DÉRÉLICTION DES MODÈLES, TRANSCENDANCE DES LUTTES ? - Regards

 
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FÉVRIER 2019

DÉRÉLICTION
DES MODÈLES,
TRANSCENDANCE
DES LUTTES ?
Les Éditions Regards
                                       5, villa des Pyrénées, 75020 Paris
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FÉVRIER 2019 | Regards | 2
SOMMAIRE
DÉRÉLICTION DES MODÈLES,
TRANSCENDANCE DES LUTTES ?

GAUCHE : LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION
     # Podemos : modérés populistes versus
     gauchistes unitairess
     # Parti socialiste : la maison des destins croisés
     # Populisme ou gauche : de la présidentielle
     à aujourd’hui

CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES
     # Grève générale : l’occasion manquée ?
     # Manif du 5 février : convergence en construction
     # Refugees Welcome : replacer la nécessité de l’accueil
     au coeur de la campagne des européennes

LE XXIÈME SIÈCLE SERA RELIGIEUX OU NE SERA PAS
     # Les Républicains et la sécularisation du catholicisme,
     sans foi ni loi
     # Réforme de la loi de 1905 : la République
     selon Saint-Macron
     # Pas d’enfants juifs dans les écoles du 93 ? La FCPE
     « envisage de porter plainte contre Ciotti »

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GAUCHE :
LE TEMPS DE LA
REMISE EN QUESTION
Podemos : modérés
 populistes versus
gauchistes unitaires
     Le parti issu des indignés espagnols est mis à mal par
      la velléités de scission de son ancien numéro deux,
     Íñigo Errejón, ce qui renforce les tensions internes.

Comme cela a été largement traité par les     toral personnel », a écrit alors Iglesias
médias espagnols, Podemos se trouve           dans une lettre envoyée aux militants de
face à sa pire crise interne. Le parti issu   Podemos. « Avec tout mon respect, mais
des indignés a vécu le 17 janvier dernier     Íñigo ce n’est pas Manuela », a ajouté le
son anniversaire le plus amer depuis sa       leader de la gauche radicale espagnole,
création en 2014. Ce même jour, l’an-         en réaffirmant ainsi sa volonté de concur-
cien numéro deux du parti, Íñigo Errejón,     rencer Errejón aux régionales à Madrid,
a annoncé par surprise sa volonté de ne       alors que son parti ne sera pas présent
pas se présenter aux élections régionales     aux municipales dans la capitale espa-
à Madrid en mai comme le candidat de          gnole. L’ancienne juge Carmena essayera
Podemos. Il le fera à partir d’une nouvelle   de conserver son poste avec la plate-
plateforme électorale créée par la maire      forme Más Madrid (Plus Madrid), la même
de Madrid, l’indépendante Manuela Car-        qu’Errejón. Cependant, il y a quatre ans,
mena. Une décision vécue comme une            elle avait gagné grâce à une large coali-
trahison par le secrétaire général, Pablo     tion composée par Podemos et les autres
Iglesias. Ce qui laisse ce parti au bord de   forces progressistes. La stratégie de faire
la rupture parmi ses deux courants princi-    cavalier seul peut-elle l’emporter ? Rien
paux : les pablistes (favorables au rassem-   n’est moins sûr…
blement de la gauche) et les errejonistes     Dès cette annonce, les dirigeants pode-
(plus modérés et surtout partisans du         mistes ont multiplié leurs critiques contre
populisme de gauche).                         Errejón et ont exigé sa démission de son
« Je suis vraiment étonné par le fait que     poste de député. Il a finalement renoncé
Manuela et Íñigo nous aient cachés qu’ils     à son siège au Parlement espagnol le 21
préparaient le lancement d’un projet élec-    janvier. « Je n’abandonne pas le parti que

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j’ai fondé, je continue en étant militant »,     ment andalou en décembre, avec douze
a déclaré Errejón. En revanche, les diri-        conseillers régionaux. Elle menace même
geants de Podemos considèrent qu’il s’est        d’évincer le socialiste Pedro Sánchez du
mis lui-même en dehors de la formation en        pouvoir si elle arrivait à conclure une triple
annonçant sa candidature avec la plate-          alliance avec le Parti Populaire et Ciuda-
forme Más Madrid. On était alors à deux          danos, principal soutient de Manuel Valls
doigts du schisme total. Mais la démis-          à Barcelone et allié de La République en
sion du secrétaire régional de Podemos à         Marche en Europe.
Madrid et la pression des autres dirigeants
régionaux, faits inattendus dans ce feuille-     Bien que la rupture entre Iglesias et Erre-
ton fratricide pour la gauche espagnole,         jon se soit concrétisée il y a peu, les dif-
ont adouci la position d’Iglesias.               férences entre eux existent depuis trois
« Íñigo, malgré tout, n’est pas un traître,      ans. Ces deux anciens professeurs de
mais il doit être un allié de Podemos », a       sciences politiques étaient liés non seu-
assuré mercredi dernier Iglesias dans un         lement par une étroite amitié, mais ils ont
post sur Facebook publié avant la tenue          composé un binôme qui a bouleversé
d’un conseil national extraordinaire du par-     la politique espagnole. D’un côté, Igle-
ti. Le leader de la gauche radicale est en       sias, 40 ans, le leader charismatique. De
congé de paternité et il n’a pas participé       l’autre, Errejón, 35 ans, le stratège – très
à cette réunion. Errejón non plus, après         proche de la théoricienne du populisme
le veto de la direction. Le verdict de ce        de gauche Chantal Mouffe, avec laquelle a
conclave a été crucial : ils ont entrouvert la   coécrit le livre Construire un peuple et qui
porte en vue d’une alliance avec Más Ma-         a eu un rôle-clef dans la structuration d’un
drid. Le résultat de ces tractations condui-     parti qui, en 2015, a conquis les mairies
ra ou non à l’implosion de Podemos.              de Barcelone et Madrid et obtenu plus de
                                                 20% des voix aux législatives.
TROIS ANS DE TENSIONS                            Mais ce genre d’amitié se fait rarement
INTERNES                                         sans anicroche et c’est un fait complète-
Ce schisme aurait lieu dans un moment            ment fortuit qui a accentué la méfiance
où Podemos est mis à mal aux sondages            entre les dirigeants de Podemos au dé-
(environ 15% des voix). Parallèlement,           but 2016. Un proche d’Errejón a laissé
l’extrême droite de Vox commence à émer-         ouverte la session de son ordinateur au
ger dans le paysage politique espagnol           siège du parti, ce qui a permis à Iglesias
après son entrée retentissante au Parle-         et son entourage de découvrir l’existence

