Genève et Savoie : une histoire, une frontière

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Genève et Savoie : une histoire, une frontière
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             Genève et Savoie :
               une histoire,
               une frontière

                                                  La loi suisse et la convention
                                                  franco-suisse imposent une libre
                                                  circulation dans une zone de
                                                  deux mètres autour des bornes.
                                                  On voit que celles-ci servent
                                                  parfois à des usages inattendus
                                                  Cliché © J. P. Wisard – État de
                                                  Genève.

32   Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
Le canton de Genève, « excroissance » su-
  isse en France, possède plus de 100 km de
  frontières avec l’Hexagone contre quatre
  seulement avec le canton de Vaud, unique
  lien qui le rattache au reste de la Con-
  fédération. L’Histoire a décidé du sort de la
  ville et des territoires qui l’environnent, les
  géomètres l’ont inscrit et l’inscrivent toujo-
  urs dans le marbre des bornes frontières.
  Petite promenade entre Gaule et Helvétie,                                           Fac-Similé moderne d’une borne de 1816.
                                                                                      Cette date marque la première campagne
  entre l’ancien et le moderne.                                                       d’abornement sérieux entre le canton de
                                                                                      Genève et ses riverains (la France et la
                                                                                      Savoie).

F
       ranchir pour la première fois   Cette autonomie politique gagnée               dans le cas du canton de Genève,
       la frontière entre France       au fil du temps se matérialise dans            où aucune limite ni orographi-
       (Haute-Savoie ou Ain) et        l’espace géographique par des                  que ni hydrographique nette ne
le canton de Genève, en Suisse,        limites que les fortunes de l’his-             sert d’appui à la délimitation) ne
reste une expérience intimi-           toire et les diplomates ont fixées             voient souvent de part et d’autre
dante pour celui qui n’en a pas        – souvent arbitrairement et au                 qu’une étendue ininterrompue
l’habitude, petit ou grand. Une        mépris des populations – à son                 d’un paysage identique.
fois passé les formalités parfois      étendue. Les traités internationaux
vexatoires de la douane, qui           transcrivent sur des documents                 Il faut donc recourir à des pierres
persiste malgré les nombreux           ces ukases gouvernementales, et,               pour sceller aux yeux de tous
traités libéralisant les échanges,     une fois dûment ratifiés, eux seuls            ce que les politiques ont décidé.
l’« autre côté » semble identique,     possèdent la valeur juridique et               Ailleurs, ces pierres vont jusqu’à
mais, en même temps, subtilement       engagent les nations qui les signent.          former des murs qui coupent la
décalé. L’automobiliste note en        Mais ces frontières d’encres et de             vue et entravent les mouvements.
premier que la symbologie des          papiers ne s’imposent guère aux                Entre France et Suisse, dans un
fléchages et des panneaux change,      riverains qui (particulièrement                contexte moins crispé – du moins
que les feux arborent un énigma-
tique « rouge-orange » avant de
passer au vert, que les plaques
d’immatriculation portent un
GE accompagné d’un écusson ;
à la station service, il devra de
nouveau payer en francs, monnaie
disparue depuis sept ans déjà de
du paysage Hexagonal. Plus on se
familiarise avec le décor suisse et
ses habitants, plus les détails se
font jour, mais, simultanément,
moins on y accorde d’attention.
Il s’en faut de peu pour ne pas se
surprendre à penser que Genève
pourrait être un petit bout de
France qui aurait réussi à arracher
son autonomie politique vis-à-vis
du pouvoir central, pour la confier
                                       La douane de Moellesullaz (notez l’orthographe suisse : Moillesullaz) sépare Gaillard de
dans les mains d’une autre capitale    Chêne-Bourg. Ces constructions modernes représentent à peu près tout ce que les frontaliers
bien moins centralisatrice.            connaissent de la limite franco-suisse.

