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http://portaildoc.univ-lyon1.fr Creative commons : Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France (CC BY-NC-ND 2.0) http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
! UNIVERSITE CLAUDE BERNARD-LYON I U.F.R. D'ODONTOLOGIE ! ! Année 2017 THESE N° 2017 LYO 1D 52 ! ! ! THESE POUR LE DIPLOME D'ETAT DE DOCTEUR EN CHIRURGIE DENTAIRE ! Présentée et soutenue publiquement le : 7 Décembre 2017 ! par ! MARCOUX Arnaud ! Né le 13 septembre 1987, à Auxerre (89) ! ! ! _____________ ! ! LE LAQUAGE DENTAIRE NOIR DES ETHNIES VIETNAMIENNES ! ! ______________ !! JURY !! Monsieur le Professeur Olivier ROBIN Président Monsieur le Docteur Bruno COMTE Assesseur Monsieur le Docteur Philippe RODIER Assesseur Madame le Docteur Romy MAKHOUL Assesseur ! ! MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
UNIVERSITE CLAUDE BERNARD LYON I! ! ! Président de l'Université! ! ! ! ! ! M. le Professeur F. FLEURY! Président du Conseil Académique ! ! ! ! ! M. le Professeur H. BEN HADID! Vice-Président du Conseil d’Administration ! ! ! ! M. le Professeur D. REVEL! Vice-Président de la Commission Recherche M. F. VALLEE! du Conseil Académique ! Vice-Président de la Commission Formation Vie Universitaire M. le Professeur P. CHEVALIER! du Conseil Académique! ! SECTEUR SANTE! ! Faculté de Médecine Lyon Est! ! ! ! Directeur : M. le Professeur G. RODE! Faculté de Médecine et Maïeutique Lyon-Sud! ! Directeur : Mme la Professeure C. BURILLON! Charles Mérieux! Faculté d'Odontologie! ! ! ! ! Directeur : M. le Professeur D. BOURGEOIS! Institut des Sciences Pharmaceutiques et! Biologiques! ! ! ! ! ! Directrice : Mme la Professeure C. VINCIGUERRA! ! Institut des Sciences et Techniques de la ! ! Directeur : M. X. PERROT, Maître de Conférences! Réadaptation ! ! ! ! ! Département de Formation et Centre de! ! ! Directrice : Mme la Professeure A.M. SCHOTT! Recherche en Biologie Humaine! ! ! ! ! ! ! SECTEUR SCIENCES ET TECHNOLOGIES! !! Faculté des Sciences et Technologies! ! ! Directeur : M. F. DE MARCHI, Maître de Conférences! ! UFR des Sciences et Techniques des! ! ! Directeur : M. Y. VANPOULLE, Professeur Agrégé! Activités Physiques et Sportives!! ! ! Institut Universitaire de Technologie Lyon 1! ! Directeur : M. le Professeur C. VITON! ! Ecole Polytechnique Universitaire ! ! ! Directeur : M. E. PERRIN! de l’Université Lyon 1! ! Institut de Science Financière et d’Assurances! ! Directeur : M. N. LEBOISNE, Maître de Conférences! ! Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education! Directeur : M. le Professeur A. MOUGNIOTTE! (ESPE)! ! ! Observatoire de Lyon! !Directrice : Mme la Professeure I. DANIEL! Ecole Supérieure de Chimie Physique Electronique! Directeur : M. G. PIGNAULT! MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
FACULTE D'ODONTOLOGIE DE LYON! ! ! Doyen! ! :! ! ! M. Denis BOURGEOIS, Professeur des Universités! ! Vice-Doyen ! :! ! ! Mme Dominique SEUX, Professeure des Universités! ! Vice-Doyen ! :! ! ! M. Stéphane VIENNOT, Maître de Conférences! ! Vice-Doyen ! :! ! ! Mlle DARNE Juliette! !! ! SOUS-SECTION 56-01: ! ! PÉDODONTIE! Professeur des Universités : ! ! M. Jean-Jacques MORRIER! Maître de Conférences : ! ! M. Jean-Pierre DUPREZ ! Maître de Conférences Associée ! Mme Christine KHOURY ! ! SOUS-SECTION 56-02 : ! ! ORTHOPÉDIE DENTO-FACIALE! Maîtres de Conférences :! ! Mme Sarah GEBEILE-CHAUTY, Mme Claire PERNIER,! ! SOUS-SECTION 56-03 : ! ! PRÉVENTION - EPIDÉMIOLOGIE! ! ! ! ! ! ECONOMIE DE LA SANTÉ - ODONTOLOGIE LÉGALE! Professeur des Universités! ! M. Denis BOURGEOIS! Maître de Conférences! ! ! M. Bruno COMTE! ! SOUS-SECTION 57-01 :! ! PARODONTOLOGIE! Maîtres de Conférences : ! ! Mme Kerstin GRITSCH, M. Philippe RODIER, ! Maître de Conférences Associée! Mme Nina ATTIK! ! SOUS-SECTION 57-02 : ! ! CHIRURGIE BUCCALE - PATHOLOGIE ET THÉRAPEUTIQUE! ! ! ! ! ! ANESTHÉSIOLOGIE ET RÉANIMATION! Maîtres de Conférences :! ! Mme Anne-Gaëlle CHAUX-BODARD, M. Thomas FORTIN, ! M. Arnaud LAFON! ! SOUS-SECTION 57-03 : ! ! SCIENCES BIOLOGIQUES! Professeur des Universités :! ! M. J. Christophe FARGES! Maîtres de Conférences :! ! Mme Béatrice THIVICHON-PRINCE, M. François VIRARD! ! SOUS-SECTION 58-01 : ! ! ODONTOLOGIE CONSERVATRICE - ENDODONTIE! Professeurs des Universités :! ! M. Pierre FARGE, M. Jean-Christophe MAURIN, Mme Dominique ! ! ! ! ! SEUX! Maîtres de Conférences :! ! M. Thierry SELLI, M. Cyril VILLAT! ! SOUS-SECTION 58-02 : ! ! PROTHÈSE! Professeurs des Universités :! ! M. Guillaume MALQUARTI, Mme Catherine MILLET! Maîtres de Conférences :! ! M. Maxime DUCRET M. Christophe JEANNIN, M. Renaud ! ! ! ! ! ! NOHARET, ! M. Gilbert VIGUIE, M. Stéphane VIENNOT! Maîtres de Conférences Associés! M. Hazem ABOUELLEIL, ! ! SOUS-SECTION 58-03 :! SCIENCES ANATOMIQUES ET PHYSIOLOGIQUES OCCLUSODONTIQUES, BIOMATÉRIAUX, BIOPHYSIQUE, RADIOLOGIE! Professeurs des Universités :! ! Mme Brigitte GROSGOGEAT, M. Olivier ROBIN!! Maîtres de Conférences : ! ! M. Patrick EXBRAYAT,! Mme Sophie VEYRE-GOULET! ! SECTION 87 : ! ! ! ! SCIENCES BIOLOGIQUES FONDAMENTALES ET CLINIQUES! ! Maître de Conférences! ! ! Mme Florence CARROUEL! MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
! TABLE DES MATIÈRES ! INTRODUCTION 1 ! PARTIE I: HISTOIRE DE LA PRATIQUE DE LAQUAGE DENTAIRE 1/ Les altérations dentaires volontaires a/ Définition 2 b/ Classification 3 c/ Différentes teintures dentaires dans le monde 4 d/ Géographie des laquages asiatiques 6 ! 2/ Culture du laquage asiatique a/ Le laquage au Vietnam, une pratique de tradition 7 b/ Les différentes ethnies vietnamiennes pratiquant le laquage dentaire noir 7 c/ L’histoire de l’apparition du laquage au Vietnam 12 d/ La réputation des laqueurs de Huè 12 e/ Le laquage de nos jours 13 ! 3/ La signification des dents noires a/ Un trait de beauté traditionnel 14 b/ Une démarcation avec l’ennemi 15 c/ Un signe distinctif de classe 16 d/ Un rôle médical (traité dans III) 16 ! PARTIE II: COMPOSITION ET TECHNIQUE DES LAQUES DENTAIRES ! 1/ Définition d’une laque 17 ! 2/ Composition des différents ingrédients a/ Trois différents types de teintures 17 b/ Les ingrédients 21 c/ Composition biochimique 22 ! 3/ Techniques a/ Description du commandant Bonnifacy 24 b/ Description du Dr Crevost 25 c/ Le délaquage 26 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
