Essai Essay - Les Archives de la critique d'art

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Essai
/
   En partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA)
   et l’Institut français

Essay
   With the support of the Institut national d’histoire de l’art
   (INHA) and the Institut français
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      Vue de l’exposition Found
      in Translation: Design
      in California and Mexico,
      1915–1985, Los Angeles
      County Museum of Art,
      17 septembre 2017 –
      1er avril 2018, photo :
      Museum Associates/LACMA

106                          Critique d’art 51
Essai

Lilian Froger est le troisième lauréat de             Lilian Froger is the third recipient
l’aide à l’écriture et à la publication d’un essai    of the grant for the writing and
critique, créée en 2016 dans le cadre                 publication of a critical essay that was
d’une collaboration entre l’Institut français,        created in 2016 by the collaboration
l’Institut national d’histoire de l’art et la revue   between the Institut français, the Institut
Critique d’art. Avant lui, cette bourse a             national d’histoire de l’art and Critique
permis à Julie Crenn de se rendre en Afrique          d’art. The two previous years, the
du Sud pour raconter l’histoire de ses                grant enabled Julie Crenn to travel to
femmes artistes1 et à Clélia Zernik de faire          South Africa in order to write about the
une enquête sur la forme et le statut des             country’s women artists1, and gave
                                                      Clélia Zernik the opportunity to explore
festivals artistiques au Japon2. Chaque
                                                      the form and status of art festivals in
voyage se conclut par la publication d’un
                                                      Japan.2 Each journey results in the
texte long, en français et en anglais. Après
                                                      publication of a long article in French
trois ans, il est permis de dire que cette aide,
                                                      and English. After three years, it is safe
dont le but est de favoriser la mobilité des          to say that this grant—whose goal it is
critiques d’art, la circulation de leurs idées et     to support the mobility of art critics, as
la traduction de leurs écrits, offre un espace        well as the circulation of their ideas and
unique de réflexion et de visibilité à des            the translation of their essays—offers
auteurs contemporains. Au moment où                   contemporary authors a unique space
est publié cet essai, un appel à candidatures         for thought and visibility. As this essay
est ouvert pour l’année 2019, qui permettra           is published, a call for applications has
à un-e critique de bénéficier de ce                   been opened for 2019, which will allow
dispositif, mis en place en partenariat               a critic to receive this grant created in
avec le ministère de la Culture – Direction           collaboration with the Ministry of Culture
générale de la création artistique.                   and the Direction générale de la création
Nous espérons recevoir de nombreuses                  artistique. We hope to receive many
candidatures !                                        applications!

Les réflexions de Lilian Froger dans l’essai          The ideas Lilian Froger develops in the
qui suit sont provoquées par la coïncidence           following essay were prompted by the
de trois expositions tenues respectivement à          coincidence of three exhibitions that
Helsinki, à San Francisco et à Los Angeles            were held respectively in Helsinki,
qui, comme l’indique l’auteur, « s’intéressent        San Francisco and Los Angeles, and
aux relations entre le design, la Californie          which all “[explore] the relationship
et les imaginaires qu’elle évoque ». Car loin         between design, California and the
d’être uniquement un moyen de fabriquer               imaginaries it evokes”. Far from being
des objets et d’aménager des lieux de vie             only a way of manufacturing objects
ou de travail, le design façonne des                  and creating spaces for living and
comportements, un imaginaire, ultimement              working, design also shapes behaviours,
une société. Attentif aux dispositifs                 imaginaries, and ultimately societies
muséographiques mis en place par chacune              themselves. Through the close attention
                                                      he pays to the museographic devices of
des expositions, Lilian Froger fait ressortir
                                                      each one of the exhibitions, Lilian Froger
les divergences entre les récits qu’elles
                                                      highlights the discrepancies between
produisent. Certaines opèrent par
                                                      the different narratives they produce.
subdivisions, misent sur la spécialisation
                                                      Some operate by subdivisions and
(la Californie du Sud « moderniste » vs. la           specialisations (“modernist” Southern
Californie du Nord geek), d’autres                    California vs. geek Northern California),
au contraire s’intéressent aux croisements,           others, on the contrary examine junctions,
aux emprunts, à la présence                           quotations, the presence of others
de l’autre (entre la Californie et le Mexique).       (between California and Mexico). The
Erudit, teinté d’humour, le texte que                 essay you are about to read is erudite
vous vous apprêtez à lire est un texte                and tinged with humour, as well as
critique qui appelle à la responsabilité des          being a critical text that appeals to the
musées comme lieux de réflexion engagée               responsibility of museums as places of
et au maintien de leur indépendance                   engaged thought that should maintain

                                                           Critique d’art 51                        107
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      à l’égard des logiques d’entreprise dont ils          their independence from the logics of the
      exposent l’histoire.                                  corporations whose history they exhibit.
      Bonne lecture !                                       We hope you enjoy it!

      Elitza Dulguerova, conseillère scientifique du        Elitza Dulguerova, Research adviser in
                                                            the field of 18th to 21st Century Art History,
      domaine Histoire de l’art du XVIIIe au XXIe siècle,
                                                            INHA
      INHA,                                                 and Vincent Gonzalvez, Head of the Visual
      et Vincent Gonzalvez, Responsable du pôle             Arts and Architecture Department, Institut
      arts visuels et architecture, Institut français       français.

