DÉRÉLICTION DES MODÈLES, TRANSCENDANCE DES LUTTES ? - Regards
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Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Catherine Tricot Photo de couverture CC FÉVRIER 2019 | Regards | 2
SOMMAIRE DÉRÉLICTION DES MODÈLES, TRANSCENDANCE DES LUTTES ? GAUCHE : LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION # Podemos : modérés populistes versus gauchistes unitairess # Parti socialiste : la maison des destins croisés # Populisme ou gauche : de la présidentielle à aujourd’hui CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES # Grève générale : l’occasion manquée ? # Manif du 5 février : convergence en construction # Refugees Welcome : replacer la nécessité de l’accueil au coeur de la campagne des européennes LE XXIÈME SIÈCLE SERA RELIGIEUX OU NE SERA PAS # Les Républicains et la sécularisation du catholicisme, sans foi ni loi # Réforme de la loi de 1905 : la République selon Saint-Macron # Pas d’enfants juifs dans les écoles du 93 ? La FCPE « envisage de porter plainte contre Ciotti » FÉVRIER 2019 | Regards | 3
GAUCHE : LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION
Podemos : modérés populistes versus gauchistes unitaires Le parti issu des indignés espagnols est mis à mal par la velléités de scission de son ancien numéro deux, Íñigo Errejón, ce qui renforce les tensions internes. Comme cela a été largement traité par les toral personnel », a écrit alors Iglesias médias espagnols, Podemos se trouve dans une lettre envoyée aux militants de face à sa pire crise interne. Le parti issu Podemos. « Avec tout mon respect, mais des indignés a vécu le 17 janvier dernier Íñigo ce n’est pas Manuela », a ajouté le son anniversaire le plus amer depuis sa leader de la gauche radicale espagnole, création en 2014. Ce même jour, l’an- en réaffirmant ainsi sa volonté de concur- cien numéro deux du parti, Íñigo Errejón, rencer Errejón aux régionales à Madrid, a annoncé par surprise sa volonté de ne alors que son parti ne sera pas présent pas se présenter aux élections régionales aux municipales dans la capitale espa- à Madrid en mai comme le candidat de gnole. L’ancienne juge Carmena essayera Podemos. Il le fera à partir d’une nouvelle de conserver son poste avec la plate- plateforme électorale créée par la maire forme Más Madrid (Plus Madrid), la même de Madrid, l’indépendante Manuela Car- qu’Errejón. Cependant, il y a quatre ans, mena. Une décision vécue comme une elle avait gagné grâce à une large coali- trahison par le secrétaire général, Pablo tion composée par Podemos et les autres Iglesias. Ce qui laisse ce parti au bord de forces progressistes. La stratégie de faire la rupture parmi ses deux courants princi- cavalier seul peut-elle l’emporter ? Rien paux : les pablistes (favorables au rassem- n’est moins sûr… blement de la gauche) et les errejonistes Dès cette annonce, les dirigeants pode- (plus modérés et surtout partisans du mistes ont multiplié leurs critiques contre populisme de gauche). Errejón et ont exigé sa démission de son « Je suis vraiment étonné par le fait que poste de député. Il a finalement renoncé Manuela et Íñigo nous aient cachés qu’ils à son siège au Parlement espagnol le 21 préparaient le lancement d’un projet élec- janvier. « Je n’abandonne pas le parti que FÉVRIER 2019 | Regards | 5
j’ai fondé, je continue en étant militant », ment andalou en décembre, avec douze a déclaré Errejón. En revanche, les diri- conseillers régionaux. Elle menace même geants de Podemos considèrent qu’il s’est d’évincer le socialiste Pedro Sánchez du mis lui-même en dehors de la formation en pouvoir si elle arrivait à conclure une triple annonçant sa candidature avec la plate- alliance avec le Parti Populaire et Ciuda- forme Más Madrid. On était alors à deux danos, principal soutient de Manuel Valls doigts du schisme total. Mais la démis- à Barcelone et allié de La République en sion du secrétaire régional de Podemos à Marche en Europe. Madrid et la pression des autres dirigeants régionaux, faits inattendus dans ce feuille- Bien que la rupture entre Iglesias et Erre- ton fratricide pour la gauche espagnole, jon se soit concrétisée il y a peu, les dif- ont adouci la position d’Iglesias. férences entre eux existent depuis trois « Íñigo, malgré tout, n’est pas un traître, ans. Ces deux anciens professeurs de mais il doit être un allié de Podemos », a sciences politiques étaient liés non seu- assuré mercredi dernier Iglesias dans un lement par une étroite amitié, mais ils ont post sur Facebook publié avant la tenue composé un binôme qui a bouleversé d’un conseil national extraordinaire du par- la politique espagnole. D’un côté, Igle- ti. Le leader de la gauche radicale est en sias, 40 ans, le leader charismatique. De congé de paternité et il n’a pas participé l’autre, Errejón, 35 ans, le stratège – très à cette réunion. Errejón non plus, après proche de la théoricienne du populisme le veto de la direction. Le verdict de ce de gauche Chantal Mouffe, avec laquelle a conclave a été crucial : ils ont entrouvert la coécrit le livre Construire un peuple et qui porte en vue d’une alliance avec Más Ma- a eu un rôle-clef dans la structuration d’un drid. Le résultat de ces tractations condui- parti qui, en 2015, a conquis les mairies ra ou non à l’implosion de Podemos. de Barcelone et Madrid et obtenu plus de 20% des voix aux législatives. TROIS ANS DE TENSIONS Mais ce genre d’amitié se fait rarement INTERNES sans anicroche et c’est un fait complète- Ce schisme aurait lieu dans un moment ment fortuit qui a accentué la méfiance où Podemos est mis à mal aux sondages entre les dirigeants de Podemos au dé- (environ 15% des voix). Parallèlement, but 2016. Un proche d’Errejón a laissé l’extrême droite de Vox commence à émer- ouverte la session de son ordinateur au ger dans le paysage politique espagnol siège du parti, ce qui a permis à Iglesias après son entrée retentissante au Parle- et son entourage de découvrir l’existence FÉVRIER 2019 | Regards | 6