PARTIE III: APPLICATIONS CLINIQUES ! 1/ Hygiène bucco-dentaire 27 ! 2/ Études et expériences a/ Étude dentaire du Dr Roux 28 b/ Étude biologique de Huard 29 c/ Étude biologique de Tayanin 30 d/ Enquête de Phan Hải Linh 32 ! 3/ Caractéristiques médicales a/ Utilisation pharmacologique des plantes médicinales 33 b/ Le noircissement comme vernis dentaire 34 c/ Protocole hygiénique 35 d/ Les effets indésirables 36 ! ! CONCLUSION 37 ! BIBLIOGRAPHIE 38 ! TABLE DES ILLUSTRATIONS 40 ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
! ! Introduction ! ! Quand on est face à un sourire, l’individu traduira un sentiment de sympathie, de bonheur, de plaisir ou d’amusement, le scientifique pensera à une expression du visage qui se forme par la tension de muscles, le chirurgien-dentiste analysera les problèmes d’alignement et de teinte afin de parfaire ce sourire. Sur ce dernier point, la perfection d’un sourire peut exprimer des aspects curieusement différents à travers le monde. ! ! Les traditions et spécificités culturelles vietnamiennes prennent ainsi un caractère étonnant lorsqu’elles concernent le sourire dentaire. En effet, nombre de voyageurs s’interrogèrent, et s’interrogent encore, sur ces dents noires, loin des critères européens et nord-américains, croisés aussi bien dans les montagnes du pays que dans les villages situés aux alentours de la capitale. Arborant fièrement ce sourire noirci, les vietnamiennes âgées, et quelques rares vieux hommes aux dents teintées, marquent le souvenir d’une tradition existant depuis des millénaires. ! ! Cette particularité ethno-esthétique fut l’objet de nombreuses études depuis sa découverte par les voyageurs et récemment par les locaux qui ne la pratiquent plus et en oublient ses caractéristiques. Plusieurs spécialités, sociologique, ethnologique, biologique, médicale, veulent définir cette coutume et apprendre des différentes motivations de la réalisation de ce noircissement dentaire. ! ! S’agit-il d’une simple tradition destinée à établir un critère esthétique ancien ou le laquage dentaire noir possède-t-il des caractères médicaux propres à cette pratique? Du temps où la dentisterie n’était qu’à son commencement, ce procédé opératoire complexe de noircissement et l’utilisation vraisemblablement primitive de ses ingrédients peuvent-ils apporter de nouvelles perspectives à nos connaissances actuelles? ! ! Dans la première partie de ce travail seront présentées l’histoire du noircissement dentaire dans le monde, sa pratique et sa signification dans la culture vietnamienne. Le protocole opératoire sera ensuite traité dans la deuxième partie avec la présentation biologique des ingrédients utilisés. Enfin, la troisième partie ciblera les applications cliniques de cette pratique guidées par des études réalisées par des spécialistes variés (biologistes, anthropologues, chirurgiens-dentistes…). ! ! Page 1 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
PARTIE I: Histoire de la pratique de laquage dentaire ! 1/ Les altérations dentaires volontaires a/ Définition [1, 2, 3, 4, 5, 6] ! Les altérations dentaires volontaires regroupent tous les phénomènes consistant à modifier l’aspect d’une ou plusieurs dents de façon intentionnelle. Elles s’inscrivent dans les 6 types de mutilations ethniques décrites par Magitot en 1885 : on comprend par mutilations ethniques toutes les modifications ou altérations que l'homme se fait subir à lui-même sous l'influence de la mode, des habitudes, des idées mystiques ou religieuses, des sentiments de vanité ou d'orgueil, des aberrations des sens, etc. Elles se subdivisent en six catégories, qui sont : les mutilations de la peau (peintures corporelles, tatouages), celles de la face (perforations des lèvres, du nez), celles de la tête (déformations crâniennes, trépanations), celles des membres et du tronc (amputation de phalanges, des seins), celles des dents, celles des organes génitaux (circoncision, excision). Ces modifications, toujours d’actualité dans certaines parties du monde, pourraient exister depuis les origines de la lignée humaine, à en croire les études crâniennes et dentaires retrouvées par les anthropologues. Citons, par exemple, les analyses effectuées par Rio sur des échantillons dentaires en mésoamérique dans l’ère préhispanique, par les études de Chervin dans L’Homme préhistorique, ou les fouilles du Pr Yoshikiyo Koganei sur des crânes du néolithique (figures 1-2). Les modifications d’origine intentionnelle, sont, par certains auteurs, qualifiées de mutilations (Baudoin, 1924). Ce terme est largement justifié dans certains cas, souvent spectaculaires, qui impliquent la suppression de tout ou partie des couronnes, voire de la totalité de la dent. Mais il se révèle excessif, voire impropre, quand il s’applique à des modifications qui se résument en l’adjonction d’éléments rapportés sur les dents, parfois au prix d’une atteinte minime à la structure amélaire, telle qu’un mordançage, voire même sous la forme d’une couche protectrice isolant les dents. En effet, le terme « mutilation » dérive du latin « mutilatio », « je coupe, j’ampute ». Pour le laquage dentaire, nous lui préférons donc celui d’altération volontaire, qui malgré une connotation péjorative, a un sens plus neutre, soulignant principalement le changement, et son intention. Fig 1 : Mutilations dentaires de Sayate (Amérique du Sud) - Dents en Fig 2 : Extraction des deux incisives et des deux canines sur la fourche (Chervin. L’homme préhistorique.1906) mandibule et mutilation de deux incisives maxillaires (Koganei) Page 2 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
