DEBATE - DÉBAT Les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale : réflexion à mi-terme - Journal of Belgian History

 
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DEBATE - DÉBAT

Les commémorations du                              le colloque international War and Fatherland.

centenaire de la Première                          Nations, Identities and the First World War,
                                                   organisé en octobre 2015 par le CegeSoma,
Guerre mondiale : réflexion                        avec le soutien de diverses universités et
à mi-terme                                         institutions scientifiques belges.

                                                   À la croisée de ces dynamiques, la RBHC
Introduction                                       propose, à mi-terme du processus commé­
                                                   moratif 14-18, de prendre le temps de la
Catherine Lanneau                                  réflexion et de porter un regard critique –
Co-rédactrice en chef BTNG/RBHC                    rétrospectif et prospectif – sur le phénomène
                                                   commémoratif d’une part, et sur les nouveaux
Depuis 2014, la Belgique, comme de                 champs de recherche et de diffusion du
nombreux autres pays dans le monde, est            savoir concernant la Première Guerre mon­
entrée dans une longue période commémo­            diale, de l’autre. Les trois textes proposés ci-
rative, celle du centenaire de la Première         après s’inscrivent bien davantage dans une
Guerre mondiale. Dans la Revue belge               logique de complémentarité que dans une
d’Histoire contemporaine, en 2012 (XLII, 4),       perspective de discussion contradictoire. Ils
la rubrique “Débat” avait déjà en­    visagé un    reflètent en outre les points de vue de deux
certain nombre de questions liées aux prati­       générations d’historiens, celle des senior
ques commémoratives, à leurs con­       ceptions   researchers et celle des doctorants, et ras­
différenciées entre la Flandre et la Fédération    semblent des auteurs issus des deux gran­des
Wallonie-Bruxelles, aux rap­    ports entre his­   communautés linguistiques. Ce faisant, la
toire et mémoire mais aussi entre historiens       RBHC s’emploie à jouer son rôle de forum et
et “demande sociale”. Intro­duit par Chantal       de lieu d’échange en histoire contemporaine
Kesteloot, le dossier avait donné la parole        de la Belgique.
à Sophie De Schaepdrijver, Laurence van
Ypersele et Nico Wouters. Depuis lors, les         Intitulé Pour une analyse du phénomène com­
grandes cérémonies internationales d’août          mémoratif, le premier texte est signé à quatre
2014 ont ouvert le ban des célébrations du         mains par Chantal Kesteloot et Laurence van
souvenir et les colloques, les publications        Ypersele. Docteure en histoire de l’ULB,
et les expositions se sont multipliés. His­        aujourd’hui responsable du sec­teur Histoire
toire académique, histoire publique et mani­­      publique au CegeSoma, Chantal Kesteloot
festations mémorielles contribuent, chacune        est à la fois productrice d’ouvrages de vul­
à leur manière, à maintenir la Grande              gari­­
                                                        sation et analyste du phénomène com­­
Guerre en bonne place dans l’agenda histo­         mé­ moratif et mémoriel. Elle a notamment
riographique. En témoignent notamment les          publié, avec Mélanie Bost, un Courrier
expositions historiques montées, en 2014-          hebdomadaire du CRISP sur Les commé­
2015, à Bruxelles (“14-18, c’est notre his­        morations de la Première Guerre mondiale
toire !”) et à Liège (“J’avais 20 ans en 1914”     (n° 2235-2236, 2014). Professeur ordi­   naire
et “Liège dans la tourmente”) mais également       à l’UCL, Laurence van Ypersele est spé­
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cialiste de la Première Guerre mondiale             touristiques et celles pour la connaissance
et de ses commémorations. Elle préside le           historique générale ?). Tout à la fois témoins
groupe de pilotage “Commémorer 14-18 en             et actrices d’un processus en cours, Chantal
Belgique francophone” mis en place par les          Kesteloot et Laurence van Ypersele nourrissent
gouvernements de la Région wallonne et de la        leur propos d’exemples éclairants et prennent
Communauté française.                               date pour l’avenir.