      Vue de l’exposition Designed in California,
      San Francisco, SFMOMA, 27 janvier –
      27 mai 2018, photo : Don Ross

      1. Crenn, Julie. « Who Run the World ? : les          1. Crenn, Julie. “Who Run the World? South
      artistes sud-africaines au défi de l’Histoire         African Female Artists’ Relationship to History
      et des normes », Critique d’art, no 47,               and Normativity”, Critique d’art, no.47, Autumn/
      automne/hiver 2016, p. 97-128
                                                            Winter 2016, p. 97-128
      2. Zernik, Clélia. « L’Art japonais après
      Fukushima : au prisme des festivals »,                2. Zernik, Clélia. “Japanese Art after Fukushima
      Critique d’art, no 49, automne/hiver 2017,            through the Prism of Festivals”, Critique d’art,
      p. 81-120                                             no.49, Autumn/Winter 2017, p. 81-120

108                            Critique d’art 51
L’Illusion
Lilian Froger

d’un été
sans fin :
design
californien,
soleil
et mirages

                Critique d’art 51   109
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      Ordinateur personnel Apple
      Macintosh, 1984, © Apic /
      Getty Images

      Hartmut Esslinger, prototype
      pour une tablette tactile
      d’Apple Macintosh, 1984 ;
      San Francisco Museum of
      Modern Art, don du designer,
      photo : Katherine Du Tiel

110                          Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

Depuis quelques années, la marque             entre le design, la Californie et
Apple ajoute la mention Designed              les imaginaires qu’elle évoque.
by Apple in California sur tous ses          ­C alifornia: Designing Freedom 1
emballages, en plus de l’obligation         au Designmuseo d’Helsinki (après
légale d’indiquer le lieu de fabri-         une première étape au Design
cation (en l’occurrence la Chine).          Museum de Londres) et Designed
Pourquoi cette précision ? Avant            in ­C alifornia 2 au San Francisco
toute chose, pour mettre en avant           Museum of Modern Art (SFMOMA)
le lieu où l’article a été pensé et         envisagent les productions locales
dessiné, plutôt que le pays où sont         des années 1960 à nos jours. L’ex-
implantées les chaînes de mon-              position Found in Translation:
tage, reléguées de fait au second           Design in California and Mexico,
plan. Ensuite, pour bien signifier          1915-19853 au Los Angeles County
que cet état de la côte Ouest des           Museum of Art (LACMA) a resser-
Etats-Unis importe plus que le pays         ré son propos sur les liens tissés
entier. Ici, pas de Made in USA ni de       avec le Mexique voisin, interrogés
­Designed in USA, tel qu’on pourrait        à travers le prisme des représen-
 s’y attendre. Pour autant, Apple ne        tations et des imaginaires. Ces
 se réfère pas à la Californie en tant      trois expositions prennent comme
 que circonscription administrative,        point de départ ce qu’on pourrait
 mais à l’idée même de Californie.          désigner par le « rêve californien »,
 C’est-à-dire à l’image d’un vaste          qui se résume en trois points : une
 état qu’on se représente constam-          ­ambiance ensoleillée, une économie
 ment baigné de soleil. Un territoire        florissante et le glamour hollywoo-
 de plages, de déserts et de grands          dien. Au-delà d’Hollywood et de
 espaces. Un décor de palmiers, de           Disney, le rapport à l’imaginaire et
 cactus et de piscines. Une culture du       à la fiction sur la scène artistique de
 surf, du bronzage et des c­ ocktails        Los Angeles a déjà été abordé dans
 multicolores. Une géographie du             plusieurs expositions4 mais n’a fait
 cool et du relax, où les start-ups         l’objet que de peu d’attention dans
 de l’informatique fleurissent en           le domaine du design californien.
 toute saison. Se superposent à ces         Les deux principes fondamentaux
 visions l’imaginaire de la Silicon         du design étant la prise en compte
 Valley actuelle, au Sud de la baie         du contexte et l’ancrage dans le
 de San Francisco, où les employés          réel, n’est-il toutefois pas contradic-
 geeks de Google, Yahoo et Facebook         toire de vouloir concilier dans une
 travailleraient avec enthousiasme,         exposition la pratique contextuelle
 entretenant l’idée d’un mode de vie        qu’est le design avec une certaine
 détendu en toutes circonstances,           dimension imaginaire ? D’ailleurs,
 sans cravate, voire en short tout au       où situer exactement cette dimen-
 long de l’année.                           sion imaginaire ? Dans le discours
     Plusieurs expositions récentes         des commissaires ? Dans celui des
 se sont penchées sur les relations         designers ? Dans les projets de

                                                  Critique d’art 51                              111
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      design eux-mêmes ? A travers les                      ture, la frontière nette entre inté-
      objets qu’elles ont réunis et les dis-                rieur et extérieur est assouplie par
      cours qui les accompagnent, ces                       l’usage de grandes surfaces vitrées
      trois expositions récentes mettent                    et par le choix du plan libre sans
      à mal certaines idées reçues quant                    étage. Les espaces de sociabilité
      aux relations entre design et                         tournés vers le jardin deviennent
      ­Californie (en tant que territoire à la              essentiels dans la conception des
       fois physique et mythique), et aident                pavillons et des villas, accueillant
       à comprendre le rôle que le rêve                     alors terrasses, patios, piscines ou
       californien a pu jouer sur le design.                barbecues. Le mobilier est souvent
       A divers degrés, elles aident à re-                  utilisable aussi bien à l’intérieur
       considérer la question que tout le                   qu’à l’extérieur. Les couleurs sont
       monde se pose : le climat ­californien               chaudes et éclatantes, à l’image
       est-il véritablement aussi avanta-                   du soleil qui irradie toute l’année.
       geux pour le design qu’il ne l’est                   Comme pour illustrer cette idée, un
       pour les oranges ?                                   grand panneau rétroéclairé mon-
                                                            trant un coucher de soleil stylisé
      Un modernisme décontracté                             accueille le visiteur de l’exposition
      A la fin de la Seconde Guerre mon-                    California: Designing Freedom dès
      diale et pendant les années 1950,                     l’escalier d’entrée.
      on assiste au développement d’une                         Emblématique de ce moder-
      approche qu’on a qualifiée de cool                    nisme décontracté, le travail de
      dans le design californien, exami-                    Charles et Ray Eames contribue
      née dernièrement dans les deux                        amplement à situer la Californie
      manifestations majeures qu’ont                        sur la carte du design mondial.
      été Birth of the Cool: California Art,                De fait, « il est impossible de pen-
      Design, and Culture at ­Midcentury                    ser à Charles et Ray Eames sans
      au Orange County Museum of Art                        penser à la Californie du milieu du
      en 2007 et California Design, 1930-                   XXe siècle. De la même manière, il
      1965: « Living in a Modern Way »                     est difficile d’imaginer la Californie
      au LACMA en 2011. Alors que New                      sans les Eames. […] La Californie
      York et Chicago étaient aupara-                      était l’attachement géographique
      vant les deux principaux centres                     des Eames et une idée absolument
      américains en matière de design,                     centrale dans leur pratique du de-
      la ­Californie accueille en effet au-                sign »5. Autant que leurs célèbres
      tour des années 1950 de nombreux                     chaises constituées d’un piètement
      concepteurs qui vont œuvrer à la dé-                 métallique et d’une coque en plas-
      finition d’une version californienne                 tique de couleur, la maison qu’ils
      du modernisme, considérée comme                      se construisent en 1949 à Pacific
      moins guindée que sur la côte Est.                   ­Palisades, face à l’océan, occupe
      Tout est pensé pour concourir à un                   une place importante dans l’his-
      mode de vie simple et informel, en                   toire du design. Portant le n­ uméro 8
      apparence au moins. En architec-                     au sein du programme des « Case