b/ Classification [7, 8] ! ! Dans son ouvrage « Des Mutilations Ethniques », Arthur Bordier décrit 11 types de mutilations et déformations corporelles, chacune étant détaillée sous la forme d’un ou plusieurs sous-types (Bordier, 1893). Parmi ces 11 types de mutilations, les déformations des dents sont traitées brièvement, mais de façon étonnamment complète. Bordier en dénombre 8 sous-types : ! - Les avulsions multiples, concernant différentes dents selon les peuples étudiés - La fracture au ras de la gencive - Le limage dentaire, pratiqué dans un but de réduction - La taille en pointe - Les incrustations métalliques, sous la forme de pièces de cuivre ou d’or, ou minérales - Le prognathisme dentaire, consistant à tracter les incisives centrales maxillaires en position antérieure, tout en les inclinant dans leur alvéole, ce qui les conduit à dépasser entre les lèvres, de la façon décrite par Magitot - Le laquage dentaire, noir chez les annamites et au Siam, rouge ou vert à Makassar. A noter qu’il s’agit là de la seule occurrence de teinture verte trouvée dans la littérature. - Le remplacement des dents par des dents en métal précieux. L’auteur écrit que « les grands seigneurs de Sumatra se font enlever les dents et les remplacent par des dents artificielles en or ou en argent ». Ainsi décrite, cette pratique pourrait faire penser à une « implantologie dentaire ethnique ». Néanmoins, il pourrait s’agir de « prothèses amovibles », « bridges » ou « couronnes » ornementales, succinctement décrits. Il est intéressant de noter ce témoignage qui paraît inédit, et pose la question de l’insertion de « l’implantologie rituelle » dans le champ des mutilations dentaires. (Bordier, 1893) ! ! Une nouvelle classification a été proposée par le Dr Pierre-Alain Canivet et Al., en 2013 dans laquelle les laquages désignés par la lettre L sont répartis en 3 sous-types prenant en compte la couleur : ! - Le sous-type N correspond à un laquage des dents en noir, souvent typique des territoires asiatiques - Le sous-type R correspond à un laquage en rouge, lequel trouverait son usage parmi certains peuples d’Afrique. - Le sous-type V correspond à un laquage en vert, rencontré parmi certains peuples d’Indonésie. ! Il tient à préciser que sa « classification ne fait pas de différence entre les laquages concernant uniquement les faces vestibulaires des dents et ceux concernant les faces vestibulaires aussi bien que palatines. En effet, il apparaît que si les procédés tinctoriaux utilisés dans le premier cas de figure sont bien appliqués sur une seule face, les deux faces finissent bien par être teintes dans la majorité des cas. » Page 3 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
c/ Différentes teintures dentaires dans le monde [9, 10, 11, 12, 13] ! Comme de nombreuses pratiques inventées par l’Homme, la teinture dentaire a su coloniser différents continents sans que ces populations ne se concertent. Pour des raisons culturelles, religieuses, esthétiques ou diverses, les explorateurs ont pu apprécier ces sourires colorés en Asie, en Afrique, en Océanie et en Amérique du Sud. il semblerait que seule l’Europe fut délaissée par cette mode. ! Le laquage noir fut le plus observé; il est encore possible de rencontrer des personnes âgées en Asie du Sud- Est avec les dents laquées dans certaines minorités ethniques du Vietnam, du Laos ou du Cambodge. Notre thèse abordera plus en détails ce sujet. ! Cette coloration fut également présente à Bornéo (comprenant une partie de la Malaisie et de l’Indonésie) où l’on utilise un mélange de coques de noix de coco brûlées et d’huile, après avoir abrasé la surface dentaire avec du gingembre ou de la mangue. Cette pratique est réalisée sur cette île pour se différencier des dents blanches des chiens et des Européens. D’après les récits des explorateurs de l’Asie du Sud-Est, on retrouve aussi ces techniques de coloration dentaire sur les îles des Philippines (notamment les îles Marianne), en Birmanie ou en Thaïlande. ! Enfin, de l’autre côté du Pacifique, le laquage dentaire noir fut pratiqué par la population indienne Jivaro du Nord Pérou et de l’Équateur. Cette pratique avait pour but de prévenir les caries dentaires. ! On peut également noter des colorations dentaires plus étonnantes comme le rouge lie-de-vin en Afrique (Maroc et Niger) qui sont cependant dues aux habitudes alimentaires comme le fait de mâcher le « mkua » (Hexabolus Senegalis), la noix de Guru (Cola Acuminata) ou la teinture verte de Makassar en Indonésie, décrites par des récits d’explorateurs. ! Afin d’apporter plus de précisions sur les différents laquages, il semble important de décrire celui qui fut le plus vulgarisé dans le monde : l’Ohaguro japonais. L’ Ohaguro dont la traduction du japonais signifie « dents noires » est une pratique initiée dès le IIIème siècle après J.C. (à l’ère Kofun), comme nous le prouve la découverte de figurines en terre possédant les dents noires retrouvées dans les tombeaux de cette époque. Dans un texte datant de 712 après J.C. apparait pour la première fois le terme « Ohaguro »; il s’agit d’une lettre d’amour d’un empereur décrivant la beauté d’une femme à la « belle denture en losange, qui brille joliment en noir ». On peut donc comprendre que la tradition des dents noires au Japon était un critère de beauté. En effet, le laquage dentaire noir faisait ressortir la blancheur de la peau et s’accordait parfaitement avec la noirceur des cheveux, deux aspects très recherchés par les japonaises de l’époque. On ne connait pourtant pas réellement l’origine de cette coutume au Japon. Une légende, apparue en l’an 1000, relate la gourmandise du 60ème empereur Daigo (897-930) dont les dents cariées et noircies le complexaient. Ses conseillers, par loyauté, se teignirent les dents en noir. Page 4 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
