Expositions Vie des arts - Érudit

 
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Expositions Vie des arts - Érudit
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Vie des arts

Expositions

Volume 34, Number 135, June–Summer 1989

URI: https://id.erudit.org/iderudit/53831ac

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Publisher(s)
La Société La Vie des Arts

ISSN
0042-5435 (print)
1923-3183 (digital)

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(1989). Review of [Expositions]. Vie des arts, 34(135), 60–71.

Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1989          This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                 (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                 This article is disseminated and preserved by Érudit.
                                                                 Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
                                                                 Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                 promote and disseminate research.
                                                                 https://www.erudit.org/en/
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travaillé ensemble pendant cinq se-             le bénéficiaire dans l'obligation de réagir
     EXPOSITIONS                                  maines à réaliser une exposition collec-
                                                  tive, a mis en scène, de façon exemplaire,
                                                                                                  et par un geste correspondant à l'un ou
                                                                                                  l'autre des jeux de transaction qu'institue
                                                  les trois composantes transactionnelles.        l'acte de donner: remercier, refuser,
                                                  Les artistes se sont donné des objets au        rendre, etc. Dans certaines cultures, le
                                                  départ et ont multiplié les emprunts tout       don est à l'origine de potlatchs qui pren-
                                                  au long de l'expérience. Par ailleurs, ils      nent des proportions inouïes, et qui
                                                  ont travaillé dans la plus grande proxi-        conduisent parfois à des pratiques vio-
                                                  mité, ce qui impliquait des couplages           lentes ou à la ruine des partenaires dans
                                                  ponctuels et tout un trafic d'influences et     la mesure où l'obligation de réciprocité
                                                  de mécanismes de repli, mais aussi la           que provoque le don initial entraîne une
                                                  réaction des autres, ici d'un tiers poly-       surenchère et une escalade. dispropor-
MONTRÉAL                                          morphe, tantôt le groupe, tantôt certains       tionnée.
                                                  de ses membres qui assistaient, en té-             C'est que le don appelle la réciproque,
                                                  moins et en éventuels partenaires, aux          mais c'est aussi parce qu'il a un prix, une
Sept artistes en transactions                     échanges. Et derrière cette première ligne      réversibilité, comme dit Baudrillard2. «Ré-
On ne parle jamais que par les autres,            de spectateurs, il y avait le milieu plus ou
et non pas seulement pour les autres.             moins anonyme qu'il s'agit de séduire afin
                             Francis Jacques      d'inscrire l'actuelle contribution au réper-
                                                  toire des œuvres d'art.
La notion de transaction implique le trans-
fert d'un bien, le passage d'un objet ou              Une analyse détaillée de toutes les
d'un titre. Une transaction s'opère tou-          transactions effectuées est évidemment
jours à propos de quelque chose. Cet as-          impossible. Même leur dénombrement
pect objectif de la transaction est               n'est pas réalisable. Les emprunts d'ou-
d'ailleurs à l'origine de toute une série         tils ou de matériaux, les influences
d'articles légaux qui prévoient des dis-          thématiques       ou      stylistiques,   les
positions pour les cas où une transaction         encouragements et les critiques, l'éton-
serait litigieuse. Les transferts de biens        nement admiratif ou envieux, les négocia-
engendrent des mésententes et des                 tions autour de l'espace de travail de
conflits que la raison seule, ou la bonne         chacun, l'affirmation et le respect des ha-
volonté, ne peuvent régler, et l'objet de         bitudes de désordre, de rythme, de bruit,
 l'échange devient fréquemment le lieu            ou le renoncement à ces habitudes, la dé-
d'investissement privilégié de toutes les         limitation, sinon du privé, du moins du         Lauréat Marois
                                                  propre, le choix du voisinage, le destin        L'Arbre cosmophore, 1989.
tensions. Cause et effet de cette dyna-                                                           Toile, papier, acrylique et fusain; 219 x 160 cm.
 mique, l'objet exerce un pouvoir avec le-        des restes, etc., ne sont que quelques          (Photo Daniel Roussel, Centre de documentation
quel il faut négocier, et selon certaines         grandes étiquettes abstraites qui ne ren-       Yvan Boulerice)
 règles afférentes au contexte. Celui du          dent pas compte de la complexité des
don ou de l'échange de présents impose            échanges de toute nature qui se sont ef-
 des conditions performatives qui ne sont         fectués au cours de cette expérience.
 pas celles d'un emprunt ou d'un plagiat,         Certaines d'entre elles sont particulière-
 qui ne sont pas celles de la didactique ou       ment significatives et démonstratives du
 du mécénat.                                      caractère minimalement tripartite de toute
                                                  transaction.
    Ces règles suggèrent qu'une transac-
tion s'effectue entre des partenaires et              Au départ, les artistes étaient invités à
que ces derniers influencent aussi la na-         apporter un ou des objets pour les autres.
ture de l'échange. La contribution de cha-        Par ce don, commençait un mode rela-
cun, mais aussi l'accueil ménagé par              tionnel qui invitait au partage et à la mise
 l'autre, détermine une dynamique des             en commun que l'exiguïté des lieux im-
 plus complexes dont il est impossible de         posait de toute façon. L'institution du don
saisir toutes les dimensions. L'esprit de         distinguait par ailleurs cette expérience de
compétition ou d'émulation, l'envie ou la         celle d'un symposium où les artistes voi-
                                                  sinent et élaborent leur œuvre sous le re-      Denis Pellerin
 curiosité, la crainte d'être copié ou le désir                                                   L'Arbre déchiré, 1989.
 d'exercer une influence, la peur d'être in-      gard des autres mais sans avoir à               Papier, graphite, fusain et acrylique; 174 x 122 cm.
compris ou le désir de communiquer, la            apporter une contribution tangible. Un          (Photo Daniel Roussel, Centre de documentation
tendance à contrôler ou le besoin de re-          don, on le sait, a prise sur le bénéficiaire.   Yvan Boulerice)
 cueillement et de repli ne sont que quel-         L'objet donné exerce l'influence du do-
 ques dispositions psychologiques qui             nateur, un peu comme si les choses
 président aux échanges. Aucun échange            avaient une âme. Dans le contexte de
 n'est d'ailleurs strictement bilatéral.          Transactions, les choses échangées pou-         versibilité du don dans le contre-don, ré-
 Même les relations binaires les plus pri-        vaient avoir une âme, certes, mais elles        versibilité de l'échange dans le sacrifice,
 vées mettent en scène un tiers qui joue,         avaient d'abord un sens et une fonction         réversibilité du temps dans le cycle, ré-
 symboliquement ou par son intervention,          déterminants pour l'œuvre à venir. Un ob-       versibilité de la construction dans la des-
 un rôle déterminant. Le regard n'est ja-         jet ou une couleur donnés ouvrent tout          truction, réversibilité de la vie dans la
 mais silencieux et c'est bien pourquoi le         une série de possibles et par le fait même     mort...» Au delà de son apparente gra-
 rôle du spectateur est si lourd à porter         en éliminent. Il faut par ailleurs assigner     tuité, le don instaure une relation de pou-
 pour l'artiste.                                   une place à l'objet donné, lui réserver le     voir et de contrôle qui, souvent, compense
     L'expérience Transactions, organisée          centre ou, au contraire, le rendre anec-       largement la contribution.
 par Louise Fournel et regroupant sept ar-        dotique, inessentiel, voire le mettre entre        Il est certes très délicat de citer des
 tistes de la rive sud (Denise Dumas et Ni-        parenthèses.                                   exemples de ces aspects des transac-
 cole Elliott, Montérégie; Lauréat Marois,            Mais si la nature de l'objet donné est      tions, d'autant que la dynamique réelle
  Beauce; Aline Martineau, Québec; Lise            déterminante, le rapport entre les parte-      entre des partenaires échappe forcément
  Labrie, Est du Québec; Denis Pellerin,           naires ne l'est pas moins. Marcel Mauss1       à un tiers, surtout quand ce dernier n'a
 Bois-Francs; John Francis, Estrie) qui ont        a très bien montré comment un don place        eu accès qu'à des tranches limitées de