GAUCHE : LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION d’un groupe de Telegram, dont le nom Madrid, Podemos a souffert d’une forte était «coup du berger», dans lequel des re- perte de popularité lors des deux der- présentants errejonistes conspiraient pour nières années, notamment à cause de la prendre le contrôle de la direction régio- gestion d’Iglesias, jugée trop proche des nale du parti à Madrid. Dont acte. Mais la indépendantistes lors de la crise catalane brouille s’est aussi portée, de façon plus en octobre 2017 et de l’arrivée de Sán- stratégique, sur la nécessité de faire une chez au pouvoir – et maintenant, « les so- alliance avec les communistes d’Izquierda cialistes sont à nouveau perçus comme le unida. vote utile à gauche ». « UN MODÈLE MACRONISTE » C’est finalement les résultats décevants La confrontation entre Errejón et Iglesias en Andalousie où la coalition entre Pode- pour le contrôle de Podemos a fait cou- mos et la Gauche Unie a perdu trois ler beaucoup d’encre dans la presse députés et 300.000 voix, qui a poussé espagnole, notamment au moment de la définitivement Errejón à se démarquer du deuxième convention nationale du parti en parti d’Iglesias. Il a préféré s’allier avec février 2017. Les thèses d’Iglesias ont reçu Carmena et construire son projet politique alors le soutient majoritaire des militants. autour de son charisme personnel et celui Après sa défaite, Errejón a abandonné ses de la maire de Madrid. Contrairement au responsabilités comme stratège et porte- leader de Podemos qui a été objet d’une parole du groupe parlementaire. Son seul sorte d’Iglesias-bashing, Errejón a reçu prix de consolation a été d’être tête de liste un traitement médiatique beaucoup plus aux élections régionales à Madrid. bienveillant, notamment de la part du jour- « Il est difficile de savoir si les différences nal El País. entre Iglesias et Errejón sont plus person- « Dans certaines cénacles du pouvoir, on nelles ou plus idéologiques. La réalité, c’est essait de lancer un modèle macroniste, qu’Iglesias croit que le régime politique avec une alliance du grand centre entre le espagnol est en crise et qu’il doit creuser PSOE et Ciudadanos », a alerté Iglesias des tranchées idéologiques au sein de la mercredi dernier. Et d’avertir que, pour gauche alors qu’Errejón veut adopter une atteindre cet objectif, « certains analystes stratégie clairement populiste, en dépas- souhaitent une scission d’une gauche mo- sant le clivage gauche-droite », explique le dérée de Podemos ». Errejon et Iglesias politologue espagnol Pablo Simón. Selon leur donneront-ils raison ? ce professeur de l’Université Carlos III de Enric Bonet FÉVRIER 2019 | Regards | 7
Parti socialiste : la maison des destins croisés Après Hollande, avec Macron, les socialistes ont complètement perdu le Nord. C’est comme si plus personne dans la maison PS n’était capable de trancher sur la ligne à adopter : la social-démocratie ou le libéralisme ? Le Parti socialiste, (re)fondé en 1971 les marchés. En un sens, le PS est la par François Mitterrand, allié à la droite fabrique du macronisme. et à la gauche de ce parti, contre un centre qui lui résistait en vain, a porté Victime du rejet puis de la défection du au pouvoir avec le présidence Hollande Président Hollande, le PS est aujourd’hui des idées en phase avec le consensus la première victime (avec l’UMP-LR) de doctrinal de l’Union européenne et un la tripolarisation de la vie politique, telle personnel politique davantage soucieux que l’a décrite Pierre Martin. De fait, de plaire aux milieux dirigeants de l’éco- comme dans d’autres occasions histo- nomie globalisée qu’à la base électorale riques bien plus douloureuses pour le historique de la gauche. pays, pour reprendre les mots de Léon Au cœur de ce personnel, Emmanuel Blum, « le parti a choisi de ne pas choi- Macron, considéré comme un jeune sir ». Il a choisi de ne pas choisir entre prodige de la technostructure sociale Macron – sa politique, ses soutiens, la et ardent défenseur de réformes struc- logique qui le guide – et une alliance «à turelles censées rassurer «Bruxelles» et gauche», pour le changement. FÉVRIER 2019 | Regards | 8
GAUCHE : LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION LE CHANGEMENT, Racisme comme des grèves de 86, C’EST JAMAIS MAINTENANT blessé en plein vol par une affaire «de Certes, l’inventaire d’Olivier Faure est montres» qui ne prouva rien sinon une un pas en avant. Il fait opportunément passion moins coûteuse qu’une grosse l’impasse sur la question de l’intégration cylindré de député des Vosges ou de la européenne et, tout particulièrement Dordogne, Julien Dray. d’abord de « l’intégration négative » (Fritz Scharpf) enclenchée au cours des Faure ne jure que par la constitution d’un années 1980 (déréglementation, déré- attelage large aux européennes, afin de gulation, libéralisation des marchés) et diluer la responsabilité du PS – et la de la politique choisie par François Hol- sienne – dans ce qui s’annonce être une lande, lorsqu’il opta pour la non-renégo- épreuve douloureuse. Dray ne pense ciation du TSCG – dit «traité Merkozy» qu’à une chose : faire prendre position – signifiant ainsi que l’Europe – comme au PS dans