Essai Essay - Les Archives de la critique d'art
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Essai / En partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) et l’Institut français Essay With the support of the Institut national d’histoire de l’art (INHA) and the Institut français
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Vue de l’exposition Found in Translation: Design in California and Mexico, 1915–1985, Los Angeles County Museum of Art, 17 septembre 2017 – 1er avril 2018, photo : Museum Associates/LACMA 106 Critique d’art 51
Essai Lilian Froger est le troisième lauréat de Lilian Froger is the third recipient l’aide à l’écriture et à la publication d’un essai of the grant for the writing and critique, créée en 2016 dans le cadre publication of a critical essay that was d’une collaboration entre l’Institut français, created in 2016 by the collaboration l’Institut national d’histoire de l’art et la revue between the Institut français, the Institut Critique d’art. Avant lui, cette bourse a national d’histoire de l’art and Critique permis à Julie Crenn de se rendre en Afrique d’art. The two previous years, the du Sud pour raconter l’histoire de ses grant enabled Julie Crenn to travel to femmes artistes1 et à Clélia Zernik de faire South Africa in order to write about the une enquête sur la forme et le statut des country’s women artists1, and gave Clélia Zernik the opportunity to explore festivals artistiques au Japon2. Chaque the form and status of art festivals in voyage se conclut par la publication d’un Japan.2 Each journey results in the texte long, en français et en anglais. Après publication of a long article in French trois ans, il est permis de dire que cette aide, and English. After three years, it is safe dont le but est de favoriser la mobilité des to say that this grant—whose goal it is critiques d’art, la circulation de leurs idées et to support the mobility of art critics, as la traduction de leurs écrits, offre un espace well as the circulation of their ideas and unique de réflexion et de visibilité à des the translation of their essays—offers auteurs contemporains. Au moment où contemporary authors a unique space est publié cet essai, un appel à candidatures for thought and visibility. As this essay est ouvert pour l’année 2019, qui permettra is published, a call for applications has à un-e critique de bénéficier de ce been opened for 2019, which will allow dispositif, mis en place en partenariat a critic to receive this grant created in avec le ministère de la Culture – Direction collaboration with the Ministry of Culture générale de la création artistique. and the Direction générale de la création Nous espérons recevoir de nombreuses artistique. We hope to receive many candidatures ! applications! Les réflexions de Lilian Froger dans l’essai The ideas Lilian Froger develops in the qui suit sont provoquées par la coïncidence following essay were prompted by the de trois expositions tenues respectivement à coincidence of three exhibitions that Helsinki, à San Francisco et à Los Angeles were held respectively in Helsinki, qui, comme l’indique l’auteur, « s’intéressent San Francisco and Los Angeles, and aux relations entre le design, la Californie which all “[explore] the relationship et les imaginaires qu’elle évoque ». Car loin between design, California and the d’être uniquement un moyen de fabriquer imaginaries it evokes”. Far from being des objets et d’aménager des lieux de vie only a way of manufacturing objects ou de travail, le design façonne des and creating spaces for living and comportements, un imaginaire, ultimement working, design also shapes behaviours, une société. Attentif aux dispositifs imaginaries, and ultimately societies muséographiques mis en place par chacune themselves. Through the close attention he pays to the museographic devices of des expositions, Lilian Froger fait ressortir each one of the exhibitions, Lilian Froger les divergences entre les récits qu’elles highlights the discrepancies between produisent. Certaines opèrent par the different narratives they produce. subdivisions, misent sur la spécialisation Some operate by subdivisions and (la Californie du Sud « moderniste » vs. la specialisations (“modernist” Southern Californie du Nord geek), d’autres California vs. geek Northern California), au contraire s’intéressent aux croisements, others, on the contrary examine junctions, aux emprunts, à la présence quotations, the presence of others de l’autre (entre la Californie et le Mexique). (between California and Mexico). The Erudit, teinté d’humour, le texte que essay you are about to read is erudite vous vous apprêtez à lire est un texte and tinged with humour, as well as critique qui appelle à la responsabilité des being a critical text that appeals to the musées comme lieux de réflexion engagée responsibility of museums as places of et au maintien de leur indépendance engaged thought that should maintain Critique d’art 51 107
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages à l’égard des logiques d’entreprise dont ils their independence from the logics of the exposent l’histoire. corporations whose history they exhibit. Bonne lecture ! We hope you enjoy it! Elitza Dulguerova, conseillère scientifique du Elitza Dulguerova, Research adviser in the field of 18th to 21st Century Art History, domaine Histoire de l’art du XVIIIe au XXIe siècle, INHA INHA, and Vincent Gonzalvez, Head of the Visual et Vincent Gonzalvez, Responsable du pôle Arts and Architecture Department, Institut arts visuels et architecture, Institut français français. Vue de l’exposition Designed in California, San Francisco, SFMOMA, 27 janvier – 27 mai 2018, photo : Don Ross 1. Crenn, Julie. « Who Run the World ? : les 1. Crenn, Julie. “Who Run the World? South artistes sud-africaines au défi de l’Histoire African Female Artists’ Relationship to History et des normes », Critique d’art, no 47, and Normativity”, Critique d’art, no.47, Autumn/ automne/hiver 2016, p. 97-128 Winter 2016, p. 97-128 2. Zernik, Clélia. « L’Art japonais après Fukushima : au prisme des festivals », 2. Zernik, Clélia. “Japanese Art after Fukushima Critique d’art, no 49, automne/hiver 2017, through the Prism of Festivals”, Critique d’art, p. 81-120 no.49, Autumn/Winter 2017, p. 81-120 108 Critique d’art 51