112                          Critique d’art 51
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

Study Houses », celle-ci est large-          tallent hors des villes, dans des
ment ouverte sur le jardin et les            camps ou hameaux que leurs ha-
arbres alentour, par l’intermé-              bitants construisent eux-mêmes.
diaire de grandes baies vitrées qui          L’image du hippie véhiculée par les
laissent entrer la lumière à l’inté-         médias montre quelqu’un délibéré-
rieur. L’aménagement de la maison            ment isolé de ce qui est moderne,
– mélange de mobilier des deux               vivant en phase avec la nature, loin
designers, d’objets rassemblés à             du monde civilisé. Une exposition
travers le monde et de nombreuses            telle que Hippie Modernism: The
plantes vertes – a dès l’installation        Struggle for Utopia au Walker Art
du couple été photographié pour              Center en 2015 a fortement corrigé
la presse généraliste et spéciali-           cette image, en montrant nettement
sée. Abondamment reproduits,                 que ces communautés ont dans le
des clichés comme ceux de Julius             même temps été largement attirées
­Schulman participent à la construc-         par les nouvelles technologies : la
 tion et à la diffusion de l’image mo-       vidéo, les structures gonflables, les
 derne, détendue et chaleureuse de           sons électroniques, les ordinateurs,
 la production des Eames. Et, par ex-        etc. Les recherches de Fred Turner,
 tension, de la ­Californie en général.      notamment sur Stewart Brand, le
                                             fondateur en 1968 du Whole Earth
Construire une autre société                 Catalog, menaient déjà aux mêmes
A l’appui d’une sélection plétho-            conclusions6.
rique d’objets et de projets, les                Le Whole Earth Catalog7 figure
expositions California: Designing            d’ailleurs en bonne place dans les
Freedom et Designed in California            expositions California: Designing
cherchent à définir l’« essence » du         Freedom et Designed in ­California.
design californien, au-delà du mo-           Manuel pratique autant que concep-
dernisme, et associent toutes deux           tuel, il informait ses lecteurs sur
l’émergence des contre-cultures              tout ce qui était susceptible de les
américaines avec le développement            intéresser : l’auto-construction,
du design technologique et digital           l’agriculture, la biologie, l’écologie,
de la Silicon Valley. La décennie            mais aussi les sciences de manière
1960 sert de prélude à la démons-            générale, la psychologie, la cyber-
tration, en concentrant l’attention          nétique ou l’informatique. A la fois
du visiteur sur les communautés              catalogue de vente et annuaire,
[communes] – notamment hip-                  il compilait des informations sur
pies –, particulièrement actives en          ces sujets, des présentations d’ou-
­Californie, et les discours qu’elles        tils, de matériaux, de livres pour
 ont portés. Désirant échapper phy-          approfondir ses connaissances,
 siquement et symboliquement à               puis les coordonnées de ceux qui
 la société industrielle telle qu’elle       produisaient ces biens afin de les
 prospère dans la période d’après-           acheter. D’autres publications affi-
 guerre, ces communautés s’ins-              liées aux communautés hippies, ou

                                                   Critique d’art 51                              113
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      bien influentes chez celles-ci, sont                 les pratiques en extérieur dans
      présentées dans les expositions                      la montagne ou la forêt. Celles-ci
      d’Helsinki et de San Francisco : les                 sont représentées par quelques
      deux volumes du Domebook (1970                       exemples de mousquetons et de
      et 1971) de Lloyd Khan pour édi-                     coinceurs hexagonaux pour l’es-
      fier son propre dôme géodésique,                     calade de la marque Chouinard
      l’Inflatocookbook (1970) d’Ant Farm                  Equipment, un sac à dos pour la
      destiné à construire des structures                  randonnée, ou encore une tente
      gonflables, ou encore le guide des                   Oval Intention (1976) de la marque
      designers Victor Papanek et James                    The North Face, pièce centrale de
      Hennessey, Nomadic Furniture                         l’exposition montée sur un podium.
      (1973-1974), contenant des plans                     Leur présentation vise à les extraire
      de montage de mobilier simple à                      de la catégorie du matériel de loisir,
      assembler. Ces différents manuels                    pour en faire les supports d’une ode
      sont d’ailleurs l’une des principales                à la liberté et au non-conformisme.
      contributions des communes en ma-                    Pour le skate comme pour l’esca-
      tière de design, et la place qui leur                lade ou les sorties en extérieur, il
      est réservée dans ces expositions                    s’agit d’expériences de l’environne-
      est pour cette raison pleinement                     ment et du paysage hors des infras-
      justifiée.                                           tructures urbaines classiques, dont
          Les hippies ne sont pas les seules               le but est de repousser ses limites.
      communautés à faire l’objet d’une                    Les objets exposés sont là pour le
      attention particulière au sein de                    démontrer, prenant comme déno-
      ces expositions, les années 1960 et                  minateur commun le recours aux
      1970 voyant parallèlement l’appari-                  nouvelles technologies.
      tion d’autres « groupes » cherchant
      à assouvir un désir de nomadisme                     Du collectif au connecté
      et de mobilité. Au Designmuseo                       Le versant technologique du design
      d’Helsinki, l’accent est mis sur le                  californien est ainsi au cœur des ex-
      skateboard et la culture du skate,                   positions d’Helsinki et du ­SFMOMA,
      qui émergent en Californie dans les                  de la conception d’ordinateurs per-
      années 1960. Sont ainsi rassemblés                   sonnels à celle d’objets de plus en
      des revues destinées aux skaters et                  plus performants, de plus en plus
      des objets accompagnant le déve-                     connectés. L’essor de la Silicon
      loppement de ces pratiques nou-                      Valley dans la décennie 1970 y est
      velles : différents types de planches,               restitué par la présentation des
      des roues, des bloc-­essieux (trucks),               premiers ordinateurs – de bureau
      ou encore une paire de baskets                       puis portables – d’Apple, Osborne,
      conçue pour la pratique du skate,                    Xerox, Hewlett-Packard, des pro-
      les Vans modèle « Era » de 1975.                     totypes de souris datant de 1980,
      L’exposition du SFMOMA choisit                       les carnets de croquis de Susan
      pour sa part de documenter l’attrait                 Kare pour le dessin des icônes des
      pour les grands espaces, à travers                   Macintosh… Viennent ensuite les

