Expositions Vie des arts - Érudit
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 10/12/2021 1:58 p.m. Vie des arts Expositions Volume 34, Number 135, June–Summer 1989 URI: https://id.erudit.org/iderudit/53831ac See table of contents Publisher(s) La Société La Vie des Arts ISSN 0042-5435 (print) 1923-3183 (digital) Explore this journal Cite this review (1989). Review of [Expositions]. Vie des arts, 34(135), 60–71. Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1989 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
travaillé ensemble pendant cinq se- le bénéficiaire dans l'obligation de réagir EXPOSITIONS maines à réaliser une exposition collec- tive, a mis en scène, de façon exemplaire, et par un geste correspondant à l'un ou l'autre des jeux de transaction qu'institue les trois composantes transactionnelles. l'acte de donner: remercier, refuser, Les artistes se sont donné des objets au rendre, etc. Dans certaines cultures, le départ et ont multiplié les emprunts tout don est à l'origine de potlatchs qui pren- au long de l'expérience. Par ailleurs, ils nent des proportions inouïes, et qui ont travaillé dans la plus grande proxi- conduisent parfois à des pratiques vio- mité, ce qui impliquait des couplages lentes ou à la ruine des partenaires dans ponctuels et tout un trafic d'influences et la mesure où l'obligation de réciprocité de mécanismes de repli, mais aussi la que provoque le don initial entraîne une réaction des autres, ici d'un tiers poly- surenchère et une escalade. dispropor- MONTRÉAL morphe, tantôt le groupe, tantôt certains tionnée. de ses membres qui assistaient, en té- C'est que le don appelle la réciproque, moins et en éventuels partenaires, aux mais c'est aussi parce qu'il a un prix, une Sept artistes en transactions échanges. Et derrière cette première ligne réversibilité, comme dit Baudrillard2. «Ré- On ne parle jamais que par les autres, de spectateurs, il y avait le milieu plus ou et non pas seulement pour les autres. moins anonyme qu'il s'agit de séduire afin Francis Jacques d'inscrire l'actuelle contribution au réper- toire des œuvres d'art. La notion de transaction implique le trans- fert d'un bien, le passage d'un objet ou Une analyse détaillée de toutes les d'un titre. Une transaction s'opère tou- transactions effectuées est évidemment jours à propos de quelque chose. Cet as- impossible. Même leur dénombrement pect objectif de la transaction est n'est pas réalisable. Les emprunts d'ou- d'ailleurs à l'origine de toute une série tils ou de matériaux, les influences d'articles légaux qui prévoient des dis- thématiques ou stylistiques, les positions pour les cas où une transaction encouragements et les critiques, l'éton- serait litigieuse. Les transferts de biens nement admiratif ou envieux, les négocia- engendrent des mésententes et des tions autour de l'espace de travail de conflits que la raison seule, ou la bonne chacun, l'affirmation et le respect des ha- volonté, ne peuvent régler, et l'objet de bitudes de désordre, de rythme, de bruit, l'échange devient fréquemment le lieu ou le renoncement à ces habitudes, la dé- d'investissement privilégié de toutes les limitation, sinon du privé, du moins du Lauréat Marois propre, le choix du voisinage, le destin L'Arbre cosmophore, 1989. tensions. Cause et effet de cette dyna- Toile, papier, acrylique et fusain; 219 x 160 cm. mique, l'objet exerce un pouvoir avec le- des restes, etc., ne sont que quelques (Photo Daniel Roussel, Centre de documentation quel il faut négocier, et selon certaines grandes étiquettes abstraites qui ne ren- Yvan Boulerice) règles afférentes au contexte. Celui du dent pas compte de la complexité des don ou de l'échange de présents impose échanges de toute nature qui se sont ef- des conditions performatives qui ne sont fectués au cours de cette expérience. pas celles d'un emprunt ou d'un plagiat, Certaines d'entre elles sont particulière- qui ne sont pas celles de la didactique ou ment significatives et démonstratives du du mécénat. caractère minimalement tripartite de toute transaction. Ces règles suggèrent qu'une transac- tion s'effectue entre des partenaires et Au départ, les artistes étaient invités à que ces derniers influencent aussi la na- apporter un ou des objets pour les autres. ture de l'échange. La contribution de cha- Par ce don, commençait un mode rela- cun, mais aussi l'accueil ménagé par tionnel qui invitait au partage et à la mise l'autre, détermine une dynamique des en commun que l'exiguïté des lieux im- plus complexes dont il est impossible de posait de toute façon. L'institution du don saisir toutes les dimensions. L'esprit de distinguait par ailleurs cette expérience de compétition ou d'émulation, l'envie ou la celle d'un symposium où les artistes voi- sinent et élaborent leur œuvre sous le re- Denis Pellerin curiosité, la crainte d'être copié ou le désir L'Arbre déchiré, 1989. d'exercer une influence, la peur d'être in- gard des autres mais sans avoir à Papier, graphite, fusain et acrylique; 174 x 122 cm. compris ou le désir de communiquer, la apporter une contribution tangible. Un (Photo Daniel Roussel, Centre de documentation tendance à contrôler ou le besoin de re- don, on le sait, a prise sur le bénéficiaire. Yvan Boulerice) cueillement et de repli ne sont que quel- L'objet donné exerce l'influence du do- ques dispositions psychologiques qui nateur, un peu comme si les choses président aux échanges. Aucun échange avaient une âme. Dans le contexte de n'est d'ailleurs strictement bilatéral. Transactions, les choses échangées pou- versibilité du don dans le contre-don, ré- Même les relations binaires les plus pri- vaient avoir une âme, certes, mais elles versibilité de l'échange dans le sacrifice, vées mettent en scène un tiers qui joue, avaient d'abord un sens et une fonction réversibilité du temps