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GAUCHE :
                             LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION

d’un groupe de Telegram, dont le nom              Madrid, Podemos a souffert d’une forte
était «coup du berger», dans lequel des re-       perte de popularité lors des deux der-
présentants errejonistes conspiraient pour        nières années, notamment à cause de la
prendre le contrôle de la direction régio-        gestion d’Iglesias, jugée trop proche des
nale du parti à Madrid. Dont acte. Mais la        indépendantistes lors de la crise catalane
brouille s’est aussi portée, de façon plus        en octobre 2017 et de l’arrivée de Sán-
stratégique, sur la nécessité de faire une        chez au pouvoir – et maintenant, « les so-
alliance avec les communistes d’Izquierda         cialistes sont à nouveau perçus comme le
unida.                                            vote utile à gauche ».

« UN MODÈLE MACRONISTE »                          C’est finalement les résultats décevants
La confrontation entre Errejón et Iglesias        en Andalousie où la coalition entre Pode-
pour le contrôle de Podemos a fait cou-           mos et la Gauche Unie a perdu trois
ler beaucoup d’encre dans la presse               députés et 300.000 voix, qui a poussé
espagnole, notamment au moment de la              définitivement Errejón à se démarquer du
deuxième convention nationale du parti en         parti d’Iglesias. Il a préféré s’allier avec
février 2017. Les thèses d’Iglesias ont reçu      Carmena et construire son projet politique
alors le soutient majoritaire des militants.      autour de son charisme personnel et celui
Après sa défaite, Errejón a abandonné ses         de la maire de Madrid. Contrairement au
responsabilités comme stratège et porte-          leader de Podemos qui a été objet d’une
parole du groupe parlementaire. Son seul          sorte d’Iglesias-bashing, Errejón a reçu
prix de consolation a été d’être tête de liste    un traitement médiatique beaucoup plus
aux élections régionales à Madrid.                bienveillant, notamment de la part du jour-
« Il est difficile de savoir si les différences   nal El País.
entre Iglesias et Errejón sont plus person-       « Dans certaines cénacles du pouvoir, on
nelles ou plus idéologiques. La réalité, c’est    essait de lancer un modèle macroniste,
qu’Iglesias croit que le régime politique         avec une alliance du grand centre entre le
espagnol est en crise et qu’il doit creuser       PSOE et Ciudadanos », a alerté Iglesias
des tranchées idéologiques au sein de la          mercredi dernier. Et d’avertir que, pour
gauche alors qu’Errejón veut adopter une          atteindre cet objectif, « certains analystes
stratégie clairement populiste, en dépas-         souhaitent une scission d’une gauche mo-
sant le clivage gauche-droite », explique le      dérée de Podemos ». Errejon et Iglesias
politologue espagnol Pablo Simón. Selon           leur donneront-ils raison ?
ce professeur de l’Université Carlos III de        Enric Bonet

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Parti socialiste :
la maison des destins
       croisés
      Après Hollande, avec Macron, les socialistes ont
complètement perdu le Nord. C’est comme si plus personne
 dans la maison PS n’était capable de trancher sur la ligne à
     adopter : la social-démocratie ou le libéralisme ?

Le Parti socialiste, (re)fondé en 1971       les marchés. En un sens, le PS est la
par François Mitterrand, allié à la droite   fabrique du macronisme.
et à la gauche de ce parti, contre un
centre qui lui résistait en vain, a porté    Victime du rejet puis de la défection du
au pouvoir avec le présidence Hollande       Président Hollande, le PS est aujourd’hui
des idées en phase avec le consensus         la première victime (avec l’UMP-LR) de
doctrinal de l’Union européenne et un        la tripolarisation de la vie politique, telle
personnel politique davantage soucieux       que l’a décrite Pierre Martin. De fait,
de plaire aux milieux dirigeants de l’éco-   comme dans d’autres occasions histo-
nomie globalisée qu’à la base électorale     riques bien plus douloureuses pour le
historique de la gauche.                     pays, pour reprendre les mots de Léon
Au cœur de ce personnel, Emmanuel            Blum, « le parti a choisi de ne pas choi-
Macron, considéré comme un jeune             sir ». Il a choisi de ne pas choisir entre
prodige de la technostructure sociale        Macron – sa politique, ses soutiens, la
et ardent défenseur de réformes struc-       logique qui le guide – et une alliance «à
turelles censées rassurer «Bruxelles» et     gauche», pour le changement.

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GAUCHE :
                          LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION

LE CHANGEMENT,                               Racisme comme des grèves de 86,
C’EST JAMAIS MAINTENANT                      blessé en plein vol par une affaire «de
Certes, l’inventaire d’Olivier Faure est     montres» qui ne prouva rien sinon une
un pas en avant. Il fait opportunément       passion moins coûteuse qu’une grosse
l’impasse sur la question de l’intégration   cylindré de député des Vosges ou de la
européenne et, tout particulièrement         Dordogne, Julien Dray.
d’abord de « l’intégration négative »
(Fritz Scharpf) enclenchée au cours des      Faure ne jure que par la constitution d’un
années 1980 (déréglementation, déré-         attelage large aux européennes, afin de
gulation, libéralisation des marchés) et     diluer la responsabilité du PS – et la
de la politique choisie par François Hol-    sienne – dans ce qui s’annonce être une
lande, lorsqu’il opta pour la non-renégo-    épreuve douloureuse. Dray ne pense
ciation du TSCG – dit «traité Merkozy»       qu’à une chose : faire prendre position
– signifiant ainsi que l’Europe – comme      au PS dans l’affaire des gilets jaunes.
mythe et comme programme – demeu-            Chaque samedi, il s’en va discuter avec
rait bien le projet de substitution au so-   le «peuple des ronds-points» et part du
cialisme auquel adhèrent les socialistes     principe que ce mouvement ressuscite
français.                                    une frontière de classe et sans doute
Au fond, rien n’a fondamentalement           une frontière politique. Le PS de Faure
changé dans la «vieille maison» depuis       fuit le sujet. Dray plonge dedans. C’est
1983 et le Congrès de Bourg-en-              sans doute cela la politique, la vraie,
Bresse, entérinant la «parenthèse libé-      celle qui a fait plonger Mitterrand dans le
rale» et surtout depuis le Congrès de        bouillonnement post-68 (à défaut d’avoir
l’Arche, entérinant la fin du PS d’Epinay,   su profiter de l’événement au temps T)
au profit d’une résignation libérale et      et qui devrait faire plonger le PS dans
d’un « atlantisme à la charentaise » (Di-    le «Moment Gilets Jaunes», à savoir se
dier Motchane, rédacteur de la motion        mettre au service, via son tissu d’élus
de synthèse d’Epinay).                       locaux, d’un mouvement encore plas-
Semaine après semaine, un face-à-face        tique et protéiforme, et surtout, à défaut
se dessine entre Olivier Faure, Premier      d’en devenir le porte-parole naturel (ce
secrétaire du PS et un cacique du parti,     qui est difficile) porter la critique radicale
longtemps stratège des mouvements            des atteintes aux libertés fondamentales
de jeunesse, apprécié de François Mit-       et des violences manifestes des forces
terrand, inventeur et inspirateur de SOS     de l’ordre. Or, rien. Qu’Olivier Faure soit

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lié amicalement à Christophe Castaner
semble avéré. Que les groupes socia-
listes du Palais du Luxembourg ou du
Palais Bourbon ne disent mot de l’usage
des armes mutilatrices employées de-
puis des semaines par les forces de            PS doit retrouver une analyse du monde
l’ordre semble plus curieux.                   (quid de l’atlantisme et du tropisme
                                               néocons des années passées), un dia-
UN PARTI ISOLÉ, HORS-SOL                       logue avec la société, qu’il doit mobiliser
Le PS est entre deux mondes. C’est là          – c’est-à-dire pour parler à l’ancienne
sa fragilité. Localement, à chaque dépla-      – le «mouvement réel des masses» – et
cement du Président, il découvre, mé-          prendre position de façon à faire clivage
dusé, l’ampleur de ce qui, en son sein,        face au gouvernement, c’est-à-dire en
constitue un véritable fractionnisme ma-       critiquant sa politique de maintien de
croniste. Politiquement, nationalement, il     l’ordre désormais aussi dépassée que
ne parvient à se situer entre un espace        dangereuse.
contestataire écolo-démocratico-social         Ces clés pour l’action sont-elles à la por-
et un grand centre libéral et européen         tée du PS ? Rien n’est moins sûr. Il res-
autant tenté aujourd’hui par l’exercice        tait au moins au PS de 1969 une idéo-
de la contrainte qu’il le fut hier par celui   logie, un dialogue «idéologique» avec le
de la fabrique d’un consentement, édifié       PC, un personnel estimable – Mollet,
sur les bases du désarroi civique devant       Savary, Quillot – une opposition internet
la crise de régime.                            – le CERES, Chevènement, Motchane,
C’est au fond cet entre-deux qui oblige        Sarre – et un François Mitterrand atten-
le PS à discuter avec un collectif – Place     dant habilement dans le vestibule de la
Publique, présidé par Raphaël Glucks-          Cité Malesherbes. Rien d’équivalent ne
mann – afin de noyer (semble-t-il) son         permet d’espérer. Au fond, le PS est
désarroi politique dans une alliance de        confronté au même défi que le jeune
circonstance avec CAP 21 de Corinne            héros de «l’Histoire sans fin», film fantas-
Lepage, le PRG résiduel, les quelques          tique des années 80, il doit lutter pour
amis français de Yanis Varoufakis et la        que Le Néant ne l’emporte pas… De
très confidentielle UDE. On l’a compris,       primes abords, c’est mal engagé.
le cœur du problème est politique. Le           Gaël Brustier

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GAUCHE :
LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION

  FÉVRIER 2019 | Regards | 11
CONVERGENCE
ET SINGULARITÉ
DES LUTTES
Grève générale :
 l’occasion manquée ?
        Face à la mobilisation spontanée des gilets jaunes,
      les syndicats sont passés de leur défiance initiale à des
        tentatives de rapprochement restées incomplètes.
             Ce mardi 5 février, ils manifestent enfin.

L’émergence des gilets jaunes a pris         UNE RENCONTRE
de court aussi bien le gouvernement          D’UN GENRE NOUVEAU
et ses alliés que l’ensemble du camp         Des hommes et des femmes en jaune
progressiste. Du côté des syndicats,         fluo investissent les ronds-points du
la première réaction a été la méfiance.      pays. Ils ne présentent pas une couleur
Et pour cause, le contexte ne semblait       politique claire, mais portent des reven-
pas propice à l’action syndicale. Si les     dications défendues de longue date par
demandes de justice sociale et fiscale       les syndicats. Ces derniers, débousso-
ainsi que le profil majoritairement po-      lés, ont répondu par la méfiance avant de
pulaire de ce mouvement rappellent la        tenter pas à pas un rapprochement. Fin
base historique du champ syndical, la        octobre, des citoyens parfois proches
mobilisation s’est déroulée en dehors        de l’extrême droite appellent à mani-
du monde de l’entreprise et a vu se tenir    fester le 17 novembre 2018. L’Union
côte à côte des petits patrons et leurs      syndicale Solidaires publie un commu-
employés, le tout avec une infiltration      niqué dénonçant une « manipulation »
– relative mais certaine – de l’extrême      de l’extrême droite tandis que Philippe
droite. Quoi qu’il en soit, ce mouvement     Martinez intervient à France Inter pour
interroge les syndicats sur le rôle qu’ils   trancher : « Il est impossible d’imaginer
doivent jouer tandis que la construction     la CGT défiler à côté du Front national ».
d’une grève générale aurait sans doute       Avec plus de 280.000 personnes sur
permis une union de ces deux acteurs,        2000 blocages et une très forte mobi-
tout en donnant une forte impulsion au       lisation à la Réunion, la première jour-
mouvement.                                   née des gilets jaunes finit de convaincre