                                                                          Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008                 33
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
des murs ceints de fils barbelés,                en 1536. La ville se proclame alors
                                                          ici la tâche de borner la frontière              république libre et protestante, et
                                                          revient aux « délégués permanents                le restera jusqu’à la Révolution.
                                                          à l’abornement de la frontière »,                Les possessions genevoises se divi-
                                                          c’est-à-dire, en Suisse, aux géomè-              sent en cinq morceaux distincts :
                                                          tres cantonaux territorialement                  Genève ville, à l’ouest une zone
                                                          compétents.                                      Satigny-Chancy, Gy-Jussy à l’est,
                                                                                                           Genthod et Céligny sur la rive
                                                                                                           nord du lac. En 1754, un premier
                                                          Genève, histoire                                 traité signé à Turin entre la répu-
                                                                                                           blique de Genève et la Savoie
                                                          et paradoxe                                      opère des échanges de terrains
                                                                                                           destinés à remembrer une situa-
                                                          L’histoire de Genève remonte à la                tion foncière devenue extrême-
                                                          nuit des temps, mais il faut atten-              ment complexe. Environ 40 ans
                                                          dre les Romains (-120 av. JC) pour               après, la France annexe le secteur
                                                          avoir une trace certaine d’une                   et fait de Genève le chef-lieu du
                                                          occupation à l’extrême ouest du lac              département du Léman. En 1815,
                                                          Léman. Une fois l’empire romain                  avec les traités de Paris puis de
                                                          effondré, les Burgondes s’installent             Vienne qui partagent l’Europe
                                                          dans la zone, puis, à partir du Haut             suite à la défaite de Napoléon, le
        Les anciennes bornes de 1818 portent              Moyen-Âge (1030), la ville tombe                 canton voit le jour et demande son
        encore la Fleur de lys pour symboliser la         sous l’autorité des évêques du lieu              rattachement à la Suisse. La situa-
        France. Malgré le changement de régime
        politique, certaines de ces bornes ont            (la clef de Saint-Pierre des armoi-              tion pose problème : un territoire
        perduré, aucune volonté politique n’ayant         ries municipales évoque cette                    morcelé, sans connexion avec
        jugé bon de les remplacer par des pierres         période), qui possèdent également                le reste de la Suisse. On décide
        portant des blasons plus modernes.
                                                          des « mandements », sorte de                     de créer des bandes de terre
                                                          territoires annexes, çà et là alen-              reliant les différents morceaux
        actuellement –, des jalons occa-                  tour. Des terres appartenant aux                 (sauf Céligny, déjà enclavé dans
        sionnels suffisent, l’on réserve les              comtes de Savoie séparent ces                    le canton de Vaud). Cependant,
        contrôles plus sérieux à quelques                 pièces de territoire sous autorité               soucieuse d’assurer son autono-
        grands axes de communication où                   épiscopale.                                      mie alimentaire, Genève réclamera
        transitent les frontaliers pressés                                                                 et obtiendra plus que ces simples
        et les camions de livraison. Si les               La Réforme (Calvin résidait à                    « servitudes de passages ». Afin
        militaires s’occupent souvent de la               Genève) marque la fin de la                      d’assurer la connexité avec le reste
        construction et de la surveillance                période d’administration cléricale               de la Suisse, la France, proprié-
                                                                                                           taire du pays de Gex, cèdera
                                                                                                           la commune de Versoix, sur la
                                                                                                           rive nord du lac Léman. Seule la
                                                                                                           ville de Saint-Julien-en-Genevois,
                                                                                                           d’abord rattaché au canton, se
                                                                                                           verra rétrocédée en 1816 au
                                                                                                           royaume de Piémont-Sardaigne
                                                                                                           (auquel appartient alors, pour
                                                                                                           encore quarante ans, la Savoie),
                                                                                                           ce dernier jugeant stratégique la
                                                                                                           route reliant le Châblais au Vuache
                                                                                                           (car praticable toute l’année) qui
                                                                                                           la traverse.