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L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

lecteurs de musique iPod (Apple),          le Nord et le Sud de la Californie.
l’iPhone (depuis les prototypes            Plutôt que de rigidité, Designed in
jusqu’au smartphone tel qu’il est          California fait preuve de beaucoup
aujourd’hui commercialisé), des            de souplesse, tant spatialement
bracelets compteurs de pas, des            que théoriquement : occupant une
caméras miniatures, les voitures           seule vaste pièce, l’accrochage y est
autonomes (sans conducteur), le            moins compartimenté qu’à H  ­ elsinki
berceau intelligent Snoo (2016) de         et l’exposition se garde bien d’éta-
Fuseproject qui détecte les pleurs         blir une influence directe de la
et analyse les habitudes de som-           contre-culture des années 1960
meil des bébés. Déjà particulière-         sur la culture des écrans actuelle.
ment généreuse par sa sélection            Se dessine plutôt l’affirmation d’un
abondante de projets, l’exposition         état d’esprit diffus présent dans
­C alifornia: ­D esigning Freedom y        toute la Californie, et qui infuse-
 ajoute la présentation d’applica-         rait les productions des designers
 tions et de logiciels conçus par les      de la région, et pas uniquement
 grandes compagnies informatiques          dans la baie de San Francisco. Pour
 depuis une décennie environ :             conforter cette idée, l’exposition
 Google, Google Maps, Facebook,            intègre dans sa scénographie la
 Twitter. L’utopie n’est plus sociale      reconstitution de la salle de confé-
 ou politique comme avec les com-          rence de Charles et Ray Eames,
 munautés des années 1960 et 1970,         qui apparaissent ici comme le trait
 elle devient utopie technologique.        d’union entre Californie du Sud et
 Tels une version actualisée de la         du Nord, entre conception de mobi-
 conquête de l’Ouest, les logiciels        lier et design des interactions. La
 de recherche en ligne se nomment          salle de conférence telle qu’expo-
 désormais ­Explorer (Microsoft) ou        sée au SFMOMA8 se compose de
 Safari (Mac). C’est un monde nou-         chaises et d’une table pour les
 veau qui est censé s’offrir à l’uti-      réunions, sur laquelle sont posés
 lisateur, pionnier du XX e ou du          divers objets (pots à crayons, bou-
XXIe siècle. Dans le même temps, un        geoirs), d’autres sont disposés sur
changement d’ordre géographique            une étagère (toupies, coquillages,
s’opère : le modernisme décontracté        masques). Au mur, différentes af-
des années 1950 est majoritaire-           fiches et photographies sont accro-
ment un phénomène du Sud de la             chées, créant un assemblage hété-
Californie, alors que le développe-        roclite d’images caractéristique
ment informatique concerne sur-            de l’approche visuelle des Eames,
tout le Nord de l’état (Intel à Santa      méthode associative des images
Clara, Apple à Cupertino, Facebook         qu’on retrouve aussi dans le mon-
à Menlo Park, Google à Mountain            tage des films et projections multi-
View, université Stanford).                écrans qu’ils développent à partir
     Dans l’exposition du SFMOMA,          de la fin des années 1950 pour des
 il n’y a pas de division nette entre      expositions9.

                                                 Critique d’art 51                              115
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

          Un de ces films est d’ailleurs                   Liberté, libération, libéral
      montré dans la salle de conférence :                 Avec View From the People, Charles
      View From the People (1966), ver-                    et Ray Eames cherchaient à
      sion remaniée de Think, la pro-                      convaincre du potentiel de l’infor-
      jection que les deux designers                       matique pour rendre la société plus
      conçoivent pour le Pavillon IBM à                    égalitaire. Pour mener à bien ce
      l’Exposition universelle de New York                 projet, ils se sont cependant adossés
      en 1964. Le message du film repose                   au programme d’expositions initié
      sur une idée simple : en multipliant                 par une entreprise multinationale
      les informations et en diversifiant                  – IBM –, aux ambitions sociales et
      les points de vue, il serait possible                égalitaires peu affirmées. On re-
      d’apporter des solutions claires à                   trouve une ambivalence similaire
      des problèmes apparemment com-                       dans le discours de l’exposition
      plexes, comme par exemple orga-                      California: Designing Freedom, qui
      niser l’urbanisme d’une ville ou de                  considère les valeurs des nouveaux
      manière plus futile réaliser un plan                 géants de l’informatique (Google,
      de table pour un dîner. Ce film prend                Apple, Facebook, Amazon) comme
      toute son importance dans Designed                   la version aboutie de celles prô-
      in California – il se situe d’ailleurs               nées par les communautés ­hippies :
      à mi-parcours –, car il laisse sup-                  la créativité, le développement
      poser un changement dans le rôle                     ­p ersonnel, la recherche du bon-
      du design dans la société. Pour Zoë                   heur et, surtout, la libération. Pas
      Ryan, conservatrice pour le design                    vraiment pour se libérer d’une op-
      et l’architecture à l’Art Institute de                pression quelconque (économique,
      Chicago, il ne s’agit plus de « créer                 politique, sociale, environnemen-
      des objets indépendants, à partir                     tale) mais plutôt pour enfin « deve-
      seulement d’impératifs formels ou                     nir soi-même », pour se libérer de
      fonctionnels, mais de produire des                   soi-même. L’ADN de la Californie,
      solutions de design s’appuyant sur                   et par extension de son design,
      la compréhension de comment ces                      résiderait dans cette soif de libé-
      objets s’insèrent dans un système                    ration, comme le précise d’ailleurs
      total d’interactions humaines et de                  Brendan ­McGetrick, l’un des com-
      relations »10. Dans cette projection                 missaires, « de diverses manières,
      aux accents didactiques – réduite                     l’exposition affirme que le trait
      dans l’exposition au SFMOMA à un                      caractéristique du design califor-
      seul écran splitté au lieu de la dou-                 nien consiste à mettre l’accent sur
      zaine d’écrans qui faisaient face aux                 la libération personnelle11. » C’est
      spectateurs dans la projection d’ori-                là que le discours soutenu par l’ex-
      gine –, les Eames mettent également                  position d’Helsinki pose question.
      en lumière le poids grandissant des                  Car si la communication de ces
      médias et la future omniprésence                     grandes entreprises exalte depuis
      de l’informatique dans un monde                      des ­années la liberté et la libération
      connecté où désormais tout est lié.                  des consommateurs, est-ce le rôle