Cependant, il est plus probable qu’il s’agisse des populations sud-asiatiques possédant déjà les dents noires, qui, ayant émergé au Japon, ont cherché un produit de remplacement afin de réitérer leur pratique dans ce nouveau pays. L’origine, bien qu’imaginée dans cette légende, est donc inconnue; cependant, on sait que le noircissement dentaire, à l’époque Heian (800-1200), était réservé aux jeunes filles nobles avant de se marier. Un tuteur ou « Kanetuke Ova » était ainsi choisi pour la jeune fille lorsqu’elle entra dans sa treizième année, le plus souvent un membre de la famille. Ce tuteur devait fournir le matériel nécessaire à l’Ohaguro pour la cérémonie appelée « Kanetuke » lors de laquelle la jeune fille se laquait les dents. Dès lors, elle obtint le droit de recevoir une demande en mariage. Certains hommes haut placés eurent également la possibilité de pratiquer l’Ohaguro, les samouraïs et chevaliers, qui par ce geste, témoignaient leur loyauté vis-à-vis de leur supérieur. Ainsi, lors des combats, couper la tête d’un ennemi aux dents laquées était la preuve du haut rang de l’individu. À l’époque Edo (1600-1878), l’Ohaguro devint impopulaire pour les hommes et ne fut plus utilisé que comme un signe distinctif de mariage pour les femmes japonaises. C’est lors de cette époque qu’apparu le fameux kit pour Ohaguro, apparaissant dans tout nécessaire de mariage. À partir du gouvernement de Meiji (1868-1912), l’ouverture sur l’Occident obligea l’empereur Akihito d’interdire cette pratique par décret en 1870, ne considérant plus cette mode comme un critère de beauté mais préférant se rallier à l’avis occidental décrivant l’Ohaguro comme une coutume barbare. Aujourd’hui, l’Ohaguro est seulement retrouvé dans les pièces de théâtre classique à travers les masques japonais ou des comédiens jouant des Geishas (figure 3) et utilisant un mélange d’encre noire et de cire de bougie. Un célèbre mythe du folklore japonais utilise cette pratique : il s’agit de l’histoire d’Ohaguro-Bettari (figure 4), une femme vêtue d’un kimono de mariée, qui ne parvient pas à trouver de mari. Selon la légende, elle apparait de dos pour attirer les hommes seuls, qui envoutés par sa supposée beauté, veulent à tout prix voir son visage. L'Ohaguro Bettari se retourne alors et leur dévoile sa tête : un visage lisse qui ne comprend ni yeux ni nez, mais seulement une gigantesque bouche aux dents noires qui sourit. Fig 3 : Geisha aux dents noires Fig 4 : Ohaguro Bettari Page 5 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
d/ Géographie des laquages dentaires asiatiques [14] ! Le premier crâne aux dents noires retrouvé en Asie, fut découvert dans la cave de Duyong, sur la côte ouest de l’île Palawan aux Philippines. Ce squelette date d’il y a 4500 ans (néolithique), bien que ni la source botanique ni le contexte culturel de ces colorations n'aient été expliqués avec certitude. Fig 5 : Carte des zones géographiques où le laquage dentaire noir est pratiqué (en vert) Cette carte (figure 5) indique en vert l’étendue géographique de la pratique actuelle du noircissement des dents. Sont exclus les îles Fidji et le Japon qui, pourtant, ont une tradition de laquage dentaire noir importante. ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! Page 6 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
2/ Culture du laquage vietnamien ! a/ Le laquage comme pratique de tradition ! Composante essentielle et reconnue de la culture asiatique, la laque tire sa beauté de son aspect lisse et de son effet de profondeur dû à une légère translucidité, ainsi que de son toucher agréable. Dans la conscience collective, l’art de la laque semble avoir vu le jour au Japon, ses habitants ayant en effet perfectionné cet art au plus haut degré. Cependant, ce sont les chinois qui ont utilisé cette laque, il y a plus de 3000 ans, avant que cette pratique ne se propage dans toute l’Asie, et notamment au Sud-Est. ! Dès la plus haute Antiquité chinoise, la laque était utilisée pour imperméabiliser les objets en bois et servait également de colle pour faire adhérer des inscriptions en or sur des armes de bronze. Cependant, son usage principal semble avoir concerné la protection des cercueils dès l’époque de la dynastie Zhou. La production de laque s’est accrue et démocratisée dès le IVème siècle avant notre ère. Le mélange des pigments à cet enduit permettait d’obtenir une riche palette de couleurs : rouge, noir, jaune, blanc, brun et bleu. ! Chez les Vietnamiens, l'art classique de la laque (ou du laque, pour l'objet laqué) provenant de Chine, a été développé par un savoir faire particulier, notamment grâce à un arbre à laque (laquier) local, le Rhus succedanea, dont la résine, mélangée au laquier chinois, produit une qualité très brillante assez caractéristique. Les objets en laque de Nam Ngu (district de Hanoï) et de Phu Tho, où pousse le laquier vietnamien, sont parmi les plus réputés. Des villages entiers vivent encore de la culture de la laque, de sa préparation, de la fabrication des supports pour la peinture ou autres objets de décoration. ! Cette technique d’art caractéristique de l’Asie permet ainsi de comprendre l’expansion du laquage dentaire noir sur ce continent, et notamment au Vietnam, même s’il est à noter qu’il ne reprend pas le même procédé utilisé pour les objets ou les peintures. ! ! b/ Les différentes ethnies vietnamiennes pratiquant le laquage dentaire noir [15] ! Considéré comme un pont reliant le nord-est au sud-est de l’Eurasie, le Vietnam a toujours contribué en la rencontre de différentes civilisations, les chinois du Nord côtoyaient ainsi les indiens de l’Ouest et les malais du Sud. Ce mélange explique la richesse de cultures et la présence de nombreuses ethnies, 54 au total, qui cohabitent et échangent leur savoir tout en gardant leur identité propre à leurs origines (figure 6). ! Parmi cette diversité de langages et de cultures, certaines pratiques, grâce aux nombreux échanges entre ces communautés, se retrouvent dans différentes ethnies à travers tout le pays. C’est le cas pour le laquage dentaire noir qui a su traverser les montagnes du Nord, où il est le plus représenté, pour atteindre les régions montagneuses du centre. ! Page 7 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