                                                                                                           Cette frontière de 1816 ne chan-
                                                                                                           gera pas par la suite. Du moins
                                                                                                           grosso modo. Il en résulte un parti-
                                                                                                           cularisme géographique unique :
                                                                                                           Genève, petit canton de 283 km²,
                                                                                                           possède 110 km de frontière avec
        Sur cette carte, figuration au milieu du Léman de la frontière « naturelle » (en rouge),
        c’est-à-dire le milieu du lac, et de la frontière politique, en bleu, résultant de la définition   la France… et quatre seulement
        d’une polyligne approximant la frontière naturelle.                                                avec son homologue Vaud, quatre

34   Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
kilomètres qui l’attachent au reste              l’émergence de la frontière franco-
de l’Helvétie. Un cas qui rappelle               genevoise. Tout au long de son
celui de Givet, dans l’Aisne 1.                  parcours terrestre, la séparation
                                                 serpente soit le long de cours
                                                 d’eau (parfois elle passe au milieu
Une frontière qui                                de ceux-ci, parfois, comme dans
                                                 le cas du Foron entièrement fran-
tombe à l’eau                                    çais 2, elle en longe la berge), soit
                                                 s’aligne sur des parcours géomé-
S’il faut parler de frontière, autant            triques complexes qui requièrent
commencer par la délimitation                    aux hommes de terrain en charge
la plus abstraite, qui ne saurait                de sa matérialisation des mesures
se matérialiser dans les pierres                 délicates de distances et d’angles.
et les chevilles des géomètres :                 Cette complexité et l’habileté
la frontière lacustre. Genève                    nécessaire à la reconnaissance du
possède en effet quelques kilo-                  terrain expliquent que ce travail
mètres du lac Léman qui jouxtent                 éminemment politique revienne
la rive française. Un document                   naturellement aux géomètres.
confidentiel du gouvernement
suisse, daté de 1913, urge les
cantons riverains du lac de préci-               Taxinomie
ser les limites d’État. En effet, si
un traité datant du 30 octobre                   des bornes
1564, conclu entre la Savoie et                                                                   La borne n° 1-5, en berge de Rhône, marque
la France (alors propriétaire de                 La frontière, objet politique imma-              le point le plus occidental de la Suisse.
quelques communes sur la rive                    tériel du bon vouloir ou des
nord du lac), indique que la ligne               rapports de force entre États,
de démarcation passe par le milieu               malgré son apparente stabilité,
géographique du lac, en revanche,                reste potentiellement un objet
aucune stipulation n’étend cette                 mobile. Les bornes, incisées par les
définition aux chevauchements                    tailleurs de pierres, et scrupuleu-
Genève/France ou Vaud/France,                    sement placées par les géomètres
ce qui se traduit par des conflits               cadastraux (en Suisse, on parle de
potentiels en terme de pêche. Le                 « mensuration officielle ») n’ont
contexte politique retardera la                  rien d’éternel, soit que les États
résolution de cette question, qui                revoient leurs accords, soit que
ne se réglera qu’en 1950 par la                  les bornes disparaissent naturel-
définition d’une courbe polygonale               lement (érosion) ou consécuti-
de sept segments suivant du mieux                vement à l’intervention humaine
possible le milieu géographique                  (travaux, canalisation de cours
du lac. Le traité correspondant                  d’eaux…). On comprendra dès
entre en vigueur le 10 septembre                 lors que ces sentinelles pétrifiées
1957. Aucune bouée ne vient                      puissent arborer des millésimes
matérialiser le tracé précis de                  différents selon leur position dans
cette frontière aquatique, qui n’en              l’espace.
existe pas moins : illustration de la
primauté du droit international sur              Généralement, une borne frontière
sa matérialisation.                              arbore quelques signes distinctifs               La borne qui trône sur le « pont neuf »,
                                                                                                  marquant l’entrée en Suisse de la R.N.
                                                 qui la différentient d’une simple                5, porte toujours l’aigle sarde, sur fond
Reprenons pied maintenant                        pierre ordinaire. Tout d’abord, y                d’Hexagone. On a cru bon de rajouter le nom
à Hermance, bourgade suisse                      figure un numéro d’ordre, sorte                  du pays pour ne pas prêter à confusion (le
                                                                                                  canton de Genève possède également une
éponyme du ruisseau qui la borde                 de carte d’identité. Ses deux faces              aigle dans son blason). Cliché © J. P. Wisard
à l’est, cours d’eau qui marque                  portent des symboles renvoyant                   – État de Genève.

