DOMESTIQUER LE TRADUCTEUR: ANALYSE COMPARATIVE DE L'HUMOUR DE DIEU - Revistes

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DOMESTIQUER LE TRADUCTEUR:
  ANALYSE COMPARATIVE DE L’HUMOUR DE DIEU
     DU CARNAGE ET DE GOD OF CARNAGE
             DE YASMINA REZA

                                                                Hélène Jaccomard
                                                           helene.jaccomard@uwa.edu.au
                                                           University of Western Australia

Résumé
L’article fait le point sur les défis que présentent à la fois la traduction de l’humour et
la traduction des pièces de théâtre. Le traducteur doit identifier l’humour, le ressentir
puis le re-créer de telle sorte qu’il soit, non seulement acceptable aux yeux du public-
cible, mais également amusant sur scène. Il ne fait aucun doute que les défis sont
bel et bien relevés dans le cas particulier du Dieu du carnage de Yasmina Reza (2007)
dont le succès outre Manche et outre Atlantique est à mettre au crédit du traducteur
attitré de l’auteur, Christopher Hampton. Confronté aux doutes émis par Reza quant
à la traduction en anglais de « Art », la pièce qui l’a pourtant propulsée sur la scène
anglo-américaine, il semble que le traducteur ait adopté une démarche plus prudente
et moins créative pour God of carnage. C’est ce que fait ressortir l’analyse comparative
de l’humour verbal de l’original et de la traduction. Il y a domestication, non pas du
texte, mais du traducteur lui-même.

Abstract
“Domesticating the Translator: A Comparative Analysis of Humour in Yasmina Reza’s
Dieu du Carnage and God of Carnage”
The article reviews the challenges facing translators of humour and of drama. They
must identify and experience humour, and then re-create it so that it will not only
be acceptable to the target audience, but amusing on stage. Such challenges have
undoubtedly been met in the case of Yasmina Reza’s Dieu du carnage (2007), whose suc-
cess in Britain and America can be attributed to Reza’s regular translator, Christopher

MonTI 9 (2017: 331-354). ISSN 1889-4178
DOI: 10.6035/MonTI.2017.9.12
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Hampton. However faced with Reza’s doubts about the English translation of «Art», the
play which made her famous on the British and American stage, the translator seems
to have adopted a more cautious and less creative approach for God of Carnage. Such is
the result of a comparison of verbal humour between the original and the translation.
There is domestication, not so much of the text, but of the translator himself.

Mots-clés : Yasmina Reza. Christopher Hampton. Dieu du Carnage. Traduction. Humour.

Key Words: Yasmina Reza. Christopher Hampton. God of Carnage. Translation.
Humour.

Manuscript received on June 25, 2016 and accepted for publication on September 30,
2016.

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http://dx.doi.org/10.6035/MonTI.2017.9.12

Para citar este artículo / To cite this article:
Jaccomard, Hélène. (2017) “Domestiquer le traducteur: analyse comparative de
l’humour de Dieu du carnage et de God of Carnage de Yasmina Reza.” In: Martínez
Sierra, Juan José & Patrick Zabalbeascoa Terran (eds.) 2017. The Translation of Humour
/ La traducción del humor. MonTI 9, pp. 331-354.

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1. Introduction
Examiner la traduction en anglais des comédies de Yasmina Reza est une
démarche intéressante à plus d’un titre. Traduire l’humour d’une pièce de
théâtre, œuvre généralement destinée à être jouée, présente des défis parti-
culiers que ne connaît pas la traduction d’autres textes littéraires, au point
qu’on parle parfois d’intraduisibilité à la fois du théâtre et de l’humour. Il sera
bon de revoir ces défis plus attentivement et d’évaluer comment ceux-ci sont
relevés dans le cas particulier du Dieu du carnage (2007).1 La pièce a rencontré
autant de succès en France qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre, ce qui est un
signe, insuffisant certes, mais un encourageant point de départ pour évaluer
sa qualité. Ensuite, le même auteur a été sollicité pour traduire les quelque dix
pièces de Reza, et même si on se concentre ici sur l’analyse parallèle du Dieu du
carnage et de God of Carnage (2008) en faisant d’occasionnelles comparaisons
avec « Art » (1996),2 il est possible de ‘suivre’ Christopher Hampton et ainsi
de le sortir de l’invisibilité légendaire du traducteur (Venuti 1995). De fait,
entre « Art » et Le Dieu du carnage, on note une évolution significative dans la
stratégie traductive de Hampton, évolution qui ne tient pas seulement à une
différence dans l’humour des deux comédies.

2. Théâtre, humour et traduction
Par rapport à d’autres types de textes littéraires, traduire pour le théâtre est
encore plus problématique pour la bonne raison que, mis à part les rares pièces
consignées pour être lues par devers soi, le texte théâtral est écrit pour être joué.
C’est pourquoi le donneur d’ordre de la traduction est tenu de préciser s’il s’agit
de traduire pour l’édition ou pour la représentation. Dirk Delabastita achève

1. La traduction de Hampton constitue aussi le script du film de Roman Polanski, Carnage
    (2011).
2. Les guillemets à la française (« ... ») font partie du titre original, et sont à l’anglaise (‘…’)
   dans la traduction du titre. Une page Wikipedia lui est consacré en français : https://
   fr.wikipedia.org/wiki/«_Art_» et en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Art_(play). Il
   en est de même pour presque toutes les pièces de Yasmina Reza, par exemple Le Dieu du
   carnage https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Dieu_du_carnage.