60                                                                                                                           VIE DES ARTS, no 135
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l'expérience. Cependant, il est permis                 Une télévision artistique
 d'affirmer que l'expérience a pu coûter                Cinquante ans après l'apparition de ce qui
 cher à certains artistes qui étaient arrivés,          allait changer nos vies, pour ne pas dire
en cours de route, à des œuvres mani-                   la vie, la télévision rend visite aux musées
festement achevées mais qui ont dû re-                  d'art avec toute une série de productions
 mettre leur ouvrage sur le métier pour                 artistiques qui la mettent en valeur. Ce
 respecter le rythme collectif. Lauréat Ma-             n'est évidemment pas la première visite
 rois avait réalisé une œuvre intéressante              de la TV au musée. Richard Hamilton,
qu'il a entièrement recouverte en récu-                 Claes Oldenburg et bien d'autres l'y ont
 pérant des restes de papier journal dé-                amenée mais avec des intentions cri-
chirés et partiellement couverts de                     tiques. D'autres l'ont utilisée dans des
peinture par Denis Pellerin, qui travaillait            installations ou des performances dans
avec ce matériau depuis le début. Dans                  lesquelles elle jouait un rôle d'accessoire
 un cas semblable, il est difficile d'évaluer           et, parfois même, de premier violon. C'est
dans quel sens va le don. Qui en est le                 le cas notamment de certaines installa-          Jean-Louis Le Tacon
 réel bénéficiaire? Celui qui utilise des as-                                                            Waterproof.
                                                        tions de Nam June Païk qui lui ména-             Vidéo.
pects caractéristiques du travail de l'autre,           geaient une place centrale. Mais c'est la        (Photo Musée Stedlijk dAmsterdam)
au prix d'un recouvrement de son travail                première fois, semble-t-il, qu'on regroupe
plus spécifique? Ou celui qui reconnaît                 des vidéos artistiques destinés à la télé-
son influence au prix de la perte de l'ex-              vision dans le but de les présenter comme        de la musique de Stravinsky ou de la
clusivité? Dans cette économie des                      une exposition.                                  danse de Merce Cunningham, conçus
moyens et des fins, chacun tire un avan-                                                                 pour la télévision. Et, il y a le géant, Nam
                                                            «Technology is a black box»1; on y met       June Païk, qui en a investi le contenu et
tage et subit un contrôle qu'il est impos-
                                                         ce qu'on veut. C'est ce qu'illustre l'ex-        le contenant en tant que potentiel artis-
sible de mesurer.
                                                         position Art for Television qui va circuler     tique et qui nous prédit que bientôt le T.V.
    Le contexte et l'environnement exer-                 dans divers musées à travers le monde.
cent d'ailleurs un rôle décisif en autori-                                                               Guide aura l'épaisseur du bottin télépho-
                                                         On aurait pu aussi intituler cette exposi-       nique de Manhattan5.
sant, en encourageant même, des                          tion Une journée dans l'histoire de la TV
échanges ou des emprunts qui, dans un                                                                        La distinction établie par Godard: «Le
                                                         puisqu'il s'agit de vingt-quatre heures de      cinéma, c'est de l'art. La télévision, c'est
autre contexte seraient considérés sus-                  vidéos portant sur la danse, la musique,
pects. Ici, ils enrichissent l'expérience.                                                                la culture. ... La culture, c'est ce qui ré-
                                                         la littérature, le théâtre, l'image et sur la    pond à un besoin. L'art, ce qui répond à
 Plus l'artiste ménageait une place impor-              télévision elle-même. Ce tour dans les
tante à l'influence des autres, plus il ou                                                                un désir»6, devient insoutenable quand la
                                                         musées détourne en quelque sorte ces            télévision prend d'autres allures, quand
elle était jugé généreux ou généreuse.                   vidéos de leur destination qui vise un
Certains d'entre eux ne cessaient d'éton-                                                                elle sert de véhicule au désir de ces happy
                                                        vaste auditoire et la concurrence, sur l'an-     few qui la considèrent autrement. Il s'agit
 ner par leur aptitude à reprendre et à mo-             tenne, avec des émissions à haute cote
difier continuellement leur travail. Nicole                                                              d'un procédé qui offre tant de possibilités
                                                         d'écoute qui n'ont souvent rien d'artis-        et, en particulier, pour les interventions
 Elliott, qui a repeint ses toiles des di-              tique. Et, dans bien des cas, ce choix de
zaines de fois, étaient de ceux-là, et on                                                                de techniques mixtes, qu'il est certain
                                                        «l'exposure value» 2 , au détriment de           qu'il suscitera de plus en plus d'intérêt
peut présumer que la réaction favorable                  l'aura que porte une œuvre présentée
que son geste a trouvé chez les autres a                                                                 chez les artistes.
                                                        dans un contexte plus traditionnel (c'est            Quelques mots sur le très précieux ca-
accentué son attitude. On peut aussi se                  le cas, en particulier, pour les arts de la
demander ce que lui a coûté le sacrifice                                                                 talogue qui a c c o m p a g n e cette
                                                         performance), n'est pas même garanti.           exposition7. La rédaction en a été confiée
de certaines de ses réalisations qu'elle                 L'art pour la télévision doit conquérir un
trouvait valables mais qui étaient desti-                                                                à des spécialistes de la vidéo d'art et de
                                                         public peu intéressé par les arts, ou re-       l'esthétique des nouvelles technologies.
nées à être recouvertes parce qu'il fallait             joindre des amateurs qui ont la réputation
continuer de jouer le jeu.                                                                               Dorine Mignot et Kathy Rae Huffman, qui
                                                        d'être rébarbatifs à ce moyen d'expres-          introduisent le sujet, ont relevé les enjeux
    A l'heure où l'on parle de postmoder-               sion lui-même.
nisme et de transculturalisme, d'em-                                                                     esthétiques de cette rencontre. Anne-Ma-
prunts et de références au monde de l'art,                  L'un des angles présentés, celui de la       rie Duguet et Rosetta Brooks ont traité
Transactions offrait des conditions idéales             télévision réfléchissant sur elle-même, il-      leur section respective en développant un
et représente en ce sens une expérience                 lustre très bien le dilemme que suscite la       procès plus vaste, incluant des réflexions
exemplaire. Un petit groupe était amené                 rencontre de l'art et de la télévision, cette    sur notre culture et notre civilisation. Dans
à fonctionner en appliquant et en illus-                «love/hate relationship»3. «You are the          l'ensemble, tous les textes décrivent les
trant les nouvelles règles du jeu artistique            product of TV.»4, répète Richard Serra sur       vidéos retenus et relèvent l'une ou l'autre
qui conjuguent dorénavant trois niveaux                 un ton provocateur, un peu comme pour            de leurs caractéristiques les plus signifi-
d'intervention: l'objet et avec lui l'aspect            nous réveiller de la torpeur dans laquelle       catives. (Musée d'art contemporain, du 18
formel; l'artiste et la dimension psycho-               la télévision nous aurait lentement              janvier au 2 avril 1989.)
logique; le spectateur et le rôle dyna-                 conduits. Tous les artistes de cette sec-
                                                                                                         1. L'expression est de David Rokeby, artiste rattaché
mique de la réception. Transactions                     tion jettent d'ailleurs un regard très sé-          à l'Ontarion College of Art.
pourrait être une des descriptions de l'ac-             vère sur ce moyen qu'ils critiquent pour         2. Anne-Marie Duguet, Video and Art, dans The Arts
tuelle réalité artistique. Et cette approche,           la violence qu'il véhicule, les stéréotypes         for Television. Los Angeles, The MOAC, 1987, p.
                                                        qu'il répand sur la planète, l'aliénation et        30.
qui appartient essentiellement au type de                                                                3. Kathy Huffman. Seeing is Believing: The Ans on TV,
la communicationnelle, confirme, après le               la dépendance qu'il entretient, etc. Et             dans The Arts for Television, op. cit., p. 9.
structuralisme et la systémique, la remise              pourtant les artistes des autres sections        4. Énoncé qui revient de façon récurrente dans le
en question de la subjectivité de l'artiste             font la preuve que la télévision est aussi          vidéo de Richard Serra Television Delivers People,
                                                        capable du meilleur.                                de 1973.
et du statut de l'œuvre.                                                                                 5. Cf. le vidéo de Nam June Païk, Global Groove, de
                                                            Plusieurs artistes ont, en effet, exploité      1973.
                                                        les ressources des nouvelles technolo-           6. Jean-Luc Godard devient bavard. Propos recueillis
                                                        gies pour produire des effets spéciaux ou           par Christian Perrot et Léon Mercadet. Dans Ac-
                                                                                                            tuel, No 103 (Janv. 88).
1. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie. Paris,    des images qui sont purement construites,        7. Le catalogue est très précieux parce que les des-
   PUF, 1983.                                           sans aucun réfèrent mondain, grâce à des            criptions critiques des vidéos qu'il présente per-
2. Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort.   procédés de numérisation combinant                  mettent d'opérer une sélection des œuvres à
   Paris, Gallimard, 1976. Page 8                                                                           visionner.
                                                        vidéo et ordinateur. Et puis, il y a les
                                Louise Poissant         grands classiques du théâtre de Beckett,                                         Louise Poissant