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les politiques de gauche. L’ampleur du         Les organisations sentent l’infléchisse-
phénomène parvient alors à modifier –          ment et se montrent plus ouvertes au
timidement ! – la ligne des organisations      mouvement. Le 1er décembre, journée
syndicales. En effet, la CGT et Solidaires     traditionnelle de mobilisation des sans-
ont fini par appeler à la mobilisation,        emploi, orchestre le rapprochement de
mais sans cibler les gilets jaunes. Elles      ces deux pans de la mobilisation. Dans
reconnaissent la légitimité des revendi-       son communiqué du 27 novembre, Soli-
cations sociales et progressistes, tout        daires invite à faire de cette journée la
en se limitant à inviter le mouvement à        rencontre de différents mouvements
venir à leur rencontre plutôt qu’à tenter      et modes d’actions : le Collectif Rosa
d’y aller elles-mêmes. Finalement, ce ne       Parks, chômeuses et chômeurs, grèves
sont pas les gilets jaunes qui débarquent      dans les lieux de travail et mobilisation
chez les syndicats, mais l’inverse. La         gilets jaunes pour « des camarades et
CGT Chimie, Sud Industrie et FO Trans-         certains syndicats de Solidaires ». De
port décident de soutenir officiellement       même, la CGT profite de cette date ha-
le mouvement. C’est le second acte,            bituelle pour renforcer l’appel des gilets
le samedi 24 novembre, qui va sonner           jaunes sans les nommer, afin « que tous
pour les syndicats comme la confir-            les citoyens, salariés actifs et retraités »
mation d’une compatibilité avec leurs          se joignent aux manifestations du 1er
revendications et modes d’action. Au           décembre, conclut-elle. Avec la journée
niveau local, les syndicalistes apportent      du 8 décembre, ces deux «actes» des
parfois un soutien matériel et logistique.     gilets jaunes forment l’apogée de la mo-
Une tribune de «syndicalistes contre la        bilisation aussi bien à Paris qu’en région.
vie chère» est publiée sur Mediapart où
une soixantaine d’entre eux affirme qu’il      DES RAPPROCHEMENTS,
« est possible de s’engager collective-        MAIS PAS DE JONCTION
ment dans cette bataille » tout en rap-        La fracture du syndicalisme français
pelant qu’« aucune agression, aucune           autour des gilets jaunes n’a pas tardé à
violence raciste, sexiste ou homophobe         apparaître. Les syndicats réformistes ont
n’est tolérable, quelle qu’elle soit et d’où   pris de franches distances dès le début
qu’elle vienne ».                              du mouvement. Le 13 décembre, à la

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CONVERGENCE
                                              ET SINGULARITÉ DES LUTTES

suite d’une réunion nationale de ses orga-     de la ministre Pénicaud, le mal est fait.
nisations, le bureau national de Solidaires    L’incident illustre les hésitations et la
publie une déclaration appelant à une          perte de repère de la CGT dans le mou-
journée de grève interprofessionnelle le       vement.
14 décembre et à participer à la manifes-      Localement, des syndicalistes viennent
tation des gilets jaunes du 15 décembre.       aux manifestations du samedi ou aux blo-
Cet appel confirme l’orientation prise par     cages de la semaine, mais la réciproque
le syndicat et le place décidément du          n’est pas vraie. L’appel syndical à mani-
côté des soutiens au mouvement. Dans           fester le 14 décembre ne débordera pas
ce contexte, la CGT reste indécise. La         du milieu syndical, avec quelques mil-
signature par la CGT d’un communiqué           liers de manifestants présents à Paris.
regroupant les principaux syndicats – à
l’exception de Solidaires – illustre les       SITUATION DE FAIBLESSE
hésitations de la Confédération. Alors         2018 n’aura pas connu de grève géné-
qu’en interne la CGT prônait le rappro-        rale. Ce fait amène à réfléchir au rôle et
chement avec le mouvement, ce commu-           au pouvoir des syndicats. Bien que l’in-
niqué du 6 décembre appelle à « engager        cantation de la «grève générale» ne soit
le dialogue » et la « négociation » avec       pas suffisante, un appel clair à une grève
le gouvernement le tout en condamnant «        interprofessionnelle semble avoir fait
toutes formes de violence dans l’expres-       cruellement défaut. Avec 11% d’adhé-
sion des revendications ».                     rents, le syndicalisme français se carac-
Les réactions ne se font pas attendre.         térise par un taux d’adhérents bien plus
La fédération Chimie parle d’un « coup         faible que d’autres pays européens. En
de poignard dans le dos » tandis que           dehors des différents outils de mesure,
la CGT Haute-Garonne « dénonce » le            les syndicats n’ont pas obtenu de victoire
communiqué comme un « désaveu » des            décisive au niveau national ou dans des
luttes en cours. Si le bureau confédéral       secteurs d’ampleur depuis la défaite face
tente de rassurer sa base en publiant un       à la réforme des retraites en 2010. À cela
communiqué unilatéral, quelques heures         s’ajoutent les réformes du droit du travail
plus tard, pour dénoncer les violences         et de la représentation qui complexifient
du gouvernement et refuser l’invitation        davantage l’action syndicale.