dans le cycle, ré- symboliquement ou par son intervention, déterminants pour l'œuvre à venir. Un ob- versibilité de la construction dans la des- un rôle déterminant. Le regard n'est ja- jet ou une couleur donnés ouvrent tout truction, réversibilité de la vie dans la mais silencieux et c'est bien pourquoi le une série de possibles et par le fait même mort...» Au delà de son apparente gra- rôle du spectateur est si lourd à porter en éliminent. Il faut par ailleurs assigner tuité, le don instaure une relation de pou- pour l'artiste. une place à l'objet donné, lui réserver le voir et de contrôle qui, souvent, compense L'expérience Transactions, organisée centre ou, au contraire, le rendre anec- largement la contribution. par Louise Fournel et regroupant sept ar- dotique, inessentiel, voire le mettre entre Il est certes très délicat de citer des tistes de la rive sud (Denise Dumas et Ni- parenthèses. exemples de ces aspects des transac- cole Elliott, Montérégie; Lauréat Marois, Mais si la nature de l'objet donné est tions, d'autant que la dynamique réelle Beauce; Aline Martineau, Québec; Lise déterminante, le rapport entre les parte- entre des partenaires échappe forcément Labrie, Est du Québec; Denis Pellerin, naires ne l'est pas moins. Marcel Mauss1 à un tiers, surtout quand ce dernier n'a Bois-Francs; John Francis, Estrie) qui ont a très bien montré comment un don place eu accès qu'à des tranches limitées de 60 VIE DES ARTS, no 135
l'expérience. Cependant, il est permis Une télévision artistique d'affirmer que l'expérience a pu coûter Cinquante ans après l'apparition de ce qui cher à certains artistes qui étaient arrivés, allait changer nos vies, pour ne pas dire en cours de route, à des œuvres mani- la vie, la télévision rend visite aux musées festement achevées mais qui ont dû re- d'art avec toute une série de productions mettre leur ouvrage sur le métier pour artistiques qui la mettent en valeur. Ce respecter le rythme collectif. Lauréat Ma- n'est évidemment pas la première visite rois avait réalisé une œuvre intéressante de la TV au musée. Richard Hamilton, qu'il a entièrement recouverte en récu- Claes Oldenburg et bien d'autres l'y ont pérant des restes de papier journal dé- amenée mais avec des intentions cri- chirés et partiellement couverts de tiques. D'autres l'ont utilisée dans des peinture par Denis Pellerin, qui travaillait installations ou des performances dans avec ce matériau depuis le début. Dans lesquelles elle jouait un rôle d'accessoire un cas semblable, il est difficile d'évaluer et, parfois même, de premier violon. C'est dans quel sens va le don. Qui en est le le cas notamment de certaines installa- Jean-Louis Le Tacon réel bénéficiaire? Celui qui utilise des as- Waterproof. tions de Nam June Païk qui lui ména- Vidéo. pects caractéristiques du travail de l'autre, geaient une place centrale. Mais c'est la (Photo Musée Stedlijk dAmsterdam) au prix d'un recouvrement de son travail première fois, semble-t-il, qu'on regroupe plus spécifique? Ou celui qui reconnaît des vidéos artistiques destinés à la télé- son influence au prix de la perte de l'ex- vision dans le but de les présenter comme de la musique de Stravinsky ou de la clusivité? Dans cette économie des une exposition. danse de Merce Cunningham, conçus moyens et des fins, chacun tire un avan- pour la télévision. Et, il y a le géant, Nam «Technology is a black box»1; on y met June Païk, qui en a investi le contenu et tage et subit un contrôle qu'il est impos- ce qu'on veut. C'est ce qu'illustre l'ex- le contenant en tant que potentiel artis- sible de mesurer. position Art for Television qui va circuler tique et qui nous prédit que bientôt le T.V. Le contexte et l'environnement exer- dans divers musées à travers le monde. cent d'ailleurs un rôle décisif en autori- Guide aura l'épaisseur du bottin télépho- On aurait pu aussi intituler cette exposi- nique de Manhattan5. sant, en encourageant même, des tion Une journée dans l'histoire de la TV échanges ou des emprunts qui, dans un La distinction établie par Godard: «Le puisqu'il s'agit de vingt-quatre heures de cinéma, c'est de l'art. La télévision, c'est autre contexte seraient considérés sus- vidéos portant sur la danse, la musique, pects. Ici, ils enrichissent l'expérience. la culture. ... La culture, c'est ce qui ré- la littérature, le théâtre, l'image et sur la pond à un besoin. L'art, ce qui répond à Plus l'artiste ménageait une place impor- télévision elle-même. Ce tour dans les tante à l'influence des autres, plus il ou un désir»6, devient insoutenable quand la musées détourne en quelque sorte ces télévision prend d'autres allures, quand elle était jugé généreux ou généreuse. vidéos de leur destination qui vise un Certains d'entre eux ne cessaient d'éton- elle sert de véhicule au désir de ces happy vaste auditoire et la concurrence, sur l'an- few qui la considèrent autrement. Il s'agit ner par leur aptitude à reprendre et à mo- tenne, avec des émissions à haute cote difier continuellement leur travail. Nicole d'un procédé qui offre tant de possibilités d'écoute qui n'ont souvent rien d'artis- et, en particulier, pour les interventions Elliott, qui a repeint ses toiles des di- tique. Et, dans bien des cas, ce choix de zaines de fois, étaient de ceux-là, et on de techniques mixtes, qu'il est certain «l'exposure value» 2 , au détriment de qu'il suscitera de plus en plus d'intérêt peut présumer que la réaction favorable l'aura que porte une œuvre présentée que son geste a trouvé chez les autres a chez les artistes. dans un contexte plus traditionnel (c'est Quelques mots sur le très précieux ca- accentué son attitude. On peut aussi se le cas, en particulier, pour les arts de la demander ce que lui a coûté le sacrifice talogue qui a c c o m p a g n e cette performance), n'est pas même garanti. exposition7. La