Chaque ethnie a sa propre langue, une classification a donc été créée en fonction de ces différents langages : ! - Langues austro-asiatiques : ! - Groupe viet-muong ! Viet (Kinh) 55 900 000 87,13 % Muong 914 000 1,42 % Tho 51 000 0,08 % Chut 2 400 0,003 % - Groupe mon-khmer Khmers 895 000 1,39 % Kho Mú 43 000 0,07 % Xinh Mun 11 000 0,02 % Kháng 4 000 0,006 % Mang 2 300 0,003 % O Ðu 100 0,0002 % Vân Kieu 40 000 0,07 % Co-Tu 37 000 0,06 % Tà Ôi 26 000 0,04 % Ba Na 137 000 0,2 % Sédang 97 000 0,15 % Hrê 94 000 0,15 % Co 23 000 0,04 % Gié Triêng 27 000 0,04 % Ro Mam 250 0,0004 % Brâu 250 0,0004 % Mnông 67 000 0,1 % Co-Ho 92 000 0,15 % Xtiêng 50 000 0,08 % Ma 25 000 0,04 % Cho Ro 15 000 0,02 % Page 8 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
- Langues austronésiennes (Groupe malayo-polynésien) ! Ê Ðê 5 000 0,008 % Gia Rai 242 000 0,4 % Cham 99 000 0,15 % Ra Giai 72 000 0,11 % Chu Ru 11 000 0,02 % ! - Langues thai-kadai ! - Groupe thai ! Tày 1 190 000 1,8 % Nùng 705 000 1,1 % Sán Chay 114 000 0,18 % Giáy Thái 38 000 0,06 % Thái 1 040 000 1,6 % Bo Y 1450 0,002 % Lào 10 000 0,02 % Lu 3 700 0,006 % ! - Groupe kadai ! La Chi 8 000 0,01 % Co Lao 1 500 0,002 % Pu Péo 400 0,0006 % La Ha 1 400 0,002 % ! - Langues sino-tibétaines - Groupe Han Chinois 900 000 1,4 % Sán Dìu 94 500 0,15 % Ngái 1 200 0,002 % Page 9 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
- Groupe tibéto-birman ! Lô Lô 3 200 0,005 % Hà Nhi 12 500 0,02 % Phù Lá 6 500 0,01 % La Hu 5 400 0,008 % Cong 1 300 0,002 % Si La 600 0,0009 % ! - Langues hmong-dao Hmong 558 000 0,8 % Dao (Zao) 474 000 0,7 % Pà Then 3 700 0,006 % Fig 6 : Carte du Vietnam avec la répartition des ethnies minoritaires ! Page 10 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
Parmi les ethnies minoritaires du Vietnam (figures 7, 8, 9, 10, 11, 12), les Kinh, ethnie majoritaire à 86% et couvrant l’ensemble du territoire, fait partie des ethnies connues comme pratiquant le laquage dentaire comme les Lu, les Tay, les Kho Mú, les Lô Lô, les Thai, les Si La, les Dao, les Hmong, les Kháng ou les Nung, pour la plupart appartenant aux régions du Nord. Cependant, il est également possible de retrouver ces sourires noirs chez les ethnies minoritaires des régions montagneuses du Centre. Fig 7 : Femme de Fig 8 : Femme de l’ethnie Dao Fig 9 : Femme de l’ethnie Lu l’ethnie Hmong bariolée Fig 10 : Femme de l’ethnie Thai Fig 11 : Carte postale ancienne : Fig 12 : Femme de l’ethnie Tay noir femme du Tonkin aux dents laquées ! Le laquage des dents n’est cependant pas uniforme et certaines ethnies dédaignaient cette pratique comme les Chams du Sud-Annam (à la frontière cambodgienne), connus pour leurs dents blanches, qui ne l’ont jamais employé. Page 11 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
c/ L’histoire de l’apparition du laquage au Vietnam [16, 17] ! Suscitant la curiosité de bon nombre de voyageurs, l’origine exacte du noircissement des dents et de leur laquage, de par son ancienneté, semble assez floue et de nombreuses versions sont données, certaines appartenant évidemment au registre des légendes. ! Le Docteur A. Sallet retranscrit dans un texte de 1928 les dires d’un haut mandarin qui relate l’apparition du laquage de dents. Cette pratique coïnciderait avec celle des tatouages du peuple du vieux pays des Hồng Bàng. La dynastie des Hồng Bàng fut la première à régner sur le Vietnam (connu sous le nom de Văn Lang). Le premier roi Hùng Vương Ier arriva en 2888 av. J-C et ordonna à son peuple, vivant de la pêche et régulièrement attaqué par des monstres marins, de se dessiner sur le corps des images de dragons et de serpents afin d’effrayer ces animaux. De cette idée découla l’habitude de se noircir les dents, qui devint pour ce peuple un critère esthétique, utilisé également afin de se distinguer des peuples avoisinants. ! Cette coutume resta ancrée dans les habitudes de cette dynastie qui resta au pouvoir pendant près de 2000 ans et se perpétua comme une mode adoptée par le peuple. Certains dirigeants tentèrent d’abroger cette pratique, comme lorsqu’un grand mandarin d’Empire sous la domination chinoise, s’opposa au laquage de dents avec une interdiction stricte. Le peuple vietnamien, fier de cette tradition, déclencha émeutes et guerre civile et l’interdit dut être abandonné. ! d/ La réputation des laqueurs de Huế [16, 17, 18] ! L’ancienne capitale impériale du Vietnam connut son heure de gloire pour le noircissement dentaire et reste considérée comme l’apogée de l’art du laquage dentaire. Cette pratique, par son caractère esthétique et socialement important, était très apprécié par les princes et princesses, les bureaucrates d’élite ou les hauts universitaires y résidant. ! C’est pour cette raison que la réputation des laqueurs de la ville devint importante, avec leurs recettes, ou «gia truyen», aussi secrètes que diverses. Les produits à laquer ou «thuoc nhuom rång» qui se vendaient sur les marchés, étaient parfois exportés dans tout le pays, jusqu’au Nord de l’Annam et au Tonkin. La personne pratiquant le laquage dentaire, le plus souvent un médecin (figure 13), se nomme « thay nhuom rang ». Cette profession est également exercée par des femmes; l’une d’elle, Mê Thai, habitante du quartier Su Lo au bord de la rivière, était très connue pour la qualité de ses teintures il y a encore 70 ans. On allait chez elle pour la teinte pure et brillante de la coloration et pour la durabilité des teintures qu’elle fabriquait. L’opération bien réglée prenait alors au total deux semaines et il fallait parfois attendre plus d’un mois pour avoir l’honneur de devenir son patient. Souvent réalisé chez les jeunes filles ou garçons de 13 à 14 ans, dont la dent jeune absorbe mieux la teinture, Mme Me Thâi les emmenait au sommet d’une colline où ils attendaient la bouche ouverte vers l’Est, pendant que la célèbre dame de Huế racontait l’histoire des héros vietnamiens et chantait des contes populaires. ! Page 12 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