L’Illusion Lilian Froger d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Critique d’art 51 109
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Ordinateur personnel Apple Macintosh, 1984, © Apic / Getty Images Hartmut Esslinger, prototype pour une tablette tactile d’Apple Macintosh, 1984 ; San Francisco Museum of Modern Art, don du designer, photo : Katherine Du Tiel 110 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Depuis quelques années, la marque entre le design, la Californie et Apple ajoute la mention Designed les imaginaires qu’elle évoque. by Apple in California sur tous ses C alifornia: Designing Freedom 1 emballages, en plus de l’obligation au Designmuseo d’Helsinki (après légale d’indiquer le lieu de fabri- une première étape au Design cation (en l’occurrence la Chine). Museum de Londres) et Designed Pourquoi cette précision ? Avant in C alifornia 2 au San Francisco toute chose, pour mettre en avant Museum of Modern Art (SFMOMA) le lieu où l’article a été pensé et envisagent les productions locales dessiné, plutôt que le pays où sont des années 1960 à nos jours. L’ex- implantées les chaînes de mon- position Found in Translation: tage, reléguées de fait au second Design in California and Mexico, plan. Ensuite, pour bien signifier 1915-19853 au Los Angeles County que cet état de la côte Ouest des Museum of Art (LACMA) a resser- Etats-Unis importe plus que le pays ré son propos sur les liens tissés entier. Ici, pas de Made in USA ni de avec le Mexique voisin, interrogés Designed in USA, tel qu’on pourrait à travers le prisme des représen- s’y attendre. Pour autant, Apple ne tations et des imaginaires. Ces se réfère pas à la Californie en tant trois expositions prennent comme que circonscription administrative, point de départ ce qu’on pourrait mais à l’idée même de Californie. désigner par le « rêve californien », C’est-à-dire à l’image d’un vaste qui se résume en trois points : une état qu’on se représente constam- ambiance ensoleillée, une économie ment baigné de soleil. Un territoire florissante et le glamour hollywoo- de plages, de déserts et de grands dien. Au-delà d’Hollywood et de espaces. Un décor de palmiers, de Disney, le rapport à l’imaginaire et cactus et de piscines. Une culture du à la fiction sur la scène artistique de surf, du bronzage et des c ocktails Los Angeles a déjà été abordé dans multicolores. Une géographie du plusieurs expositions4 mais n’a fait cool et du relax, où les start-ups l’objet que de peu d’attention dans de l’informatique fleurissent en le domaine du design californien. toute saison. Se superposent à ces Les deux principes fondamentaux visions l’imaginaire de la Silicon du design étant la prise en compte Valley actuelle, au Sud de la baie du contexte et l’ancrage dans le de San Francisco, où les employés réel, n’est-il toutefois pas contradic- geeks de Google, Yahoo et Facebook toire de vouloir concilier dans une travailleraient avec enthousiasme, exposition la pratique contextuelle entretenant l’idée d’un mode de vie qu’est le design avec une certaine détendu en toutes circonstances, dimension imaginaire ? D’ailleurs, sans cravate, voire en short tout au où situer exactement cette dimen- long de l’année. sion imaginaire ? Dans le discours Plusieurs expositions récentes des commissaires ? Dans celui des se sont penchées sur les relations designers ? Dans les projets de Critique d’art 51 111
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages design eux-mêmes ? A travers les ture, la frontière nette entre inté- objets qu’elles ont réunis et les dis- rieur et extérieur est assouplie par cours qui les accompagnent, ces l’usage de grandes surfaces vitrées trois expositions récentes mettent et par le choix du plan libre sans à mal certaines idées reçues quant étage. Les espaces de sociabilité aux relations entre design et tournés vers le jardin deviennent Californie (en tant que territoire à la essentiels dans la conception des fois physique et mythique), et aident pavillons et des villas, accueillant à comprendre le rôle que le rêve alors terrasses, patios, piscines ou californien a pu jouer sur le design. barbecues. Le mobilier est souvent A divers degrés, elles aident à re- utilisable aussi bien à l’intérieur considérer la question que tout le qu’à l’extérieur. Les couleurs sont monde se pose : le climat californien chaudes et éclatantes, à l’image est-il véritablement aussi avanta- du soleil qui irradie toute l’année. geux pour le design qu’il ne l’est Comme pour illustrer cette idée, un pour les oranges ? grand panneau rétroéclairé mon- trant un coucher de soleil stylisé Un modernisme décontracté accueille le visiteur de l’exposition A la fin de la Seconde Guerre mon- California: Designing Freedom dès diale et pendant les années 1950, l’escalier d’entrée. on assiste au développement d’une Emblématique de ce moder- approche qu’on a qualifiée de cool nisme décontracté, le travail de dans le design californien, exami- Charles et Ray Eames contribue née dernièrement dans les deux amplement à situer la Californie manifestations majeures qu’ont sur la carte du design mondial. été Birth of the Cool: California Art, De fait, « il est impossible de pen- Design, and Culture at Midcentury ser à Charles et Ray Eames sans au Orange County