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L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

Charles et Ray Eames, Eames Office
conference room, 1944–89 ; San Francisco
Museum of Modern Art, Architecture
and Design Forum Fund and Accessions
Committee Fund purchase, photo : Tom Bonner

William English testant le premier modèle
de souris sur l’oN-Line System (NLS), 1968,
© Bill English

                                                      Critique d’art 51                              117
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      du musée de reproduire et finale-                    valorisation d’un lieu apparemment
      ment de cautionner ce discours qui,                  anodin : le garage de pavillon de
      sous un vernis progressiste, n’est                   banlieue. Quatre tirages photogra-
      que le versant néolibéral du modèle                  phiques montrent ainsi le garage de
      capitaliste ?                                        l’oncle de Walt Disney, des parents
          En effet, peut-on véritablement                  de Steve Jobs (Apple), de David et
      considérer l’iPhone comme une                        Lucile Packard (Hewlett-Packard)
      « révolution pour le comportement                    et de Susan Wojcicki (qui a accueil-
      humain »12, dans le sens le plus po-                 li les premiers pas de Google). Ces
      sitif et émancipateur ? Dans l’expo-                 portes fermées de garage – tout
      sition, tout l’héritage de l’histoire                ce qu’il y a de plus ordinaires –
      contre-culturelle et contestataire                   ne nous disent pas grand-chose,
      californienne se voit réintégré dans                 mais le cartel nous éclaire sur ce
      une vaste opération de dépolitisa-                   qu’il faut comprendre : avec un
      tion puis d’appropriation. Tout y                    simple garage, les plus audacieux
      passe : les communautés hippies13,                   réinventeront le monde, pour vous.
      mais aussi le Free Speech Move-                      Car, à chaque fois, c’est dans un
      ment à Berkeley, les luttes pour                     garage que la « magie » a commen-
      les droits civiques, pour les droits                 cé. Concernant toujours le rapport
      des homosexuels, contre la guerre                    au monde de l’entreprise, d’autres
      du Vietnam, etc. On en conserve                      choix scénographiques tirent cette
      seulement l’aspect libérateur et                     fois l’espace muséal vers l’espace
      personnel, dissocié de toute re-                     commercial qu’est le showroom.
      cherche d’émancipation collective                    La place laissée aux vidéos de pré-
      à l’échelle de la société. Et ce n’est               sentation accompagnant certains
      pas la présence dans l’exposition                    objets dans l’exposition d’Helsinki
      des réseaux sociaux, de quelques                     a de quoi déconcerter. Directe-
      outils collaboratifs en ligne et des                 ment fournies par les entreprises
      projets de hackers et de makers qui                  les concevant, telles que Twitter,
      suffit à convaincre du bien-fondé du                 Snapchat, Google ou Nest, quel sta-
      discours.                                            tut donner à ces vidéos ? S’agit-il
          Cette « californisation » du                     de mises en contexte, d’exemples
      monde par la diffusion des objets                    de communication d’entreprises
      conçus par les grandes sociétés                      en matière de design, de publici-
      de la Silicon Valley repose sur les                  tés ? La scénographie de Designed
      mêmes valeurs individuelles que le                   in California au SFMOMA lève toute
      monde néolibéral de l’entreprise :                   ambiguïté à ce sujet car il est clair
      mise en récit du succès, fluidité,                   que les quelques vidéos exposées
      accomplissement personnel, flexi-                    ont valeur de documentation des
      bilité, nomadisme, adaptabilité14.                   projets présentés. La reconstitution
      Une certaine forme de narration                      de la salle de conférence de Charles
      du succès est aussi à l’œuvre dans                   et Ray Eames, à la manière d’une
      l’exposition d’Helsinki, à travers la                period room, est déjà une manière

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L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

de penser la monstration des objets            élection, elle ne peut qu’être vue
comme des éléments à regarder et à             comme la célébration du métis-
comprendre dans leurs relations les            sage californien/mexicain et de la
uns avec les autres, et pas unique-            diversité culturelle, à l’opposé de
ment comme de désirables produits              la volonté aberrante du président
dont on nous fait la démonstration             américain de construire un mur à la
en vue de les acheter15.                       frontière entre les deux pays.
                                                   En parcourant l’exposition,
Si loin, si proche : le Mexique                on s’aperçoit que le modernisme
Le propos et les ambitions de l’ex-            décontracté californien trouve son
position Found in Translation au               exact pendant au Mexique. On
LACMA sont radicalement diffé-                 construit à Acapulco les mêmes
rents puisque ses commissaires ne              villas qu’à Palm Springs, avec
recherchent pas une « essence »              ­p iscines et patios, tandis que les
du design californien – comme une              programmes de construction de
forme de design qui serait typique-            pavillons des deux côtés de la
ment et exclusivement californienne            frontière associent baies vitrées,
– mais choisissent de l’envisager              bois et toits plats, bâtis parfois par
dans ses relations avec le Mexique.            les mêmes architectes. Dans le
Le rapprochement des deux terri-              ­domaine du mobilier également, les
toires n’est pas anodin : le Mexique           idées ­circulent des deux côtés de la
 et la Californie partagent une fron-          frontière, les designers mexicains
tière commune, leurs climats sont              comme californiens allant chacun
similaires (pour la Californie du              y puiser de nouvelles formes et de
Sud en tout cas), et leurs histoires           nouveaux matériaux, comme le
se recouvrent en partie (lorsque le            précise le catalogue16. On retrouve
Mexique prend son indépendance               du côté californien de nombreux
vis-à-vis de l’Espagne en 1821, la           exemples de reprises de motifs pré-
Californie est mexicaine, avant              colombiens (le serpent à plumes, la
d’intégrer les Etats-Unis en 1850).          pierre du soleil, des éléments évo-
Found in Translation ­s ’inscrit             quant les styles aztèques, toltèques,
dans le cadre de Pacific Standard            zapotèques ou mayas), les maisons
Time, vaste programme culturel               construites par Frank Lloyd Wright
mené dans le Sud de l’état sous              à Los Angeles, Hollyhock House
l’impulsion du Getty Center. Ayant           (1921) et Ennis House (1924),
pour thème les liens entre la scène          étant de ce point de vue embléma-
­artistique de Los Angeles et l’Amé-         tiques, avec leur ornementation
 rique du Sud, la troisième ­édition         faite de motifs néo-mayas et leurs
 du programme a pris une tournure            proportions rappelant les temples
 politique suite à l’élection de Donald      des civilisations précolombiennes.
 Trump en 2016. Quand bien même              D’autres designers dépassent cette
 l’organisation de l’exposition du           fascination exotique et s’installent
 LACMA a été entamée avant son               à Mexico, tel le designer textile