1. On notera une autre similitude entre les deux zones : à Givet, tout comme sur une partie de la frontière Genève-haute-Savoie, on quitte la
France en allant vers l'ouest.
2. Le comte de Savoie, qui négocia le tracé de la frontière en 1815 au nom du royaume de Pémont-Sardaigne, alors “propriétaire” de la Savoie,
argua que de nombreux moulins savoyards jalonnaient le cours du Foron, et qu'il jugeait nécessaire de garder la maîtrise de son eau. Genève lui
accorda.

                                                                                     Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008                   35
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
nimité). Faute d’accord en la
                                                                                                      matière, quelques bornes portent
                                                                                                      une fleur de lys, souvenir des
                                                                                                      temps monarchiques dépourvu
                                                                                                      désormais de toute revendica-
                                                                                                      tion politique. D’autres arborent
                                                                                                      une aigle couronnée, renvoyant
                                                                                                      au symbole de la monarchie de
                                                                                                      Piémont-Sardaigne. Pour qui s’in-
                                                                                                      téresse à l’herméneutique des
                                                                                                      jalons frontaliers, il convient de se
                                                                                                      référer au millésime, qui indique
                                                                                                      clairement quels régimes exis-
                                                                                                      taient au temps de la pose.

                                                                                                      Complétude oblige, il faut égale-
                                                                                                      ment signaler la présence de
                                                                                                      bornes exotiques, dites indirec-
                                                                                                      tes, qui ne se situent pas sur la
                                                                                                      frontière, mais à proximité, et en
                                                                                                      indiquent le voisinage, par exemple
        La borne 62A (l’une des plus belles), sur la plate-forme douanière de Bardonnex, à même
        l’emprise autoroutière. On voit ici le côté suisse portant les armes de Genève. Cliché © J.
                                                                                                      dans le cas où celle-ci passe au
        P. Wisard – État de Genève.                                                                   milieu d’un cours d’eau. Enfin, si la
                                                                                                      limite a la mauvaise grâce d’empié-
        au territoire (et non au régime                 plus ancienne borne en 1750.                  ter sur la chaussée, ou sur quelque
        politique) qu’elle délimite, de sorte           Genève fut république puis canton             endroit escarpé, on préfère la
        que ces symboles regardent vers                 suisse, sa voisine fut piémontaise,           cheville, plus discrète, sur laquelle
        le « pays » qu’ils désignent. Son               française, piémontaise de nouveau             on peut marcher ou rouler, à la
        sommet, plat, reçoit normalement                avant de redevenir française jusqu’à          borne, plus encombrante 3.
        deux lignes, qui pointent chacune               présent. Autant de régimes, autant
        dans la direction de la borne                   de pays, autant de symboles. Les
        précédente et suivante. Enfin,                  bornes les plus austères n’arbo-              Échanges
        telle une bouteille de vin, un ou               rent qu’une simple lettre, F, S ou
        plusieurs millésimes indiquent                  G sur chacune de leurs faces. Si              Si le tracé de la démarcation
        l’année de pose initiale, et celle              F pour France et G pour Genève                franco-suisse n’a globalement pas
        des éventuelles rénovations ou                  ne posent aucun problème, S peut              évolué depuis 1816, un examen
        révisions.                                      indifféremment signifier Suisse               plus minutieux montre au contraire
                                                        ou Savoie (ou Sardaigne ?), donc              que cette ligne politique n’a pas
                                                        figurer soit côté français, soit côté         cessé de bouger ; il ne s’agit plus
                                                        helvète. Exceptionnellement, une              de mouvements macroscopiques,
                                                        borne porte les mentions RF et                mais d’une sorte d’agitation brow-
                                                        CS, en violation des usages admis.            nienne essentiellement causée par
                                                        Plus courant, le remplacement des             l’activité humaine. Des aménage-
                                                        lettres par des symboles graphi-              ments, de l’urbanisme inattendu,
                                                        ques ou hiéraldiques. Si l’écusson            la canalisation d’un cours d’eau,
                                                        du canton de Genève figure sur                et voici les anciens repères effacés
                                                        tous les documents officiels (aigle           ou déplacés. Mais comme il s’agit
                                                        sablée sur champ d’or à sénestre,             de traités internationaux, ce que
                                                        clef d’or sur champ de gueule                 le terrassier fait, le politique met
        La cheville en laiton remplace la borne là      à destre, couronnée d’or aux                  souvent longtemps à l’entériner.
        où cette dernière gênerait la circulation :
        sur la chaussée, par exemple. Cliché © J. P.
                                                        initiales grecques de Jésus : ΙΗΣ),
        Wisard – État de Genève.                        la République française manque                La première rectification d’impor-
                                                        quant à elle de véritable symbole             tance que l’on pourrait évoquer
        Dans le cas qui nous intéresse,                 universellement reconnu (ou                   concerne l’aéroport de Genève,
        leg de l’Histoire, les symboles                 plutôt, elle en possède plusieurs,            Cointrin. La piste originelle,
        foisonnent, depuis la pose de la                mais aucun ne fait vraiment l’una-            construite pendant l’Entre-deux-