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son analyse des traductions françaises de Henry V de Shakespeare en appelant
à creuser la distinction entre traduire « for the ‘page’ or for the ‘stage’ » (2002:
338), chose moins simple qu’il n’y paraît. Dans ce dernier cas, le plus courant,
le traducteur3 doit reproduire en langue étrangère l’oralité de l’original, oralité
simulée et très travaillée. D’ailleurs, même le roman peut être oral, soit qu’il
contient beaucoup de dialogues, soit qu’il est écrit en style parlé ; il revient
alors au traducteur d’« en réinventer un avec les moyens, et selon le génie, de
la langue d’accueil » (Jaworski 2015). À la différence du roman oral, toutefois,
les répliques de théâtre doivent être prononçables, dicibles, bref : jouables.
Comme le fait remarquer Kevin Windle dans sa synthèse sur la traduction du
théâtre pour The Oxford Book of Translation Studies, les notions de parlabilité
(speakability en anglais), de jouabilité (playability ou actability) et de capacité
à être mis en scène (stageability) reviennent toutes à la notion centrale d’ac-
ceptabilité (2011: 156), c’est-à-dire ce qui est ressenti comme naturel par le
public. En tant que norme de traduction selon Gidéon Toury (1995: 57), être
acceptable reste toutefois un concept vague et relatif, de même que la notion
de public, sur laquelle nous reviendrons.
     En son temps, Georges Mounin, le célèbre linguiste français, avait cru
résoudre la question de la quasi-impossibilité de traduire pour la scène, en
préconisant une traduction-adaptation. L’adaptation consistait tout simple-
ment à séparer le textuel du dramatique: s’il doit y avoir fidélité, elle « est à la
valeur théâtrale du texte source, à sa théâtralité » (1963: 10). Passons sur la
notion désuète de fidélité, pratiquement bannie de la traductologie moderne.
Pour autant, il n’est pas sûr que la valeur théâtrale ou dramatique d’un texte
soit un concept totalement transparent non plus. Gille Declercq (2010: 222)
établit bien une distinction entre spectacularité – ensembles de signes dirigés
vers la réception – et théâtralité – intention esthétique ou critique, mais il est à
craindre que cette dichotomie ne complique la tâche du traducteur sommé de
repérer les signes de théâtralité, et ensuite, de les séparer de la spectacularité,
ou encore de la texture linguistique. De fait, ne serait-ce pas la résurgence de
l’ancienne dichotomie fond/forme… On peut également s’interroger sur la
limite exacte entre traduction, adaptation, voire version, source de polémiques
entre auteurs et traducteurs (Zucchiatti 2010: para. 21). Dans une interview
avec Joseph Farrell, Christopher Hampton raconte comment, furieux, il a ren-
voyé au ‘traducteur’ de l’anglais au français sa pièce soi-disant traduite, mais
en réalité tronquée de son dénouement : il avait passé commande pour une

3. On usera du masculin tout au long de cet article, pour éviter d’alourdir, mais ce masculin
    englobe le féminin.

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traduction et se retrouvait avec une version (Farrell 1996: 47). Le produit fini
est peut-être acceptable et même dicible et jouable, mais il n’y a plus suffisam-
ment d’équivalence avec sa source.
     De fait, le raisonnement devient circulaire: pour fournir un produit fini,
le traducteur ne dispose en réalité que de l’écrit alors que les spécialistes du
théâtre s’accordent pour dire que le texte théâtral n’est guère en soi qu’une
ébauche de la pièce, une matrice, « un texte troué » selon l’expression d’Anne
Ubersfeld (1996, t.1, 19). La mise en scène, le jeu des acteurs, les costumes, le
décor, les sons et lumière, les silences, le public et jusqu’à la salle où la pièce
est jouée (à Paris, c’est pour rire qu’on se rend au Théâtre des Champs-Élysées,
là où fut lancé « Art »): tout cela influence le ton et la nature de la pièce. Si le
texte théâtral n’a pas le même statut – sacré et intouchable pourrait-on dire –
que le roman du fait qu’il subit des transformations lors de son adaptation pour
la scène, il semblerait que cette loi affecte encore davantage le texte traduit
pour le proscenium :
    The degree of change that occurs in a play script during the transfer from SL4
    text to the stage in the new language as a rule greatly exceeds that visited upon
    prose works for silent reading, to the extent that the very term ‘translation’
    acquires great elasticity of meaning, with some blurring at the edges, and a
    wide spectrum of correspondence or non-correspondence to the SL text [...]
    (Windle 2011: 154).
On frôle ici le cliché que le théâtre serait intraduisible, ou plus exactement: mal
traduit. Le théâtre traduit est reçu avec la même suspicion que les autres genres
littéraires traduits, « reproductions imparfaites » (Bhambry 2011: 54), en vertu
de ce qu’Anthony Pym baptise « axiomatic inferiority » de la traduction par
rapport au texte original (Pym 2001: 130). Le locuteur, monolingue ou non,
soupçonne toujours que les traductions s’écartent de l’original, mais sans être
en mesure d’évaluer cet écart. Dans un article pour le New York Review of Books,
Tim Parks a relevé nombre de maladresses dans The Vegetarian de la Coréenne
Han Kang, lauréate du Man Booker International Prize 2016. Mais, lui qui est
pourtant un traducteur émérite de l’italien en anglais ainsi que critique de
traductions, admet qu’il n’est pas capable de savoir si c’est la traduction ou
l’original qui sont maladroits: ignorant tout du coréen, il ne peut se prononcer
sur la qualité de la traduction et estime que le jury, également non locuteur
de coréen, n’était pas plus en mesure de dire si la traduction était réussie et le
livre un grand livre (Parks 2016). Autre exemple de suspicion : Yasmina Reza
assistant à la première de ‘Art’ au West End en octobre 1996, avait été choquée