                                                   Critique d’art 51                              119
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      Saul Borisov, et commencent à                         le Mexique et la Californie en ma-
      réinterpréter des pièces de mobi-                     tière de design, mettant à jour des
      lier régional. Clara Porset, Xavier                   relations politiques et formelles
      Guerrero et Michael van Beuren                        complexes entre les deux régions,
      réemploient la forme simple de la                     faites de connexions constamment
      butaca mexicaine (une assise en                       alimentées. A l’échelle du musée,
      bois faisant office de fauteuil bas)                  c’est aussi une exposition modèle
      tout en utilisant de l’ixtle, un tex-                 puisqu’elle intègre des objets an-
      tile mexicain fait de fibres d’agave                  ciens préhispaniques issus d’autres
      tissées. Il en résulte des assises aux                départements du LACMA, tout en
      formes modernes bien qu’issues de                     s’appuyant sur de nombreuses
      modèles non industriels, conçues                     ­acquisitions lors de la phase prépa-
      avec des matériaux spécifiques à                      ratoire de l’exposition. Et surtout,
      l’artisanat mexicain. Globalement,                    elle parvient à modifier le regard
      les designers californiens cherchent                  porté sur le design californien
      dans la production mexicaine une                      comme « naissant de lui-même »,
      certaine spontanéité, une identité                   en requalifiant sa relation avec la
      régionale, voire une « vérité », avec                production mexicaine. Alors que la
      tout l’aspect condescendant que                      conception de mobilier pour l’exté-
      peut aussi parfois revêtir le regard                 rieur est considérée comme le pré
      porté sur une production désignée                    carré des concepteurs californiens,
      comme « naïve ». Le Mexique ap-                      de même que l’utilisation de la fibre
      paraît alors comme un véritable                      de verre, on remarque de grandes
      réservoir de savoir-faire, réinvesti                 similitudes entre les bancs et
      du côté californien : le papier mâ-                  chaises longues de ­Douglas Deeds et
      ché, le travail du métal, le domaine                 de Po Shun Leong (qui a longtemps
      du tissage pour Kay Sekimachi, la                    vécu au Mexique puis plus tard en
      technique du crochetage de fil mé-                   Californie), dont les recherches
      tallique pour Ruth Asawa. Moins                      ont lieu simultanément, sans que
      connu que certains de leurs autres                   le modèle californien ne soit en
      films, Day of the Dead (1957) de                     avance sur son homologue mexi-
      Charles et Ray Eames est diffusé à                   cain. Même chose concernant les
      la fin de l’exposition. Tous les pré-                Jeux Olympiques. En 1968, Mexico
      paratifs et les différents artisanats                accueille les JO d’été et le choix est
      liés à l’organisation domestique                     fait de réutiliser les installations
      de la fête des morts au Mexique y                    sportives déjà existantes. Le groupe
      apparaissent à l’écran.                              d’architectes et de d  ­ esigners diri-
          Found in Translation est une                     gé par Pedro Ramírez Vázquez en
      exposition riche, dense, extrême-                    charge de la manifestation conçoit
      ment documentée, sur un sujet                        alors une signalétique permettant
      peu arpenté. Elle est d’autant plus                  de circuler plus aisément dans la
      indispensable qu’elle révèle les                     ville par le biais des autoroutes qui
      allers et retours constants entre                    la parcourent 17. Les couleurs du

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L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

drapeau mexicain sont écartées, le          ces deux publications ­permettait
logo et les uniformes des personnels        de saisir rapidement à quel point
d’accueil mêlent Op art et motifs           le design en Californie a toujours
traditionnels géométriques. Pour            été une question d’immigration et
les JO de 1984 à Los Angeles, la            d’assimilation des cultures extra-
designer Deborah Sussman conçoit            américaines, le Mexique n’étant pas
un projet qui allie signalétique et         le seul concerné par ce mouvement
communication, directement ins-             d’absorption. Le rôle de la dias-
piré du précédent mexicain. Elle            pora asiatique (chinoise, c­ oréenne
évacue les couleurs américaines             et j­aponaise), très présente en
(bleu, blanc et rouge) de la charte         Californie même si elle est moins
graphique et conçoit des modules            nombreuse que la population his-
en forme de colonnes, destinés à            panique, serait aussi à interroger,
faire signe dans la ville quand on          notamment quant à l’utilisation de
circule de site en site via les auto-       certains matériaux souples tels que
routes. Alors que les influences            le bambou et le ­rotin, très employés
mexicaines sur le design califor-           pour renouveler les formes du
nien sont souvent minorées, quand           mobilier pour l­’extérieur, typique
ce n’est pas complètement tues,             du design californien. Les assises
Found in Translation les remet au           conçues par Danny Ho Fong et son
cœur de son propos, montrant que            fils Miller Yee Fong condensent
le design californien n’est pas né ex       bien la rencontre entre des formes
nihilo dans les années 1950, d’un           jugées californiennes et un savoir-
peu de soleil et de bonne volonté,          faire asiatique, celui du tressage du
mais qu’il s’est nourri d’échanges          rotin. Contraire­ment à ce qui est
constants avec son voisin mexicain.         souvent dit ou suggéré, le design
                                            moderne californien n’est pas fait
Dans l’ombre du soleil californien          d’un bloc. Il est, comme souvent en
Pour tout le travail de mise en             matière de création, le résultat d’un
lumière des influences croisées             tissage multiculturel et il est bon de
entre Mexique et Californie qu’elle         le rappeler.
accomplit, l’exposition Found in                On le voit clairement dans les
Translation est exemplaire de ce            trois expositions, le design califor-
qu’une institution muséale peut             nien ne se caractérise pas par un
aujourd’hui présenter à son public          « style » reconnaissable d’un seul
en matière d’exposition de design.          coup d’œil, comme c’est le cas des
En cela, le LACMA prolonge l’élan           objets du groupe Memphis, ou dans
engagé avec l’exposition Living in a        une certaine mesure des objets
Modern Way, dont le riche ­catalogue        regroupés par Jasper Morrison et
était complété par une publication          Fukasawa Naoto sous l’étiquette de
répertoriant les designers actifs           « Super Normal ». Il s’agirait plutôt
dans l’état au milieu du XXe siècle18.      – et c’est certainement là que ré-
Le contenu de l’exposition et de            side sa spécificité – d’une démarche