rédaction en a été confiée de certaines de ses réalisations qu'elle L'art pour la télévision doit conquérir un trouvait valables mais qui étaient desti- à des spécialistes de la vidéo d'art et de public peu intéressé par les arts, ou re- l'esthétique des nouvelles technologies. nées à être recouvertes parce qu'il fallait joindre des amateurs qui ont la réputation continuer de jouer le jeu. Dorine Mignot et Kathy Rae Huffman, qui d'être rébarbatifs à ce moyen d'expres- introduisent le sujet, ont relevé les enjeux A l'heure où l'on parle de postmoder- sion lui-même. nisme et de transculturalisme, d'em- esthétiques de cette rencontre. Anne-Ma- prunts et de références au monde de l'art, L'un des angles présentés, celui de la rie Duguet et Rosetta Brooks ont traité Transactions offrait des conditions idéales télévision réfléchissant sur elle-même, il- leur section respective en développant un et représente en ce sens une expérience lustre très bien le dilemme que suscite la procès plus vaste, incluant des réflexions exemplaire. Un petit groupe était amené rencontre de l'art et de la télévision, cette sur notre culture et notre civilisation. Dans à fonctionner en appliquant et en illus- «love/hate relationship»3. «You are the l'ensemble, tous les textes décrivent les trant les nouvelles règles du jeu artistique product of TV.»4, répète Richard Serra sur vidéos retenus et relèvent l'une ou l'autre qui conjuguent dorénavant trois niveaux un ton provocateur, un peu comme pour de leurs caractéristiques les plus signifi- d'intervention: l'objet et avec lui l'aspect nous réveiller de la torpeur dans laquelle catives. (Musée d'art contemporain, du 18 formel; l'artiste et la dimension psycho- la télévision nous aurait lentement janvier au 2 avril 1989.) logique; le spectateur et le rôle dyna- conduits. Tous les artistes de cette sec- 1. L'expression est de David Rokeby, artiste rattaché mique de la réception. Transactions tion jettent d'ailleurs un regard très sé- à l'Ontarion College of Art. pourrait être une des descriptions de l'ac- vère sur ce moyen qu'ils critiquent pour 2. Anne-Marie Duguet, Video and Art, dans The Arts tuelle réalité artistique. Et cette approche, la violence qu'il véhicule, les stéréotypes for Television. Los Angeles, The MOAC, 1987, p. qu'il répand sur la planète, l'aliénation et 30. qui appartient essentiellement au type de 3. Kathy Huffman. Seeing is Believing: The Ans on TV, la communicationnelle, confirme, après le la dépendance qu'il entretient, etc. Et dans The Arts for Television, op. cit., p. 9. structuralisme et la systémique, la remise pourtant les artistes des autres sections 4. Énoncé qui revient de façon récurrente dans le en question de la subjectivité de l'artiste font la preuve que la télévision est aussi vidéo de Richard Serra Television Delivers People, capable du meilleur. de 1973. et du statut de l'œuvre. 5. Cf. le vidéo de Nam June Païk, Global Groove, de Plusieurs artistes ont, en effet, exploité 1973. les ressources des nouvelles technolo- 6. Jean-Luc Godard devient bavard. Propos recueillis gies pour produire des effets spéciaux ou par Christian Perrot et Léon Mercadet. Dans Ac- tuel, No 103 (Janv. 88). 1. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie. Paris, des images qui sont purement construites, 7. Le catalogue est très précieux parce que les des- PUF, 1983. sans aucun réfèrent mondain, grâce à des criptions critiques des vidéos qu'il présente per- 2. Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort. procédés de numérisation combinant mettent d'opérer une sélection des œuvres à Paris, Gallimard, 1976. Page 8 visionner. vidéo et ordinateur. Et puis, il y a les Louise Poissant grands classiques du théâtre de Beckett, Louise Poissant VIE DES ARTS, no 135 61
Louise Robert et nos déserts C'est comme si nous plongions au plus imaginaires creux de la mémoire du monde: en un temps a-historique où la mémoire de l'ar- Quelque chose a changé dans la peinture tiste et la nôtre sont confondues. Et les de Louise Robert. Jusqu'à hier encore, le toiles sont alors l'imagerie instinctive des spectateur séduit de ses toiles était sou- rêves les plus fous de la pensée actuelle. vent pris dans un double mouvement. Le Cette matière, infiniment dispersée dans désir, d'une part, de passer la surface des les vides blancs et rosés, et qui se coa- toiles, de se laisser prendre plus profon- gule soudain en des univers de hasard, dément dans cette peinture, de participer denses sans être encore opaques. Et puis à sa luxuriance, de sentir la brûlure de ces mots aussi, sans liens apparents, ses sables dorés, et d'autre part, l'hési- mais dont la suite, toile après toile, plante tation, la retenue: celle de l'animal sau- dans un recoin de la mémoire, le germe vage devant un t e r r i t o i r e marqué d'une cohérence possible. (Galerie Graff, visiblement par un autre. A cause, peut- du 19 janvier au 14 février.) être, de l'acrylique déposée sur la toile en couches superposées comme les strates Jean Dumont de la mémoire de l'artiste, et dont les grat- tages ne dévoilaient qu'une infime por- tion. A cause, sans doute, des mots griffés à la surface, et qui n'étaient pas ceux d'une écrivaine. Des mots orphelins d'un code pour nous inconnu... Aujourd'hui, et c'était manifeste dans la dernière exposition de l'artiste à la Ga- lerie Graff, le spectateur, toujours aussi Ginette Bouchard séduit, fait face à un dilemme différent. Les Témoins silencieux de Ginette Témoins silencieux XIV, 1988. Les toiles se sont ouvertes. Les limites du Bouchard territoires ne sont plus visiblement mar- Après une exposition à Rennes, l'automne quées. Les objets, qui souvent jouxtaient dernier, les Témoins silencieux de Ginette les châssis, ont disparus. Mais Louise Bouchard se sont discrètement intégrés Robert est toujours