4. S L signifie source language (langue source); TL, target language (langue cible).

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par les grands éclats de rire du public britannique. Elle s’était tournée « half-
amused, half-furious » (Poirier 2008) vers Christopher Hampton, également
présent, en disant : « What have you done? ».
     Plutôt que de la banale idée de trahison, peut-être faut-il considérer la
traduction comme un « art du sacrifice » : « A long line of theorists have
similarly discussed translation as an art of sacrifice, of knowing what to omit
and what to retain, in a situation of inevitable loss and axiomatic inferiority »
(Pym 2001: 130).
     Perte inévitable, évidente infériorité de la traduction, qu’en est-il de la
traduction de l’humour ? Dans un court article, et à l’instar des dizaines d’uni-
versitaires qui ont pris la peine de se pencher sur la question, en une phrase,
Anne-Marie Laurian fait un sort à ce lieu commun : en raison de son caractère
à la fois linguistique et culturel « [l’]humour est souvent considéré comme
intraduisible, et pourtant on le traduit » (1989: 6). Yen-Maï Tran Gervat dans
l’introduction d’un numéro de Humoresques sur la traduction de l’humour,
constate aussi : « traduisibles ou non, le fait est que les textes et supports
humoristiques les plus variés circulent et sont traduits ; ce sont ces traductions
existantes [...] qui donnent matière à réfléchir, mais aussi à rire et sourire. »
(2011: 7) En guise d’introduction à un recueil sur la question, Delia Chiaro
apporte toutefois une nuance à l’idée d’intraduisibilité: l’humour est « untrans-
latable in the sense that an adequate degree of equivalence is hard to achieve »
(2010: 8). Il y a des cas où l’équivalence est réalisable:
       There will, or at least should be an area of overlap between ST and TT.
       The greater the area of overlap, the closer the equivalence between the two
       texts will be. The greater the area of superimposition, the greater the osmo-
       sis between Source and Target, and in the case of VEH [verbally expressed
       humour], the greater likelihood of amusement in the Target Language [...]
       (Chiaro 2010: 10).
Ce que l’auteur nomme « overlap » ou superposition et osmose, ce sont ces
moments où il y a une sorte d’équivalent dans la culture cible, c’est-à-dire
l’exception plutôt que la règle. C’est que l’humour même limité au verbal a un
lexique, une sémantique, une phonique, sans parler des allusions (culturelles,
politiques, intertextuelles) et s’insère dans la cohésion du texte, toutes choses
rarement équivalentes, tout au plus sont-elles approximativement similaires
(« approximate similarity », Attardo 2002: 173) dans la culture cible.
    Laurian déjà citée poursuit son idée que l’humour est bel et bien traduit –
sinon traduisible – mais que cela demande juste « imagination et créativité »
(1989: 6). Dans une étude sur la traduction en anglais de Zazie dans le métro,
Dominique Rolland-Nanoff confirme :

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    L’analyse comparative met en évidence le fait que le transfert de l’humour
    s’opère plus aisément si le traducteur ne s’attache pas aux procédés utilisés
    dans le texte source mais en décolle au contraire pour procéder à une œuvre
    de recréation et demeurer ainsi fidèle à l’esprit du texte (Rolland-Nanoff 2000,
    résumé).
Et cela n’est pas donné à tout le monde comme l’explique Delia Chiaro à propos
de l’humour purement verbal : du fait qu’on constate « an amount of dexterity
in the creation of VEH, which exists in no other text type », le traducteur « has
to also accomplish an emotive feat » (Chiaro 2010: 20) pour « préserver le
plaisir du lecteur » (Mangano 2011: 46). Il faut être un écrivain talentueux et
reconnu comme Umberto Eco pour aller encore plus loin et faire de la recréa-
tion une récréation où il s’est amusé à appliquer dans sa traduction en italien
les types de transgression employés par Raymond Queneau pour ses Exercises
de style (voir Eco 2002).
     En conclusion de cette revue de la traduction de l’humour, la tâche du tra-
ducteur est claire : il lui faut être en mesure de détecter, ressentir et reproduire
« sa propre interprétation » (Bhambry 2011: 55) de l’humour. Arrêtons-nous
un instant sur ces trois parties du processus car elle fournit notre méthodologie
pour l’analyse textuelle proprement dite de la traduction anglaise du Dieu du
carnage.
     Détecter l’humour exige un vaste savoir, ce que certains linguistes ayant
bâtit une Théorie générale de l’humour verbal appellent des ressources de
connaissances (« knowledge resources », Attardo 2002: 175) au nombre de
six organisées de la plus importante à la moins importante : connaissance
des oppositions de scénarios (comme intelligent/bête, normal/anormal), des
mécanismes logiques, des situations, des cibles, des plaisanteries, pour arriver
finalement à la connaissance ayant trait au langage. Ce système assez clos et qui
reste descriptif plutôt qu’analytique, met toutefois l’accent sur l’effort à accom-
plir pour respecter les connaissances d’une culture à l’autre. Si la chose n’est
pas faisable pour les six paramètres tout à la fois, Salvatore Attardo conseille de
traduire prioritairement les connaissances supérieures, telles que l’opposition
de scénarios (Attardo 2002: 180). On peut rapprocher cette conception de
l’humour de la conception du théâtre selon Antoine Vitez (1982: 8), le grand
metteur en scène, qui voyait dans les pièces une « hiérarchie des signes ».
     Deuxième point dans le processus de traduction de l’humour : le ressenti
qui serait plutôt du domaine de la psychologie que de la linguistique. Par
exemple, l’ironie court toujours le risque de ne pas être perçue comme telle vu
que l’insincérité contredit le principe de base de coopération des échanges ver-
baux (Chiaro 2010: 15). Pourtant, l’ironie repose justement sur la coopération