Le texte proposé par les deux historiennes          Le second texte est l’œuvre de jeunes his­
souligne d’abord l’évolution du phénomène           toriens plongés dans un parcours doctoral.
commémoratif, depuis le tournant qu’a re­           À partir de leurs expériences propres, ces
pré­senté le bicentenaire de la Révolution          trois chercheurs se veulent les porte-paroles
française jusqu’au cas d’école que constitue        d’une génération, celle du renouveau des
le centenaire de la Grande Guerre en pas­           études et des projets sur la Grande Guerre en
sant par la question de la “concurrence             contexte commémoratif. C’est à ce titre qu’ils
mémorielle”, qui peut être essentiellement lue      sont intervenus, en 2015, dans le cadre du
comme celle des victimes. Désormais “évé­           colloque War and Fatherland pour tirer les
nement total”, porteur de valeurs et d’ambi­        conclusions d’une poster session ayant per­
tions prospectives, la commémoration est            mis à de nombreux doctorants de présenter
un défi pour l’historien qui doit se forger les     leurs recherches et de communiquer avec
outils d’analyse et d’interprétation nécessai­      le monde scientifique et le public présent.
res. C’est bien là l’ambition des auteures qui,     Sous la direction d’Antoon Vrints (UGent)
dans le cadre d’un projet euro­     péen COST,      et Nico Wouters (CegeSoma), Jan Naert
mènent une réflexion méthodologique avec            mène une recherche comparée sur les élites
des psychologues sociaux ten­dant à produi­         locales en Belgique et en France occupées
re une grille de lecture et d’analyse inter­        (Burgemees­ ters en legitimiteit tijdens de
disciplinaire du phénomène commémo­­       ratif.   Eerste Wereldoorlog. De burgemeester als
Présentée sous forme de ta­bleau, cet­te grille     voeder, hoeder en vertegenwoordiger in bezet
s’articule autour de trois axes : les préparatifs   en bevrijd België en Frankrijk, 1914-1921). Il
(quels sont les moteurs de l’évé­     nement et     bénéficie, pour la période 2013-2017, d’un
leurs liens aux pouvoirs publics ? s’inscrivent-    financement du FWO. Diplômé de l’UCL
ils dans une logique de négocia­     tion ou de     et de l’Université du Kent, Florent Verfaillie
concurrence ? quels sont les moyens mobi­           prépare, quant à lui, une thèse de doctorat
lisés et le plan d’action ?); le moment commé­      sur L’impact social de la Première Guerre
moratif, de plus en plus scé­narisé (quels sont     mondiale : “résistants” et “collaborateurs”,
les divers acteurs, y compris commerciaux ?         sous la co-direction de Nico Wouters
que dire du poids de l’émotion, du rôle des         (CegeSoma) et de Bruno De Wever (UGent),
rituels, du degré de mobilisation populaire ?);     dans le cadre du projet de recherche Belspo-
les résultats, si difficiles à me­surer (quelles    Brain (2013-2017) “The Great War from
sont les conséquences d’une commémora­              Below. Mobility and Cultural Dynamics in
tion sur la cohésion sociale et les représenta­     Belgium (1900-1930) (GWB)”. Enfin, Karla
tions du passé ? quelles sont les retombées         Vanraepenbusch, diplômée de la VUB et de
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l’Université de Neuchâtel, est doctorante au          dologique. L’histoire sociale est, en revanche,
sein d’un autre projet Belspo-Brain (2013-            un champ longtemps négligé mais désor­
2017), “Reconnaissance et ressentiment : ex­          mais en expansion grâce notamment au pro­
périences et mémoire de la Grande Guerre              jet Belspo “The Great War from Below” et
en Belgique (MEMEX WWI)”. Sa thèse, co-               aux recherches menées à l’UGent. En ma­
dirigée par Chantal Kesteloot (CegeSoma)              tière d’histoire politique et militaire enfin,
et Laurence van Ypersele (UCL), porte sur             l’attention se focalise sur la vie politique
Les traces mémorielles de la Grande Guerre            quotidienne en territoire occupé, sur la
dans les villes d’Anvers et de Liège.                 question du droit international – en ce compris
                                                      l’expérience coloniale – et sur les interactions
La contribution rédigée par ces trois doctorants      entre armée et société. Aux yeux des auteurs,
se déploie dans deux directions : une typologie       si les projets de thèses réellement globaux
des projets de thèses liés à la Première Guerre       ou transnationaux demeurent minoritaires,
mondiale et une réflexion sur la valorisation         la nouvelle génération de chercheurs est
de ces recherches en histoire publique. Dans          bien, dans son parcours, ses réseaux et ses
un premier temps, les auteurs quantifient             méthodes, une génération transnationale,
l’essor fulgurant des doctorats concernant la         capable en outre d’insérer la Grande Guerre
Grande Guerre : trente-quatre thèses initiées         dans un cadre chronologique plus large.
dans le contexte commémoratif du centenaire
(la liste est fournie en fin d’article) contre        Les “historiens du Centenaire“ ont-ils une
vingt-quatre au cours des trente années pré­          responsabilité sociale particulière ? Tel est le
cédentes. Ils épinglent l’importance du cultu­        second volet de la réflexion menée par Jan
ral turn intervenu dans les années 1990 mais          Naert, Florent Verfaillie et Karla Vanraepen­
également le volontarisme des pouvoirs pu­            busch. Revenant sur le débat nourri et récurrent
blics en matière de financement de projets            autour du rôle social de l’historien, les auteurs
scien­tifiques, sans pour autant occulter les         en pointent les limites et les ambiguïtés. Ils
risques ou les dérives liés notamment à la            s’efforcent ensuite de quitter le terrain de la