VIE DES ARTS, no 135                                                                                                                                       61
Expositions Vie des arts - Érudit
Louise Robert et nos déserts                       C'est comme si nous plongions au plus
imaginaires                                     creux de la mémoire du monde: en un
                                                temps a-historique où la mémoire de l'ar-
Quelque chose a changé dans la peinture         tiste et la nôtre sont confondues. Et les
de Louise Robert. Jusqu'à hier encore, le       toiles sont alors l'imagerie instinctive des
spectateur séduit de ses toiles était sou-      rêves les plus fous de la pensée actuelle.
vent pris dans un double mouvement. Le          Cette matière, infiniment dispersée dans
désir, d'une part, de passer la surface des     les vides blancs et rosés, et qui se coa-
toiles, de se laisser prendre plus profon-      gule soudain en des univers de hasard,
dément dans cette peinture, de participer       denses sans être encore opaques. Et puis
à sa luxuriance, de sentir la brûlure de        ces mots aussi, sans liens apparents,
ses sables dorés, et d'autre part, l'hési-      mais dont la suite, toile après toile, plante
tation, la retenue: celle de l'animal sau-      dans un recoin de la mémoire, le germe
vage devant un t e r r i t o i r e marqué       d'une cohérence possible. (Galerie Graff,
visiblement par un autre. A cause, peut-        du 19 janvier au 14 février.)
être, de l'acrylique déposée sur la toile en
couches superposées comme les strates                                         Jean Dumont
de la mémoire de l'artiste, et dont les grat-
tages ne dévoilaient qu'une infime por-
tion. A cause, sans doute, des mots griffés
à la surface, et qui n'étaient pas ceux
d'une écrivaine. Des mots orphelins d'un
code pour nous inconnu...
   Aujourd'hui, et c'était manifeste dans
la dernière exposition de l'artiste à la Ga-
lerie Graff, le spectateur, toujours aussi                                                             Ginette Bouchard
séduit, fait face à un dilemme différent.       Les Témoins silencieux de Ginette                      Témoins silencieux XIV, 1988.
Les toiles se sont ouvertes. Les limites du     Bouchard
territoires ne sont plus visiblement mar-       Après une exposition à Rennes, l'automne
quées. Les objets, qui souvent jouxtaient       dernier, les Témoins silencieux de Ginette
les châssis, ont disparus. Mais Louise          Bouchard se sont discrètement intégrés
Robert est toujours là, toujours aussi          dans la programmation culturelle de la Ville
secrète, cachée sans doute plus                                                                 abandonnés, cimetières confrontés à eux-
                                                de Montréal, dans le cadre des cent cin-
profondément dans cette peinture qui est                                                        mêmes, escaliers qui ne mènent nulle part,
                                                quante ans de la photographie.
l'expression spontanée et abstraite d'une                                                       les situations soulignent la tragédie de
                                                   Pour souligner cet anniversaire, les
longue histoire, patiemment tissée, et                                                          l'objet, fabriqué pour être vu et qui ne l'est
                                                maisons de la Culture ont planifié, un peu
dont nous ne connaîtrons, ou ne croirons                                                        plus que par l'ardent travail artistique.
                                                partout, une présentation de différentes
connaître, que ce fragile instant. Ce qui       productions photographiques, quelques               Des œuvres issues d'une réflexion per-
est important, c'est que nous pouvons pé-       conférences et, point culminant, en sep-        sonnelle, d'une recherche philosophique
nétrer dans le territoire sans effraction.      tembre, les expositions du Mois de la           sur le sens de la vie. «Je pars toujours de
   Ce qui est différent aussi, c'est que        Photo. Etant l'occasion de sensibiliser à la    concepts définis à l'avance», explique Gi-
cette fois, dans ce voyage, ce que nous         photographie comme langage visuel,              nette Bouchard. «Je peux réfléchir pen-
avons envie de traîner dans nos bagages,        l'événement propose des tendances de            dant dix ou douze mois pour ensuite en
ce sont nos propres interrogations et nos       différentes approches, étrangères et            réaliser une série.»
propres inquiétudes. C'est, peut-être,          locales.                                            Nettement détachées entre elles, les
parce que Louise Robert emploie, au-                                                            phases des Témoins silencieux relèvent
                                                   Le hasard faisant peut-être bien les
jourd'hui, la peinture à l'huile, qui rend                                                      toutes d'un questionnement qui saisit le
                                                choses, la recherche artistique de la Qué-
plus souples les limites et plus transpa-                                                       procédé photographique pour le porter à
                                                bécoise Ginette Bouchard épouse le sens
                                                                                                l'élaboration artistique.
rentes les stratifications.                     de ces célébrations et nous offrait, du 1er
                                                                                                    Recourant à l'émulsion de platine et de
                                                au 28 février, à la Maison de Notre-Dame-
                                                                                                palladium, un procédé d'impression utilisé
                                                de-Grâce, une réflexion mûre et troublante
                                                                                                au tournant du siècle, l'artiste en exploite
                                                sur le temps, ses effets, son travail.
                                                                                                les riches nuances et une gamme étendue
                                                   Entreprise en 1986, la série des Té-
                                                                                                de valeurs de gris.
                                                moins silencieux augmente graduelle-
                                                                                                    La plus récente série des Témoins si-
                                                ment, et c'est forte de neuf nouvelles
                                                                                                lencieux, des monuments funéraires d'un
                                                œuvres qu'elle a été exposée à Montréal
                                                                                                cimetière de Montmartre, succède à celle
                                                pour la première fois. A travers différentes
                                                                                                qui a été prise dans un vieil atelier d'ar-
                                                phases, l'artiste aborde de nouveaux lieux,
                                                                                                tiste, à Stuttgart, et qui est particularisée
                                                de nouveaux questionnements qui ont en
                                                                                                par un travail de rehauts de vert à l'encre
                                                commun un constant étonnement devant
                                                                                                de Chine. Les remarquables granulés des
                                                la fatalité du temps.
                                                                                                sculptures laissées en plan et des murs
                                                   Endroits désertés, témoins d'un riche
                                                                                                que l'on pourrait croire atomisés, les tex-
                                                mais futile passé, toujours marqués par
                                                                                                tures empoussiérées et visuellement pal-
                                                une lointaine présence humaine, les re-
                                                                                                pables témoignent d'une technique et d'un
                                                présentations photographiques décou-
                                                                                                style achevés. Plus spectaculaire et re-
                                                pent les espaces, les investissent de fins
                                                                                                muant, le paysage de Sarasota, en Flo-
                                                et riches contrastes lumineux, comme
                                                                                                 ride, anciennement lieu élu des nouveaux
                                                pour voiler ce qui est montré, tout en ac-
                                                                                                dieux américains, comblé de richesses
                                                centuant le grignotage du temps.
                                                                                                puis tout simplement abandonné...
                                                    La décrépitude a tout envahi bien avant
                                                                                                    Ces lieux et ces temps perdus, l'art et la
                                                l'arrivée de la photographe qui, par ses
Louise Robert                                                                                   technique de Ginette Bouchard viennent à
                                                œuvres, vient actualiser à nouveau ce qui
N° 78-T52, 1988.                                                                                 nouveau nous les livrer, à sa manière.
Huile et crayon sur toile; 183 x 183 cm.        n'existe plus depuis longtemps. D'où
(Photo Jacques Payette)                         l'émotion. Statues démembrées, ateliers                                     Jocelyne Hébert