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des locuteurs, laquelle n’est pas toujours garantie. Maria Pavlicek et Franz
Pöchhacker rapportent que, dans le contexte de l’interprétariat de conférence,
l’ironie est perçue comme une stratégie de la part du locuteur pour imposer sa
supériorité tout en testant la capacité du public à rentrer dans le jeu (Pavlicek
et Pöchhacker 2002: 91). Du fait que leur recherche basée sur des observa-
tions et des sondages auprès d’interprètes de conférence concerne la parole
plutôt que l’écrit, on peut y distinguer des parallèles avec le texte théâtral. On
remarquera ainsi que l’humour du Dieu du carnage repose en grande partie sur
l’ironie, voire le sarcasme, et qu’une des sources d’amusement est le fait que
certains personnages prennent des assertions ironiques pour argent comptant.
Car tout le monde n’est pas doté d’un sens de l’humour, une qualité pourtant
très prisée en société, comme l’a constaté le psychologue Willibald Ruch : « we
perceive a sense of humour as high in social desirability » (Ruch 1998: 10).
Être capable de comprendre l’humour étranger, dans sa langue ou non, est une
marque d’ouverture au monde de l’Autre (Muhawi 2002: 364). Dans Le Dieu du
carnage, l’un des quatre personnages, Véronique prévient ses interlocuteurs :
« Je n’ai aucun humour » (2007: 90). La deuxième partie de sa réplique : « Et
je n’ai pas l’intention d’en avoir » montre que l’absence de sens de l’humour
n’empêche pas des effets comiques involontaires. Dans l’économie psychique
de la pièce, cette cécité devant l’humour est un défaut de caractère qui signe
la défaite du personnage.
     Enfin, une fois détecté et ressenti, effectivement, au tour du traducteur
d’exercer sa créativité car, si le « contenu propositionnel » (Vandaele 2002a:
151) de l’humour verbal n’est pas (totalement) traduisible, en revanche, ses
fonctions et ses effets le sont.
     De fait, pourquoi utiliser l’humour plutôt que d’autres actes de paroles ?
Qu’y a-t-il de si spécial dans l’humour ? C’est un moyen sûr pour « reduce the
distance between the participants and create a sense of community [...and]
reduce tension » (Pavlicek et Pöchhacker 2002: 389). Cette fonction sociale de
soulagement n’est pas contestable. Pourtant, il y a aussi un côté antagonique
plutôt qu’irénique à l’humour, car, comme souligné à propos de l’ironie, c’est
une façon pour le locuteur d’établir sa supériorité, de créer des dissensions
et des recompositions d’alliances entre groupes. Tout un pan de la recherche
en études d’humour analyse l’acte illocutoire comique, son intention si l’on
préfère, comme une arme : « a weapon or a shield », écrivent encore Pavlicek
et Pöchhacker (ibid.). À la suite de Giselinde Kuipers (1998), Michael Billig va
jusqu’à parler de l’humour comme moyen de coercition sociale (Billig 2005: 2).
Cela est particulièrement probant dans Le Dieu du carnage (Jaccomard 2015)
où règne une atmosphère de conflit permanent. Parce que le locuteur peut

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toujours se rétracter – « je plaisantais ; ne prends pas la mouche ; où est ton
sens de l’humour ? » –, l’ironie, l’incongruité et l’humour de situation y figurent
comme un moyen socialement accepté d’attaquer un concurrent.
    Mais, au fond, est-il important que le traducteur saisisse bien les intentions ?
    we may not always be able to grasp the sender’s intention; we may have our
    own (conscious or unconscious) agenda whilst grasping intention; many other
    contextual elements play a role in the interpretation process; original intent
    may be absent; new contexts may emerge continuously; the humour function
    of a text may be combined with other functions (Vandaele 2002a: 165).
De fait, une fois ressenti l’implicite, le devoir du traducteur consiste fondamen-
talement à rendre les effets humoristiques. C’est même un diktat déontologique,
affirme Vandaele (2002a: 165) en s’inspirant des analyses d’Anthony Pym.
Il y a convergence entre ce diktat et la notion d’équivalence communicative
de Peter Newmark : « [a] translator should produce the same effect on his
readers as the SL author produced on the original readers. » (1982: 22) Là
encore, la théorie aime les dichotomies, mais séparer les intentions des effets,
l’illocutoire du perlocutoire, s’avère plein d’embuches, d’autant que, pour la
traduction, « fidelity of intent is equal to fidelity of effect » (Vandaele 2002a:
162). Attention toutefois à ne pas rendre explicites les intentions, cet impli-
cite de l’acte illocutoire. Marie-Line Zucchiatti approuve pourtant la stratégie
du traducteur italien de « Art », Giuseppe Manfridi, résolument cibliste, qui
« désambiguïse » la pièce. Par exemple en ce qui concerne le personnage
d’Yvan, brave garçon tiraillé entre deux amis dominateurs, son emportement
« et sa personnalité plus marquée s’expriment à travers le registre un peu
grossier complété par des explicitations » (Zucchiatti 2010: 64). Expliciter
l’implicite revient à déformer les effets du clou de la pièce, la tirade d’Yvan, qui
suscite généralement de longs applaudissements (Jaccomard 2012: 10) plutôt
que des rires gras. Traduire l’humour revient à s’engager à obtenir les mêmes
effets du texte source sur le public ciblé, à leur donner corps, bref à faire rire,
mais il y a rire et rire. On y reviendra, car nous aimerions d’abord examiner ce
qu’on entend par public et en quoi traduction et humour se rejoignent dans
leur commune préoccupation des effets sur le spectateur.
      Depuis la célèbre théorie skopos avancée par le linguiste allemand Hans
Vermeer ([1989] 2000), le lecteur s’est imposé comme un partenaire incon-
tournable du traducteur. La théorie stipule que traduire est une action qui,
comme toute action, a une intention, en l’occurrence rendre un texte original
accessible à un public non-locuteur. Revue et corrigé par des traductologues
influents tels que Katharina Reiss, Andrew Chesterman ou Lawrence Venuti,
la théorie désacralise le texte source, l’auteur original et ses intentions, ainsi