! ! ! ! ! ! ! ! ! Fig 13 : Le vieux médecin (76 ans, dents laquées, denture complète) - Photo de Lê Duc Tram (Hué) e/ Le laquage de nos jours [16, 17] ! Par l’apparition de la civilisation occidentale dans cette partie du globe, à la fin du XIXème siècle, de nombreux changements sociaux apparurent. Les femmes adoptèrent la mode des dents blanches occidentales, s’adaptant aux nouveaux critères de beauté. Le laquage dentaire noir devint une tradition considérée comme arriérée, non civilisée, notamment dans les villes à partir des années 1930-1940, après plusieurs décennies de domination française. À partir de cette période, le noircissement dentaire n’est plus rencontré que dans les bouches des personnes âgées des villes et dans certaines ethnies montagnardes reculées n’ayant que peu subi la présence d’occidentaux. Au XXème siècle, la mode a complètement disparu dans l’esprit des jeunes vietnamiens, se demandant même, pour certains, pour quelle drôle de raison ces femmes ont les dents noires. D’autres y voient le souvenir de leur arrière grand-mère qui possédait cet étonnant sourire noir parfois effrayant. ! ! Page 13 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
3/ La signification des dents noires ! a/ Un trait de beauté traditionnel [16, 17] ! Le noircissement dentaire est principalement utilisé pour son aspect esthétique. Le laquage dentaire faisait partie intégrante des critères de beauté traditionnels, non seulement pour les femmes mais également pour les hommes. ! La symbolique de la poésie ancienne vietnamienne souligne ce trait de beauté indispensable : ! ! Một thương tóc bỏ đuôi gà, Hai thương ăn nói mặn mà có duyên, Ba thương má lúm đồng tiền, Bốn thương răng láng hạt huyền kém thuac ! Traduction : La première grâce sont les cheveux hauts et attachés, La deuxième, les paroles charmantes et chaleureuses, La troisième, les joues légèrement creuses, La quatrième grâce, les dents noires bien brillantes comme des jais ! ! Et le poète Hoàng Cầm écrivait : ! Những cô hàng xén răng đen, Cười như mùa thu tỏa nắng. Les jeunes marchandes aux dents de jais, ont un sourire aussi brillant qu’un automne ensoleillé. ! ! Cette beauté provenant du laquage dentaire est accentuée par la présence, dans ces populations, de dents noircies par la pratique de chiquer le bétel, très en vogue dans le pays. L’aspect lisse, brillant et régulier de la laque rendait ainsi le sourire plus esthétique que celui irrégulièrement tâché par les effets du bétel. Cet attrait pour la noirceur des dents résulte également de la signification péjorative des dents blanches, caractéristiques des dents des animaux. Cette idée pourrait provenir de l’inspiration bouddhiste qui masque les dents blanches de leurs statues, leur blancheur étant un marqueur de la nature animale de l’Homme. Les représentations de Bouddha arbore fréquemment un sourire lèvres jointes paisible et non un agressif sourire carnassier. ! Page 14 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
La question de l’animalité est rapportée par le Dr Hocquard en 1892 dans le témoignage d’une conversation entre un officier français et un haut-fonctionnaire annamite, lors d’une réception diplomatique à Saigon au XIXème siècle : « Eh bien, grand mandarin, chuchote-t-il à son oreille, que dites-vous de nos Françaises ? - Je les trouve jolies, répond l’Annamite, seulement elles ont des dents de chien ! » ! Cette différence d’appréciation pour les sourires aux dents laquées est marquante entre l’Occident et l’Orient. L’européen Mr Thunberg considère, au sujet des dents laquées que « ce genre de beauté, auquel elles attachent un grand mérite, ferait fuir les hommes de certains pays. En effet, rien de plus dégoûtant et de plus hideux qu’une large bouche armée de deux rangées de dents noires et luisantes. » Tandis qu’un officier japonais, parlant de l’héroïne éponyme du conte Japonais « La Dame qui aimait les insectes », s’effraie de «l’aspect de ses dents non-noircies qui brillent d’une manière horrible quand elle rit. » ! La dimension esthétique vietnamienne a donc pu être influencée par les critères de beauté japonais, les dents noires faisant ressortir la blancheur de la peau, très recherchée par la femme japonaise, pour qui le visage d’une extrême blancheur traduisait le principe du visage féminin impassible, part intégrante de la culture japonaise. L’écrivain japonais Tanizaki Junichiro, décrit cet aspect provoqué par le maquillage en 1933 : « Pensez au sourire d’une jeune femme, à la lueur vacillante d’une lanterne, qui, de temps à autre, entre des lèvres d’un bleu irréel de feu-follet fait scintiller des dents de laque noire : peut-on imaginer visage plus blanc que celui-là ? » Ancré par la suite dans les traditions de différentes ethnies vietnamiennes, le laquage des dents, effectué sur les jeunes filles à partir de 12-13 ans, devient un rite de passage à l’âge adulte, à partir duquel elle sont en droit de se marier. Étape obligatoire dans le cycle de la vie, l’absence de dents noires rend ainsi les sourires de ces femmes inesthétiques. La pratique étant longue et douloureuse, le refus du noircissement dentaire traduit un manque de discipline pour respecter la procédure et ainsi une forme de paresse, caractère très péjoratif dans ces ethnies. ! ! ! ! b/ Une démarcation avec l’ennemi [17, 19] ! ! Une légende vietnamienne tient sa tradition de la pratique du laquage lors de la période des premières invasions chinoises, vers le 2ème siècle avant J-C. Dans un souci d’opposition avec l’ennemi envahisseur, les femmes indigènes de l’Annam, se laquèrent les dents afin de repousser les avances des chinois, pour ne pas ressembler aux femmes chinoises, évitant ainsi d’être enlevées pour finir esclaves. Page 15 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