là, toujours aussi dans la programmation culturelle de la Ville secrète, cachée sans doute plus abandonnés, cimetières confrontés à eux- de Montréal, dans le cadre des cent cin- profondément dans cette peinture qui est mêmes, escaliers qui ne mènent nulle part, quante ans de la photographie. l'expression spontanée et abstraite d'une les situations soulignent la tragédie de Pour souligner cet anniversaire, les longue histoire, patiemment tissée, et l'objet, fabriqué pour être vu et qui ne l'est maisons de la Culture ont planifié, un peu dont nous ne connaîtrons, ou ne croirons plus que par l'ardent travail artistique. partout, une présentation de différentes connaître, que ce fragile instant. Ce qui productions photographiques, quelques Des œuvres issues d'une réflexion per- est important, c'est que nous pouvons pé- conférences et, point culminant, en sep- sonnelle, d'une recherche philosophique nétrer dans le territoire sans effraction. tembre, les expositions du Mois de la sur le sens de la vie. «Je pars toujours de Ce qui est différent aussi, c'est que Photo. Etant l'occasion de sensibiliser à la concepts définis à l'avance», explique Gi- cette fois, dans ce voyage, ce que nous photographie comme langage visuel, nette Bouchard. «Je peux réfléchir pen- avons envie de traîner dans nos bagages, l'événement propose des tendances de dant dix ou douze mois pour ensuite en ce sont nos propres interrogations et nos différentes approches, étrangères et réaliser une série.» propres inquiétudes. C'est, peut-être, locales. Nettement détachées entre elles, les parce que Louise Robert emploie, au- phases des Témoins silencieux relèvent Le hasard faisant peut-être bien les jourd'hui, la peinture à l'huile, qui rend toutes d'un questionnement qui saisit le choses, la recherche artistique de la Qué- plus souples les limites et plus transpa- procédé photographique pour le porter à bécoise Ginette Bouchard épouse le sens l'élaboration artistique. rentes les stratifications. de ces célébrations et nous offrait, du 1er Recourant à l'émulsion de platine et de au 28 février, à la Maison de Notre-Dame- palladium, un procédé d'impression utilisé de-Grâce, une réflexion mûre et troublante au tournant du siècle, l'artiste en exploite sur le temps, ses effets, son travail. les riches nuances et une gamme étendue Entreprise en 1986, la série des Té- de valeurs de gris. moins silencieux augmente graduelle- La plus récente série des Témoins si- ment, et c'est forte de neuf nouvelles lencieux, des monuments funéraires d'un œuvres qu'elle a été exposée à Montréal cimetière de Montmartre, succède à celle pour la première fois. A travers différentes qui a été prise dans un vieil atelier d'ar- phases, l'artiste aborde de nouveaux lieux, tiste, à Stuttgart, et qui est particularisée de nouveaux questionnements qui ont en par un travail de rehauts de vert à l'encre commun un constant étonnement devant de Chine. Les remarquables granulés des la fatalité du temps. sculptures laissées en plan et des murs Endroits désertés, témoins d'un riche que l'on pourrait croire atomisés, les tex- mais futile passé, toujours marqués par tures empoussiérées et visuellement pal- une lointaine présence humaine, les re- pables témoignent d'une technique et d'un présentations photographiques décou- style achevés. Plus spectaculaire et re- pent les espaces, les investissent de fins muant, le paysage de Sarasota, en Flo- et riches contrastes lumineux, comme ride, anciennement lieu élu des nouveaux pour voiler ce qui est montré, tout en ac- dieux américains, comblé de richesses centuant le grignotage du temps. puis tout simplement abandonné... La décrépitude a tout envahi bien avant Ces lieux et ces temps perdus, l'art et la l'arrivée de la photographe qui, par ses Louise Robert technique de Ginette Bouchard viennent à œuvres, vient actualiser à nouveau ce qui N° 78-T52, 1988. nouveau nous les livrer, à sa manière. Huile et crayon sur toile; 183 x 183 cm. n'existe plus depuis longtemps. D'où (Photo Jacques Payette) l'émotion. Statues démembrées, ateliers Jocelyne Hébert 62 VIE DES ARTS, no 135
L'un est les autres tiquaire, tiges de plexiglas et, même, quatre têtes de porcs naturalisées puis De Claude Fortaich, j'avais remarqué, en peintes. Pigs stigmatise l'exhibition des 1986, une exposition de sérigraphies très trophées de chasse, en substituant, par réussies, attirée à la Galerie Cultart par ces effigies, le chasseur à sa proie... On le carton d'invitation - ce qui est peu ba- le voit, les intentions sont écologiques, nal! - , lui-même fragment de l'estampe dénonciatrices, conscientisantes: City signée qui servait d'affiche à ces Frag- Dump, World in Fire, Cosmik Débris sont ments. Les œuvres sur papier de son troi- des cris d'alarme. La double lecture, le sième «solo» (Cultart, 10 novembre au 4 double plan s'y retrouvent, plus éclaté et décembre 1988) poursuivaient la ré- violent ici, obtenu par le relief des élé- flexion entreprise sur les rapports de la ments et leur agencement chaotique. Les partie au tout, de l'unité de la feuille (50 compositions rappellent des villes vues x 65 cm) à l'ensemble de la murale consti- d'avion, cités sans civilité, conurbations tuée par la pluralité des fragments (250 x sans urbanité, réseaux de routes, traî- 520 cm), l'interaction entre eux et le mur. nées des p h a r e s , néons d i l u é s , La perturbation introduite par le rectangle connexions de solitudes. blanc résultant de la vente d'une pièce La carte d'invitation le répète à satiété, {The Missing Piece) est saisie tout à la fois à la main, ligne à ligne, sur fond de gril- comme - manque, - vide, point fort, lage: Everybody's Nothing. C'est, encore Madeleine Dubeau champ de tension, plage colorée par une fois, la relation entre les parties, entre Peinture, 1987. contiguïté, fenêtre ouverte