques, la marche époque où la censure du parti interdisait nocturne dans la boue, la croissance chao- aux écrivains de faire une critique directe tique de la ville, la jungle qui envahit des de la société, en les contraignant à adop- temples ; et les exemples peuvent conti- ter un style ésopique, l’écriture en prose nuer. Obligés de faire face à une pression n’hésitait pas à débattre des problèmes toujours croissante, les personnages d’Iva- de conscience comme une modalité indi- siuc vivent le plus souvent un véritable recte de s’attaquer au système social mis en déchirement intérieur où leurs sentiments place. Le soi-disant « roman de l’obsédante et leurs émotions (bref, leur humanité) sont décennie » (les années 50, de la dictature refoulés par une censure qui se prétend staliniste) semble entreprendre une (psych) olympienne. L’intrigue de ces romans est analyse (réussie seulement de manière par- déclenchée au moment où, sous la pression tielle vu le manque de liberté d’expression) d’un événement bouleversant (l’amour, la de la mentalité collective. Les personnages mort, une maladie ou un coup d’État), le d’Alexandru Ivasiuc, d’Augustin Buzura, masque de la rationalité commence à se fis- de Mircea Ciobanu, de Nicolae Breban et surer et les protagonistes entrent dans un de tant d’autres sont souvent soit des acti- état de crise, en remémorant et en mettant vistes de parti soit des victimes du régime en question toute leur existence. Pourtant, ressentant des complexes dostoïevskiens de bien qu’ils aient souvent la révélation que culpabilité. la source de leur trouble intérieur se trouve Ivasiuc, par exemple, est obsédé par dans leur lâcheté ou dans leur peur de réa- la volonté de puissance des détenteurs du gir face à la persécution de gens innocents,
77 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain leur procès de conscience n’est pas mené à la première personne sont si compacts jusqu’au bout. Au lieu de se juger en toute et si étendus qu’ils deviennent invraisem- honnêteté, ils transforment leur raisonne- blables du point de vie psychologique, en se ment dans une sorte d’« avocat du diable » transformant dans une simple convention qui, selon Sanda Cordoș, cherche à trou- scripturale et dans une clé de lecture. ver une légitimité pour la soumission de L’univers mental de ces personnages l’individu face au pouvoir dans l’idée de est une réplique en négatif d’une réa- la nécessité inévitable – ce qui, paradoxa- lité extérieure tout aussi sombre, celle de lement, au lieu de réhabiliter les victimes, « l’obsédante décennie » et, ensuite, celle parvient à donner raison aux tortionnaires des années 60 et 70. Éprouvant plus de (Cordoș, 2001, 17). courage civique et moral devant une cen- Augustin Buzura va encore plus sure acceptant la critique du passé (sous loin dans la manipulation des procé- le régime de Dej) afin de sauver le présent dés de la littérature de l’intériorité. Ses (celui du régime de Ceaușescu), Buzura livres publiés avant la Révolution – s’attaque à des sujets sensibles comme la Absenții [Les Absents] (1970), Fețele tăce- résistance anticommuniste organisée dans rii [Les Masques du silence] (1974), Orgo- les montagnes, la « coopérativisation » lii [Orgueils] (1977), Vocile nopții [Les Voix forcée, les classes et les groupes sociaux de la nuit] (1980), Refugii [Refuges] (1984), pauvres comme les travailleurs des mines Drumul cenușii [Chemin de cendres] ou les paysans, la délation et la terreur, la (1988) – sont autant d’expérimentations persécution par la Securitate, l’échec et le sur le « flux » de l’esprit, comme l’affirme suicide, l’oppression de la femme dans une Eugen Simion dans une étude de syn- société patriarcale brutale et grossière, etc. thèse : « Le récit n’est pas linéaire ; il ne suit Le monde des personnages de Buzura est pas un fil épique prévisible mais bien le flux divisé en deux : d’un côté, il y a les oppres- d’une mémoire où les faits fragmentaires et seurs (des activistes et des propagandistes, chaotiques du passé se superposent sur les des enquêteurs et des tortionnaires, des événements désordonnés du présent. C’est délateurs et