62                                                                                                                      VIE DES ARTS, no 135
Expositions Vie des arts - Érudit
L'un est les autres                             tiquaire, tiges de plexiglas et, même,
                                                quatre têtes de porcs naturalisées puis
De Claude Fortaich, j'avais remarqué, en        peintes. Pigs stigmatise l'exhibition des
1986, une exposition de sérigraphies très       trophées de chasse, en substituant, par
réussies, attirée à la Galerie Cultart par      ces effigies, le chasseur à sa proie... On
le carton d'invitation - ce qui est peu ba-     le voit, les intentions sont écologiques,
nal! - , lui-même fragment de l'estampe         dénonciatrices, conscientisantes: City
signée qui servait d'affiche à ces Frag-        Dump, World in Fire, Cosmik Débris sont
ments. Les œuvres sur papier de son troi-       des cris d'alarme. La double lecture, le
sième «solo» (Cultart, 10 novembre au 4         double plan s'y retrouvent, plus éclaté et
décembre 1988) poursuivaient la ré-             violent ici, obtenu par le relief des élé-
flexion entreprise sur les rapports de la       ments et leur agencement chaotique. Les
partie au tout, de l'unité de la feuille (50    compositions rappellent des villes vues
x 65 cm) à l'ensemble de la murale consti-      d'avion, cités sans civilité, conurbations
tuée par la pluralité des fragments (250 x      sans urbanité, réseaux de routes, traî-
520 cm), l'interaction entre eux et le mur.     nées des p h a r e s , néons d i l u é s ,
La perturbation introduite par le rectangle     connexions de solitudes.
blanc résultant de la vente d'une pièce
                                                   La carte d'invitation le répète à satiété,
{The Missing Piece) est saisie tout à la fois
                                                à la main, ligne à ligne, sur fond de gril-
comme - manque, - vide, point fort,
                                                lage: Everybody's Nothing. C'est, encore           Madeleine Dubeau
champ de tension, plage colorée par
                                                une fois, la relation entre les parties, entre     Peinture, 1987.
contiguïté, fenêtre ouverte ou aveugle,                                                            Acrylique sur toile; 216 x 183 cm.
                                                les êtres, ('interrelation qui permet l'avè-
trouée/écran. La perception varie selon la
                                                nement de l'Être, d'où ces liens comme              Ces recherches aboutissent aux œu-
focalisation du regard porté sur l'œuvre,
                                                des rubans tracés en bleu, rouge, jaune,         vres montrées, en 1979, à la Galerie Po-
qui passe alternativement de la concen-
                                                en arabesques, en nœuds, en jeux de fi-          werhouse: des toiles coloriées ou teintées
tration à la globalisation, du champ large
                                                celle, par-dessus l'écriture noire. Sur ce       dans la machine à laver, suspendues sur
                                                plan, les bêtes ont beaucoup d'humanité          des cordes, tenues par des épingles à
                                                à nous apprendre. Durant le temps de             linge, qui reflétaient tout simplement l'en-
                                                l'exposition, dans la deuxième salle, côté       vironnement familier au moment de leur
                                                intimiste, des lapins choyés coulaient des       élaboration. Madeleine Dubeau était alors
                                                jours paisibles dans leurs cages. L'une          préoccupée par la notion d'espace (il lui
                                                d'eux déchiquetait les journaux de sa li-        arrivait de travailler dans la cour de sa
                                                tière pour s'en construire un nid: work in       maison plutôt que dans le sous-sol) et par
                                                progress...                                      la difficulté de sa représentation en pein-
                                                                Monique Brunet-Weinmann          ture. Dans l'exposition du Musée du Qué-
                                                                                                 bec, en 1981, l'artiste pousse plus loin sa
                                                                                                 recherche: la toile crue sert de support à
                                                                                                 des assemblages de bouts de corde et de
                                                                                                 tissus. En utilisant des morceaux de gril-
                                                                                                 lage de moustiquaire, Madeleine Dubeau
                                                                                                 force l'œuvre à devenir matériellement
                                                Madeleine Dubeau - Vers la                       transparente. L'artiste utilise encore le
Claude Fortaich                                 transparence                                     faux-cadre comme un matériau artistique
Still Lite * 5, 1988.                                                                            et le présente nu, sans toile ou alors avec
Encre et aquarelle; 50 x 65 cm.                 Madeleine Dubeau présentait à la Maison          la toile ficelée autour de l'un des mon-
(Photo Jean-Guy Thibodeau)                      de la Culture de la Côte-des-Neiges, du          tants. Ces travaux ont signifié pour le
                                                 15 décembre 1988 jusqu'au 15 janvier            peintre un sain dépassement de toutes les
                                                 1989, une remarquable exposition intitu-        contraintes et de tous les apprentissages.
au champ étroit. Cette pulsation est in-        lée Lumière de nuit. Elle était constituée       Cependant, pour importants, voire déter-
duite par les deux niveaux du plan qui          d'une dizaine de très grandes toiles,            minants, qu'ils aient été en regard de son
interagissent continûment: l'un vivement        toutes datées de 1987 et de 1988, posées         cheminement personnel, ils n'en cou-
coloré, gestuel, d'entrelacs et d'ara-          sans châssis directement sur le mur, qui         raient pas moins le risque de tomber dans
besques {Carnaval), extraverti; l'autre,        créaient autour du spectateur une atmos-         les pièges de l'académisme néo-avant-
comme une confidence à l'encre noire,           phère de grande intensité lumineuse. La          gardiste si répandu à l'époque. Quoi qu'il
intérieure et méditative. L'artiste me disait   qualité des tableaux, superbement                en soit, trois mois après l'exposition de
concevoir ces suites «d'écriture» comme         construits, habités par d'étranges créa-         Québec, la peinture, irrésistiblement, s'est
un journal intime. Il a fait plusieurs livres   tures aux chromatismes délicats, fugaces         à nouveau imposée à l'artiste. Mûre de
d'art.                                          et quelque peu fantomatiques, s'imposait         toutes ces expériences, lorsqu'elle re-
   Ces deux plans tendent à s'occulter/         au premier coup d'œil.                           prend les pinceaux, c'est avec assurance
révéler, se détruire/ refaire, dans un             Madeleine Dubeau a derrière elle une          et sérénité que Madeleine Dubeau se pré-
complexe échange d'énergie. L'œil, le re-       vingtaine d'années de travail soutenu,           pare à explorer son univers intérieur.
gardant, est soumis au même «charme»            ponctué par quelques apparitions tou-            Alors, dans l'éblouissement de la couleur
(sortilège) que devant les «classiques» de      jours discrètes. Après des débuts post-          retrouvée, elle commence à traquer dans
Riopelle, et ce n'est pas pour rien qu'on       automatistes, elle présenta dans sa pre-         la lumière les profils ou les souvenirs
fait le rapprochement, même si les              mière exposition individuelle, en 1970,          d'être chers, réels, inventés ou souhaités.
moyens employés sont bien différents, et        des compositions organisées en grandes           La toile sans châssis, aplatie contre le
si Fortaich, né en 1958, dit ne pas             surfaces régulières. Vers la fin de la dé-       mur, est une fenêtre mentale à travers la-
connaître l'œuvre de Riopelle (ce qui ne        cennie, le peintre s'est approché de la fi-      quelle nous apercevons, comme dans un
laisse pas d'inquiéter...)                      guration et a commencé à intégrer divers         rêve mélancolique, des formes vague-
   Les œuvres sur panneaux d'acrylique,         matériaux à la surface. Elle poursuivra          ment humaines, libérées enfin de la ma-
exposées dans la première salle, requiè-        ensuite, pendant cinq ans, une série d'ex-       tière, égarées dans l'espace infini, belles
rent une encre sérigraphique spéciale et        périmentations centrées à la fois sur le         et tristes dans leur irrémédiable solitude.
convoquent toutes sortes d'objets récu-         problème de l'autonomie du support et
pérés: boîtes, carton, lambeaux de mous-        sur la notion de transparence.                                             Luis de Moura Sobral