                                                  Critique d’art 51                              121
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

        globale de design, par essence à la                  tout celui de « lubrifiant »20 pour ces
        croisée de différents domaines : le                grandes entreprises et leurs inves-
        design d’objet, le design graphique,               tisseurs : il facilite les usages et par
        le design d’interface et un intérêt                voie de conséquence les ventes, tout
        marqué pour la technologie et                      en fournissant de nouveaux atouts
        l’informatique. Encore peu étudié,                 communicationnels et publicitaires.
        le rapport à l’artisanat (et à ce qui              En 1957 déjà, se gardant bien de
        relève du craft) dans le design cali-              communiquer sur la composition de
        fornien, évoqué dans Designed in                   ses produits herbicides particulière-
        California à travers l’exemple des                 ment nocifs, l’entreprise de chimie
        céramiques d’Edith Heath, est aussi                Monsanto finançait intégralement
        un nœud problématique qui mérite                   la « Maison du Futur » dans le parc
        attention, autant que le rapport                   d’attractions Disneyland d’Ana-
        aux technologies informatiques.                    heim, en banlieue de Los Angeles.
        Les discours qui accompa­g nent                    Cette vision du futur – située trente
        ces productions – on le voit claire-               ans plus tard, en 1987 – employait
        ment dans l’exposition C    ­ alifornia:           le design à des fins positives, mon-
       ­Designing Freedom et de manière                    trant aux visiteurs les objets et
        plus diffuse dans Designed in                      meubles en plastique censés occu-
      ­C alifornia – insistent générale-                   per les intérieurs californiens à
        ment sur les qualités supposées du                 l’avenir21.
        designer californien : l’inventivité,                    C’est en revanche le rôle du
        l’expérimentation, la collaboration,               ­musée que d’identifier ce qui r­ elève
        l’optimisme et l’envie de changer le               du design de ce qui concerne le
        monde. Ces discours se répètent,                    ­d iscours commercial de l’entre-
        qu’ils soient portés par l’institution,            prise. De questionner les idéologies
        par les entreprises dans le cadre de               cachées encore aujourd’hui dans
        leur communication ou bien direc-                  les visions « positives » du futur. De
        tement par certains designers, à                   réintroduire de la singularité, du
        l’instar de David Kelley, l’un des                 doute et de la complexité quand
        fondateurs d’IDEO – entreprise qui                 les industriels choisissent la voie
        a popularisé la méthodologie du                    de la standardisation des usages et
        ­design ­thinking – expliquant : « Nous            des comportements. Car on ne peut
        sommes dans la Silicon ­Valley, dans               oublier que le succès économique
        la baie de San F   ­ rancisco, et l’idée           californien dans son ensemble n’a
        que nous pouvons tous ensemble                     pas empêché les conséquences
        changer le monde est très stimu-                   funestes : camps de sans-logis qui
        lante »19. Ils se réfèrent à de grands             se développent dans l’état et no-
        idéaux, mais qui sonnent souvent                   tamment dans les grandes villes,
        creux une fois qu’on resitue les                   vaste pollution due à l’agriculture
        objets dans leur contexte, générale-               intensive, gigantesques incendies
        ment exclusivement commercial. Le                  de forêt, etc. Dans les discours, ces
        rôle du ­designer devient alors sur-               aspérités sont cependant occultées,

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L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

gommées, pour ne conserver de la                comme un lieu de rencontre – plutôt
Californie que l’insouciance enso-              que comme la matérialisation d’une
leillée. Certains projets, notamment            séparation –, de manière sérieuse
de design critique (qu’on le nomme              avec des espaces de serres parta-
ainsi ou design fiction, design                 gées, de manière plus ironique avec
conceptuel, design spéculatif) 22,              des cuisines pour distribuer des
invitent à interroger le rôle vérita-           tacos côté américain et favoriser
blement émancipateur et social du               l’esprit de fraternité. Le design ca-
design. C’est le cas par exemple de             lifornien a jusqu’à présent été peu
Borderwall as Architecture (­ 2009-)            sensible aux approches critiques,
de Ronald Rael et Virginia San                  il est donc d’autant plus essentiel
­Fratello, tous deux présents dans              que l’institution muséale soutienne
 Designed in California mais avec un            ces réflexions, débarrassées d’un
 projet plus « classique ». ­Border­wall        imaginaire de carte postale peuplé
 as Architecture vise à penser la               de palmiers, loin des bonnes inten-
 frontière américano-mexicaine                  tions de façade et de leurs mirages.