l’affaire des gilets jaunes. mythe et comme programme – demeu- Chaque samedi, il s’en va discuter avec rait bien le projet de substitution au so- le «peuple des ronds-points» et part du cialisme auquel adhèrent les socialistes principe que ce mouvement ressuscite français. une frontière de classe et sans doute Au fond, rien n’a fondamentalement une frontière politique. Le PS de Faure changé dans la «vieille maison» depuis fuit le sujet. Dray plonge dedans. C’est 1983 et le Congrès de Bourg-en- sans doute cela la politique, la vraie, Bresse, entérinant la «parenthèse libé- celle qui a fait plonger Mitterrand dans le rale» et surtout depuis le Congrès de bouillonnement post-68 (à défaut d’avoir l’Arche, entérinant la fin du PS d’Epinay, su profiter de l’événement au temps T) au profit d’une résignation libérale et et qui devrait faire plonger le PS dans d’un « atlantisme à la charentaise » (Di- le «Moment Gilets Jaunes», à savoir se dier Motchane, rédacteur de la motion mettre au service, via son tissu d’élus de synthèse d’Epinay). locaux, d’un mouvement encore plas- Semaine après semaine, un face-à-face tique et protéiforme, et surtout, à défaut se dessine entre Olivier Faure, Premier d’en devenir le porte-parole naturel (ce secrétaire du PS et un cacique du parti, qui est difficile) porter la critique radicale longtemps stratège des mouvements des atteintes aux libertés fondamentales de jeunesse, apprécié de François Mit- et des violences manifestes des forces terrand, inventeur et inspirateur de SOS de l’ordre. Or, rien. Qu’Olivier Faure soit FÉVRIER 2019 | Regards | 9
lié amicalement à Christophe Castaner semble avéré. Que les groupes socia- listes du Palais du Luxembourg ou du Palais Bourbon ne disent mot de l’usage des armes mutilatrices employées de- puis des semaines par les forces de PS doit retrouver une analyse du monde l’ordre semble plus curieux. (quid de l’atlantisme et du tropisme néocons des années passées), un dia- UN PARTI ISOLÉ, HORS-SOL logue avec la société, qu’il doit mobiliser Le PS est entre deux mondes. C’est là – c’est-à-dire pour parler à l’ancienne sa fragilité. Localement, à chaque dépla- – le «mouvement réel des masses» – et cement du Président, il découvre, mé- prendre position de façon à faire clivage dusé, l’ampleur de ce qui, en son sein, face au gouvernement, c’est-à-dire en constitue un véritable fractionnisme ma- critiquant sa politique de maintien de croniste. Politiquement, nationalement, il l’ordre désormais aussi dépassée que ne parvient à se situer entre un espace dangereuse. contestataire écolo-démocratico-social Ces clés pour l’action sont-elles à la por- et un grand centre libéral et européen tée du PS ? Rien n’est moins sûr. Il res- autant tenté aujourd’hui par l’exercice tait au moins au PS de 1969 une idéo- de la contrainte qu’il le fut hier par celui logie, un dialogue «idéologique» avec le de la fabrique d’un consentement, édifié PC, un personnel estimable – Mollet, sur les bases du désarroi civique devant Savary, Quillot – une opposition internet la crise de régime. – le CERES, Chevènement, Motchane, C’est au fond cet entre-deux qui oblige Sarre – et un François Mitterrand atten- le PS à discuter avec un collectif – Place dant habilement dans le vestibule de la Publique, présidé par Raphaël Glucks- Cité Malesherbes. Rien d’équivalent ne mann – afin de noyer (semble-t-il) son permet d’espérer. Au fond, le PS est désarroi politique dans une alliance de confronté au même défi que le jeune circonstance avec CAP 21 de Corinne héros de «l’Histoire sans fin», film fantas- Lepage, le PRG résiduel, les quelques tique des années 80, il doit lutter pour amis français de Yanis Varoufakis et la que Le Néant ne l’emporte pas… De très confidentielle UDE. On l’a compris, primes abords, c’est mal engagé. le cœur du problème est politique. Le Gaël Brustier FÉVRIER 2019 | Regards | 10
GAUCHE : LE TEMPS DE LA REMISE EN QUESTION FÉVRIER 2019 | Regards | 11
CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES
Grève générale : l’occasion manquée ? Face à la mobilisation spontanée des gilets jaunes, les syndicats sont passés de leur défiance initiale à des tentatives de rapprochement restées incomplètes. Ce mardi 5 février, ils manifestent enfin. L’émergence des gilets jaunes a pris UNE RENCONTRE de court aussi bien le gouvernement D’UN GENRE NOUVEAU et ses alliés que l’ensemble du camp Des hommes et des femmes en jaune progressiste. Du côté des syndicats, fluo investissent les ronds-points du la première réaction a été la méfiance. pays. Ils ne présentent pas une couleur Et pour cause, le contexte ne semblait politique claire, mais portent des reven- pas propice à l’action syndicale. Si les dications défendues de longue date par demandes de justice sociale et fiscale les syndicats. Ces derniers, débousso- ainsi que le profil majoritairement po- lés, ont répondu par la méfiance avant de pulaire de ce mouvement rappellent la tenter pas à pas un rapprochement. Fin base historique du champ syndical, la octobre, des citoyens parfois proches mobilisation s’est déroulée en dehors de l’extrême droite appellent à mani- du monde de l’entreprise et a vu se tenir fester le 17 novembre 2018. L’Union côte à côte des petits patrons et leurs syndicale Solidaires publie un commu- employés, le tout avec une infiltration niqué dénonçant une « manipulation » – relative mais certaine – de l’extrême de l’extrême droite tandis que Philippe droite. Quoi qu’il en soit, ce mouvement Martinez intervient à France Inter pour interroge les syndicats sur le rôle qu’ils trancher : « Il est impossible d’imaginer doivent jouer tandis que la construction la CGT défiler à côté du Front national ». d’une grève générale aurait sans doute Avec plus de 280.000 personnes sur permis une union de ces deux acteurs, 2000 blocages et une très forte mobi- tout en donnant une forte impulsion au lisation à la Réunion, la première jour- mouvement. née des gilets jaunes finit de convaincre FÉVRIER 2019 | Regards | 13