VIE DES ARTS, no 135                                                                                                                        63
Expositions Vie des arts - Érudit
Nycole Beaulieu                                 noue, par son regard, avec une tradition        la fin du Viet-Nam. Et puis en art, d'un
Nous n'irons plus au bois                       picturale d'ici. Ce que l'on a pu voir ne       côté l'apothéose du formalisme, et la me-
Les préoccupations sociales de Nycole           ressemble pas aux œuvres des aînés et           nace déjà de la pression du marché, et
Beaulieu apparaissent moins évidentes           pourtant, par quelque accent, par cette         de l'autre, l'art conceptuel, l'importance
dans la nouvelle série de tableaux qu'elle      attitude attentive d'observation détachée,      de la démarche, et puis les manifesta-
présentait chez Esperanza, du 9 février         ses grands tableaux s'accrochent, dans          tions, de plus en plus fréquentes, d'un art
au 4 mars, sous le titre de Nous                leur tumultueuse impétuosité, à tous ceux       comme processus et de la nécessité de
n'irons plus au bois. Bien sûr, l'artiste       dont on ose à peine dire le nom: les For-       son inscription dans le tissu social. C'est
voudrait amener la conscience du re-            tin, Gagnon, Harisson, Cosgrove, ceux qui       à ces dernières tendances que se ratta-
gardeur à constater qu'il existe encore         ont laissé leur pays, au sens culturel du       chent les activités de Matta-Clark.
quelques lieux inaltérés par la civilisation    terme, se construire tout seul, à travers          Les magnifiques ouvertures que, pas-
et pourtant, les œuvres sont ailleurs, de       leur œil et leur main.                          sionné d'architecture, il pratiquait dans les
même que la violence brutale qui carac-                                  Jean-Claude Leblond    façades, les planchers et les cloisons
térisait la production de cette artiste issue                                                   d'édifices abandonnés, les graffiti, peints
du plus profond pays saguenéen. Car en                                                          par d'autres, qu'il incorporait dans sa pro-
somme, c'est de paysage qu'il s'agit ici.                                                       duction, Food, le restaurant qu'il avait ou-
   Composée d'une vingtaine de ta-                                                              vert à New-York pour nourrir ses amis
bleaux, l'exposition montre une série                                                           artistes, furent autant des alternatives à
d'arbres suivis de paysages qui respec-                                                         la pratique habituelle de l'art, que des
tent tous cette manière impulsive du                                                            tentatives de briser le cercle de la solitude
peintre de décrire, par larges touches de                                                       surpeuplée des grandes villes...
couleurs oubliées, les formes brutes des                                                           Il faut souligner, dans cette optique, que
montagnes laurentiennes dans une lu-                                                            le catalogue de l'exposition, émaillé de
                                                La rétrospective de Gordon                      très nombreux témoignages d'artistes de
mière riche, bigarrée, nordique, qui nous
fera dire que l'artiste n'habite plus autant    Matta-Clark                                     cette époque, constitue une partie inté-
                                                Il n'est pas toujours facile, pour une ex-      grante de cette étonnante rétrospective
                                                position d'art contemporain, d'alimenter        qui sait, une fois n'est pas coutume, es-
                                                substanciellement la réflexion des spécia-      quisser pour nous, non seulement le por-
                                                listes et des initiés, tout en suscitant, par   trait de la production d'un artiste
                                                son accessibilité, l'intérêt et la curiosité    d'exception, mais aussi celui du milieu et
                                                d'un public plus large. C'est pourtant ce       des circonstances qui ont donné nais-
                                                que réussit Gilles Godmer, au Musée d'art       sance à cette production. (Musée d'art
                                                contemporain de Montréal, en nous pré-          contemporain, du 22 janvier au 2 avril.)
                                                sentant, jusqu'au 2 avril 1989, cette rét-                                    Jean Dumont
                                                rospective de Gordon Matta-Clark, qui fut
                                                montée pour la première fois, en 1985,
                                                par le Museum of Contemporary Art de
                                                Chicago.
                                                    Cet artiste multidisciplinaire américain,
                                                fils du peintre surréaliste Matta, est peu
                                                connu de nombre d'entre-nous: son
                                                extraordinaire production ne se sera éta-
Nycol Beaulieu                                  lée que sur une courte décennie, de 1969        Josef Albers
Les Eaux sonores, 1989.                         à 1978, année où il disparaît prématuré-
Acrylique sur toile; 101 x 127 cm.
                                                ment, à l'âge de 35 ans, foudroyé par un
                                                                                                On a trouvé dans ses valises...
(Photo Guy L'Heureux)                                                                           Soufflée, visitée par le vent, une robe sus-
                                                cancer, deux ans après le suicide de son
                                                frère jumeau, Batan.                            pendue tend ses formes à l'excès: chez
                                                    Mais quelle décennie pour l'Amérique!       Josef Albers, la photographie parfois
qu'elle est habitée par son lieu et que,                                                        prête au mouvement et parfois convie à
                                                Qui connut, à la fois, le scandale du Wa-
derrière le masque du discours, brille                                                          l'immobilité.
                                                tergate et les retrouvailles de Woodstock,
d'une lumière vive, l'intelligence de l'œil.                                                        Sélectionnés parmi des centaines de
                                                le bicentenaire de la Révolution et les étu-
   Peut-on, encore aujourd'hui, investir le                                                     photographies découvertes après sa
                                                diants tués de la Ken State University, et
paysage, le choisir comme thème de re-                                                          mort, trente-huit épreuves et montages
cherche? N'a-t-il pas tout dit? En regar-                                                       photographiques ont fait l'objet d'une ex-
dant ces travaux, tous réalisés dans les                                                        position à la salle Hosmer-Pillow-Vaughan
derniers mois, force est de constater                                                           du Musée des beaux-arts de Montréal, du
qu'on n'en finira jamais de regarder le                                                         6 janvier au 5 mars 1989.
monde et qu'il faut avoir beaucoup re-                                                              Dans ce cabinet isolé et feutré, bien à
gardé, pour rendre avec de tels jaunes,                                                         l'abri de l'agitation Chagall, on pouvait
rouges ou violets, les troncs des arbres.                                                       s'étonner de l'intérêt de cet artiste, élève
Loin de la séduction, ces tableaux restent                                                      puis maître de l'école du Bauhaus, pour
austères, quelque chose de sauvage, de                                                          le procédé de la photographie. Mais
fauve, forme écran. L'impulsion dissimule                                                       c'était oublier que déjà, dans les années
mal la violence, et le tout se concentre                                                        20, le Bauhaus, en Allemagne, enseignait
dans un tumultueux débordement où                                                               la photographie comme un art.
s'entrelacent la nouveauté et la tradition.                                                         Prises au cours des années 20 et 30,
Mais quelle tradition? Sans savoir pour-                                                        en Allemagne, en Suisse et en France,
quoi ni comment, le naturel chassé voilà                                                        les œuvres photographiques portent aussi
longtemps reviendrait-il au galop, tel un                                                       bien sur le portrait que sur la nature
phénix émergeant de ses cendres? Ny-                                                            morte. La simplicité des lignes des exté-
cole Beaulieu semble être arrivée à un                                                          rieurs, répétées avec insistance (Route,
moment de son périple où, prise à témoin        Gordon Matta-Clark
                                                Day's End, 1975.
                                                                                                Paznautal, 1930), contrastent singulière-
par le paysage, réel, physique, topogra-        Photographie couleur; 106,3 x 107 x 5 cm.       ment avec la chaleur des clichés ami-
phique, mais bien sûr culturel, elle re-        New York, Coll. Horace et Holly Solomon.        caux, pris sur le vif, dans le joyeux