                                                                 Lilian Froger est docteur en
                                                                 Histoire de l’art contemporain.
                                                                 Ses recherches portent sur la
                                                                 photographie japonaise des
                                                                 années 1950 à nos jours et
                                                                 interrogent les relations et
                                                                 points de contact entre
                                                                 photographie, édition et
                                                                 exposition. En parallèle de ses
                                                                 recherches universitaires, il est
                                                                 l’auteur de textes critiques
                                                                 parus dans esse arts +
                                                                 opinions, 2.0.1, Critique d’art,
                                                                 IMA et Marges, qui s’intéressent
                                                                 au rôle de la fiction dans le
                                                                 champ de l’art contemporain et
                                                                 du design, ainsi qu’à
                                                                 l’implication nécessaire du
                                                                 spectateur, du lecteur ou de
Edith Heath, Studio mug,                                         l’usager dans l’activation des
série Coupe, vers 1950 ;                                         objets et dans la compréhension
San Francisco Museum of                                          des images. Il développe
Modern Art, don de Heath                                         actuellement un cycle de
Ceramics, photo : Katherine                                      conférences à l’EESAB (site de
Du Tiel                                                          Brest) sur le pouvoir
                                                                 oppositionnel du design.

                                                      Critique d’art 51                              123
L’Illusion d’un été sans fin : design californien, soleil et mirages

      1. California: Designing             7. Parmi les nombreuses              Voir aussi : Lazzarato, Maurizio.
      Freedom (10 novembre                 références sur cette publication,    « On the Californian Utopia/
      2017-04 mars 2018), Helsinki :       voir notamment : Whole Earth         Ideology », in The Whole Earth:
      Designmuseo. Commissariat :          Field Guide, Cambridge : The         California and the Disapperance
      Brendan McGetrick et Justin          MIT Press, 2016. Sous la dir. de     of the Outside, Berlin : Haus der
      McGuirk. Exposition présentée        Caroline Maniaque-Benton,            Kulturen der Welt ; Sternberg
      initialement au Design Museum        Meredith Gaglio                      Press, 2013, p. 166-168. Sous
      de Londres du 24 mai au                                                   la dir. de Diedrich Diederichsen,
      17 octobre 2017.                     8. Initialement installée dans le    Anselm Franke
                                           second bâtiment de la maison
      2. Designed in California (27        des Eames qui faisait office         15. Profitant de la réfection des
      janvier 2017-27 mai 2018), San       d’atelier, la salle de conférence    sols de la maison des Eames en
      Francisco : SFMOMA.                  était disposée dans un espace        2011, le LACMA avait de son
      Commissariat : Jennifer Dunlop       plus grand que celui de              côté reconstitué à l’identique
      Fletcher et Robert J. Kett.          l’exposition Designed in             l’aménagement de leur maison
                                           California et agencée                – avec tout son mobilier et ses
      3. Found in Translation: Design in   différemment.                        objets – pour l’exposition
      California and Mexico, 1915-1985                                          California Design, 1930-1965:
      (17 septembre 2017-01 avril          9. Voir par exemple le texte de      « Living in a Modern Way ».
      2018), Los Angeles : LACMA.          Beatriz Colomina consacré à la
      Commissariat : Wendy Kaplan et       projection Glimpses of America,      16. Mallet, Ana Elena.
      Staci Steinberger.                   conçue par Charles et Ray            Steinberger, Staci. « “Fertile
                                           Eames pour l’Exposition              Ground”. Design Exchanges
      4. En France, on peut citer Los      nationale américaine de 1959 à       between Mexico and California,
      Angeles 1955-1985 : naissance        Moscou : Cernés par les              1920-1976 », in Found in
      d’une capitale artistique au         images : l’architecture de l’après   Translation: Design in California
      Centre Pompidou en 2006 et           Spoutnik, Paris : B2, 2013.          and Mexico, 1915-1985, Los
      plus récemment Los Angeles :                                              Angeles : LACMA ; Munich :
      une fiction au musée d’art           10. Ryan, Zoë. « Taking              Prestel, 2017, p. 182-213. Sous
      contemporain de Lyon en 2017.        Positions. An Incomplete History     la dir. de Wendy Kaplan
                                           of Architecture and Design
      5. Jacob, Sam. « Context as          Exhibitions », in As Seen:           17. Parmi d’autres curiosités,
      Destiny: The Eameses from            Exhibitions That Made                l’exposition du LACMA montre
      Californian Dreams to the            Architecture and Design History,     une vidéo de 1970 dans
      Californiafication of                Chicago : The Art Institute of       laquelle Raquel Welch danse en
      Everywhere », The World of           Chicago, 2017, p. 20. Sous la        bikini futuriste devant les
      Charles and Ray Eames,               dir. de Zoë Ryan                     sculptures conçues pour la
      Londres : Barbican Center ; New                                           signalétique des JO de Mexico,
      York : Rizzoli, 2015, p. 165.        11. California: Design Freedom,      et qui servait d’interlude dansé
      Sous la dir. de Catherine Ince,      Op. cit., p. 201                     pour sa reprise de la chanson
      Lotte Johnson                                                             California Dreamin’. Dans une
                                           12. Ibid., p. 33                     autre vidéo exposée, on la voit
      6. Turner, Fred. From                                                     chanter en haut du site
      Counterculture to Cyberculture:      13. D’un point de vue formel,        archéologique mexicain du
      Stewart Brand, the Whole Earth       l’esthétique des produits d’Apple    Teotihuacan.
      Network, and the Rise of Digital     renvoie pourtant davantage aux
      Utopianism, Chicago : Chicago        formes lisses et épurées de          18. A Handbook of California
      University Press, 2006. Le           Dieter Rams pour Braun qu’au         Design, 1935-1965:
      catalogue de l’exposition            travail manuel et artisanal des      Craftspeople, Designers,
      d’Helsinki comporte par ailleurs     communautés hippies.                 Manufacturers, Cambridge : The
      un entretien entre l’un des                                               MIT Press ; Los Angeles :
      commissaires et Fred Turner :        14. Spencer, Douglas.                LACMA, 2013. Sous la dir. de
      California: Design Freedom,          « Architecture after California »,   Bobbye Tigerman
      Londres : Design Museum ;            e-flux [en ligne], 12 octobre
      Phaidon, 2017, p. 198-199.           2017 (https://www.e-flux.com/        19. Dans un entretien publié
      Sous la dir. de Brendan              architecture/positions/151749/       dans le catalogue California:
      McGetrick, Justin McGuirk            architecture-after-california/).     Designing Freedom, David

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