En effet, jusqu’au XIXème siècle, les familles chinoises refusèrent les servantes aux dents noires, mais devant l’importance de l’offre de femmes aux dents laquées, fournie par les pirates tonkinois, les familles durent s’adapter. ! Fiers de leurs origines, les vietnamiens aux dents laquées marquaient une différence esthétique et faisaient comprendre aux envahisseurs leur refus de s’adapter aux traditions du nouvel arrivant. Cette démarcation identitaire renforçait leur volonté de résister et de s’opposer, créant ainsi une difficulté d’unité pour les chinois. ! c/ Un signe distinctif de classe [17] ! Caractéristique culturelle indispensable dans la communauté vietnamienne, le noircissement dentaire s’observait par l’effet d’une teinture dentaire, procédé complexe et précis, ou par les effets indésirables de la chique de bétel. ! À l’époque où Huế était la capitale impériale du Vietnam, de 1802 à 1945, la culture aristocratique des mandarins, la finesse de ses poètes et l’agilité intellectuelle de ses habitants apportèrent la grâce royale et le raffinement de cette ville. Les hauts représentants de la Cour pendant cette période pratiquaient le laquage dentaire noir, son utilisation devint impérial et marqua le contraste de classe avec les paysans aux dents usées par le bétel. ! Cette popularité devint une mode et les gens de tout le pays n’hésitaient pas à faire le déplacement jusqu’à la cité impériale afin d’avoir accès aux meilleurs laqueurs de la ville. Cette tendance accentua le contraste entre les classes supérieures pouvant effectuer le voyage et obtenir un laquage de haut rang et les classes plus populaires devant traiter avec les laqueurs de leur village moins raffinés et aux produits de moins bonne qualité. ! ! d/ Un rôle médical (traité dans III) ! Dans la culture vietnamienne, la médecine traditionnelle tient une part très importante, mixant la médecine du Sud (thuôc Nam) qui est une réunion des pratiques des ethnies utilisant l’état brut de la flore et de la faune tropicales et la médecine du Nord (thuôc Bac), introduite au Vietnam par les dominations chinoises. Il est donc évident que, comme tout organe humain, la dent se traitait avec l’apport de cette médecine et de ces extraits de plantes bénéfiques. ! Si certains anthropologues reconnaissaient le mauvais état bucco-dentaire chez les Annamites mangeurs de bétel, le Dr Sallet pense que le laquage, bien appliqué, avait plutôt une action de conservation. Ce système de revêtement protège l’émail de la dent contre les attaques acides et préserve des habitudes alimentaires ou culturelles favorisant la carie dentaire. Cette partie sera plus longuement décrite dans un autre chapitre. Page 16 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
PARTIE II: Composition et techniques des laques dentaires ! 1/ Définition d’une laque ! Le terme général de laque (mot féminin) désigne une résine issue de la sève d’arbustes de la famille des Anacardiaceae comme le laquier (Toxicodendron vernicifluum), répandu sur tout le continent asiatique, le Toxicodendron succedaneum présent essentiellement au Vietnam et à Taïwan ou encore le « Thit- si » (Melanorrhoea usitata) de Thaïlande et Birmanie. ! On appelle également un laque (au masculin cette fois), tout objet d’art verni avec de la laque végétale. ! Concernant l’utilisation de ce terme dans les littératures scientifiques relatant le laquage dentaire, il est à noter que la laque végétale utilisée pour les objets d’art n’est que peu retrouvée dans les techniques de coloration dentaire noire. Ce terme est utilisé pour son aspect et son brillant sur les dents très similaires à son utilisation sur les objets. Il faudrait éventuellement parler de teinture ou de vernissage, afin d’être plus précis. ! ! 2/ Composition des différents ingrédients ! a/ Trois différents types de teinture [17, 20] ! De nombreuses études sur les teintures dentaires noires à travers le monde ont été réalisées par le Dr Thomas Zumbroïch, un ethnobiologiste et ethnologue. Dans une publication de 2009 intitulée « Teeth as black as a bumble bee’s wings » : The ethnobotany of teeth blackening in Southeast Asia (traduction : « Les dents noires comme les ailes du bourdon » : Ethnobotanique du noircissement dentaire en Asie du Sud-Est), il liste trois différents types de teinture, les agents masticatoires, les produits chauffés ou brûlés et les colorants fixés par des sels métalliques. ! Ses travaux ayant été réalisés dans toute l’Asie, nous ne prendrons en compte que ceux concernant les populations vietnamiennes. ! L’application d’agents masticatoires est la technique la plus simple rencontrée dans ces populations aux dents noires. La noix d’arec ou noix de bétel provenant du palmier à bétel (Areca Catechu) est la plus consommée. Son utilisation pour fabriquer une chique de bétel à mâcher est tellement répandue en Asie qu’il fait partie des stimulants les plus importants dans le monde, il est en effet consommé par 200 à 400 millions de personnes. La préparation de la chique de bétel (figure 14) est simple : elle comprend une feuille de bétel (que les populations Tay ou Muong conservent dans des sacs ou des spathes d’aréquier), dans laquelle on roule de la chaux et un quart de noix d’arec qui est soit émincée soit râpée. On peut compléter ce mélange par des écorces d’arbre et du tabac. Page 17 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