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que la linguistique contrastive, qui prévalaient jusque-là. Cette révolution dans
l’autorité des acteurs impliqués dans le processus traductif en faveur du client
qui commissionne la traduction, du traducteur « expert » (Vermeer 2000: 222)
et du lecteur est assez souvent mise en pratique dans le domaine non littéraire
(Du 2012: 2193). Dans les textes documentaires plus qu’esthétiques, comme
par exemple dans la traduction technique ou la localisation (voir Gouadec
2007), à supposer que les instructions du donneur d’ordre l’y autorisent, le
traducteur peut prendre des libertés avec le texte original. Cette libération
par la théorie skopos suppose toutefois des consignes claires, un public donné
d’avance et des effets bien circonscrits.
     Mis à part les consignes où il s’agit de régler d’emblée la question de tra-
duction, adaptation ou version, les choses ne sont pas aussi tranchées dans
le cas d’une pièce de théâtre. Il est évident que le public et les effets varient
selon les lieux et les époques. Ainsi une stratégie, disons la domestication
plutôt que la xénisation,5 est recommandée pour des publics venus se divertir.
Garder des traces de l’original au risque de rendre le jeu des acteurs peu naturel
empêcherait les spectateurs de s’abandonner aux effets comiques. Mais il n’est
pas interdit d’imaginer que le public se gaussera encore davantage des jeux
de mots et autres saillies d’une pièce traduite littéralement et sans naturel. Le
doublage de la série télévisée britannique, Allo ! Allo !, par exemple, illustre
cette stratégie qui a pour but d’accentuer les ridicules et les stéréotypes entre-
tenus par les Anglais vis-à-vis des Français (Chiaro 2010: 23). C’est pourtant
un ajout d’effets, chose que code déontologique et traductologie voient d’un
mauvais œil, mais que skopos autorise dans certaines circonstances. D’autres
cas de figures sont également envisageables, comme lorsque le public est avide
de découvrir l’humour étranger par curiosité envers l’Autre, mais sans y trouver
matière à rire: les éléments humoristiques ne suscitent pas l’hilarité, mais ce
type de public y trouve son compte du fait de connaissances-ressources accrues.
Dans ce cas, au risque de surprendre, l’humour peut être traduit d’une façon
non-domestiquée et montrer une vue du monde différente et qui désoriente.
Tim Parks, toujours à propos du Man Booker prize, s’interroge sur les effets
inattendus de la traduction du roman coréen : « the slightly disorienting effect
of the translation can actually reinforce our belief that we are coming up against
something new and different » (Parks 2016).

5. La xénisation ou étrangérisation, néologismes qui traduisent la notion de foreignisation,
    dénote le parti pris d’un traducteur de conserver des traits étrangers de l’original, qui ne
   sont pas naturels dans la culture cible. La domestication, à l’inverse, adapte au maximum
   le texte étranger aux habitudes d’expression et de pensée de la culture cible; voir Venuti
   1995: 24.

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Domestiquer le traducteur: analyse comparative de l’humour de Dieu du carnage...341

     Ainsi, devant la labilité du public et de ses intentions, l’idée que la domesti-
cation de l’humour théâtral serait la meilleure stratégie manque de logique, vu
qu’on ne sait pour qui exactement on domestique. L’autre difficulté dans l’appli-
cation de skopos à des textes littéraires, c’est qu’on sait que les textes fabriquent
aussi leur public. Telle est l’un des acquis de la théorie de la réception qui,
comme skopos à la même époque, s’est attachée à examiner les rapports entre
texte et lecteurs. Hans Robert Jauss (1978) et Wolfgang Iser (1978), de l’école
dite de Constance, ont établi une dichotomie entre la permanence du texte,
brut et inactualisé, et l’impermanence du lecteur, véritable producteur d’un
sens actionné selon l’horizon d’attentes de ce lecteur. Si l’on s’en tient à la
comédie, l’histoire du genre démontre que les attentes autrefois limitées au
théâtre du Boulevard se tournent désormais vers des spectacles non-réalistes,
genre dans lequel Yasmina Reza excelle. Ses comédies à l’intrigue mince, aux
personnages non-stéréotypés, d’où adultères et coups de théâtre sont absents
et aux dénouements peu spectaculaires, guident le lecteur, par un processus
dialogique, vers l’actualisation d’un sens inattendu, plus subtile qu’il n’est de
coutume dans ce type de théâtre. De fait, il s’agit plutôt de tragicomédies, ou
encore, selon les termes de Mathew Warchus, metteur en scène de la version
américaine de ‘Art’, de « funny tragedy » (Thurmann 2009: 60).
     Pour résumer, en ce qui concerne la traduction, la notion de fidélité a été
remplacée par celle d’équivalence, elle-même remplacée par correspondance,
plus ou moins approximative. En ce qui concerne la traduction théâtrale pour
la scène, les notions de jouabilité et d’acceptabilité semblent toujours prévaloir,
tout en introduisant la variable de la réception par le public. Le traducteur
devra donc s’assurer qu’il reproduit l’efficacité (Zucchiatti 2011: 73) de l’hu-
mour pour la scène après en l’avoir repéré, ressenti, puis re-créé. Bien traduire
et une pièce de théâtre et son humour semble combiner deux types de difficul-
tés et être a priori voué à l’échec. Qu’en est-il du Dieu du carnage ?

3. Le Dieu du carnage
Yasmina Reza écrit des pièces de théâtre depuis la fin des années quatre-vingt,
Le Dieu du carnage étant sa neuvième. Commanditée par Jürgen Gosch, un
des metteurs en scène allemands les plus réputés, et traduite en allemand par
Frank Heibert et Hinrich Schmidt-Henkel (Des Gott des Gemetzels), la pièce
a été créé, donc d’abord en allemand, en 2006 au Schauspielhaus de Zürich.
Dans un décor suggérant le chaos, délibérément non-réaliste, selon la première
didascalie, la pièce a rencontré un immense succès et a reçu le prix Nestroy