les politiques de gauche. L’ampleur du Les organisations sentent l’infléchisse- phénomène parvient alors à modifier – ment et se montrent plus ouvertes au timidement ! – la ligne des organisations mouvement. Le 1er décembre, journée syndicales. En effet, la CGT et Solidaires traditionnelle de mobilisation des sans- ont fini par appeler à la mobilisation, emploi, orchestre le rapprochement de mais sans cibler les gilets jaunes. Elles ces deux pans de la mobilisation. Dans reconnaissent la légitimité des revendi- son communiqué du 27 novembre, Soli- cations sociales et progressistes, tout daires invite à faire de cette journée la en se limitant à inviter le mouvement à rencontre de différents mouvements venir à leur rencontre plutôt qu’à tenter et modes d’actions : le Collectif Rosa d’y aller elles-mêmes. Finalement, ce ne Parks, chômeuses et chômeurs, grèves sont pas les gilets jaunes qui débarquent dans les lieux de travail et mobilisation chez les syndicats, mais l’inverse. La gilets jaunes pour « des camarades et CGT Chimie, Sud Industrie et FO Trans- certains syndicats de Solidaires ». De port décident de soutenir officiellement même, la CGT profite de cette date ha- le mouvement. C’est le second acte, bituelle pour renforcer l’appel des gilets le samedi 24 novembre, qui va sonner jaunes sans les nommer, afin « que tous pour les syndicats comme la confir- les citoyens, salariés actifs et retraités » mation d’une compatibilité avec leurs se joignent aux manifestations du 1er revendications et modes d’action. Au décembre, conclut-elle. Avec la journée niveau local, les syndicalistes apportent du 8 décembre, ces deux «actes» des parfois un soutien matériel et logistique. gilets jaunes forment l’apogée de la mo- Une tribune de «syndicalistes contre la bilisation aussi bien à Paris qu’en région. vie chère» est publiée sur Mediapart où une soixantaine d’entre eux affirme qu’il DES RAPPROCHEMENTS, « est possible de s’engager collective- MAIS PAS DE JONCTION ment dans cette bataille » tout en rap- La fracture du syndicalisme français pelant qu’« aucune agression, aucune autour des gilets jaunes n’a pas tardé à violence raciste, sexiste ou homophobe apparaître. Les syndicats réformistes ont n’est tolérable, quelle qu’elle soit et d’où pris de franches distances dès le début qu’elle vienne ». du mouvement. Le 13 décembre, à la FÉVRIER 2019 | Regards | 14
CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES suite d’une réunion nationale de ses orga- de la ministre Pénicaud, le mal est fait. nisations, le bureau national de Solidaires L’incident illustre les hésitations et la publie une déclaration appelant à une perte de repère de la CGT dans le mou- journée de grève interprofessionnelle le vement. 14 décembre et à participer à la manifes- Localement, des syndicalistes viennent tation des gilets jaunes du 15 décembre. aux manifestations du samedi ou aux blo- Cet appel confirme l’orientation prise par cages de la semaine, mais la réciproque le syndicat et le place décidément du n’est pas vraie. L’appel syndical à mani- côté des soutiens au mouvement. Dans fester le 14 décembre ne débordera pas ce contexte, la CGT reste indécise. La du milieu syndical, avec quelques mil- signature par la CGT d’un communiqué liers de manifestants présents à Paris. regroupant les principaux syndicats – à l’exception de Solidaires – illustre les SITUATION DE FAIBLESSE hésitations de la Confédération. Alors 2018 n’aura pas connu de grève géné- qu’en interne la CGT prônait le rappro- rale. Ce fait amène à réfléchir au rôle et chement avec le mouvement, ce commu- au pouvoir des syndicats. Bien que l’in- niqué du 6 décembre appelle à « engager cantation de la «grève générale» ne soit le dialogue » et la « négociation » avec pas suffisante, un appel clair à une grève le gouvernement le tout en condamnant « interprofessionnelle semble avoir fait toutes formes de violence dans l’expres- cruellement défaut. Avec 11% d’adhé- sion des revendications ». rents, le syndicalisme français se carac- Les réactions ne se font pas attendre. térise par un taux d’adhérents bien plus La fédération Chimie parle d’un « coup faible que d’autres pays européens. En de poignard dans le dos » tandis que dehors des différents outils de mesure, la CGT Haute-Garonne « dénonce » le les syndicats n’ont pas obtenu de victoire communiqué comme un « désaveu » des décisive au niveau national ou dans des luttes en cours. Si le bureau confédéral secteurs d’ampleur depuis la défaite face tente de rassurer sa base en publiant un à la réforme des retraites en 2010. À cela communiqué unilatéral, quelques heures s’ajoutent les réformes du droit du travail plus tard, pour dénoncer les violences et de la représentation qui complexifient du gouvernement et refuser l’invitation davantage l’action syndicale. FÉVRIER 2019 | Regards | 15