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Ce contexte, largement défavorable au         centres d’impôts par les gilets jaunes.
syndicalisme de lutte, semble susciter        Selon ce syndicat, 134 centres dans
une perte de confiance en soi des orga-       55 départements ont été visés à la fin
nisations syndicales. C’est cette perte       novembre, de quoi expliquer en partie
de confiance qui pourrait expliquer, en       la lenteur du ralliement de l’Union syndi-
partie, leurs hésitations et leur timidité.   cale au mouvement. Le débat interne et
Jean-Louis Peyren, secrétaire général         la convergence des intérêts de chaque
CGT de Sisteron Mourenx, condamne,            secteur est à prendre en compte.
dans une lettre à la CGT, ces hésitations
comme un facteur de plus d’isolement          ABSENCE D’IMPULSION
des syndicats. Dans sa réponse au com-        Durant le mouvement, des syndica-
muniqué du 6 décembre, il conclut :           listes de différents secteurs et régions
« Doit-on, de fait, s’étonner d’être dé-      ont essayé de mettre en adéquation la
passé par le départ de la révolte du          machine syndicale aux gilets jaunes à
17 novembre sans nous ? Eh bien non,          travers des plateformes revendicatives,
aujourd’hui, la CGT paie toutes ces           comme dans la Haute-Loire, ou par des
années de réflexions «Y aller ou pas ?»,      appels à la grève, comme à la CGT Ser-
«Sommes-nous prêts ?» »                       vices publics qui appelle à soutenir la
Tout d’abord, la construction d’une           lutte des « gilets jaunes, gilets rouges,
mobilisation générale nécessite la mise       sans gilets ». Toutefois, ces initiatives lo-
en route de l’ensemble de la structure        cales ne peuvent remplacer le travail de
d’un syndicat. La CGT connaît plus            mobilisation à l’intérieur des entreprises
de 130 organisations tandis que Soli-         pour construire la grève. Ce travail peut
daires est une union syndicale reposant       se faire à l’initiative de la base, mais il
sur le consensus et le droit de veto de       demande une impulsion nationale.
chacun des syndicats qui la compose.          Le «bouton» grève générale n’existe pas,
Cette structuration rend les structures       bien sûr. Mais une grève interprofession-
nationales dépendantes des tendances          nelle ne peut venir des seuls appels de
de leurs différents syndicats. Ainsi, le      la base et ce alors même que le patron
syndicat Solidaires Finances publiques        de la CGT déclarait, dans La Midinale
a dénoncé les attaques et blocages de         de Regards du 30 novembre : « Notre

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CONVERGENCE
                                              ET SINGULARITÉ DES LUTTES

responsabilité, c’est de mettre tout le        dos à ce mouvement et la majorité de
monde en grève ». S’installe un jeu de         travailleurs qui le compose [...] ou bien
miroirs dans lequel la base et le national     nous cherchons à converger », avant
attendent de l’autre un signe, une impul-      de conclure : « À l’image de certaines
sion. Des signes de fédérations ou de          de nos structures CGT, nous devons
syndicats locaux ont été lancés, mais          investir la mobilisation en cours et cher-
étaient-ils suffisants ? Apparemment           cher des convergences, pas seulement
non, à en croire les doutes des struc-         dans le discours mais en l’organisant
tures nationales. Pourtant, une impulsion      réellement ». Les organisations comme
du national aurait pu aider à étendre la       Solidaires et la CGT – dont le secrétaire
mobilisation aux secteurs encore dubi-         général appelle à « remettre le couvert »
tatifs.                                        dès la rentrée 2019 – n’ont apparem-
À Solidaires, l’impulsion s’est faite par      ment pas dit leur dernier mot. Mais leur
la déclaration du 13 décembre appelant         relative absence du mouvement pourrait
à la grève interprofessionnelle pour le        être un frein important.
lendemain. Dès la fin novembre, l’Union        Quelle que soit la suite du mouvement
syndicale invitait ses collègues à une         en jaune fluo – reprise de la mobilisation,
réunion intersyndicale dans le but d’en-       participation aux élections, etc. –, ce
visager une mobilisation générale. Tou-        dernier a recomposé en partie le champ
tefois, Solidaires, syndicat minoritaire et    des luttes. En outre, il a mis en lumière
présent essentiellement dans le public,        les difficultés de longue date des orga-
ne peut convoquer à lui seul une grève         nisations syndicales. Pour les syndicats,
générale. Du côté de la CGT, les oscil-        l’enjeu est de définir leur rôle face à des
lations du bureau confédéral n’ont pas         mouvements sociaux d’un genre nou-
permis de donner une impulsion suffi-          veau, mais aussi et surtout de parvenir à
samment claire et forte pour passer des        toucher voire à organiser ces catégories
initiatives locales à la mobilisation géné-    de travailleurs qui ont pris d’assaut les
rale. C’est ce que pointent des cégé-          ronds- points, sortant ainsi du silence
tistes dans leur appel du 13 décembre          et, momentanément du moins, de l’iso-
qui affirme que la CGT « est à une croi-       lement.
sée de chemins ou bien [elle] tourne le          Arthur Brault-Moreau

                               FÉVRIER 2019 | Regards | 17
Manif du 5 février :
   convergence en
    construction
La rue de Rivoli s’en souviendra de ce mardi 5 février 2019.
Ce jour sera, peut-être, celui d’une nouvelle ère : celle où les
     gilets jaunes ne sont plus seuls face à la Macronie.

Enfin, les syndicats sont sortis du bois.    nombreux — et de citoyens sans signe
Et ça se voit. Des dizaines de milliers de   distinctif, ces derniers formant le gros
manifestants ont ainsi répondu présent       des manifestants.
à l’appel, notamment, de la CGT, de FO,      C’est dans une ambiance particulière
de FSU et de Solidaires, mais aussi des      que tous se retrouvent. Il y a une forme
lycéens et des étudiants.                    de défiance, comme si un malentendu
Une foule dense — impossible de la           les réunissait. Exemple frappant quand
dépasser dans l’étroit parcours allant       la foule entonne la Marseillaise et que,
de l’hôtel de ville à la Concorde —,         au micro, un syndicaliste répond avec
mais, malgré tout, divisée. 30.000 per-      l’Internationale.
sonnes à Paris selon la CGT. Près de         Si l’on voulait caricaturer, on dirait que
300.000 dans tout le pays. Devant, le        l’ancien monde social et le nouveau se
cortège de tête fait sa réapparition. Et     regardaient en chiens de faïence.
le moins que l’on puisse dire, c’est que
le «black bloc» était là en nombre, en       A QUOI JOUE LA POLICE ?
force. En fin de manif, les syndicats,       Il faut saluer ici le sang-froid de la foule
nombreux aussi. Entre les deux, un           face aux forces de l’ordre. À plusieurs
subtil mélange de gilets jaunes — très       instants, la situation aurait pu exploser,