Museum of Art penser à la Californie du milieu du en 2007 et California Design, 1930- XXe siècle. De la même manière, il 1965: « Living in a Modern Way » est difficile d’imaginer la Californie au LACMA en 2011. Alors que New sans les Eames. […] La Californie York et Chicago étaient aupara- était l’attachement géographique vant les deux principaux centres des Eames et une idée absolument américains en matière de design, centrale dans leur pratique du de- la Californie accueille en effet au- sign »5. Autant que leurs célèbres tour des années 1950 de nombreux chaises constituées d’un piètement concepteurs qui vont œuvrer à la dé- métallique et d’une coque en plas- finition d’une version californienne tique de couleur, la maison qu’ils du modernisme, considérée comme se construisent en 1949 à Pacific moins guindée que sur la côte Est. Palisades, face à l’océan, occupe Tout est pensé pour concourir à un une place importante dans l’his- mode de vie simple et informel, en toire du design. Portant le n uméro 8 apparence au moins. En architec- au sein du programme des « Case 112 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Study Houses », celle-ci est large- tallent hors des villes, dans des ment ouverte sur le jardin et les camps ou hameaux que leurs ha- arbres alentour, par l’intermé- bitants construisent eux-mêmes. diaire de grandes baies vitrées qui L’image du hippie véhiculée par les laissent entrer la lumière à l’inté- médias montre quelqu’un délibéré- rieur. L’aménagement de la maison ment isolé de ce qui est moderne, – mélange de mobilier des deux vivant en phase avec la nature, loin designers, d’objets rassemblés à du monde civilisé. Une exposition travers le monde et de nombreuses telle que Hippie Modernism: The plantes vertes – a dès l’installation Struggle for Utopia au Walker Art du couple été photographié pour Center en 2015 a fortement corrigé la presse généraliste et spéciali- cette image, en montrant nettement sée. Abondamment reproduits, que ces communautés ont dans le des clichés comme ceux de Julius même temps été largement attirées Schulman participent à la construc- par les nouvelles technologies : la tion et à la diffusion de l’image mo- vidéo, les structures gonflables, les derne, détendue et chaleureuse de sons électroniques, les ordinateurs, la production des Eames. Et, par ex- etc. Les recherches de Fred Turner, tension, de la Californie en général. notamment sur Stewart Brand, le fondateur en 1968 du Whole Earth Construire une autre société Catalog, menaient déjà aux mêmes A l’appui d’une sélection plétho- conclusions6. rique d’objets et de projets, les Le Whole Earth Catalog7 figure expositions California: Designing d’ailleurs en bonne place dans les Freedom et Designed in California expositions California: Designing cherchent à définir l’« essence » du Freedom et Designed in California. design californien, au-delà du mo- Manuel pratique autant que concep- dernisme, et associent toutes deux tuel, il informait ses lecteurs sur l’émergence des contre-cultures tout ce qui était susceptible de les américaines avec le développement intéresser : l’auto-construction, du design technologique et digital l’agriculture, la biologie, l’écologie, de la Silicon Valley. La décennie mais aussi les sciences de manière 1960 sert de prélude à la démons- générale, la psychologie, la cyber- tration, en concentrant l’attention nétique ou l’informatique. A la fois du visiteur sur les communautés catalogue de vente et annuaire, [communes] – notamment hip- il compilait des informations sur pies –, particulièrement actives en ces sujets, des présentations d’ou- Californie, et les discours qu’elles tils, de matériaux, de livres pour ont portés. Désirant échapper phy- approfondir ses connaissances, siquement et symboliquement à puis les coordonnées de ceux qui la société industrielle telle qu’elle produisaient ces biens afin de les prospère dans la période d’après- acheter. D’autres publications affi- guerre, ces communautés s’ins- liées aux communautés hippies, ou Critique d’art 51 113
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages bien influentes chez celles-ci, sont les pratiques en extérieur dans présentées dans les expositions la montagne ou la forêt. Celles-ci d’Helsinki et de San Francisco : les sont représentées par quelques deux volumes du Domebook (1970 exemples de mousquetons et de et 1971) de Lloyd Khan pour édi- coinceurs hexagonaux pour l’es- fier son propre dôme géodésique, calade de la marque Chouinard l’Inflatocookbook (1970) d’Ant Farm Equipment, un sac à dos pour la destiné à construire des structures randonnée, ou encore une tente gonflables, ou encore le guide des Oval Intention (1976) de la marque designers Victor Papanek et James The North Face, pièce centrale de Hennessey, Nomadic Furniture l’exposition montée sur un podium. (1973-1974), contenant des plans Leur présentation vise à les extraire de montage de mobilier simple à de la catégorie du matériel de loisir, assembler. Ces différents manuels pour en faire les supports d’une ode sont d’ailleurs l’une des principales à la liberté et au non-conformisme. contributions des communes en ma- Pour le skate comme pour l’esca- tière de design, et la place qui leur lade ou les sorties en extérieur, il est réservée dans ces expositions s’agit d’expériences de l’environne- est pour cette raison pleinement ment et du paysage hors des infras- justifiée. tructures urbaines classiques, dont Les hippies ne sont pas les seules le but est de repousser ses limites. communautés à faire l’objet d’une Les objets exposés sont là pour le attention particulière au sein de démontrer, prenant comme déno- ces expositions, les années 1960 et minateur commun le recours aux 1970 voyant parallèlement l’appari- nouvelles technologies. tion d’autres « groupes » cherchant à assouvir un désir de nomadisme Du collectif au connecté et de mobilité. Au Designmuseo Le versant technologique du design d’Helsinki, l’accent est mis sur le californien est ainsi au cœur des ex- skateboard et la culture du skate, positions d’Helsinki et du SFMOMA, qui émergent en Californie dans les de la conception d’ordinateurs per- années 1960. Sont ainsi rassemblés sonnels à celle d’objets de plus en des revues destinées aux skaters et plus performants, de plus en plus des objets accompagnant le déve- connectés. L’essor de la Silicon loppement de ces pratiques nou- Valley dans la décennie 1970 y est velles : différents types de planches, restitué par la présentation des des roues, des bloc-essieux (trucks), premiers ordinateurs – de bureau ou encore une paire de baskets puis portables – d’Apple, Osborne, conçue pour la pratique du skate, Xerox, Hewlett-Packard, des pro- les Vans modèle « Era » de 1975. totypes de souris datant de 1980, L’exposition du SFMOMA choisit les carnets de croquis de Susan pour sa part de documenter l’attrait Kare pour le dessin des icônes des pour les grands espaces, à travers Macintosh… Viennent ensuite les 114 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages lecteurs de musique iPod (Apple), le Nord et le Sud de la Californie. l’iPhone (depuis les prototypes Plutôt que de rigidité, Designed in jusqu’au smartphone tel qu’il est California fait preuve de beaucoup aujourd’hui commercialisé), des de souplesse, tant spatialement bracelets compteurs de pas, des que théoriquement : occupant une caméras miniatures, les voitures seule vaste pièce, l’accrochage y est autonomes (sans conducteur), le moins compartimenté qu’à H elsinki berceau intelligent Snoo (2016) de et l’exposition se garde bien d’éta- Fuseproject qui détecte les pleurs blir une influence directe de la et analyse les habitudes de som- contre-culture des années 1960 meil des bébés. Déjà particulière- sur la culture des écrans actuelle. ment généreuse par sa sélection Se dessine plutôt l’affirmation d’un abondante de projets, l’exposition état d’esprit diffus présent dans C alifornia: D esigning Freedom y toute la Californie, et qui infuse- ajoute la présentation d’applica- rait les productions des designers tions et de logiciels conçus par les de la région, et pas uniquement grandes compagnies informatiques dans la baie de San Francisco. Pour depuis une décennie environ : conforter cette idée, l’exposition Google, Google Maps, Facebook, intègre dans sa scénographie la Twitter. L’utopie n’est plus sociale reconstitution de la salle de confé- ou politique comme avec les com- rence de Charles et Ray Eames, munautés des années 1960 et 1970, qui apparaissent ici comme le trait elle devient utopie technologique. d’union entre Californie du Sud et Tels une version actualisée de la du Nord, entre conception de mobi- conquête de l’Ouest, les logiciels lier et design des interactions. La de recherche en ligne se nomment salle de conférence telle qu’expo- désormais Explorer (Microsoft) ou sée au SFMOMA8 se compose de Safari (Mac). C’est un monde nou- chaises et d’une table pour les veau qui est censé s’offrir à l’uti- réunions, sur laquelle sont posés lisateur, pionnier du XX e ou du divers objets (pots à crayons, bou- XXIe siècle. Dans le même temps, un geoirs), d’autres sont disposés sur changement d’ordre géographique une étagère (toupies, coquillages, s’opère : le modernisme décontracté masques). Au mur, différentes af- des années 1950 est majoritaire- fiches et photographies sont accro- ment un phénomène du Sud de la chées, créant un assemblage hété- Californie, alors que le développe- roclite d’images caractéristique ment informatique concerne sur- de l’approche visuelle des Eames, tout le Nord de l’état (Intel à Santa méthode associative des images Clara, Apple à Cupertino, Facebook qu’on retrouve aussi dans le mon- à Menlo Park, Google à Mountain tage des films et projections multi- View, université Stanford). écrans qu’ils développent à partir Dans l’exposition du SFMOMA, de la fin des années 1950 pour des il n’y a pas de division nette entre expositions9. Critique d’art 51 115
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Un de ces films est d’ailleurs Liberté, libération, libéral montré dans la salle de conférence : Avec View From the People, Charles View From the People (1966), ver- et Ray Eames cherchaient à sion remaniée de Think, la pro- convaincre du potentiel de l’infor- jection que les deux designers matique pour rendre la société plus conçoivent pour le Pavillon IBM à égalitaire. Pour mener à bien ce l’Exposition universelle de New York projet, ils se sont cependant adossés en 1964. Le message du film repose au programme d’expositions initié sur une idée simple : en multipliant par une entreprise multinationale les informations et en diversifiant – IBM –, aux ambitions sociales et les points de vue, il serait possible égalitaires peu affirmées. On re- d’apporter des solutions claires à trouve une ambivalence similaire des problèmes apparemment com- dans le discours de l’exposition plexes, comme par exemple orga- California: Designing Freedom, qui niser l’urbanisme d’une ville ou de considère les valeurs des nouveaux manière plus futile réaliser un plan géants de l’informatique (Google, de table pour un dîner. Ce film prend Apple, Facebook, Amazon) comme toute son importance dans Designed la version aboutie de celles prô- in California – il se situe d’ailleurs nées par les communautés hippies : à mi-parcours –, car il laisse sup- la créativité, le développement poser un changement dans le rôle p ersonnel, la recherche du bon- du design dans la société. Pour Zoë heur et, surtout, la libération. Pas Ryan, conservatrice pour le design vraiment pour se libérer d’une op- et