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Expositions Vie des arts - Érudit
aux côtés des canevas de l'artiste), Bé-             L'arrêt Chagall
                                                land a défié la notion de priorité. Les arts
                                                visuels et la littérature formulent ici l'é-
                                                quivalence de la création. Peintre et poète          Tout d'abord, mille fois repris, l'espace de
                                                renoncent au concept de pluralité des arts           Chagall. La fantaisie, les envolées, la su-
                                                afin d'affirmer avec plus de force ce qui            perposition, la désarticulation, l'espace
                                                a été décrit par Barthes comme une «plu-             remué, le sens dessus dessous . . .
                                                ralité de texte».                                    Liberté?
                                                    En incorporant des métaphores tirées                Puis, il y a le temps Chagall. 97 années
                                                des compositions de Béland, Desgent a                de thèmes, de souvenirs, inlassablement;
                                                signalé le nouveau statut d'objet du                 telle une lumineuse souffrance, des cou-
                                                poème et transformé le mouvement li-                 leurs tout à la fois vives et obscures ap-
                                                néaire (temporel) du langage en une in-              pliquées sur une vie arrêtée, figée en un
                                                temporalité spatiale. Le poème devient               temps, comme si l'élévation lui en serait
                                                icône verbale. Réciproquement, la juxta-             facilitée.
                                                position de plans monochromatiques de                   Ses couleurs vues telles un enchante-
                                                couleur brillante à des bandes consti-               ment mais toujours en référence à cet iné-
                                                tuées d'empreintes de gestes agressifs,              vitable précepte de la tradition juive has-
                                                et l'interpolation d'abstraction et de figu-         sidique: la joie est un devoir. Reviennent,
                                                ration résulte en des passages on-                   dans une ronde sans fin, les fiancés, fo-
    Josef Albers                                doyants, vibrants, presque violents, à               ras, sacrifices et maisons d'une enfance
    Plus etSchltra, Ascona.                     l'intérieur de l'œuvre; passages qui éta-            qui prend toutes les allures d'un paradis
                                                blissent d'heureuses images du temps                 perdu. Par euphémisme peut-être, on
                                                spatialisé. La peinture devient vers poé-            parle de sa «fidélité» à l'enfance.
abandon d'une sortie à la page (Pius et
                                                tique. Avec Verecundia, la différence entre              Même si son art dépasse par moments
Schifra, Ascona, 1930) ou au cours d'une
                                                mot et image ne subsiste qu'en leur subs-            ce thème constant, même si de nouvelles
conversation que l'on devine profonde
                                                tance.                                               approches lui sont suggérées - le thème
(Paul Klee dans son atelier, Dessau, 1929).
   Plus surprenantes encore, et combien
équivoques, les séries photographiques
de la jeune Suzanne (Suzanne, Biarritz,
 1929), dans un maillot qui laisse voir les
seins naissants.
   Alors que des sourires lascifs et des
gestes mous respirent aisément les re-
lents d'une époque qui nous est connue
comme «les années folles», l'austérité des
paysages et des natures mortes parlent
davantage, chez Albers, d'une préoccu-
pation esthétique. En preuve, ces hiron-
delles perchées sur une rangée de fils
électriques avec une symétrie et un ordre
naturels tout à l'honneur du Bauhaus!
   Inconnu du public, jusqu'à ce jour,                                                               Marc Chagall
l'œuvre photographique de Josef Albers                                                               Le Voyageur, 1917.
exprime une intimité qui s'est effacée                                                               Encre noir sur papier, retouché à la
avec la mort.                                   Luc Béland                                           gouache blanche; 26 x 36,4 cm.
                                                Un mur suffit, 1988                                  Paris, Coll. Centre Georges Pompidou.
                              Jocelyne Hébert   Acrylique sur toile; 183 x 183 cm.
                                                (Photo gracieuseté Galerie Graff)