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Theater,6 avant de faire des tournées dans toute l’Allemagne, et notamment
au Berliner. Elle n’a été jouée en France que l’année suivante et a connu un
succès presque aussi retentissant que « Art », qui avait valu à Yasmina Reza
des prix prestigieux, aussi bien pour la version française qu’anglaise. Toutefois,
peut-être le succès d’« Art » reposait-il sur un malentendu ? À l’occasion d’in-
terviews, Yasmina Reza s’est plainte de ce que sa pièce déclenchait des rires
« graveleux » (Villien 2000: 6) et réduisait un texte fin et bien rythmé à une
grosse farce sur l’art moderne. Certes elle cherche à faire rire « mais d’une cer-
taine manière » (Proguidis 2001: 155). La réception des pièces de Reza tourne
souvent autour de la question de savoir si c’est un auteur profond ou simpliste.
Brigitte Salino, chroniqueuse au Monde, résume la question :
       [Reza] a ses défenseurs – qui lui trouvent un style, un ton et une profondeur
       – et ses détracteurs – qui la trouvent boulevardière. L’opposition entre les
       deux est si vive que chacun est presque sommé de choisir son camp [...] ce
       qui rendrait suspecte toute opinion modérée (2008).
De l’autre côté de l’Atlantique, même son de cloche sous la plume de Ben
Brantley, auteur de recensions enthousiastes des pièces de Reza jouées à
Broadway depuis vingt ans, écrit à propos de God of Carnage:
       But I’ve never taken claims for Ms. Reza’s profundity as a writer very seriously.
       And in some ways, precisely because it’s so overtly farcical, the play is even
       funnier now, even if it doesn’t sound its more sombre notes as fully (2010).
Cet accueil mitigé explique que, désormais, l’auteur refuse que « Art » soit
mise en scène en France et a décliné nombre de propositions d’en faire un
film, en quelque langue que ce soit – « Art » aurait été traduit en 35 langues.
Si cela prouve bien que l’autorité de l’auteur passe après les réactions du lec-
teur/public, l’anecdote relatée ci-dessus de Reza accusant à moitié Christopher
Hampton d’avoir dénaturé l’humour de ‘Art’ pour le public britannique, montre
que la traduction échappe doublement à l’auteur. Les effets sur le public sem-
blaient démultipliés, mais c’était aussi son impression pour la représentation
en français. Pour la production à Broadway, Reza a continué à donner sa
confiance à Hampton mais a retravaillé le texte en commun, ostensiblement
pour adapter la pièce à l’anglais américain, implicitement pour s’assurer que
le registre de la pièce était respecté. La comparaison entre l’original et la tra-
duction en anglais américain montre encore un certain nombre de glissement
du registre de langue vers le vulgaire, voire l’obscène. On doute que l’inter-
vention de Reza dans la version américaine de la pièce ait été semblable à une
traduction en duo, procédé expérimenté par Marianne Ségol et Karin Serres

6. Il s’agit d’un prix très prestigieux accordé par la ville de Vienne à une pièce en allemand.

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Domestiquer le traducteur: analyse comparative de l’humour de Dieu du carnage...343

(2010) où auteur et traducteur se trouvent sur un pied d’égalité. Néanmoins,
pour la traduction du Dieu du carnage, Hampton donne l’impression d’avoir
été prudent dans les transferts de registre de langue, quitte à être moins créatif
que pour ‘Art’.
     Le Dieu du carnage est l’histoire de parents qui se rencontrent pour régler
à l’amiable les conséquences malheureuses d’un coup de bâton donné par l’un
des fils à l’autre. Les Reille, parents de l’agresseur, Ferdinand, se retrouvent
donc chez les Houillé dont le fils, Bruno, a deux incisives cassées. Les couples
s’apprêtent à signer le constat d’assurance mais peu à peu, des dissensions
surgissent sur qui est vraiment le coupable, qui l’agresseur, et d’une manière
générale sur l’éducation des enfants et la violence dans la société. Les quatre
adultes se disputent de plus en plus férocement, tantôt entre couples, tantôt
entre mari et femme. Ils se lancent des objets au visage, boivent, fument,
vomissent ( !), bref, se conduisent comme des enfants dans une cours de
récréation, sauf que ce « carnage » dont il est question dans le titre se passe
dans un salon bourgeois. Cette montée absurde dans l’irrationnel serait-elle,
comme la bagarre des enfants de 11 ans, l’expression d’un instinct que la civi-
lisation ne saurait contrôler, ce ‘dieu’ du titre ? C’est la théorie d’Alain, le père
de l’agresseur : « À l’origine je vous rappelle, le droit c’est la force. [...] moi, je
crois au dieu du carnage. » (2007: 97/8).
     Comme dans toutes les pièces de Reza, l’humour provient des caractères
bien campés, dont le bagout est rendu par des dialogues cadencés avec une
précision d’horloge. Deux personnages en particulier sont sources d’humour,
Michel, hôte et père de la victime, qui s’efforce, maladroitement, de désamorcer
l’antipathie entre sa femme, Véronique et Alain, par des plaisanteries qui ne
font rire personne. Un humour involontaire, incongru, déjà signalé plus haut,
provient de la rigidité mentale de Véronique, justicière guindée dans ses prin-
cipes. Reviennent à Annette, épouse d’Alain et mère de l’agresseur, les farces
scéniques, comme de vomir sur des livres d’art ou de noyer dans un vase le
téléphone portable de son mari qui ne cesse de sonner. Alain, quant à lui, veut
remporter le débat d’idées et fait plutôt dans le registre du sarcasme. Les quatre
personnages s’interrompent mutuellement, sautent du coq à l’âne, répètent les
mêmes phrases, s’enflamment, pleurent, crient, se tapent.
     Le tableau 1 en annexe énumère les principales répliques humoristiques
de l’original, ordonnées par type d’humour allant du purement verbal à l’hu-
mour d’incongruité. Il y a une certaine subjectivité dans le repérage et la nature
de l’humour. Toutefois les quelque 35 répliques identifiées ici devraient faire
consensus. Ce sont des répliques que le traducteur doit repérer et ressentir.
En parallèle, se trouvent la traduction anglaise, et en dernière colonne, des

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commentaires sur le degré d’efficacité de la traduction. Le tableau ci-dessous
énumère cinq types d’équivalences et les répliques concernées.