l’architecture à l’Art Institute de pression quelconque (économique, Chicago, il ne s’agit plus de « créer politique, sociale, environnemen- des objets indépendants, à partir tale) mais plutôt pour enfin « deve- seulement d’impératifs formels ou nir soi-même », pour se libérer de fonctionnels, mais de produire des soi-même. L’ADN de la Californie, solutions de design s’appuyant sur et par extension de son design, la compréhension de comment ces résiderait dans cette soif de libé- objets s’insèrent dans un système ration, comme le précise d’ailleurs total d’interactions humaines et de Brendan McGetrick, l’un des com- relations »10. Dans cette projection missaires, « de diverses manières, aux accents didactiques – réduite l’exposition affirme que le trait dans l’exposition au SFMOMA à un caractéristique du design califor- seul écran splitté au lieu de la dou- nien consiste à mettre l’accent sur zaine d’écrans qui faisaient face aux la libération personnelle11. » C’est spectateurs dans la projection d’ori- là que le discours soutenu par l’ex- gine –, les Eames mettent également position d’Helsinki pose question. en lumière le poids grandissant des Car si la communication de ces médias et la future omniprésence grandes entreprises exalte depuis de l’informatique dans un monde des années la liberté et la libération connecté où désormais tout est lié. des consommateurs, est-ce le rôle 116 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Charles et Ray Eames, Eames Office conference room, 1944–89 ; San Francisco Museum of Modern Art, Architecture and Design Forum Fund and Accessions Committee Fund purchase, photo : Tom Bonner William English testant le premier modèle de souris sur l’oN-Line System (NLS), 1968, © Bill English Critique d’art 51 117
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages du musée de reproduire et finale- valorisation d’un lieu apparemment ment de cautionner ce discours qui, anodin : le garage de pavillon de sous un vernis progressiste, n’est banlieue. Quatre tirages photogra- que le versant néolibéral du modèle phiques montrent ainsi le garage de capitaliste ? l’oncle de Walt Disney, des parents En effet, peut-on véritablement de Steve Jobs (Apple), de David et considérer l’iPhone comme une Lucile Packard (Hewlett-Packard) « révolution pour le comportement et de Susan Wojcicki (qui a accueil- humain »12, dans le sens le plus po- li les premiers pas de Google). Ces sitif et émancipateur ? Dans l’expo- portes fermées de garage – tout sition, tout l’héritage de l’histoire ce qu’il y a de plus ordinaires – contre-culturelle et contestataire ne nous disent pas grand-chose, californienne se voit réintégré dans mais le cartel nous éclaire sur ce une vaste opération de dépolitisa- qu’il faut comprendre : avec un tion puis d’appropriation. Tout y simple garage, les plus audacieux passe : les communautés hippies13, réinventeront le monde, pour vous. mais aussi le Free Speech Move- Car, à chaque fois, c’est dans un ment à Berkeley, les luttes pour garage que la « magie » a commen- les droits civiques, pour les droits cé. Concernant toujours le rapport des homosexuels, contre la guerre au monde de l’entreprise, d’autres du Vietnam, etc. On en conserve choix scénographiques tirent cette seulement l’aspect libérateur et fois l’espace muséal vers l’espace personnel, dissocié de toute re- commercial qu’est le showroom. cherche d’émancipation collective La place laissée aux vidéos de pré- à l’échelle de la société. Et ce n’est sentation accompagnant certains pas la présence dans l’exposition objets dans l’exposition d’Helsinki des réseaux sociaux, de quelques a de quoi déconcerter. Directe- outils collaboratifs en ligne et des ment fournies par les entreprises projets de hackers et de makers qui les concevant, telles que Twitter, suffit à convaincre du bien-fondé du Snapchat, Google ou Nest, quel sta- discours. tut donner à ces vidéos ? S’agit-il Cette « californisation » du de mises en contexte, d’exemples monde par la diffusion des objets de communication d’entreprises conçus par les grandes sociétés en matière de design, de publici- de la Silicon Valley repose sur les tés ? La scénographie de Designed mêmes valeurs individuelles que le in California au SFMOMA lève toute monde néolibéral de l’entreprise : ambiguïté à ce sujet car il est clair mise en récit du succès, fluidité, que les quelques vidéos exposées accomplissement personnel, flexi- ont valeur de documentation des bilité, nomadisme, adaptabilité14. projets présentés. La reconstitution Une certaine forme de narration de la salle de conférence de Charles du succès est aussi à l’œuvre dans et Ray Eames, à la manière d’une l’exposition d’Helsinki, à travers la period room, est déjà une manière 118 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages de penser la monstration des objets élection, elle ne peut qu’être vue comme des éléments à regarder et à comme la célébration du métis- comprendre dans leurs relations les sage californien/mexicain et de la uns avec les autres, et pas unique- diversité culturelle, à l’opposé de ment comme de désirables produits la volonté aberrante du président dont on nous fait la démonstration américain de construire un mur à la en vue de les acheter15. frontière entre les deux pays. En parcourant l’exposition, Si loin, si proche : le Mexique on s’aperçoit que le modernisme Le propos et les ambitions de l’ex- décontracté californien trouve son position Found in Translation au exact pendant au Mexique. On LACMA sont radicalement diffé- construit à Acapulco les mêmes rents puisque ses commissaires ne villas qu’à Palm Springs, avec recherchent pas une « essence » p iscines et patios, tandis que les du design californien – comme une programmes de construction de forme de design qui serait typique- pavillons