                                                    Il existe, bien entendu, des antécé-             du cirque; l'illustration de la Bible, de
                                                dents historiques à cette manifestation              livres; le dessin de costumes, de décors
                                                d'équivalence - la poésie cubiste de Max             de théâtre - , Chagall demeure lui-même
                                                Jacob et d'Apollinaire, la poésie zaum du            arrêté dans le temps. N'a-t-il pas com-
                                                Futurisme russe et, possiblement, de plus            mencé à écrire son autobiographie dans
                                                d'importance encore, les soi-disant                  la jeune trentaine, au lendemain de la Ré-
Verecundia (sans)...                            «painter-poems» issus de l'école de New-             volution soviétique? Ici encore, le temps
                                                York. La peinture et le poème sont dis-              enrayé sur lui-même, passé de la révo-
Dans la plus récente exposition particu-
                                                loqués, jetés hors de leurs codes formels            lution à la circonvolution.
lière de Luc Béland, intitulée Verecundia,
                                                et stylistiques traditionnels et, par un                Cette quête à jamais répétée d'un sou-
peinture et poésie n'existent plus en tant
                                                échange dialectique, se voient octroyer,             venir rempli de pudeur par une extrême
que réflexions hiérarchiques, l'une étant
                                                selon John Ashbery, une «stabilité à l'in-           affectivité, fait voir l'œuvre, étendue sur
la réverbération de l'autre. La catégori-
                                                térieur de l'instabilité». C'est en regard de        trois quarts de siècle, comme un rêve
sation répressive séculaire de Lessing, qui
                                                ce précédent ancien et en considération              suspendu.
considère les formes plastiques et litté-
                                                de ses paradoxes inhérents que nous                      Un «Monde où tout est possible, nous
raires comme des expressions respecti-
                                                trouvons un point de départ des plus                 a été montré par le Musée des beaux-arts
vement spatiales et temporelles est
                                                viables pour l'appréciation du nouveau               de Montréal, du 28 octobre 88 au 26 fé-
effectivement sapée et désormais tenue
                                                travail exigeant de Luc Béland (et de son            vrier 1989. Et ce à travers quarante-sept
comme invalide. En accordant licence et
                                                collègue). Peinture, ...Poésie, ...Pour              tableaux et cent dix dessins et gouaches,
indépendance à la voix du poète Jean-
                                                Desgent, «il n'y a pas de lieu précis (...),         sept études préparatoires entourant le ta-
Marc Desgent d'extrapoler à partir des
                                                ils sont rassemblés». (Galerie Graff, du 3           bleau, La Chute d'Icare, peint par un
peintures, et en allouant à la prose qui en
                                                novembre au 6 décembre 1988).                        homme qui aurait encore dix ans de vie.
résulte une grande visibilité (les poèmes
du poète étaient disposés en évidence                                                Allan Pringle                                 Jocelyne Hébert