des commissaires politiques une manière de raconter où l’introspection tels Varlaam, Radu, Socoliuc, Filipaș, et la réflexion (le débat moral et social) se Veza, Redman ou Anton), d’autre côté on conjuguent avec d’autres formes épiques retrouve les victimes (des « koulaks », des dans un roman massif et profond » paysans, des travailleurs des mines, des (« Romanul social », dans România lite- intellectuels ou des femmes, ou encore des rară, n°15, 1987). Le récit à la troisième opposants du régime comme la famille personne est presque entièrement englouti des Măgureanu, le professeur Ioan Cris- par des courants de conscience, des délires, tian, Ștefan Pintea, Helgomar ou Ioana des rêves ou des cauchemars, des souve- Olaru). Les témoignages des personnages nirs, des confessions, des autoscopies psy- de la première catégorie sur le passé col- chologiques, des monologues intérieurs et lectif sont le plus souvent provoqués ou des dialogues dans lesquels il arrive que la même mis en question par un personnage réplique d’un seul personnage s’étende sur plus jeune (le représentant symbolique des chapitres entiers. De tels psycho-récits d’une nouvelle génération qui ne partage
78 Corin Braga pas et ne comprend plus le sens derrière idéalistes, persécutés par les fanatiques, les les actions pendant la terreur stalinienne) arrivistes et les opportunistes du système comme, par exemple, Dan Toma et Mela- en place. Au-delà toutefois de cet égalita- nia ou Andrei Cristian. Pourtant, même risme éthique, tous les romans de Buzura s’ils devaient jouer le rôle de raisonneurs décrivent un monde sombre, celui des pay- en état de juger du point de vue éthique sans déracinés, des travailleurs des mines, les attitudes et les faits racontés, ces per- des intellectuels suspectés, des diplômés sonnages-témoins tendent le plus souvent ratés, des femmes abusées. Or ce pessi- à accepter en grande partie et même à misme sans issue, représenté à l’aide d’allé- empathiser avec les arguments des person- gories comme les galeries de mine, la boue, nages « négatifs » comme Toma ou Rednic le marais, le nuage de sauterelles ou le can- (déchus, il est vrai, de leurs positions d’au- cer se mue en accusation générale (indi- torité d’autrefois). recte, il est vrai) à l’adresse d’un régime C’est la raison pour laquelle l’impres- qui est une source incessante d’angoisses sion générale que donne les romans de et de peurs, de tristesses et d’échecs, d’un Buzura est celle d’une uniformisation des sentiment de « manque » vis-à-vis de son culpabilités sociales et morales due à des propre destin, d’absence de « refuges » ou arguments comme la pression de l’His- de moments de bonheur, bref d’un horizon toire sur l’individu (les tortionnaires se fermé et de mort intérieure. disculpent en prétendant avoir fait « leur Avec Istorii [Histoires] (1977-1986), devoir ») ou de la vulnérabilité de la nature le roman-fleuve en cinq tomes de Mircea humaine (personne n’est « parfait », on Ciobanu, le réalisme psychologique de la est tous coupables d’orgueil, de dureté, deuxième période du communisme rou- d’intransigeance etc.). Ainsi, Rednic, l’an- main atteint sa plénitude technique et nar- cien ami et le délateur de Ioan Cristian, rative. Toutefois, s’il est représentatif pour trouve des excuses pour sa lâcheté, ses les vertus et les raffinements du genre, il en ressentiments, sa jalousie, sa trahison et épuise aussi les ressources. Le fil épique de son cynisme en accusant sa victime même cette pentalogie se déroule sur une courte d’avoir fait preuve d’égoïsme et de rigidité. période de temps, depuis la veille de Noël Les problèmes de conscience des oppres- jusqu’au 3 janvier 1959. Sur cet intervalle seurs du roman roumain de « l’obsédante temporel extrêmement condensé vient se décennie » représentent une adaptation greffer, dans un style rappelant le roman aux horreurs du totalitarisme communiste Ulysse de Joyce, tout un léviathan narra- de la psychologie des « démons » dostoïe- tif qui raconte, comme dans une sorte de vskiens mineurs tels Fiodor Karamazov, « compte à rebours », les trois derniers qui s’empeignent à faire culpabiliser leurs jours de la vie de Gheorghe Palada. Bien victimes. À leur tour, les victimes sont des qu’il soit un roman de famille, ouvrant antifascistes (on voit là une convention lit- de multiples fils narratifs afin de compo- téraire que Buzura adopte peut-être pour ser la fresque narrative d’une époque, le apaiser ses censeurs), qui ont combattu roman de Ciobanu ne met pas l’accent sur dans la guerre du côté des Soviétiques la dimension épique mais bien sur celle – ils sont des communistes honnêtes et introspective. L’analyse qui s’y déploie