des deux côtés de la ment et exclusivement californienne frontière associent baies vitrées, – mais choisissent de l’envisager bois et toits plats, bâtis parfois par dans ses relations avec le Mexique. les mêmes architectes. Dans le Le rapprochement des deux terri- domaine du mobilier également, les toires n’est pas anodin : le Mexique idées circulent des deux côtés de la et la Californie partagent une fron- frontière, les designers mexicains tière commune, leurs climats sont comme californiens allant chacun similaires (pour la Californie du y puiser de nouvelles formes et de Sud en tout cas), et leurs histoires nouveaux matériaux, comme le se recouvrent en partie (lorsque le précise le catalogue16. On retrouve Mexique prend son indépendance du côté californien de nombreux vis-à-vis de l’Espagne en 1821, la exemples de reprises de motifs pré- Californie est mexicaine, avant colombiens (le serpent à plumes, la d’intégrer les Etats-Unis en 1850). pierre du soleil, des éléments évo- Found in Translation s ’inscrit quant les styles aztèques, toltèques, dans le cadre de Pacific Standard zapotèques ou mayas), les maisons Time, vaste programme culturel construites par Frank Lloyd Wright mené dans le Sud de l’état sous à Los Angeles, Hollyhock House l’impulsion du Getty Center. Ayant (1921) et Ennis House (1924), pour thème les liens entre la scène étant de ce point de vue embléma- artistique de Los Angeles et l’Amé- tiques, avec leur ornementation rique du Sud, la troisième édition faite de motifs néo-mayas et leurs du programme a pris une tournure proportions rappelant les temples politique suite à l’élection de Donald des civilisations précolombiennes. Trump en 2016. Quand bien même D’autres designers dépassent cette l’organisation de l’exposition du fascination exotique et s’installent LACMA a été entamée avant son à Mexico, tel le designer textile Critique d’art 51 119
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages Saul Borisov, et commencent à le Mexique et la Californie en ma- réinterpréter des pièces de mobi- tière de design, mettant à jour des lier régional. Clara Porset, Xavier relations politiques et formelles Guerrero et Michael van Beuren complexes entre les deux régions, réemploient la forme simple de la faites de connexions constamment butaca mexicaine (une assise en alimentées. A l’échelle du musée, bois faisant office de fauteuil bas) c’est aussi une exposition modèle tout en utilisant de l’ixtle, un tex- puisqu’elle intègre des objets an- tile mexicain fait de fibres d’agave ciens préhispaniques issus d’autres tissées. Il en résulte des assises aux départements du LACMA, tout en formes modernes bien qu’issues de s’appuyant sur de nombreuses modèles non industriels, conçues acquisitions lors de la phase prépa- avec des matériaux spécifiques à ratoire de l’exposition. Et surtout, l’artisanat mexicain. Globalement, elle parvient à modifier le regard les designers californiens cherchent porté sur le design californien dans la production mexicaine une comme « naissant de lui-même », certaine spontanéité, une identité en requalifiant sa relation avec la régionale, voire une « vérité », avec production mexicaine. Alors que la tout l’aspect condescendant que conception de mobilier pour l’exté- peut aussi parfois revêtir le regard rieur est considérée comme le pré porté sur une production désignée carré des concepteurs californiens, comme « naïve ». Le Mexique ap- de même que l’utilisation de la fibre paraît alors comme un véritable de verre, on remarque de grandes réservoir de savoir-faire, réinvesti similitudes entre les bancs et du côté californien : le papier mâ- chaises longues de Douglas Deeds et ché, le travail du métal, le domaine de Po Shun Leong (qui a longtemps du tissage pour Kay Sekimachi, la vécu au Mexique puis plus tard en technique du crochetage de fil mé- Californie), dont les recherches tallique pour Ruth Asawa. Moins ont lieu simultanément, sans que connu que certains de leurs autres le modèle californien ne soit en films, Day of the Dead (1957) de avance sur son homologue mexi- Charles et Ray Eames est diffusé à cain. Même chose concernant les la fin de l’exposition. Tous les pré- Jeux Olympiques. En 1968, Mexico paratifs et les différents artisanats accueille les JO d’été et le choix est liés à l’organisation domestique fait de réutiliser les installations de la fête des morts au Mexique y sportives déjà existantes. Le groupe apparaissent à l’écran. d’architectes et de d esigners diri- Found in Translation est une gé par Pedro Ramírez Vázquez en exposition riche, dense, extrême- charge de la manifestation conçoit ment documentée, sur un sujet alors une signalétique permettant peu arpenté. Elle est d’autant plus de circuler plus aisément dans la indispensable qu’elle révèle les ville par le biais des autoroutes qui allers et retours constants entre la parcourent 17. Les couleurs du 120 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages drapeau mexicain sont écartées, le ces deux publications permettait logo et les uniformes des personnels de saisir rapidement à quel point d’accueil mêlent Op art et motifs le design en Californie a toujours traditionnels géométriques. Pour été une question d’immigration et les JO de 1984 à Los Angeles, la d’assimilation des cultures extra- designer Deborah Sussman conçoit américaines, le Mexique n’étant pas un projet qui allie signalétique et le seul concerné par ce mouvement communication, directement ins- d’absorption. Le rôle de la dias- piré du précédent mexicain. Elle pora asiatique (chinoise, c oréenne évacue les couleurs américaines et japonaise), très présente en (bleu, blanc et rouge) de la charte Californie même si elle est moins graphique et conçoit des modules nombreuse que la population his- en forme de colonnes, destinés