           Degrés d’équivalence                                 Exemples
 Equivalence dans l’humour                    1, 3, 7, 21, 24, 25, 26, 27, 30, 31
 Accentuation de l’humour                     9, 10,11, 12, 18, 22, 23, 29, 32, 34
 Baisse de l’humour                           14, 15
 Déformation de l’humour                      8, 29, 33, 35
 Absence d’humour                             4, 5, 8, 13, 19, 20, 28

                             Tableu 1 – Types d’équivalences.

Ce qu’on peut déduire de ce tableau, c’est que le traducteur a montré créativité
et respect du texte source, tout en aboutissant à une version cibliste à fort
degré d’équivalence. C’est une traduction domestiquée comme les transferts
d’allusions culturelles le démontrent (répliques 2, 10, 12, 17). Ainsi, ce qui
a trait à l’alcool et l’ivresse (6, 8, 27) est transposé sur d’autres thèmes par
concession envers les bienséances en matière de comportements alcoolisés
de la société américaine. Contrairement à la démarche traductive de « Art »,
neutralisant et gommant les éléments philosophiques pour mettre en avant
l’hilarité de la situation et le ridicule des personnages (voir Jaccomard 2010),
pour Le Dieu du carnage, au moyen de la réplique 17, Hampton a rendu un
peu plus explicite le thème de la pièce sur les origines de la violence et l’im-
puissance sociale à la circonscrire. En revanche, la réplique 19 n’a pas été
exploitée à plein.
     L’aspect le plus délicat de la pièce est l’escalade dans la grossièreté, et cela
a exigé quelques transferts de registres de langue. Ainsi, au début de la pièce,
Veronica et Alan dans la version anglaise ne s’expriment pas de façon aussi
soutenue que Véronique et Alain. Au deuxième tiers de la pièce, quand les
quatre personnages perdent toute retenue, le passage au vocabulaire grossier
de l’hôtesse et de l’invité, pour choquant qu’il soit, semble moins brutal que
dans l’original.
     À de rares moments, Hampton a choisi d’ignorer une nuance, un groupe
de mots (8 par exemple), probablement en vue de favoriser « la compréhen-
sion immédiate [...] et reproduire l’efficacité d’un message devant être perçu
de manière pour ainsi dire, instantanée », bref, « d’obtenir des variations
de rythmes » (Zucchiatti 2011: 66). Preuve du « savoir-faire [...] et non de

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Domestiquer le traducteur: analyse comparative de l’humour de Dieu du carnage...345

l’incompétence » du traducteur (Léchauguette 2011: 147), ce gommage est au
service de la force illocutoire du texte. Hampton a aussi rajouté de l’humour
à quelques occasions, en compensation d’autres où il devait se résoudre à une
perte. Naturellement, un examen textuel aussi serré que celui-ci est certain
de faire ressortir des failles (20, ou l’inexplicable 16). Ainsi les sarcasmes,
source principale de l’humour du Dieu du carnage, ont présenté des difficultés
exigeant des transpositions, des explicitations et des déplacements. Ils sont par-
fois exprimés de façon plus directe, donc moins comique, que dans l’original.
Quelquefois crus en français, ils deviennent plus neutres en anglais ; mais le
phénomène inverse se dénote aussi, en particulier pour l’exemple 17 qui, dans
la « hiérarchie des signes » de la pièce, est prioritaire. Cela ne retire rien au fait
que cette réplique réussit un tour de force sémantique et lexical. S’il y a bien
une montée dans le ton grossier en phase avec l’original, le niveau de langue
des sarcasmes n’est pas toujours respecté mais une pièce est un ensemble, et
les modulations de registres finissent par se compenser.
     Si la pièce est plus directe, plus explicite, on y voit un choix de drama-
turge plutôt qu’un choix de traducteur. Échaudé par les réactions de l’auteur
à sa traduction de « Art », il semblerait que Christopher Hampton ait opté
pour une traduction ménageant source et cible, tout en s’assurant que la
pièce serait prise au sérieux, comme Reza le souhaite pour contrer la récep-
tion sceptique sur la portée philosophique de ses œuvres. Dans l’ensemble,
mettant à profit ses talents de dramaturge, Hampton a produit une traduction
pleine d’aisance.
     Comme on le voit, embrasser le texte dans son entier plutôt que par frag-
ments isolés permet de prendre en compte les nuances dans l’évaluation de
l’équivalence d’un TC avec un TS. Mais l’intérêt est également de mesurer
l’impact de la réception d’une traduction, en l’occurrence celle de « Art »,
sur les stratégies subséquentes d’un traducteur. À y bien réfléchir, le traduc-
teur-dramaturge est le lecteur idéal de la pièce, un de ses premiers spectateurs
imaginaire pour ainsi dire. Ses intentions – ce que nomment Susan Bassnett
et André Lefevere le désir du traducteur (1998: 91) – comptent autant que
celles de l’auteur.