79 Le moi et l’autre dans le roman psychologique roumain est beaucoup plus raffinée que celle des et de la sécurité de l’avenir. Avec finesse, auteurs de l’entre-deux-guerres et « l’écart le roman suggère, tout en évitant de les en matière de finesse psychologique » se conceptualiser, les mécanismes collectifs fait sentir surtout au niveau des « tech- par lesquels se produit l’investissement niques du courant de conscience qui seront mythique ou même la divinisation d’un beaucoup plus audacieuses et plus précises être charismatique. En bon connaisseur que celles des Vierges échevelées » d’Horten- des mécanismes par lesquels on arrive à sia Papadat-Bengescu (Manolescu, 1982, faire culpabiliser une collectivité et à la III). Mircea Ciobanu ne conceptualise dominer par la peur, Palada se transforme plus la durée intérieure mais essaye de la en un petit dieu terrestre. Se servant de plu- surprendre dans un discours imagé et com- sieurs personnages intermédiaires comme portemental déployé sur un temps psycho- autant de boucs émissaires, il entretient un logique réel. Son roman excelle donc dans climat de suspicion générale et contrôle la narrativisation de l’intériorité à travers avec adresse la psychologie de la foule. une juxtaposition intelligente de l’art du Son rôle de dirigeant sera « consacré » et récit et de l’art du portrait. validé par le régime communiste, système Possédant une nature chtonienne, le lui aussi mené par la volonté de diriger la protagoniste Gheorghe Palada peut être société tout entière selon un nouveau pacte défini par deux traits complémentaires, la luciférien. puissance et la froideur. Surnommé « le Les conquêtes de la technique psy- Grand » par ceux qui l’entourent, Palada chologique seront largement assimilées domine les gens avec lesquels il entre en par les écrivains roumains de l’après-guerre contact et à qui il inspire autant d’admira- même quand ceux-ci se dirigeront vers tion que de peur. Une interprétation psy- d’autres formules narratives (« doriques » chanalytique du personnage nous permet- ou « corinthiennes » selon les catégories tra de placer les ressorts de son caractère de Manolescu). D’autres romanciers qui se dans le trauma infantile de la perte préma- sont (partiellement) rapprochés du thème turée du père. La mort du père oblige l’en- de « l’obsédante décennie », parmi lesquels il fant de reprendre, de manière œdipienne, y a Marin Preda, Constantin Țoiu, Nicolae la place et les responsabilités du pater dans Breban ou Mircea Bălăiță, se distancient à la famille. La construction du personnage la troisième personne de leurs personnages suit le modèle implicite du Grand Inqui- mais n’hésitent pas à se servir au besoin soit siteur de Dostoïevski. Sur les chantiers du psycho-récit soit de la confession ou de gigantesques qu’il est censé superviser, le la remémoration. Ainsi, Constantin Țoiu grand ingénieur Gheorghe Palada prend construit ses romans Galeria cu viță sălba- la responsabilité de diriger ses subalternes tică [La Galerie de vigne sauvage] (1976), et d’assurer leur « subsistance » au prix du Însoțitorul [Le Compagnon] (1981), Obli- renoncement à leur propre volonté. Tous gado (1984), Căderea în lume [La Chute ceux qui l’entourent – y compris ses frères dans le monde] (1987) comme autant de – sont conscients de sceller un pacte par procès de prise de conscience au cours lequel ils cèdent leur libre arbitre et l’ini- desquels la vie et les attitudes des person- tiative en échange du confort quotidien nages sont enregistrées comme à travers
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