ou aveugle, Acrylique sur toile; 216 x 183 cm. les êtres, ('interrelation qui permet l'avè- trouée/écran. La perception varie selon la nement de l'Être, d'où ces liens comme Ces recherches aboutissent aux œu- focalisation du regard porté sur l'œuvre, des rubans tracés en bleu, rouge, jaune, vres montrées, en 1979, à la Galerie Po- qui passe alternativement de la concen- en arabesques, en nœuds, en jeux de fi- werhouse: des toiles coloriées ou teintées tration à la globalisation, du champ large celle, par-dessus l'écriture noire. Sur ce dans la machine à laver, suspendues sur plan, les bêtes ont beaucoup d'humanité des cordes, tenues par des épingles à à nous apprendre. Durant le temps de linge, qui reflétaient tout simplement l'en- l'exposition, dans la deuxième salle, côté vironnement familier au moment de leur intimiste, des lapins choyés coulaient des élaboration. Madeleine Dubeau était alors jours paisibles dans leurs cages. L'une préoccupée par la notion d'espace (il lui d'eux déchiquetait les journaux de sa li- arrivait de travailler dans la cour de sa tière pour s'en construire un nid: work in maison plutôt que dans le sous-sol) et par progress... la difficulté de sa représentation en pein- Monique Brunet-Weinmann ture. Dans l'exposition du Musée du Qué- bec, en 1981, l'artiste pousse plus loin sa recherche: la toile crue sert de support à des assemblages de bouts de corde et de tissus. En utilisant des morceaux de gril- lage de moustiquaire, Madeleine Dubeau force l'œuvre à devenir matériellement Madeleine Dubeau - Vers la transparente. L'artiste utilise encore le Claude Fortaich transparence faux-cadre comme un matériau artistique Still Lite * 5, 1988. et le présente nu, sans toile ou alors avec Encre et aquarelle; 50 x 65 cm. Madeleine Dubeau présentait à la Maison la toile ficelée autour de l'un des mon- (Photo Jean-Guy Thibodeau) de la Culture de la Côte-des-Neiges, du tants. Ces travaux ont signifié pour le 15 décembre 1988 jusqu'au 15 janvier peintre un sain dépassement de toutes les 1989, une remarquable exposition intitu- contraintes et de tous les apprentissages. au champ étroit. Cette pulsation est in- lée Lumière de nuit. Elle était constituée Cependant, pour importants, voire déter- duite par les deux niveaux du plan qui d'une dizaine de très grandes toiles, minants, qu'ils aient été en regard de son interagissent continûment: l'un vivement toutes datées de 1987 et de 1988, posées cheminement personnel, ils n'en cou- coloré, gestuel, d'entrelacs et d'ara- sans châssis directement sur le mur, qui raient pas moins le risque de tomber dans besques {Carnaval), extraverti; l'autre, créaient autour du spectateur une atmos- les pièges de l'académisme néo-avant- comme une confidence à l'encre noire, phère de grande intensité lumineuse. La gardiste si répandu à l'époque. Quoi qu'il intérieure et méditative. L'artiste me disait qualité des tableaux, superbement en soit, trois mois après l'exposition de concevoir ces suites «d'écriture» comme construits, habités par d'étranges créa- Québec, la peinture, irrésistiblement, s'est un journal intime. Il a fait plusieurs livres tures aux chromatismes délicats, fugaces à nouveau imposée à l'artiste. Mûre de d'art. et quelque peu fantomatiques, s'imposait toutes ces expériences, lorsqu'elle re- Ces deux plans tendent à s'occulter/ au premier coup d'œil. prend les pinceaux, c'est avec assurance révéler, se détruire/ refaire, dans un Madeleine Dubeau a derrière elle une et sérénité que Madeleine Dubeau se pré- complexe échange d'énergie. L'œil, le re- vingtaine d'années de travail soutenu, pare à explorer son univers intérieur. gardant, est soumis au même «charme» ponctué par quelques apparitions tou- Alors, dans l'éblouissement de la couleur (sortilège) que devant les «classiques» de jours discrètes. Après des débuts post- retrouvée, elle commence à traquer dans Riopelle, et ce n'est pas pour rien qu'on automatistes, elle présenta dans sa pre- la lumière les profils ou les souvenirs fait le rapprochement, même si les mière exposition individuelle, en 1970, d'être chers, réels, inventés ou souhaités. moyens employés sont bien différents, et des compositions organisées en grandes La toile sans châssis, aplatie contre le si Fortaich, né en 1958, dit ne pas surfaces régulières. Vers la fin de la dé- mur, est une fenêtre mentale à travers la- connaître l'œuvre de Riopelle (ce qui ne cennie, le peintre s'est approché de la fi- quelle nous apercevons, comme dans un laisse pas d'inquiéter...) guration et a commencé à intégrer divers rêve mélancolique, des formes vague- Les œuvres sur panneaux d'acrylique, matériaux à la surface. Elle poursuivra ment humaines, libérées enfin de la ma- exposées dans la première salle, requiè- ensuite, pendant cinq ans, une série d'ex- tière, égarées dans l'espace infini, belles rent une encre sérigraphique spéciale et périmentations centrées à la fois sur le et tristes dans leur irrémédiable solitude. convoquent toutes sortes d'objets récu- problème de l'autonomie du support et pérés: boîtes, carton, lambeaux de mous- sur la notion de transparence. Luis de Moura Sobral VIE DES ARTS, no 135 63