Ce contexte, largement défavorable au centres d’impôts par les gilets jaunes. syndicalisme de lutte, semble susciter Selon ce syndicat, 134 centres dans une perte de confiance en soi des orga- 55 départements ont été visés à la fin nisations syndicales. C’est cette perte novembre, de quoi expliquer en partie de confiance qui pourrait expliquer, en la lenteur du ralliement de l’Union syndi- partie, leurs hésitations et leur timidité. cale au mouvement. Le débat interne et Jean-Louis Peyren, secrétaire général la convergence des intérêts de chaque CGT de Sisteron Mourenx, condamne, secteur est à prendre en compte. dans une lettre à la CGT, ces hésitations comme un facteur de plus d’isolement ABSENCE D’IMPULSION des syndicats. Dans sa réponse au com- Durant le mouvement, des syndica- muniqué du 6 décembre, il conclut : listes de différents secteurs et régions « Doit-on, de fait, s’étonner d’être dé- ont essayé de mettre en adéquation la passé par le départ de la révolte du machine syndicale aux gilets jaunes à 17 novembre sans nous ? Eh bien non, travers des plateformes revendicatives, aujourd’hui, la CGT paie toutes ces comme dans la Haute-Loire, ou par des années de réflexions «Y aller ou pas ?», appels à la grève, comme à la CGT Ser- «Sommes-nous prêts ?» » vices publics qui appelle à soutenir la Tout d’abord, la construction d’une lutte des « gilets jaunes, gilets rouges, mobilisation générale nécessite la mise sans gilets ». Toutefois, ces initiatives lo- en route de l’ensemble de la structure cales ne peuvent remplacer le travail de d’un syndicat. La CGT connaît plus mobilisation à l’intérieur des entreprises de 130 organisations tandis que Soli- pour construire la grève. Ce travail peut daires est une union syndicale reposant se faire à l’initiative de la base, mais il sur le consensus et le droit de veto de demande une impulsion nationale. chacun des syndicats qui la compose. Le «bouton» grève générale n’existe pas, Cette structuration rend les structures bien sûr. Mais une grève interprofession- nationales dépendantes des tendances nelle ne peut venir des seuls appels de de leurs différents syndicats. Ainsi, le la base et ce alors même que le patron syndicat Solidaires Finances publiques de la CGT déclarait, dans La Midinale a dénoncé les attaques et blocages de de Regards du 30 novembre : « Notre FÉVRIER 2019 | Regards | 16
CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES responsabilité, c’est de mettre tout le dos à ce mouvement et la majorité de monde en grève ». S’installe un jeu de travailleurs qui le compose [...] ou bien miroirs dans lequel la base et le national nous cherchons à converger », avant attendent de l’autre un signe, une impul- de conclure : « À l’image de certaines sion. Des signes de fédérations ou de de nos structures CGT, nous devons syndicats locaux ont été lancés, mais investir la mobilisation en cours et cher- étaient-ils suffisants ? Apparemment cher des convergences, pas seulement non, à en croire les doutes des struc- dans le discours mais en l’organisant tures nationales. Pourtant, une impulsion réellement ». Les organisations comme du national aurait pu aider à étendre la Solidaires et la CGT – dont le secrétaire mobilisation aux secteurs encore dubi- général appelle à « remettre le couvert » tatifs. dès la rentrée 2019 – n’ont apparem- À Solidaires, l’impulsion s’est faite par ment pas dit leur dernier mot. Mais leur la déclaration du 13 décembre appelant relative absence du mouvement pourrait à la grève interprofessionnelle pour le être un frein important. lendemain. Dès la fin novembre, l’Union Quelle que soit la suite du mouvement syndicale invitait ses collègues à une en jaune fluo – reprise de la mobilisation, réunion intersyndicale dans le but d’en- participation aux élections, etc. –, ce visager une mobilisation générale. Tou- dernier a recomposé en partie le champ tefois, Solidaires, syndicat minoritaire et des luttes. En outre, il a mis en lumière présent essentiellement dans le public, les difficultés de longue date des orga- ne peut convoquer à lui seul une grève nisations syndicales. Pour les syndicats, générale. Du côté de la CGT, les oscil- l’enjeu est de définir leur rôle face à des lations du bureau confédéral n’ont pas mouvements sociaux d’un genre nou- permis de donner une impulsion suffi- veau, mais aussi et surtout de parvenir à samment claire et forte pour passer des toucher voire à organiser ces catégories initiatives locales à la mobilisation géné- de travailleurs qui ont pris d’assaut les rale. C’est ce que pointent des cégé- ronds- points, sortant ainsi du silence tistes dans leur appel du 13 décembre et, momentanément du moins, de l’iso- qui affirme que la CGT « est à une croi- lement. sée de chemins ou bien [elle] tourne le Arthur Brault-Moreau FÉVRIER 2019 | Regards | 17
Manif du 5 février : convergence en construction La rue de Rivoli s’en souviendra de ce mardi 5 février 2019. Ce jour sera, peut-être, celui d’une nouvelle ère : celle où les gilets jaunes ne sont plus seuls face à la Macronie. Enfin, les syndicats sont sortis du bois. nombreux — et de citoyens sans signe Et ça se voit. Des dizaines de milliers de distinctif, ces derniers formant le gros manifestants ont ainsi répondu présent des manifestants. à l’appel, notamment, de la CGT, de FO, C’est dans une ambiance particulière de FSU et de Solidaires, mais aussi des que tous se retrouvent. Il y a une forme lycéens et des étudiants. de défiance, comme si un malentendu Une foule dense — impossible de la les réunissait. Exemple frappant quand dépasser dans l’étroit parcours allant la foule entonne la Marseillaise et que, de l’hôtel de ville à la Concorde —, au micro, un syndicaliste répond avec mais, malgré tout, divisée. 30.000 per- l’Internationale. sonnes à Paris selon la CGT. Près de Si l’on voulait caricaturer, on dirait que 300.000 dans tout le pays. Devant, le l’ancien monde social et le nouveau se cortège de tête fait sa réapparition. Et regardaient en chiens de faïence. le moins que l’on puisse dire, c’est que le «black bloc» était là en nombre, en A QUOI JOUE LA POLICE ? force. En fin de manif, les syndicats, Il faut saluer ici le sang-froid de la foule nombreux aussi. Entre les deux, un face aux forces de l’ordre. À plusieurs subtil mélange de gilets jaunes — très instants, la situation aurait pu exploser, FÉVRIER 2019 | Regards | 18
CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES mais nul n’a cédé aux provocations. lui préférant «la police avec nous». D’abord lorsque le cortège de tête est Comme un air de Nuit debout. passé devant le Conseil d’État. Sa déci- sion de ne pas interdire le LBD est dans ### Fin de l’interlude ### tous les esprits. On a bien cru que les manifestants allaient pénétrer dans le PENDANT CE TEMPS-LÀ, À bâtiment. Mais non. L’ASSEMBLÉE... Plus tard, quelques dizaines de CRS Finalement, la manif arrive à Concorde sans entament des mouvements au niveau de qu’il y ait vraiment eu accrochages avec les la place Vendôme. Ils remontent la manif CRS. Loin derrière, les syndicats et leur im- sous les arcades de Rivoli. L’ironie du pressionnant service de sécurité ont laissé sort les fait se positionner rue d’Alger — plusieurs dizaines de mètres entre eux et le en mémoire de leur héritage ? reste des manifestants. Pourquoi ? Faut-il n’avoir aucune honte pour en- La place de la Concorde sera témoin voyer ainsi ces hommes servir d’appâts d’une de ces crapuleries de l’histoire aux «casseurs» ? Mais le guet-apens de France. Rive droite, les manifestants, n’a pas fonctionné. Les casques bleus majoritairement pacifiques, se font ga- ne trouveront que des huées, des «tout zer. Rive gauche, les députés votent la le monde déteste la police». Et un sen- loi anti-manifestants. Toute honte bue. timent massif : les gens ont peur des Les quelques députés abstentionnistes forces de l’ordre. de La République en marche ne sont que poudre de perlimpinpin. ### Interlude ### Il faudra, au prochain rendez-vous de cette convergence naissante, être bien plus Ce chant, «tout le monde déteste la nombreux, soudés et déterminés pour faire police», aura été principalement scandé réellement trembler ce monde en déclin. par des non-gilets jaunes. Ces autres Loïc Le Clerc FÉVRIER 2019 | Regards | 19
Refugees Welcome : replacer la nécessité de l’accueil au coeur de la campagne des européennes Dans le sillage de l’appel pour l’accueil des migrants d’octobre dernier, l’eurodéputée Marie-Pierre Vieu, membre du PCF et de la GUE/NGL, était à l’initiative du forum promouvant la liberté de circulation et l’égalité des droits sociaux, le 16 et 17 février à Tarbes. Les flux migratoires en direction de a une crise de l’accueil en Europe » : l’Union européenne (UE) ont atteint voici la thèse forte qu’ont voulu ainsi leur plus bas niveau depuis la crise de opposer les participants du forum «Re- l’accueil des réfugiés déclenchée par fugees Welcome, bienvenue plaven- la guerre en Syrie1. Pourtant, « péril de gut», ce week-end à Tarbes. Un lieu qui l’immigration » est systématiquement ne doit rien au hasard : pendant long- brandi par la droite et l’extrême droite au temps communiste, la préfecture des risque même de dominer les élections Hautes-Pyrénées est une ville ouvrière européennes du printemps 2019. « historiquement liée à l’accueil et « Il n’y a pas de crise migratoire, il y tout particulièrement des républicains espagnols », selon l’eurodéputé PCF 1. Le nombre de franchissements illégaux des Marie-Pierre Vieu. frontières du continent a été divisé par neuf, En incluant la mention plavengut (bien- passant de 1,8 million en 2015 à 204 219 en venue en occitan), les organisateurs 2017, selon l’agence Frontex. ont placé l’évènement sous le signe de la diversité culturelle, ici et ailleurs. FÉVRIER 2019 | Regards | 20
CONVERGENCE ET SINGULARITÉ DES LUTTES « Aujourd’hui, le gouvernement et l’Eu- terranée, Ana Miranda (eurodéputée rope agitent les peurs, poursuit Marie- galicienne, groupe Verts/ALE), Edwy Pierre Vieu. Il nous faut répondre par la Plenel (co-fondateur et président de solidarité et un message de bienvenue. Mediapart), Sarah Soilihi (championne » En effet, les calculs électoralistes, à du monde de kick-boxing), Jean-Fran- droite bien sûr, mais aussi trop sou- cois Mignard (secrétaire général de vent à gauche, reposent sur le postulat la Ligue des Droits de l’Homme Midi- que l’opinion publique, tout particuliè- Pyrénées), Marie-Christine Vergiat rement en dehors des grandes métro- (eurodéputée française, groupe GUE/ poles, est hostile à l’immigration, aux NGL), Isabelle Thomas (eurodéputée étrangers et à toute forme d’ouverture française, groupe Génération) des frontières. « C’est notre salut qui est en question Or, loin des feux médiatiques, une dans cette histoire. Il faut éviter le piège série d’initiatives est venue démontrer que l’on nous tend. Comprendre que le contraire : dernier exemple en date la menace de l’immigration est agitée à Bayonne, où, de manière inédite, pour détourner l’opinion publique des le maire de centre-droit Jean-René vrais enjeux écologiques et sociaux. Etchegaray et des bénévoles, ont mis Toutes les gauches devraient être ici en place l’automne dernier un héber- », a ainsi martelé Marie-Christine Ver- gement d’urgence de 150 lits, et ce, giat. En effet, les ténors de l’extrême en dépit des mises en garde du préfet droite, portés par leurs bons résultats des Pyrénées-Atlantiques. aux dernières élections, dont tout ré- cemment Vox en Espagne, s’imaginent « TOUTES LES GAUCHES désormais majoritaires au Parlement DEVRAIENT ÊTRE ICI » européen. À Tarbes, plus de cinq cents personnes Et si Emmanuel Macron s’est auto-dé- se sont ainsi retrouvées pour des pro- signé comme leader du camp progres- jections, des prises de paroles de mi- siste, avec la loi pour une immigration grants et le parrainage républicain de maîtrisée promulguée le 10 septembre six enfants menacés d’expulsion. Plu- dernier, son gouvernement mène de sieurs tables-rondes réunissaient en- manière scandaleuse une politique suite des représentants de SOS Médi- dans le sillage des plus virulents natio- FÉVRIER 2019 | Regards | 21