précipitation et au manque de maturation              théorie pour s’interroger sur les possibles
de certains projets. Suivant la classification        modalités d’action : comment l’historien
de Jay Winter et Antoine Prost, les auteurs           peut-il contribuer à une meilleure diffusion
élaborent ensuite une typologie des thèses            des connaissances au sein de la société sans
en trois grandes catégories, parfois poreuses :       rien abandonner de sa rigueur scientifique
les approches politico-militaires, sociales et        et de son indépendance criti­      que ? Pour
culturelles. Concernant le champ de l’histoire        les trois doctorants, le secteur de l’histoire
culturelle, dominant depuis les années 2000,          publique, en pleine expansion, per­     met une
ils montrent que son déclin apparent doit             réelle professionnalisation de l’historien en
être relativisé à l’aune de l’interdisciplinarité :   la matière et constitue un point de ren­con­
si les historiens semblent aujourd’hui moins          tre bienvenu entre les chercheurs académi­
nombreux sur ce terrain, ils sont relayés par         ques et la “société civile”. À leurs yeux, le
les traducteurs, linguistes et psychologues qui       centenaire de la Grande Guerre offre une
contribuent à le renouveler au plan métho­            excellente occasion de mieux articuler re­
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cher­che scientifique fondamentale et large       en souligne toutes les spécificités : un petit
diffu­sion des nouveaux savoirs, pour autant      pays densément peuplé et partagé en deux
que certaines conditions soient réunies : une     communautés lin­    guistiques; un État neutre,
politique à long terme visant à stimuler cette    par ailleurs puis­  sance coloniale, for­  tement
diffusion (notamment sous la forme d’une “la­     impliqué dans le développement du droit
bellisation” scientifique des ouvrages grand      international; un pays marqué par les massacres
public de qualité, reposant sur une évaluation    de civils et leur mémoire mais surtout un pays
crédible), une meilleure coopération entre        presque totalement occu­     pé, sans “arrière”,
chercheurs – toutes disciplines, universités et   avec d’évi­dentes consé­quences sur la capacité
communautés confondues – pour pro­duire           à mobi­liser et à motiver la population, l’armée
un travail commun et de qualité en his­           ou les réfu­giés. Sur chacune de ces réalités,
toire publique et un meilleur ancrage des         des recherches, souvent doctorales, sont en
potentialités de valorisation au sein même        cours ou ont récemment abouti. Plongée,
des projets scientifiques.                        plus que d’autres, dans une “guerre totale”,
                                                  la Belgique a vu ses civils confrontés à des
Le troisième et dernier texte de notre ru­        situations dramati­  ques : membres d’un ré­
brique “Débat” est rédigé par Sophie De           seau d’évasion, agents du contre-espionnage
Schaepdrijver, spécialiste belge de la Pre­       allemand, magistrats entrés en résistance ou
mière Guerre mondiale et personnalité aca­        victimes du travail forcé ont, eux aussi, trouvé
démique au parcours international. Professeur     leurs historiens. Mais la vie des civils n’est-
de mo­  dern European history à la Pennsyl­       elle pas avant tout marquée par la satisfac­
vania State University après avoir dispensé       tion de besoins matériels ? Le ravitaillement
des cours notamment en France et aux Pays-        international, l’accès à la nourriture comme
Bas, elle est actuellement Visiting Professor     source de tensions sociales et politiques ou
à l’Université du Kent. Auteure de l’ouvrage      encore le rôle des multiples organismes d’aide
désormais classique La Belgique et la Première    et d’assistance sont ainsi au cœur de plusieurs
Guerre mondiale (2004; d’abord édité en           projets de thèse, tout comme la question
néer­landais en 1997), elle a aussi participé     de l’économie de guerre. Quant à l’histoire
acti­
    vement à diverses séries documentaires        militaire renouvelée, elle n’est pas absente,
radio­diffusées ou télévisées (VRT-Canvas,        dans ses aspects logistiques, judiciaires et
RTBF, BBC) et à plusieurs expositions sur la      culturels (l’étude des émotions, le rapport entre
Grande Guerre.                                    une société et son armée). Enfin, la question
                                                  des réfugiés belges et celle des étrangers
Sans prétendre à l’exhaustivité, sa contribu­     en Belgique occupée sont, elles aussi,
tion veut offrir un panorama des nouvelles        investiguées. Sophie De Schaepdrijver
recherches menées en Belgique sur l’his­          conclut sur la dimension mémorielle et, plus
toire de la Première Guerre mondiale, à partir    largement, sur l’héritage laissé par cette guerre.
de certaines réflexions développées durant        Les monuments aux morts, les cimetières,
le collo­que War and Fatherland. S’interro­       l’odonymie, la littérature, le cinéma sont
geant sur la pertinence et la signification       autant de sup­   ports matériels du souvenir,
du cadre national à partir du cas belge, elle     alors même que les vétérans, souvent mutilés
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dans leur chair, demeurent des témoins
parfois culpabilisants. Ici aussi, la recherche
est en cours.

Oserait-on conclure en disant que la
Revue belge d’Histoire contemporaine fixe
rendez-vous à ses lecteurs en 2018-2019
pour un bilan final de cette intense période
commémorative et des multiples débats et
recherches qu’elle a suscités ?
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