Nycole Beaulieu noue, par son regard, avec une tradition la fin du Viet-Nam. Et puis en art, d'un Nous n'irons plus au bois picturale d'ici. Ce que l'on a pu voir ne côté l'apothéose du formalisme, et la me- Les préoccupations sociales de Nycole ressemble pas aux œuvres des aînés et nace déjà de la pression du marché, et Beaulieu apparaissent moins évidentes pourtant, par quelque accent, par cette de l'autre, l'art conceptuel, l'importance dans la nouvelle série de tableaux qu'elle attitude attentive d'observation détachée, de la démarche, et puis les manifesta- présentait chez Esperanza, du 9 février ses grands tableaux s'accrochent, dans tions, de plus en plus fréquentes, d'un art au 4 mars, sous le titre de Nous leur tumultueuse impétuosité, à tous ceux comme processus et de la nécessité de n'irons plus au bois. Bien sûr, l'artiste dont on ose à peine dire le nom: les For- son inscription dans le tissu social. C'est voudrait amener la conscience du re- tin, Gagnon, Harisson, Cosgrove, ceux qui à ces dernières tendances que se ratta- gardeur à constater qu'il existe encore ont laissé leur pays, au sens culturel du chent les activités de Matta-Clark. quelques lieux inaltérés par la civilisation terme, se construire tout seul, à travers Les magnifiques ouvertures que, pas- et pourtant, les œuvres sont ailleurs, de leur œil et leur main. sionné d'architecture, il pratiquait dans les même que la violence brutale qui carac- Jean-Claude Leblond façades, les planchers et les cloisons térisait la production de cette artiste issue d'édifices abandonnés, les graffiti, peints du plus profond pays saguenéen. Car en par d'autres, qu'il incorporait dans sa pro- somme, c'est de paysage qu'il s'agit ici. duction, Food, le restaurant qu'il avait ou- Composée d'une vingtaine de ta- vert à New-York pour nourrir ses amis bleaux, l'exposition montre une série artistes, furent autant des alternatives à d'arbres suivis de paysages qui respec- la pratique habituelle de l'art, que des tent tous cette manière impulsive du tentatives de briser le cercle de la solitude peintre de décrire, par larges touches de surpeuplée des grandes villes... couleurs oubliées, les formes brutes des Il faut souligner, dans cette optique, que montagnes laurentiennes dans une lu- le catalogue de l'exposition, émaillé de La rétrospective de Gordon très nombreux témoignages d'artistes de mière riche, bigarrée, nordique, qui nous fera dire que l'artiste n'habite plus autant Matta-Clark cette époque, constitue une partie inté- Il n'est pas toujours facile, pour une ex- grante de cette étonnante rétrospective position d'art contemporain, d'alimenter qui sait, une fois n'est pas coutume, es- substanciellement la réflexion des spécia- quisser pour nous, non seulement le por- listes et des initiés, tout en suscitant, par trait de la production d'un artiste son accessibilité, l'intérêt et la curiosité d'exception, mais aussi celui du milieu et d'un public plus large. C'est pourtant ce des circonstances qui ont donné nais- que réussit Gilles Godmer, au Musée d'art sance à cette production. (Musée d'art contemporain de Montréal, en nous pré- contemporain, du 22 janvier au 2 avril.) sentant, jusqu'au 2 avril 1989, cette rét- Jean Dumont rospective de Gordon Matta-Clark, qui fut montée pour la première fois, en 1985, par le Museum of Contemporary Art de Chicago. Cet artiste multidisciplinaire américain, fils du peintre surréaliste Matta, est peu connu de nombre d'entre-nous: son extraordinaire production ne se sera éta- Nycol Beaulieu lée que sur une courte décennie, de 1969 Josef Albers Les Eaux sonores, 1989. à 1978, année où il disparaît prématuré- Acrylique sur toile; 101 x 127 cm. ment, à l'âge de 35 ans, foudroyé par un On a trouvé dans ses valises... (Photo Guy L'Heureux) Soufflée, visitée par le vent, une robe sus- cancer, deux ans après le suicide de son frère jumeau, Batan. pendue tend ses formes à l'excès: chez Mais quelle décennie pour l'Amérique! Josef Albers, la photographie parfois qu'elle est habitée par son lieu et que, prête au mouvement et parfois convie à Qui connut, à la fois, le scandale du Wa- derrière le masque du discours, brille l'immobilité. tergate et les retrouvailles de Woodstock, d'une lumière vive, l'intelligence de l'œil. Sélectionnés parmi des centaines de le bicentenaire de la Révolution et les étu- Peut-on, encore aujourd'hui, investir le photographies découvertes après sa diants tués de la Ken State University, et paysage, le choisir comme thème de re- mort, trente-huit épreuves et montages cherche? N'a-t-il pas tout dit? En regar- photographiques ont fait l'objet d'une ex- dant ces travaux, tous réalisés dans les position à la salle Hosmer-Pillow-Vaughan derniers mois, force est de constater du Musée des beaux-arts de Montréal, du qu'on n'en finira jamais de regarder le 6 janvier au 5 mars 1989. monde et qu'il faut avoir beaucoup re- Dans ce cabinet isolé et feutré, bien à gardé, pour rendre avec de tels jaunes, l'abri de l'agitation Chagall, on pouvait rouges ou violets, les troncs des arbres. s'étonner de l'intérêt de cet artiste, élève Loin de la séduction, ces tableaux restent puis maître de l'école du Bauhaus, pour austères, quelque chose de sauvage, de le procédé de la photographie. Mais fauve, forme écran. L'impulsion dissimule c'était oublier que déjà, dans les années mal la violence, et le tout se concentre 20, le Bauhaus, en Allemagne, enseignait dans un tumultueux débordement où la photographie comme un art. s'entrelacent la nouveauté et la tradition. Prises au cours des années 20 et 30, Mais quelle tradition? Sans savoir pour- en Allemagne, en Suisse et en France, quoi ni comment, le naturel chassé voilà les œuvres photographiques portent aussi longtemps reviendrait-il au galop, tel un bien sur le portrait que sur la nature phénix émergeant de ses cendres? Ny- morte. La simplicité des lignes des exté- cole Beaulieu semble être arrivée à un rieurs, répétées avec insistance (Route, moment de son périple où, prise à témoin Gordon Matta-Clark Day's End, 1975. Paznautal, 1930), contrastent singulière- par le paysage, réel, physique, topogra- Photographie couleur; 106,3 x 107 x 5 cm. ment avec la chaleur des clichés ami- phique, mais bien sûr culturel, elle re- New York, Coll. Horace et Holly Solomon. caux, pris sur le vif, dans le joyeux 64 VIE DES ARTS, no 135