à panique, serait aussi à interroger, faire signe dans la ville quand on notamment quant à l’utilisation de circule de site en site via les auto- certains matériaux souples tels que routes. Alors que les influences le bambou et le rotin, très employés mexicaines sur le design califor- pour renouveler les formes du nien sont souvent minorées, quand mobilier pour l’extérieur, typique ce n’est pas complètement tues, du design californien. Les assises Found in Translation les remet au conçues par Danny Ho Fong et son cœur de son propos, montrant que fils Miller Yee Fong condensent le design californien n’est pas né ex bien la rencontre entre des formes nihilo dans les années 1950, d’un jugées californiennes et un savoir- peu de soleil et de bonne volonté, faire asiatique, celui du tressage du mais qu’il s’est nourri d’échanges rotin. Contrairement à ce qui est constants avec son voisin mexicain. souvent dit ou suggéré, le design moderne californien n’est pas fait Dans l’ombre du soleil californien d’un bloc. Il est, comme souvent en Pour tout le travail de mise en matière de création, le résultat d’un lumière des influences croisées tissage multiculturel et il est bon de entre Mexique et Californie qu’elle le rappeler. accomplit, l’exposition Found in On le voit clairement dans les Translation est exemplaire de ce trois expositions, le design califor- qu’une institution muséale peut nien ne se caractérise pas par un aujourd’hui présenter à son public « style » reconnaissable d’un seul en matière d’exposition de design. coup d’œil, comme c’est le cas des En cela, le LACMA prolonge l’élan objets du groupe Memphis, ou dans engagé avec l’exposition Living in a une certaine mesure des objets Modern Way, dont le riche catalogue regroupés par Jasper Morrison et était complété par une publication Fukasawa Naoto sous l’étiquette de répertoriant les designers actifs « Super Normal ». Il s’agirait plutôt dans l’état au milieu du XXe siècle18. – et c’est certainement là que ré- Le contenu de l’exposition et de side sa spécificité – d’une démarche Critique d’art 51 121
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages globale de design, par essence à la tout celui de « lubrifiant »20 pour ces croisée de différents domaines : le grandes entreprises et leurs inves- design d’objet, le design graphique, tisseurs : il facilite les usages et par le design d’interface et un intérêt voie de conséquence les ventes, tout marqué pour la technologie et en fournissant de nouveaux atouts l’informatique. Encore peu étudié, communicationnels et publicitaires. le rapport à l’artisanat (et à ce qui En 1957 déjà, se gardant bien de relève du craft) dans le design cali- communiquer sur la composition de fornien, évoqué dans Designed in ses produits herbicides particulière- California à travers l’exemple des ment nocifs, l’entreprise de chimie céramiques d’Edith Heath, est aussi Monsanto finançait intégralement un nœud problématique qui mérite la « Maison du Futur » dans le parc attention, autant que le rapport d’attractions Disneyland d’Ana- aux technologies informatiques. heim, en banlieue de Los Angeles. Les discours qui accompag nent Cette vision du futur – située trente ces productions – on le voit claire- ans plus tard, en 1987 – employait ment dans l’exposition C alifornia: le design à des fins positives, mon- Designing Freedom et de manière trant aux visiteurs les objets et plus diffuse dans Designed in meubles en plastique censés occu- C alifornia – insistent générale- per les intérieurs californiens à ment sur les qualités supposées du l’avenir21. designer californien : l’inventivité, C’est en revanche le rôle du l’expérimentation, la collaboration, musée que d’identifier ce qui r elève l’optimisme et l’envie de changer le du design de ce qui concerne le monde. Ces discours se répètent, d iscours commercial de l’entre- qu’ils soient portés par l’institution, prise. De questionner les idéologies par les entreprises dans le cadre de cachées encore aujourd’hui dans leur communication ou bien direc- les visions « positives » du futur. De tement par certains designers, à réintroduire de la singularité, du l’instar de David Kelley, l’un des doute et de la complexité quand fondateurs d’IDEO – entreprise qui les industriels choisissent la voie a popularisé la méthodologie du de la standardisation des usages et design thinking – expliquant : « Nous des comportements. Car on ne peut sommes dans la Silicon Valley, dans oublier que le succès économique la baie de San F rancisco, et l’idée californien dans son ensemble n’a que nous pouvons tous ensemble pas empêché les conséquences changer le monde est très stimu- funestes : camps de sans-logis qui lante »19. Ils se réfèrent à de grands se développent dans l’état et no- idéaux, mais qui sonnent souvent tamment dans les grandes villes, creux une fois qu’on resitue les vaste pollution due à l’agriculture objets dans leur contexte, générale- intensive, gigantesques incendies ment exclusivement commercial. Le de forêt, etc. Dans les discours, ces rôle du designer devient alors sur- aspérités sont cependant occultées, 122 Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages gommées, pour ne conserver de la comme un lieu de rencontre – plutôt Californie que l’insouciance enso- que comme la matérialisation d’une leillée. Certains projets, notamment séparation –, de manière sérieuse de design critique (qu’on le nomme avec des espaces de serres parta- ainsi ou design fiction, design gées, de manière plus ironique avec conceptuel, design spéculatif) 22, des cuisines pour distribuer des invitent à interroger le rôle vérita- tacos côté américain et favoriser blement émancipateur et social du l’esprit de fraternité. Le design ca- design. C’est le cas par exemple de lifornien a jusqu’à présent