        3. Dans les zones montagneuses, on utilise également la peinture sur rocher.

36   Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
guerres au gabarit des aéroplanes
de l’époque, se révéla vite trop
exiguë pour les avions moder-
nes qui apparaissent dans les
années 1950. Il faut alors songer
à l’agrandir ; cependant, celle-ci
bute déjà sur la frontière : la
prolonger signifierait mordre sur
les terres de Ferney qui, tous les
amateurs de Voltaire le savent, se
trouvent en France. Il n’y a pas
d’autre solution que de procéder
à un échange : l’Hexagone va
concéder à la Suisse ces quelques
arpents nécessaires à la modernité
aéronautique, en vertu de quoi
l’Helvétie rendra une surface
strictement égale – selon l’usage
du droit international, aucun État
ne saurait perdre ou gagner en                      Plan d’ensemble de la rectification de frontière opérée afin de prolonger la piste de l’aéroport
superficie lors d’un simple échange                 de Genève. Comme on le voit, l’ancienne piste se finissait précisément à la frontière.
                                                    L’extension a donc exigé la cession par la France de la partie grisée en bas, la Suisse rendant
amiable – quelques centaines de
                                                    les deux parties grisées en haut. Au passage, le projet a régularisé le tracé dans deux autres
mètres plus loin. Après des discus-                 zones annexes. Le hameau de la Limite, non figuré, a disparu suite à cet échange.
sions au milieu des années 1950,
l’accord se signe le 25 avril 1956                  daire. Cependant, à partir des
et entre en vigueur le 4 septem-                    années 1975, Genève et la France
bre 1962. Les travaux, entamés                      envisagent de réaliser un échan-
peu après, condamneront le petit                    geur autoroutier connectant la
hameau français dit « la Limite »                   rocade genevoise avec l’autoroute
avec son auberge du « Capucin                       A.40 à hauteur de la commune
gourmand », que le bruit des                        de Bardonnex. Le tracé proposé,
avions – déjà en 1950 – avait déjà                  qui nécessite la réalisation d’une
rendu inhabitable 4. Surface totale                 nouvelle plate-forme douanière,
affectée : 0, 8734 km², à rapporter                 sort de Suisse à hauteur de cette
aux 283 km² totaux du canton.                       dernière avant d’y revenir briè-
                                                    vement, un viaduc traversant
La nécessité économique avait                       une sorte de pseudopode suisse
rendu cet échange indispensable                     quelques dizaines de mètres au
et urgent. Il n’en va pas de même                   sud de la future douane. Situation
pour le second qui eut lieu il y a                  peu claire, on propose de rendre
quelques années. Le village suisse                  à la France cette excroissance
de Soral, à la frontière avec Saint-                incongrue. Occasion rêvée de
Julien-en-Genevois, souffrait d’un                  réaliser enfin l’échange de terrains
tracé frontalier complexe « qui                     si attendu.
serpentait dans les jardins et
laissait à la France deux chemins                   Dès 1981, la commune de Soral
de dévestiture utilisés essentielle-                présente ses doléances ; il faudra
ment par les habitants du village »,                deux ans pour que l’ensemble
selon un document du cadastre                       de ses propriétaires fonciers                       Extrait d’un entrefilet de la Tribune de
genevois. Ce dernier planche                        se mettent d’accord et approu-                      Genève commentant le projet d’échange
                                                                                                        à Cointrin.
sur un réaménagement du tracé                       vent un nouveau tracé ; illusions
dans cette zone dans les années                     déçues, car la commission mixte                     autoroutier, c’est-à-dire 1992.
50, jusqu’en 1969. En vain : le                     franco-suisse chargée de la muta-                   Entre-temps, coup de théâtre
Conseil d’État, autorité exécutive                  tion décide d’ajourner les échan-                   côté français, le sous-préfet de
du Canton, juge le dossier secon-                   ges à la mise en service du nœud                    Saint-Julien-en-Genevois, coordi-
4.  La zone aéroportuaire genevoise, du fait de cet échange, comporte quelques particularités. Tout d'abord, la douane franco-suisse se trouve
intégralement en territoire français ; en outre, une route neutre, hors douane, relie Ferney au secteur “français” de l'aéroport. On peut ainsi atterrir
à Genève mais sortir en France sans voir un douanier suisse, situation réciproque de l'aéroport de Bâle-Mulhouse.