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Type d’humour Identification de l’humour    Traduction anglaise           Efficacité selon le degré
              dans l’original                                             d’équivalence
Calembours    1. Annette : Mon mari         Annette: My husband           L’humour léger est aussi
              n’a jamais été un père à      has never exactly been a      inventif dans les deux
              poussette.                    stroller dad.                 langues.
              2. Michel : et d’où ça        Michael; Where does           Habile transfert d’un
              vient, toutou ? surnom        Woof-woof comes from?         élément culturel, utilisé
              donné par Alain à sa          Alan: How much is that        ici de façon comique, de
              femme)                        doggie in the window?         Paolo Conte inconnu aux
              Alain : D’une chanson de      Michael: I know it! I         Etats-Unis à une chanson
              Paolo Conte qui fait wa,      know it! (he hums it)         de 1952 de Patti Page.
              wa, wa
              Michel : Je la connais ! Je
              la connais ! (Chantonne)
              Wa, wa, wa… Toutou !
              Ha ! ha !
              3. Alain : Quand on           Alan: When you are            Bonne trouvaille pour
              est élevé dans une idée       brought up in a kind of       traduire le mot-valise,
              johnwaynienne de la           John Wayn-esque idea of       et assurer un effet
              virilité, on n’a pas envie    virility, you don’t want to   humoristique de toute
              de régler ce genre de         settle this kind of problem   la réplique en renforçant
              situation à coup de           with a lot of yakking.        son sens par le mot
              conversations.                                              désobligeant, yakking
              4. Alain : Vous faites          Alan: You are part of       Problem-solving est un
              partie des [...] femmes         woman [...] committed,      vocable reconnu ; voici
              investies, solutionnantes.      problem-solving.            une occasion ratée de
                                                                          rendre solutionnantes
                                                                          aussi facétieux que dans
                                                                          l’original
Langage        5. Alain : Mais qui fait       So who the hell is your     Transposition de la
grossier/      la veille media chez           media whatchdog…            grossièreté (emmerdant,
explétifs      vous ?... Oui, c’est très      Yes it’s very goddam        emmerder) sur une
               emmerdant… non,                inconvenient… No, what’s collocation dans la
               non mais moi ce qui            most inconvenient as far    phrase précédente (the
               m’emmerde [...]                as I am concerned […]       hell, goddam). En début
                                                                          de pièce, le traducteur
                                                                          a préféré atténuer la
                                                                          vulgarité du personnage,
                                                                          au risque de ne pas faire
                                                                          comprendre les deux
                                                                          facettes d’Alain, policée et
                                                                          violente.
               6. Alain : en gros tu as l’air Alan: In short you look     Changement d’image qui
               bourré en permanence.          completely retarded.        s’adapte à la culture cible
               7. Michel : Oh tu fais         Michael: You’re so full     La grossièreté est rendue
               chier Véronique, on en         of shit, Veronica, all this avec justesse et originalité.
               a marre de ce boniment         simplistic baloney, we’re   L’effet-choc sur scène est
               simpliste ! [...] ça déteint up to here with it! [...]     garanti.
               sur tout maintenant ton        your infatuation with a
               engouement pour les            bunch of Sudanese coons
               nègres du Soudan.              is bleeding into everything
                                              now.

                                                    MonTI 9 (2017: 331-354). ISSN 1889-4178
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               8. Annette : vos droits         Annette: I wipe my ass        Le second sens de torcher
               de l’homme je me torche         with your bill of rights.     (s’enivrer) disparaît dans
               avec !                          Michael: A mouthful of        la traduction. Annette
               Michel : Un petit coup de       rum, and bam, the real        est plus grossière en
               gnôle et hop le vrai visage     face appears. [la dernière    anglais qu’en français ;
               apparaît. Où est passée         phrase n’est pas traduite]    rum moins vulgaire
               la femme avenante et                                          que gnôle. Supprimer
               réservée ?                                                    la dernière phrase,
                                                                             ironique, de Michel
                                                                             permet éventuellement
                                                                             de conserver l’image de
                                                                             l’homme frustre qu’il est
                                                                             censé être.
               9. Michel : Ce n’est pas        Michael: Good clafouti is Hampton rajoute ici un
               du tout évident un bon          an endangered species.        bon mot, en phase avec
               clafoutis                                                     une conversation anodine
                                                                             en début de pièce.
               10. Michel : on va lui          Michael: They’re going to Equivalence jusque dans
               mettre une prothèse             insert a [...] prosthesis.    la transposition culturelle
               [au genou] [...] Elle se        [...] She’s wondering         (le Midi et Florida).
               demande ce qui va en            what’s going to be left of it Toutefois, la dernière
               rester quand elle se fera       when she’s cremated. [...] phrase renchérit sur
               incinérer. [...] elle veut      she wants to be cremated l’image à peine esquissée
               être incinérée et placée        and put next to her           des urnes funéraires en
               à côté de sa mère qui est       mother’s who is all on her ajoutant l’idée de deux
               toute seule dans le Midi.       own in Florida. Two urns, femmes bavardes
               Deux urnes qui vont             looking out to sea, trying
               discuter face à la mer. Ha,     to get a word in edgewise.
               ha !...                         Ha, ha…
Plaisanterie   11. Michel : C’est vrai         Michael: Looks like your Autre cas d’un ajout de
               que le costume [d’Alain         suit ate most of it!          comique (vomir/ate)
               éclaboussé de vomissures]
               a écopé.
               12. Michel : Elle [sa           Michael: She’s rented        Renforcement de la
               mère] a loué des béquilles      glow-in-the-dark crutches,   situation humoristique
               rouges pour ne pas se faire     so she doesn’t get knocked   par la description
               écraser par des camions.        down by a truck. As if       des béquilles
               Au cas où dans son état         someone in her condition     (phosphorescentes au lieu
               elle irait se balader la nuit   would be strolling down      de simplement rouges) et
               sur une autoroute.              the BQE in the middle of     assimilation culturelle du
                                               the night.                   fait du nom précis d’une
                                                                            route dans le New Jersey
               13. Michel : [Alain] n’est      Michael: Well, he isn’t      Plus poli en anglais ;
               pas à poil !                    naked, is he?                starkers aurait été du
                                                                            même niveau de langue
               14. Alain : Laissons-les        Alan: Just let them do it    La remarque d’Annette est
               [les deux enfants] entre        man to man.                  plus directe et agressive
               hommes.                         Annette: Man to man,         en anglais que la forme
               Annette : entre hommes,         Alan, don’t be ridiculous.   impersonnelle en français.
               Alain, c’est ridicule.

MonTI 9 (2017: 331-354). ISSN 1889-4178
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