aux côtés des canevas de l'artiste), Bé- L'arrêt Chagall land a défié la notion de priorité. Les arts visuels et la littérature formulent ici l'é- quivalence de la création. Peintre et poète Tout d'abord, mille fois repris, l'espace de renoncent au concept de pluralité des arts Chagall. La fantaisie, les envolées, la su- afin d'affirmer avec plus de force ce qui perposition, la désarticulation, l'espace a été décrit par Barthes comme une «plu- remué, le sens dessus dessous . . . ralité de texte». Liberté? En incorporant des métaphores tirées Puis, il y a le temps Chagall. 97 années des compositions de Béland, Desgent a de thèmes, de souvenirs, inlassablement; signalé le nouveau statut d'objet du telle une lumineuse souffrance, des cou- poème et transformé le mouvement li- leurs tout à la fois vives et obscures ap- néaire (temporel) du langage en une in- pliquées sur une vie arrêtée, figée en un temporalité spatiale. Le poème devient temps, comme si l'élévation lui en serait icône verbale. Réciproquement, la juxta- facilitée. position de plans monochromatiques de Ses couleurs vues telles un enchante- couleur brillante à des bandes consti- ment mais toujours en référence à cet iné- tuées d'empreintes de gestes agressifs, vitable précepte de la tradition juive has- et l'interpolation d'abstraction et de figu- sidique: la joie est un devoir. Reviennent, ration résulte en des passages on- dans une ronde sans fin, les fiancés, fo- Josef Albers doyants, vibrants, presque violents, à ras, sacrifices et maisons d'une enfance Plus etSchltra, Ascona. l'intérieur de l'œuvre; passages qui éta- qui prend toutes les allures d'un paradis blissent d'heureuses images du temps perdu. Par euphémisme peut-être, on spatialisé. La peinture devient vers poé- parle de sa «fidélité» à l'enfance. abandon d'une sortie à la page (Pius et tique. Avec Verecundia, la différence entre Même si son art dépasse par moments Schifra, Ascona, 1930) ou au cours d'une mot et image ne subsiste qu'en leur subs- ce thème constant, même si de nouvelles conversation que l'on devine profonde tance. approches lui sont suggérées - le thème (Paul Klee dans son atelier, Dessau, 1929). Plus surprenantes encore, et combien équivoques, les séries photographiques de la jeune Suzanne (Suzanne, Biarritz, 1929), dans un maillot qui laisse voir les seins naissants. Alors que des sourires lascifs et des gestes mous respirent aisément les re- lents d'une époque qui nous est connue comme «les années folles», l'austérité des paysages et des natures mortes parlent davantage, chez Albers, d'une préoccu- pation esthétique. En preuve, ces hiron- delles perchées sur une rangée de fils électriques avec une symétrie et un ordre naturels tout à l'honneur du Bauhaus! Inconnu du public, jusqu'à ce jour, Marc Chagall l'œuvre photographique de Josef Albers Le Voyageur, 1917. exprime une intimité qui s'est effacée Encre noir sur papier, retouché à la avec la mort. Luc Béland gouache blanche; 26 x 36,4 cm. Un mur suffit, 1988 Paris, Coll. Centre Georges Pompidou. Jocelyne Hébert Acrylique sur toile; 183 x 183 cm. (Photo gracieuseté Galerie Graff) Il existe, bien entendu, des antécé- du cirque; l'illustration de la Bible, de dents historiques à cette manifestation livres; le dessin de costumes, de décors d'équivalence - la poésie cubiste de Max de théâtre - , Chagall demeure lui-même Jacob et d'Apollinaire, la poésie zaum du arrêté dans le temps. N'a-t-il pas com- Futurisme russe et, possiblement, de plus mencé à écrire son autobiographie dans d'importance encore, les soi-disant la jeune trentaine, au lendemain de la Ré- Verecundia (sans)... «painter-poems» issus de l'école de New- volution soviétique? Ici encore, le temps York. La peinture et le poème sont dis- enrayé sur lui-même, passé de la révo- Dans la plus récente exposition particu- loqués, jetés hors de leurs codes formels lution à la circonvolution. lière de Luc Béland, intitulée Verecundia, et stylistiques traditionnels et, par un Cette quête à jamais répétée d'un sou- peinture et poésie n'existent plus en tant échange dialectique, se voient octroyer, venir rempli de pudeur par une extrême que réflexions hiérarchiques, l'une étant selon John Ashbery, une «stabilité à l'in- affectivité, fait voir l'œuvre, étendue sur la réverbération de l'autre. La catégori- térieur de l'instabilité». C'est en regard de trois quarts de siècle, comme un rêve sation répressive séculaire de Lessing, qui ce précédent ancien et en considération suspendu. considère les formes plastiques et litté- de ses paradoxes inhérents que nous Un «Monde où tout est possible, nous raires comme des expressions respecti- trouvons un point de départ des plus a été montré par le Musée des beaux-arts vement spatiales et temporelles est viables pour l'appréciation du nouveau de Montréal, du 28 octobre 88 au 26 fé- effectivement sapée et désormais tenue travail exigeant de Luc Béland (et de son vrier 1989. Et ce à travers quarante-sept comme invalide. En accordant licence et collègue). Peinture, ...Poésie, ...Pour tableaux et cent dix dessins et gouaches, indépendance à la voix du poète Jean- Desgent, «il n'y a pas de lieu précis (...), sept études préparatoires entourant le ta- Marc Desgent d'extrapoler à partir des ils sont rassemblés». (Galerie Graff, du 3 bleau, La Chute d'Icare, peint par un peintures, et en allouant à la prose qui en novembre au 6 décembre 1988). homme qui aurait encore dix ans de vie. résulte une grande visibilité (les poèmes du poète étaient disposés en évidence Allan Pringle Jocelyne Hébert VIE DES ARTS, no 135 65