                              FÉVRIER 2019 | Regards | 18
CONVERGENCE
                                             ET SINGULARITÉ DES LUTTES

mais nul n’a cédé aux provocations.           lui préférant «la police avec nous».
D’abord lorsque le cortège de tête est        Comme un air de Nuit debout.
passé devant le Conseil d’État. Sa déci-
sion de ne pas interdire le LBD est dans      ### Fin de l’interlude ###
tous les esprits. On a bien cru que les
manifestants allaient pénétrer dans le        PENDANT CE TEMPS-LÀ, À
bâtiment. Mais non.                           L’ASSEMBLÉE...
Plus tard, quelques dizaines de CRS           Finalement, la manif arrive à Concorde sans
entament des mouvements au niveau de          qu’il y ait vraiment eu accrochages avec les
la place Vendôme. Ils remontent la manif      CRS. Loin derrière, les syndicats et leur im-
sous les arcades de Rivoli. L’ironie du       pressionnant service de sécurité ont laissé
sort les fait se positionner rue d’Alger —    plusieurs dizaines de mètres entre eux et le
en mémoire de leur héritage ?                 reste des manifestants. Pourquoi ?
Faut-il n’avoir aucune honte pour en-         La place de la Concorde sera témoin
voyer ainsi ces hommes servir d’appâts        d’une de ces crapuleries de l’histoire
aux «casseurs» ? Mais le guet-apens           de France. Rive droite, les manifestants,
n’a pas fonctionné. Les casques bleus         majoritairement pacifiques, se font ga-
ne trouveront que des huées, des «tout        zer. Rive gauche, les députés votent la
le monde déteste la police». Et un sen-       loi anti-manifestants. Toute honte bue.
timent massif : les gens ont peur des         Les quelques députés abstentionnistes
forces de l’ordre.                            de La République en marche ne sont
                                              que poudre de perlimpinpin.
### Interlude ###                             Il faudra, au prochain rendez-vous de cette
                                              convergence naissante, être bien plus
Ce chant, «tout le monde déteste la           nombreux, soudés et déterminés pour faire
police», aura été principalement scandé       réellement trembler ce monde en déclin.
par des non-gilets jaunes. Ces autres          Loïc Le Clerc

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Refugees Welcome :
replacer la nécessité
de l’accueil au coeur
 de la campagne des
     européennes
    Dans le sillage de l’appel pour l’accueil des migrants
   d’octobre dernier, l’eurodéputée Marie-Pierre Vieu,
  membre du PCF et de la GUE/NGL, était à l’initiative du
 forum promouvant la liberté de circulation et l’égalité des
        droits sociaux, le 16 et 17 février à Tarbes.
Les flux migratoires en direction de             a une crise de l’accueil en Europe » :
l’Union européenne (UE) ont atteint              voici la thèse forte qu’ont voulu ainsi
leur plus bas niveau depuis la crise de          opposer les participants du forum «Re-
l’accueil des réfugiés déclenchée par            fugees Welcome, bienvenue plaven-
la guerre en Syrie1. Pourtant, « péril de        gut», ce week-end à Tarbes. Un lieu qui
l’immigration » est systématiquement             ne doit rien au hasard : pendant long-
brandi par la droite et l’extrême droite au      temps communiste, la préfecture des
risque même de dominer les élections             Hautes-Pyrénées est une ville ouvrière
européennes du printemps 2019.                   « historiquement liée à l’accueil et
« Il n’y a pas de crise migratoire, il y         tout particulièrement des républicains
                                                 espagnols », selon l’eurodéputé PCF
1. Le nombre de franchissements illégaux des     Marie-Pierre Vieu.
frontières du continent a été divisé par neuf,   En incluant la mention plavengut (bien-
passant de 1,8 million en 2015 à 204 219 en      venue en occitan), les organisateurs
2017, selon l’agence Frontex.                    ont placé l’évènement sous le signe
                                                 de la diversité culturelle, ici et ailleurs.

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CONVERGENCE
                                            ET SINGULARITÉ DES LUTTES

« Aujourd’hui, le gouvernement et l’Eu-      terranée, Ana Miranda (eurodéputée
rope agitent les peurs, poursuit Marie-      galicienne, groupe Verts/ALE), Edwy
Pierre Vieu. Il nous faut répondre par la    Plenel (co-fondateur et président de
solidarité et un message de bienvenue.       Mediapart), Sarah Soilihi (championne
» En effet, les calculs électoralistes, à    du monde de kick-boxing), Jean-Fran-
droite bien sûr, mais aussi trop sou-        cois Mignard (secrétaire général de
vent à gauche, reposent sur le postulat      la Ligue des Droits de l’Homme Midi-
que l’opinion publique, tout particuliè-     Pyrénées), Marie-Christine Vergiat
rement en dehors des grandes métro-          (eurodéputée française, groupe GUE/
poles, est hostile à l’immigration, aux      NGL), Isabelle Thomas (eurodéputée
étrangers et à toute forme d’ouverture       française, groupe Génération)
des frontières.                              « C’est notre salut qui est en question
Or, loin des feux médiatiques, une           dans cette histoire. Il faut éviter le piège
série d’initiatives est venue démontrer      que l’on nous tend. Comprendre que
le contraire : dernier exemple en date       la menace de l’immigration est agitée
à Bayonne, où, de manière inédite,           pour détourner l’opinion publique des
le maire de centre-droit Jean-René           vrais enjeux écologiques et sociaux.
Etchegaray et des bénévoles, ont mis         Toutes les gauches devraient être ici
en place l’automne dernier un héber-         », a ainsi martelé Marie-Christine Ver-
gement d’urgence de 150 lits, et ce,         giat. En effet, les ténors de l’extrême
en dépit des mises en garde du préfet        droite, portés par leurs bons résultats
des Pyrénées-Atlantiques.                    aux dernières élections, dont tout ré-
                                             cemment Vox en Espagne, s’imaginent
« TOUTES LES GAUCHES                         désormais majoritaires au Parlement
DEVRAIENT ÊTRE ICI »                         européen.
À Tarbes, plus de cinq cents personnes       Et si Emmanuel Macron s’est auto-dé-
se sont ainsi retrouvées pour des pro-       signé comme leader du camp progres-
jections, des prises de paroles de mi-       siste, avec la loi pour une immigration
grants et le parrainage républicain de       maîtrisée promulguée le 10 septembre
six enfants menacés d’expulsion. Plu-        dernier, son gouvernement mène de
sieurs tables-rondes réunissaient en-        manière scandaleuse une politique
suite des représentants de SOS Médi-         dans le sillage des plus virulents natio-