Dans cette catégories de teintures par mastication, on peut également citer la Paedérie fétide (Paederia foetida) de la famille des rubiacées (figure 15), qui noircirait les dents. Utilisée d’ordinaire comme plante ornementale, certaines populations (Tho, Lô Lô) en extraient le jus du fruit sombrement violacé par broyage afin de l’utiliser pour se noircir les dents et ce malgré la forte odeur transitoire soufrée qui en émane. ! Fig 14 : Chiques de bétel préparées Fig 15 : Fruits de la Paedérie fétide Pour les produits chauffés ou brûlés, l’action consiste à utiliser du goudron de bois obtenu à partir de tiges ou de troncs d’arbustes. Les espèces d’arbres permettant d’obtenir ce goudron sont le Noyer du Pacifique (Dracontomelon dao), en brûlant la coque (endocarpe) de ses noix, ou encore le Cratoxylum formosum, le Croton cascarilloide et le Memecylon scutellatum avec leurs tiges ou leurs racines. L’une des techniques les plus insolites en Asie du Sud-Est utilise des coques sèches de noix de coco. Le cocotier (Cocos nucifera) (figure 16), dont le Vietnam est un important producteur et consommateur, sert, en plus de la fonction nutritive de ses fruits ou l’utilisation de ses fibres pour la réalisation de cordes, à noircir les dents. Dans cette technique, une demi-coque est enflammée puis rapidement recouverte par le deuxième hémisphère possédant un trou au sommet. La fumée huileuse est recueillie et condensée sur un morceau de fer (il s’agit d’une technique simple de distillation sèche). Le liquide collecté, de couleur noire, appelé huile de coco empyreumatique, est directement étalé au doigt sur les dents (figure 17). Il est possible de rajouter des cendres de feuille de palmier Nypa (Nypa fruticans) pour obtenir une consistance optimale. Fig 16 : Cocos Nucifera ! Fig 17 : Femmes s’étalant le laquage noir MARCOUX Page 18 (CC BY-NC-ND 2.0)
La technique des colorants fixés par des sels métalliques est le plus sophistiqué des procédés de laquage dentaire noir et fut créée par les vietnamiens, ce qui rendit célèbres les fameux laqueurs de l’ancienne capitale impériale Hué. Le mélange de noix de galle, de sulfate de fer, d’écorces ou de feuilles de certains arbres ou arbustes nécessite un travail complexe et précis en plusieurs étapes afin d’obtenir une teinture efficace. Différentes recettes et procédés existent suivant les plantes locales trouvées dans les régions pratiquant cette technique. Cependant, malgré les variations de formules, on note une récurrence dans les propriétés chimiques des éléments. Ils utilisent tous un tannin, une substance de mordançage et dans certains cas une matière à mucilage ou à laque. Le docteur Albert Sallet, médecin militaire et membre de l’École française d’Extrême Orient, dans son article « Les laquages des dents et les teintures dentaires chez les Annamites » de 1928, a eu l’occasion de découvrir ces recettes secrètes auprès des médecins de Vinh et de Hué. Elles existent sous différentes formes (poudre, pâte, onguent) ! ! ! La première recette (figure 18), léguée par M. Ung- Thông (médecin de Hué), est sous forme de poudre. Les ingrédients sont réduits en poudre et sont appliqués avec un morceau de bambou sur les dents préparées. Fig 18 : Recette Co Xi tan ! La deuxième recette (figure 19), du même médecin, est un onguent. Les ingrédients (sauf le Thanh phàn et le Hàc phàn) sont mis à bouillir dans une marmite en terre contenant un bol d’eau. On rajoute les deux éléments mis en réserve lorsque la préparation a réduit du tiers. L’application se fait par coutume le soir, trois fois de suite Fig 19 : Recette Co Xi Cao Page 19 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
Fig 20 : Recette de la princesse An Thuong Cette troisième recette (figure 20) a été mise au point par la princesse An Thuong, fille de l’empereur Minh- Mang. La formule est restée comme une tradition dans la descendance, puisqu’elle provient de M. Phan Van Khanh, petit-fils de la princesse. Les nombreux ingrédients de cette recette sont réduits en poudre, parfois délayés puis appliqués avec un morceau de bambou transformé en pinceau (en écrasant l’extrémité). On répète l’opération chaque soir pendant 15 jours. ! Fig 21 : Galles de Chine Fig 22 : Noix d’arec Ces recettes complexes et réputées, par l’abondance de produits à collecter, ne pouvaient être utilisées que par une population vietnamienne riche. Il existait donc des recettes plus populaires, au nombre d’ingrédients réduit. La plus simple consiste à mélanger des écorces de racines de grenadier, du vitriol noir (vert de gris) et des noix de Galles (Rhus semialata) (figure 21), mis au feu longtemps, à quantité égale en inondant d’eau froide jusqu’à obtenir une consistance d’onguent. La préparation est prête après adjonction de farine de riz gluant (bot nep) à Hué ou d’amidon en poudre à Vinh. Elle est appliquée sur les dents préparées avec un fragment de feuille de bananier, le soir avant le coucher. ! ! Page 20 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
b/ Les ingrédients : tableau [20] ! ! ! Produits Familles de Types de Méthodes d’utilisation plantes teinture Noix d’arec ou Noix Arecaceae Agents Mastication directe de la noix dans une préparation de de bétel (Areca masticatoires chique catechu) Paedérie fétide Rubiaceae Agents Extraction du jus du fruit de la plante (Paederia foetida) masticatoires Noyer du Pacifique Anacardiaceae Produits Goudron de bois obtenu en (Dracontomelon dao) brûlant la coque de chauffés ou l’endocarpe de la noix brûlés Noix de coco (Cocos Arecaceae Produits Huile empyreumatique à partir nucifera) de la distillation sèche de chauffés ou coquilles de noix de coco, brûlés parfois re-taillée ou diluée Mempat rose Hypericaceae Produits Résine exsudée d'écorce et (Cratoxylum goudron de bois obtenu en chauffés ou formosum) brûlant les tiges brûlés Croton cascarilloide Euphorbiaceae Produits Goudron de bois obtenu en brûlant les tiges chauffés ou brûlés Memecylon Melastomataceae Produits Goudron de bois obtenu en scutellatum brûlant les tiges chauffés ou brûlés Galle de Chine Anacardiaceae Colorants fixés Noix de Galle associées au (excroissance du Rhus sulfate de fer dans le cadre de chinensis) par des sels protocoles complexes métalliques Noix d’arec ou Noix Arecaceae Colorants fixés Noix d’arec associées au de bétel (Areca sulfate de fer dans le cadre de catechu) par des sels protocoles complexes métalliques Grenadier (Punica Punicaceae Colorants fixés Péricarpe du fruit du grenadier granatum) associé au sulfate de fer dans par des sels le cadre de protocoles métalliques complexes ! ! Page 21 MARCOUX (CC BY-NC-ND 2.0)
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