Le laboratoire d'alchimie de leur secret dans le souffle de leur mu- Blanche Célanuy sique. Autour des souliers de bronze. De- vant les machines qui assujettissent. Au Le désarroi et le doute, salutaires mais pied de la merveilleuse pyramide de négatifs, laissés dans nos esprits par le plexiglas, dont la surface givrée et les raz de marée intellectuel qui, en deux dé- arêtes acérées scellent mieux le savoir cennies, a balayé nos certitudes, fait que la pire des opacités. (CIRCA, du 14 place lentement à la notion plus positive janvier au 25 février 1989.) du «possible», ou plus exactement: des «possibles». Cette notion fait la part belle Jean Dumont à l'imagination dans la compréhension du monde, et, sous cet angle, Andrée Page, l'heureuse maître d'œuvre de la produc- tion de Blanche Célanuy, pourrait bien se poser comme une médiatrice non négli- geable. Andrée Page n'a pas l'imagination dé- lirante, mais débridée. Elle semble regar- der le monde avec un œil mer- Clarence Gagnon veilleusement libre, et ce n'est qu'à Maria Daydreams, 1928-1942. Gouache. Kleinburg, Ontario, Coll. McMichael partir de cette liberté qu'elle en réarrange Maria se porte bien. Merci! les éléments avec une logique qui peut Mircea Eliade ouvre son Traité d'histoire très bien ressembler à la vôtre ou à la des religions en nous rappelant que «c'est mienne. Mais, comme de plus, sa logique l'échelle qui crée le phénomène.» La va- débuts, la parution du volume fut reportée et son imagination se succèdent en des lidité de cette observation trouve une élo- jusqu'en 1933. On fit reproche à Gagnon branchements rhizomatiques aussi mul- quente confirmation dans l'étonnante d'avoir situé l'action dans les montagnes tiples qu'inattendus, elle est capable de fortune faite au roman de Louis Hémon, de Charlevoix plutôt que dans la plaine faire monter à la surface de ses objets, Maria Chapdelaine; ainsi nous avons ré- du Lac Saint-Jean, mais cette objection des sens enfouis ou impensés. pertorié à ce jour pas moins de vingt-cinq résiste mal à l'examen de ce qui se révèle Le laboratoire d'alchimie de Blanche éditions illustrées de l'œuvre. La plupart être une émouvante fresque de la civili- Célanuy, qu'elle a monté au CIRCA, de ces illustrations sont d'une qualité es- sation traditionnelle à la veille de sa dis- n'échappe pas à cette règle, ni à cette thétique discutable, mais quel autre ca- parition. Pensons à Alfred Laliberté, à absence de règle. Il n'est donc pas éton- nadiana a reçu pareille attention? Walker, à Massicotte, à Marius Barbeau nant de constater que, dans son mépris Grâce à la diligence et à l'enthou- ainsi qu'aux autres... Question d'échelle! des hiérarchies, elle a été aussi attentive siasme de M. Jean-Claude Delorme, à ce que le lieu apportait à son installa- Gilles Rioux grand patron de Téléglobe Canada et mé- tion, qu'à ce que son installation apportait cène connu, le Musée McCord présentait, au lieu. du 23 novembre 1988 au 15 janvier 1989, une forte belle et exceptionnelle réunion des fusains de Suzor-Coté et des gouaches de Clarence Gagnon; un an plus tôt, ils avaient été exposés à la Col- lection McMichael d'Art Canadien, à Kleinburg, près de Toronto; d'ailleurs, les Gagnon constituent l'un des joyaux de cette prestigieuse collection et n'en sor- tent à peu près jamais. Un petit catalogue QUÉBEC fait le point sur le sujet mais ne saurait suppléer à cette mise en parallèle de deux Du plaire au faire grands artistes, rendue encore plus élo- Que peut faire un artiste, lorsque sa pro- quente par un accrochage qui suivait la duction des deux dernières années est si séquence des chapitres du roman. abondante qu'il lui faudrait, pour l'expo- Ceux qui se sont habitués aux petites ser, une ou deux salles de musée à lui Blanche Célanuy illustrations grisâtres de l'édition originale seul? Ne pouvant tout de même pas répé- L'Alchimie silencieuse de l'énigmatique Mister D., 1989. Installation. de Maria Chapdelaine, de 1916, ont dû ter Vexploit de la présentation de ses œu- être agréablement surpris par les fusains vres au Musée du Québec, tenue en 1986, de Suzor-Coté, exécutés avec aisance et le prolifique Michel Labbé est, cette fois, vigueur sur des feuilles de grand format. sorti de son dilemme en exposant en trois Gardons bien à l'esprit que l'artiste illus- lieux et trois temps différents: à l'Oeil de Il y a de l'ordre dans ce laboratoire, et trait une œuvre encore inconnue; aussi se Poisson, du 28 septembre au 16 octobre, l'artiste nous dit que c'est l'ordre de l'al- contenta-t-il de puiser dans son vaste ré- à la Troisième Galerie, du 13 octobre au 7 chimie qu'elle utilise comme une grille pertoire paysan. Aux personnages du ro- novembre, et à la Galerie des Arts Visuels, d'analyse... C'est difficile à dire sans avoir man, il confère une identité fictive et une du 22 novembre au 16 décembre. été initié à cet art secret. Andrée individualité proches du portrait. Résultat? Un parcours foisonnant, par- Page ne l'est sans doute pas, mais Douze ans plus tard, lorsque Gagnon fois inégal, mais qui démontre surtout une qui sait, Blanche Célanuy l'est peut-être? est invité par l'éditeur Mornay à illustrer liberté croissante envers la finalité de l'art. Ce qui est certain, c'est qu'il y a un Maria Chapdelaine, l'œuvre jouit d'une Ainsi, délaissant quelque peu la création savoir diffus et gêné qui erre dans ce la- grande notoriété, et le projet est ambi- de beaux objets peints susceptibles de boratoire, et aussi le deuil discret d'une tieux. Cinquante-quatre gouaches de pe- plaire, Labbé, sur le plan du faire, mise do- certaine connaissance. Parmi ces cor- tit format, finement et patiemment rénavant sur un certain ludisme. En nues de porcelaine crue qui parfois res- exécutées de mémoire, à Paris, au fil des preuve, le butinage des motifs, à la facture semblent à des larmes, ou ces autres, ans, mais d'où émane toujours une éton- ici caressante, là agressive, et plus encore accrochées, exangues, à l'embouchure nante monumentalité. Le procédé d'im- l'association arbitraire des divers élé- des instruments énormes qui épuisent pression offset en couleur étant à ses ments qui leur sert de support. Comme si 66 VIE DES ARTS, no 135
Vous pouvez aussi lire