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nalistes européens2. « Il y a un devoir
d’hospitalité qu’un continent aussi
riche que l’Europe devrait respecter,
commente ainsi Edwy Plenel, le droit
fondamental de se déplacer, de choi-
sir son pays est une question transpa-
rtisane. Si l’on n’est pas solidaire de
ceux qui viennent du lointain, on ne le           argent devrait être tout simplement et
sera pas avec le prochain. »                      tout logiquement consacré au sauve-
En 20 ans, la coopération des États               tage en mer et à l’accueil », poursuit
européens n’a cessé de se renfor-                 Marie, une bénévole de SOS Méditer-
cer afin d’empêcher les arrivés de                ranée. Il est en effet illusoire de penser
migrants. Depuis 2005 et Frontex, les             que l’on va pouvoir contenir et à fortiori
frontières maritimes de la Méditerra-             interrompre les flux migratoires.
née, jugées plus poreuses, font alors             « À vouloir le faire, on finit toujours par
l’objet de l’attention la plus soutenue           être contraint au pire », pouvait-on lire
avec des moyens financiers et des                 dans le Manifeste pour l’accueil des
technologies militaires de pointe. « La           migrants pour lequel se sont asso-
surveillance des frontières s’est muée            ciés les rédactions de Regards, Poli-
ces dernières années en un business               tis et Mediapart. Dans ce sillage, les
hautement profitable. Or tout cet                 militants et les personnalités politiques
                                                  réunis à Tarbes ont rappelé à leur tour
2. Le gouvernement français a instauré le         que la liberté de circulation et l’égalité
fichage des mineurs isolés, banalisé les au-      des droits sociaux pour les immigrés
diences de demande d’asile par visioconfé-        présents dans les pays d’accueil sont
rence, durci l’accès à un titre de séjour pour    des droits fondamentaux de l’huma-
les parents d’enfants français, limité le droit   nité.
du sol à Mayotte, etc.                             Jean Sébastien Mora

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CONVERGENCE
            ET SINGULARITÉ DES LUTTES

FÉVRIER 2019 | Regards | 23
LE XXIÈME SIÈCLE
SERA RELIGIEUX
OU NE SERA PAS
Les Républicains
  et la sécularisation
   du catholicisme,
      sans foi ni loi
     Charles de Gaulle disait : « La République est laïque,
 la France est chrétienne ». Une maxime que la droite a faite
     sienne... avec quelques adaptations. Ainsi, en 2019,
 le parti Les Républicains parle religion, sans aucune piété,
                       juste par identité.

Lorsque l’adjoint au maire de Versailles     Ou encore, en 2014 lors d’une confé-
François-Xavier Bellamy a été désigné        rence d’un institut catholique tradition-
comme tête de liste Les Républicains         naliste :
(LR) pour les élections européennes,
chacun s’est empressé d’aller creuser            « Il n’y a qu’une seule bonne raison
le passé de ce méconnu du grand pu-          de croire au Christ, et cette seule raison,
blic. Rapidement, certains de ses pro-       c’est la certitude que le christianisme dit
pos ont refait surface – Internet n’oublie   la vérité. »
rien. Ainsi, en 2015 au site Aleteïa, il
déclarait :                                  Le ton est donné d’emblée. Chez «Bel-
                                             lamy le professeur de philosophie», on
     « Nous, catholiques, attendons de       ne voit plus que «Bellamy le catholique».
prendre le pouvoir pour changer le
monde […] Nous n’avons plus le droit         BELLAMY, TU L’AIMES
d’être indifférents et de délaisser le       OU TU LE QUITTES ?
monde et ces lieux où nous serons            Le choc est violent. Au grand jour, Fran-
capables de faire briller la Lumière du      çois-Xavier Bellamy passe alors pour un
Christ. »                                    extrémiste, autant à gauche (logique)
                                             qu’à droite. Le patron de l’UDI, Jean-

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Christophe Lagarde, le place carrément        maître de conférence à l’Université de
à « l’extrême droite de LR ». Même son        Bordeaux1, tient à souligner que « Fran-
de cloche pour François Hollande, qui         çois-Xavier Bellamy est assez modéré.
s’étonne de voir le parti de la droite dite   C’est un catholique convaincu, certes,
«de gouvernement» se « choisir un can-        mais il n’en fait pas registre publique-
didat pour les européennes plus à droite      ment. » D’ailleurs, Lydia Guirous, porte-
que l’extrême droite ». Jusqu’au pré-         parole de Les Républicains, l’assure :
sident LR du Sénat Gérard Larcher, le-        « François-Xavier Bellamy parle en intel-
quel regrette ce choix d’une tête de liste    lectuel, en élu, mais pas en catholique ».
qui « ne coche pas toutes les cases ».
A ces attaques, François-Xavier Bellamy       CATHOLICISME LAÏC
répond « caricatures stupides ». Et pour-     Depuis plusieurs années, de nombreux
tant si, ce trentenaire coche bon nombre      élus LR multiplient les appels de phares.
de cases.                                     Valérie Boyer arbore sans cesse une
Selon le directeur de l’Observatoire des      large croix autour du cou – que ce soit
radicalités Jean-Yves Camus, en choi-         sur les plateaux de télé ou dans l’hémi-
sissant François-Xavier Bellamy, « Lau-       cycle. Eric Ciotti mène depuis longtemps
rent Wauquiez fait le pari de mettre un       une lutte pour inscrire les «racines chré-
candidat qui essaye de doter son parti        tiennes» de la France dans la Consti-
d’une colonne vertébrale idéologique. Il      tution. Laurent Wauquiez, à l’instar de
considère que le cœur sociologique de         Robert Ménard, insiste pour installer une
son électorat, c’est celui que François-      crèche dans le hall du conseil régional
Xavier Bellamy représente. » Ce dernier       qu’il préside. Non pas que ces «Répu-
a manifesté contre le mariage pour tous.      blicains» soient de fervents catholiques.
Il faisait partie des «Veilleurs» avant de    Yann Raison du Cleuziou y voit avant
participer à la création de Sens commun       tout une stratégie électoraliste visant
– dont il devait prendre la tête avant que,   cette « large population qui, sans être
finalement, son nom n’y soit pas associé.     pratiquante, considère être culturelle-
François-Xavier Bellamy évoque réguliè-       ment catholique », là où les pratiquants
rement son opposition à l’avortement,         ne pèsent plus grand-chose électorale-
avec une finesse d’esprit qu’on ne peut
lui enlever.                                  1. À paraître : Une contre-révolution catholique.
Pourtant, Yann Raison du Cleuziou,            Aux origines de La Manif pour tous (Seuil)