été peu Borderwall as Architecture ( 2009-) sensible aux approches critiques, de Ronald Rael et Virginia San il est donc d’autant plus essentiel Fratello, tous deux présents dans que l’institution muséale soutienne Designed in California mais avec un ces réflexions, débarrassées d’un projet plus « classique ». Borderwall imaginaire de carte postale peuplé as Architecture vise à penser la de palmiers, loin des bonnes inten- frontière américano-mexicaine tions de façade et de leurs mirages. Lilian Froger est docteur en Histoire de l’art contemporain. Ses recherches portent sur la photographie japonaise des années 1950 à nos jours et interrogent les relations et points de contact entre photographie, édition et exposition. En parallèle de ses recherches universitaires, il est l’auteur de textes critiques parus dans esse arts + opinions, 2.0.1, Critique d’art, IMA et Marges, qui s’intéressent au rôle de la fiction dans le champ de l’art contemporain et du design, ainsi qu’à l’implication nécessaire du spectateur, du lecteur ou de Edith Heath, Studio mug, l’usager dans l’activation des série Coupe, vers 1950 ; objets et dans la compréhension San Francisco Museum of des images. Il développe Modern Art, don de Heath actuellement un cycle de Ceramics, photo : Katherine conférences à l’EESAB (site de Du Tiel Brest) sur le pouvoir oppositionnel du design. Critique d’art 51 123
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages 1. California: Designing 7. Parmi les nombreuses Voir aussi : Lazzarato, Maurizio. Freedom (10 novembre références sur cette publication, « On the Californian Utopia/ 2017-04 mars 2018), Helsinki : voir notamment : Whole Earth Ideology », in The Whole Earth: Designmuseo. Commissariat : Field Guide, Cambridge : The California and the Disapperance Brendan McGetrick et Justin MIT Press, 2016. Sous la dir. de of the Outside, Berlin : Haus der McGuirk. Exposition présentée Caroline Maniaque-Benton, Kulturen der Welt ; Sternberg initialement au Design Museum Meredith Gaglio Press, 2013, p. 166-168. Sous de Londres du 24 mai au la dir. de Diedrich Diederichsen, 17 octobre 2017. 8. Initialement installée dans le Anselm Franke second bâtiment de la maison 2. Designed in California (27 des Eames qui faisait office 15. Profitant de la réfection des janvier 2017-27 mai 2018), San d’atelier, la salle de conférence sols de la maison des Eames en Francisco : SFMOMA. était disposée dans un espace 2011, le LACMA avait de son Commissariat : Jennifer Dunlop plus grand que celui de côté reconstitué à l’identique Fletcher et Robert J. Kett. l’exposition Designed in l’aménagement de leur maison California et agencée – avec tout son mobilier et ses 3. Found in Translation: Design in différemment. objets – pour l’exposition California and Mexico, 1915-1985 California Design, 1930-1965: (17 septembre 2017-01 avril 9. Voir par exemple le texte de « Living in a Modern Way ». 2018), Los Angeles : LACMA. Beatriz Colomina consacré à la Commissariat : Wendy Kaplan et projection Glimpses of America, 16. Mallet, Ana Elena. Staci Steinberger. conçue par Charles et Ray Steinberger, Staci. « “Fertile Eames pour l’Exposition Ground”. Design Exchanges 4. En France, on peut citer Los nationale américaine de 1959 à between Mexico and California, Angeles 1955-1985 : naissance Moscou : Cernés par les 1920-1976 », in Found in d’une capitale artistique au images : l’architecture de l’après Translation: Design in California Centre Pompidou en 2006 et Spoutnik, Paris : B2, 2013. and Mexico, 1915-1985, Los plus récemment Los Angeles : Angeles : LACMA ; Munich : une fiction au musée d’art 10. Ryan, Zoë. « Taking Prestel, 2017, p. 182-213. Sous contemporain de Lyon en 2017. Positions. An Incomplete History la dir. de Wendy Kaplan of Architecture and Design 5. Jacob, Sam. « Context as Exhibitions », in As Seen: 17. Parmi d’autres curiosités, Destiny: The Eameses from Exhibitions That Made l’exposition du LACMA montre Californian Dreams to the Architecture and Design History, une vidéo de 1970 dans Californiafication of Chicago : The Art Institute of laquelle Raquel Welch danse en Everywhere », The World of Chicago, 2017, p. 20. Sous la bikini futuriste devant les Charles and Ray Eames, dir. de Zoë Ryan sculptures conçues pour la Londres : Barbican Center ; New signalétique des JO de Mexico, York : Rizzoli, 2015, p. 165. 11. California: Design Freedom, et qui servait d’interlude dansé Sous la dir. de Catherine Ince, Op. cit., p. 201 pour sa reprise de la chanson Lotte Johnson California Dreamin’. Dans une 12. Ibid., p. 33 autre vidéo exposée, on la voit 6. Turner, Fred. From chanter en haut du site Counterculture to Cyberculture: 13. D’un point de vue formel, archéologique mexicain du Stewart Brand, the Whole Earth l’esthétique des produits d’Apple Teotihuacan. Network, and the Rise of Digital renvoie pourtant davantage aux Utopianism, Chicago : Chicago formes lisses et épurées de 18. A Handbook of California University Press, 2006. Le Dieter Rams pour Braun qu’au Design, 1935-1965: catalogue de l’exposition travail manuel et artisanal des Craftspeople, Designers, d’Helsinki comporte par ailleurs communautés hippies. Manufacturers, Cambridge : The un entretien entre l’un des MIT Press ; Los Angeles : commissaires et Fred Turner : 14. Spencer, Douglas. LACMA, 2013. Sous la dir. de California: Design Freedom, « Architecture after California », Bobbye Tigerman Londres : Design Museum ; e-flux [en ligne], 12 octobre Phaidon, 2017, p. 198-199. 2017 (https://www.e-flux.com/ 19. Dans un entretien publié Sous la dir. de Brendan architecture/positions/151749/ dans le catalogue California: McGetrick, Justin McGuirk architecture-after-california/). Designing Freedom, David 124 Critique d’art 51
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