VIE DES ARTS, no 135                                                                                                                            65
Expositions Vie des arts - Érudit
Le laboratoire d'alchimie de                         leur secret dans le souffle de leur mu-
Blanche Célanuy                                      sique. Autour des souliers de bronze. De-
                                                     vant les machines qui assujettissent. Au
Le désarroi et le doute, salutaires mais             pied de la merveilleuse pyramide de
négatifs, laissés dans nos esprits par le            plexiglas, dont la surface givrée et les
raz de marée intellectuel qui, en deux dé-           arêtes acérées scellent mieux le savoir
cennies, a balayé nos certitudes, fait               que la pire des opacités. (CIRCA, du 14
place lentement à la notion plus positive            janvier au 25 février 1989.)
du «possible», ou plus exactement: des
«possibles». Cette notion fait la part belle                                      Jean Dumont
à l'imagination dans la compréhension du
monde, et, sous cet angle, Andrée Page,
l'heureuse maître d'œuvre de la produc-
tion de Blanche Célanuy, pourrait bien se
poser comme une médiatrice non négli-
geable.
   Andrée Page n'a pas l'imagination dé-
lirante, mais débridée. Elle semble regar-
der le monde avec un œil mer-                                                                         Clarence Gagnon
veilleusement libre, et ce n'est qu'à                                                                 Maria Daydreams, 1928-1942.
                                                                                                      Gouache. Kleinburg, Ontario, Coll. McMichael
partir de cette liberté qu'elle en réarrange         Maria se porte bien. Merci!
les éléments avec une logique qui peut               Mircea Eliade ouvre son Traité d'histoire
très bien ressembler à la vôtre ou à la              des religions en nous rappelant que «c'est
mienne. Mais, comme de plus, sa logique              l'échelle qui crée le phénomène.» La va-         débuts, la parution du volume fut reportée
et son imagination se succèdent en des               lidité de cette observation trouve une élo-      jusqu'en 1933. On fit reproche à Gagnon
branchements rhizomatiques aussi mul-                quente confirmation dans l'étonnante             d'avoir situé l'action dans les montagnes
tiples qu'inattendus, elle est capable de            fortune faite au roman de Louis Hémon,           de Charlevoix plutôt que dans la plaine
faire monter à la surface de ses objets,             Maria Chapdelaine; ainsi nous avons ré-          du Lac Saint-Jean, mais cette objection
des sens enfouis ou impensés.                        pertorié à ce jour pas moins de vingt-cinq       résiste mal à l'examen de ce qui se révèle
    Le laboratoire d'alchimie de Blanche             éditions illustrées de l'œuvre. La plupart       être une émouvante fresque de la civili-
Célanuy, qu'elle a monté au CIRCA,                   de ces illustrations sont d'une qualité es-      sation traditionnelle à la veille de sa dis-
n'échappe pas à cette règle, ni à cette              thétique discutable, mais quel autre ca-         parition. Pensons à Alfred Laliberté, à
absence de règle. Il n'est donc pas éton-            nadiana a reçu pareille attention?               Walker, à Massicotte, à Marius Barbeau
nant de constater que, dans son mépris                   Grâce à la diligence et à l'enthou-          ainsi qu'aux autres... Question d'échelle!
des hiérarchies, elle a été aussi attentive          siasme de M. Jean-Claude Delorme,
à ce que le lieu apportait à son installa-                                                                                                Gilles Rioux
                                                     grand patron de Téléglobe Canada et mé-
tion, qu'à ce que son installation apportait         cène connu, le Musée McCord présentait,
au lieu.                                             du 23 novembre 1988 au 15 janvier 1989,
                                                     une forte belle et exceptionnelle réunion
                                                     des fusains de Suzor-Coté et des
                                                     gouaches de Clarence Gagnon; un an
                                                     plus tôt, ils avaient été exposés à la Col-
                                                     lection McMichael d'Art Canadien, à
                                                     Kleinburg, près de Toronto; d'ailleurs, les
                                                     Gagnon constituent l'un des joyaux de
                                                     cette prestigieuse collection et n'en sor-
                                                     tent à peu près jamais. Un petit catalogue       QUÉBEC
                                                     fait le point sur le sujet mais ne saurait
                                                     suppléer à cette mise en parallèle de deux       Du plaire au faire
                                                     grands artistes, rendue encore plus élo-         Que peut faire un artiste, lorsque sa pro-
                                                     quente par un accrochage qui suivait la          duction des deux dernières années est si
                                                     séquence des chapitres du roman.                 abondante qu'il lui faudrait, pour l'expo-
                                                         Ceux qui se sont habitués aux petites        ser, une ou deux salles de musée à lui
Blanche Célanuy                                      illustrations grisâtres de l'édition originale   seul? Ne pouvant tout de même pas répé-
L'Alchimie silencieuse de l'énigmatique Mister D.,
1989. Installation.                                  de Maria Chapdelaine, de 1916, ont dû            ter Vexploit de la présentation de ses œu-
                                                     être agréablement surpris par les fusains        vres au Musée du Québec, tenue en 1986,
                                                     de Suzor-Coté, exécutés avec aisance et          le prolifique Michel Labbé est, cette fois,
                                                     vigueur sur des feuilles de grand format.        sorti de son dilemme en exposant en trois
                                                     Gardons bien à l'esprit que l'artiste illus-     lieux et trois temps différents: à l'Oeil de
   Il y a de l'ordre dans ce laboratoire, et         trait une œuvre encore inconnue; aussi se        Poisson, du 28 septembre au 16 octobre,
l'artiste nous dit que c'est l'ordre de l'al-        contenta-t-il de puiser dans son vaste ré-       à la Troisième Galerie, du 13 octobre au 7
chimie qu'elle utilise comme une grille              pertoire paysan. Aux personnages du ro-          novembre, et à la Galerie des Arts Visuels,
d'analyse... C'est difficile à dire sans avoir       man, il confère une identité fictive et une      du 22 novembre au 16 décembre.
été initié à cet art secret. Andrée                  individualité proches du portrait.                   Résultat? Un parcours foisonnant, par-
Page ne l'est sans doute pas, mais                       Douze ans plus tard, lorsque Gagnon          fois inégal, mais qui démontre surtout une
qui sait, Blanche Célanuy l'est peut-être?           est invité par l'éditeur Mornay à illustrer      liberté croissante envers la finalité de l'art.
   Ce qui est certain, c'est qu'il y a un            Maria Chapdelaine, l'œuvre jouit d'une           Ainsi, délaissant quelque peu la création
savoir diffus et gêné qui erre dans ce la-           grande notoriété, et le projet est ambi-         de beaux objets peints susceptibles de
boratoire, et aussi le deuil discret d'une           tieux. Cinquante-quatre gouaches de pe-          plaire, Labbé, sur le plan du faire, mise do-
certaine connaissance. Parmi ces cor-                tit format, finement et patiemment               rénavant sur un certain ludisme. En
nues de porcelaine crue qui parfois res-             exécutées de mémoire, à Paris, au fil des        preuve, le butinage des motifs, à la facture
semblent à des larmes, ou ces autres,                ans, mais d'où émane toujours une éton-          ici caressante, là agressive, et plus encore
accrochées, exangues, à l'embouchure                 nante monumentalité. Le procédé d'im-            l'association arbitraire des divers élé-
des instruments énormes qui épuisent                 pression offset en couleur étant à ses           ments qui leur sert de support. Comme si

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