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LE XXIÈME SIÈCLE
                                   SERA RELIGIEUX OU NE SERA PAS

ment. « On n’est pas communautaristes,        cisme fait partie de la culture française. Il
tranche Lydia Guirous. On ne s’adresse        faut savoir d’où l’on vient. »
pas à une clientèle mais à l’ensemble         Paradoxalement, cette montée en puis-
des citoyens. » Il semblerait pourtant que    sance de la thématique catholique
LR a bien saisi un changement de para-        au sein du champ politique se fait de
digme : quand on demande aux Français         concert avec le déclin du nombre de
s’ils sont catholiques, 54% répondent         catholiques pratiquants en France – la
«oui». Quand on leur demande s’ils sont       part des catholiques pratiquants dans
croyants, 55% répondent «non». Ce qui         la société française représentent entre
fait, à l’arrivée, beaucoup de Français       1,8% (pratiquants hebdomadaires) et
d’éducation, de culture catholique, non-      4-5% (pratiquants mensuels). Côté poli-
croyants et non-pratiquants.                  tique, on observe surtout un discours
Yann Raison du Cleuziou développe             autour des «racines chrétiennes» ou de
l’idée d’un « glissement du cultuel au        certains enjeux symboliques comme les
culturel » où le patrimoine catholique        crèches dans les mairies, la protestation
serait considéré comme « un héritage          contre les profanations d’églises, le tout
partagé, qu’on soit croyant ou pas ».         agrémenté d’une revalorisation patrimo-
Ainsi n’assiste-t-on pas à un retour du       niale du catholicisme. En parallèle, côté
religieux à proprement parlé, mais à une      catholiques, l’érosion interne se recom-
construction purement politique. Yann         pose sur les groupes qui ont la plus forte
Raison du Cleuziou parle même d’une           capacité à se perpétuer. Ce sont les
« nouvelle étape de la sécularisation du      courants les plus conservateurs qui, tout
religieux » et rappelle que « Patrick Buis-   en étant minoritaires, pèsent de plus en
son, qui est un peu le théoricien de ce       plus. Et ils s’organisent.
catholicisme identitaire, dit clairement
dans son ouvrage La cause du peuple           RADICALISATION EXPRESS
que les églises et les crèches ne sont        La «Manif pour tous» est un véritable
plus des objets de piété – puisque la         tournant pour nombre de catholiques,
piété s’est raréfiée –, et que, par consé-    avec un avant et un après. Beaucoup dé-
quent, on peut les utiliser comme instru-     couvrent l’expérience militante, des liens
ments d’identité ». Une théorie que ne        se créent, au point de faire de 2013 l’an-
contredit pas Lydia Guirous, qui argue        née de (re)politisation des catholiques.
que « la France a une histoire, le catholi-   Patrick Buisson, ancien conseiller de

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Nicolas Sarkozy, y voyait l’émergence        de soutenir François Fillon l’a discrédité
d’un « populisme chrétien ». Depuis, la      dans toute une partie des catholiques
cathosphère est en ébullition. « Des tas     conservateurs qui le considérait comme
d’initiatives politiques se déploient –      le tenant d’un positionnement tiède »,
parfois antagonistes –, dont la création     analyse Yann Raison du Cleuziou. Et de
de Sens commun, des journaux Limite          développer :
et L’Incorrect, explique Yann Raison du
Cleuziou. Ces militants vont investir les        « Il y a trois courants qui se battent :
structures politiques pour créer un rap-     1/ Sens commun, ce sont les modérés.
port de force interne. »                     Ils considèrent qu’il faut rester dans LR,
La primaire de la droite en 2016, puis la    que des compromis sont acceptables
candidature de François Fillon en 2017       pour arriver au pouvoir (ils ne sont pas
seront les premières fortes incarnations     en faveur de l’abrogation de la loi Tau-
de ce lobbying catholique. « Quand           bira, par exemple). 2/ Jean-Frédéric
Fillon dit «je suis chrétien», il brise      Poisson et le Parti chrétien-démocrate.
un tabou. Il place la question de la foi     Ils se sont fait prendre leur monopole
dans le débat présidentiel. Ce qui était     par Sens commun. Mais pour eux, on
jusqu’alors inédit », rappelle Pascale       ne peut pas faire de compromis sur ses
Tournier, journaliste à La Vie, auteure de   idées. 3/ Marion Maréchal-Le Pen, qui a
Le vieux monde est de retour. Enquête        acquis une autorité très importante chez
sur les nouveaux conservateurs (Stock).      les jeunes catholiques. Jean-Frédéric
Pourtant, le champion de la droite n’a       Poisson et Marion Maréchal sont pour
jamais participé à une «manif pour tous»,    un décloisonnement des droites et donc
contrairement à Valérie Pécresse ou          des alliances LR/RN – c’est le projet
Gérard Larcher. Qu’importe. Sens com-        de «la droite hors-les-murs» –, alors que
mun le suit. Le Parti chrétien-démocrate     Sens Commun y est hostile, pour l’ins-
aussi. L’échec sera dur.                     tant. »
« Le fait que Sens commun choisisse

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