nalistes européens2. « Il y a un devoir d’hospitalité qu’un continent aussi riche que l’Europe devrait respecter, commente ainsi Edwy Plenel, le droit fondamental de se déplacer, de choi- sir son pays est une question transpa- rtisane. Si l’on n’est pas solidaire de ceux qui viennent du lointain, on ne le argent devrait être tout simplement et sera pas avec le prochain. » tout logiquement consacré au sauve- En 20 ans, la coopération des États tage en mer et à l’accueil », poursuit européens n’a cessé de se renfor- Marie, une bénévole de SOS Méditer- cer afin d’empêcher les arrivés de ranée. Il est en effet illusoire de penser migrants. Depuis 2005 et Frontex, les que l’on va pouvoir contenir et à fortiori frontières maritimes de la Méditerra- interrompre les flux migratoires. née, jugées plus poreuses, font alors « À vouloir le faire, on finit toujours par l’objet de l’attention la plus soutenue être contraint au pire », pouvait-on lire avec des moyens financiers et des dans le Manifeste pour l’accueil des technologies militaires de pointe. « La migrants pour lequel se sont asso- surveillance des frontières s’est muée ciés les rédactions de Regards, Poli- ces dernières années en un business tis et Mediapart. Dans ce sillage, les hautement profitable. Or tout cet militants et les personnalités politiques réunis à Tarbes ont rappelé à leur tour 2. Le gouvernement français a instauré le que la liberté de circulation et l’égalité fichage des mineurs isolés, banalisé les au- des droits sociaux pour les immigrés diences de demande d’asile par visioconfé- présents dans les pays d’accueil sont rence, durci l’accès à un titre de séjour pour des droits fondamentaux de l’huma- les parents d’enfants français, limité le droit nité. du sol à Mayotte, etc. Jean Sébastien Mora FÉVRIER 2019 | Regards | 22
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LE XXIÈME SIÈCLE SERA RELIGIEUX OU NE SERA PAS
Les Républicains et la sécularisation du catholicisme, sans foi ni loi Charles de Gaulle disait : « La République est laïque, la France est chrétienne ». Une maxime que la droite a faite sienne... avec quelques adaptations. Ainsi, en 2019, le parti Les Républicains parle religion, sans aucune piété, juste par identité. Lorsque l’adjoint au maire de Versailles Ou encore, en 2014 lors d’une confé- François-Xavier Bellamy a été désigné rence d’un institut catholique tradition- comme tête de liste Les Républicains naliste : (LR) pour les élections européennes, chacun s’est empressé d’aller creuser « Il n’y a qu’une seule bonne raison le passé de ce méconnu du grand pu- de croire au Christ, et cette seule raison, blic. Rapidement, certains de ses pro- c’est la certitude que le christianisme dit pos ont refait surface – Internet n’oublie la vérité. » rien. Ainsi, en 2015 au site Aleteïa, il déclarait : Le ton est donné d’emblée. Chez «Bel- lamy le professeur de philosophie», on « Nous, catholiques, attendons de ne voit plus que «Bellamy le catholique». prendre le pouvoir pour changer le monde […] Nous n’avons plus le droit BELLAMY, TU L’AIMES d’être indifférents et de délaisser le OU TU LE QUITTES ? monde et ces lieux où nous serons Le choc est violent. Au grand jour, Fran- capables de faire briller la Lumière du çois-Xavier Bellamy passe alors pour un Christ. » extrémiste, autant à gauche (logique) qu’à droite. Le patron de l’UDI, Jean- FÉVRIER 2019 | Regards | 25
Christophe Lagarde, le place carrément maître de conférence à l’Université de à « l’extrême droite de LR ». Même son Bordeaux1, tient à souligner que « Fran- de cloche pour François Hollande, qui çois-Xavier Bellamy est assez modéré. s’étonne de voir le parti de la droite dite C’est un catholique convaincu, certes, «de gouvernement» se « choisir un can- mais il n’en fait pas registre publique- didat pour les européennes plus à droite ment. » D’ailleurs, Lydia Guirous, porte- que l’extrême droite ». Jusqu’au pré- parole de Les Républicains, l’assure : sident LR du Sénat Gérard Larcher, le- « François-Xavier Bellamy parle en intel- quel regrette ce choix d’une tête de liste lectuel, en élu, mais pas en catholique ». qui « ne coche pas toutes les cases ». A ces attaques, François-Xavier Bellamy CATHOLICISME LAÏC répond « caricatures stupides ». Et pour- Depuis plusieurs années, de nombreux tant si, ce trentenaire coche bon nombre élus LR multiplient les appels de phares. de cases. Valérie Boyer arbore sans cesse une Selon le directeur de l’Observatoire des large croix autour du cou – que ce soit radicalités Jean-Yves Camus, en choi- sur les plateaux de télé ou dans l’hémi- sissant François-Xavier Bellamy, « Lau- cycle. Eric Ciotti mène depuis longtemps rent Wauquiez fait le pari de mettre un une lutte pour inscrire les «racines chré- candidat qui essaye de doter son parti tiennes» de la France dans la Consti- d’une colonne vertébrale idéologique. Il tution. Laurent Wauquiez, à l’instar de considère que le cœur sociologique de Robert Ménard, insiste pour installer une son électorat, c’est celui que François- crèche dans le hall du conseil régional Xavier Bellamy représente. » Ce dernier qu’il préside. Non pas que ces «Répu- a manifesté contre le mariage pour tous. blicains» soient de fervents catholiques. Il faisait partie des «Veilleurs» avant de Yann Raison du Cleuziou y voit avant participer à la création de Sens commun tout une stratégie électoraliste visant – dont il devait prendre la tête avant que, cette « large population qui, sans être finalement, son nom n’y soit pas associé. pratiquante, considère être culturelle- François-Xavier Bellamy évoque réguliè- ment catholique », là où les pratiquants rement son opposition à l’avortement, ne pèsent plus grand-chose électorale- avec une finesse d’esprit qu’on ne peut lui enlever. 1. À paraître : Une contre-révolution catholique. Pourtant, Yann Raison du Cleuziou, Aux origines de La Manif pour tous (Seuil) FÉVRIER 2019 | Regards | 26
LE XXIÈME SIÈCLE SERA RELIGIEUX OU NE SERA PAS ment. « On n’est pas communautaristes, cisme fait partie de la culture française. Il tranche Lydia Guirous. On ne s’adresse faut savoir d’où l’on vient. » pas à une clientèle mais à l’ensemble Paradoxalement, cette montée en puis- des citoyens. » Il semblerait pourtant que sance de la thématique catholique LR a bien saisi un changement de para- au sein du champ politique se fait de digme : quand on demande aux Français concert avec le déclin du nombre de s’ils sont catholiques, 54% répondent catholiques pratiquants en France – la «oui». Quand on leur demande s’ils sont part des catholiques pratiquants dans croyants, 55% répondent «non». Ce qui la société française représentent entre fait, à l’arrivée, beaucoup de Français 1,8% (pratiquants hebdomadaires) et d’éducation, de culture catholique, non- 4-5% (pratiquants mensuels). Côté poli- croyants et non-pratiquants. tique, on observe surtout un discours Yann Raison du Cleuziou développe autour des «racines chrétiennes» ou de l’idée d’un « glissement du cultuel au certains enjeux symboliques comme les culturel » où le patrimoine catholique crèches dans les mairies, la protestation serait considéré comme « un héritage contre les profanations d’églises, le tout partagé, qu’on soit croyant ou pas ». agrémenté d’une revalorisation patrimo- Ainsi n’assiste-t-on pas à un retour du niale du catholicisme. En parallèle, côté religieux à proprement parlé, mais à une catholiques, l’érosion interne se recom- construction purement politique. Yann pose sur les groupes qui ont la plus forte Raison du Cleuziou parle même d’une capacité à se perpétuer. Ce sont les « nouvelle étape de la sécularisation du courants les plus conservateurs qui, tout religieux » et rappelle que « Patrick Buis- en étant minoritaires, pèsent de plus en son, qui est un peu le théoricien de ce plus. Et ils s’organisent. catholicisme identitaire, dit clairement dans son ouvrage La cause du peuple RADICALISATION EXPRESS que les églises et les crèches ne sont La «Manif pour tous» est un véritable plus des objets de piété – puisque la tournant pour nombre de catholiques, piété s’est raréfiée –, et que, par consé- avec un avant et un après. Beaucoup dé- quent, on peut les utiliser comme instru- couvrent l’expérience militante, des liens ments d’identité ». Une théorie que ne se créent, au point de faire de 2013 l’an- contredit pas Lydia Guirous, qui argue née de (re)politisation des catholiques. que « la France a une histoire, le catholi- Patrick Buisson, ancien conseiller de FÉVRIER 2019 | Regards | 27
Nicolas Sarkozy, y voyait l’émergence de soutenir François Fillon l’a discrédité d’un « populisme chrétien ». Depuis, la dans toute une partie des catholiques cathosphère est en ébullition. « Des tas conservateurs qui le considérait comme d’initiatives politiques se déploient – le tenant d’un positionnement tiède », parfois antagonistes –, dont la création analyse Yann Raison du Cleuziou. Et de de Sens commun, des journaux Limite développer : et L’Incorrect, explique Yann Raison du Cleuziou. Ces militants vont investir les « Il y a trois courants qui se battent : structures politiques pour créer un rap- 1/ Sens commun, ce sont les modérés. port de force interne. » Ils considèrent qu’il faut rester dans LR, La primaire de la droite en 2016, puis la que des compromis sont acceptables candidature de François Fillon en 2017 pour arriver au pouvoir (ils ne sont pas seront les premières fortes incarnations en faveur de l’abrogation de la loi Tau- de ce lobbying catholique. « Quand bira, par exemple). 2/ Jean-Frédéric Fillon dit «je suis chrétien», il brise Poisson et le Parti chrétien-démocrate. un tabou. Il place la question de la foi Ils se sont fait prendre leur monopole dans le débat présidentiel. Ce qui était par Sens commun. Mais pour eux, on jusqu’alors inédit », rappelle Pascale ne peut pas faire de compromis sur ses Tournier, journaliste à La Vie, auteure de idées. 3/ Marion Maréchal-Le Pen, qui a Le vieux monde est de retour. Enquête acquis une autorité très importante chez sur les nouveaux conservateurs (Stock). les jeunes catholiques. Jean-Frédéric Pourtant, le champion de la droite n’a Poisson et Marion Maréchal sont pour jamais participé à une «manif pour tous», un décloisonnement des droites et donc contrairement à Valérie Pécresse ou des alliances LR/RN – c’est le projet Gérard Larcher. Qu’importe. Sens com- de «la droite hors-les-murs» –, alors que mun le suit. Le Parti chrétien-démocrate Sens Commun y est hostile, pour l’ins- aussi. L’échec sera dur. tant. » « Le fait que Sens commun choisisse FÉVRIER 2019 | Regards | 28
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