                                                                                          Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008                       37
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
cantonaux et départementaux
                                                                                                             effectuent des relevés sur les zones
                                                                                                             à échanger. Enfin, le 18 septembre
                                                                                                             1996, les plénipotentiaires signent
                                                                                                             la convention d’échange définitive.
                                                                                                             Mais il faut attendre le 31 janvier
                                                                                                             2000 pour l’échange final des
                                                                                                             « instruments de ratification »,
                                                                                                             preuve de l’acceptation de la
                                                                                                             convention par chacune des deux
                                                                                                             parties. Le traité entre en vigueur
                                                                                                             un mois plus tard.

                                                                                                             Une fois les traités ratifiés, les
                                                                                                             géomètres se mettent de nouveau
                                                                                                             à l’ouvrage. Il ne s’agit plus mainte-
                                                                                                             nant de métrer rigoureusement les
                                                                                                             surfaces troquées, mais d’intégrer
                                                                                                             les parcelles qui changent de natio-
                                                                                                             nalité dans les registres cadastraux
                                                                                                             respectifs ! Les travaux d’aborne-
        L’échange de Bardonnex suite à la construction de l’autoroute entre Saint-Julien-en-Genevois         ment cadastraux commencent en
        et l’aéroport Cointrin. Initialement, le projet routier quittait la France au niveau de la zone
        bleue, puis rerentrait en France avant de passer définitivement en Suisse. Cette situation           septembre 2000, il se finissent à la
        ubuesque a donné lieu à une rectification. La Suisse a cédé la zone en bleu, en échange de           fin de l’année et toutes les pièces
        la zone orangée. Comme on le voit, à l’extrême ouest de celle-ci, deux maisons du village
                                                                                                             intègrent le registre foncier au
        de Soral se trouvaient en France ! Surface échangée : 81 400 m².
                                                                                                             début de juillet 2001. Il aura fallu
        nateur français, jette l’éponge, les              Il faut cinq années supplémentaires                pas moins de cinquante ans à Soral
        communes de Saint-Julien et de                    de négociations pour aboutir à                     pour se trouver désenclavée,
        Viry s’opposant sur la superficie                 un consensus. En juin 1991, les                    grâce au passage providentiel d’un
        des terrains à céder à la Suisse en               affaires étrangères suisses rédigent               tronçon d’autoroute française en
        compensation de la parcelle de                    un projet de convention. Deux ans                  territoire suisse.
        81 000 m² concédée par Genève.                    plus tard, les services cadastraux
                                                                                                             Le plus récent échange a eu lieu
                                                                                                             en des points disparates pour des
                                                                                                             raisons diverses. Par exemple,
                                                                                                             le nant de l’Ecra(z), qui sert de
                                                                                                             support à la frontière du côté
                                                                                                             du CERN, avait changé de cours
                                                                                                             suite au terrassement de la route
                                                                                                             D. 984 qui la borde côté français.
                                                                                                             Prenant acte de ce changement
                                                                                                             au bénéfice de la France, il a fallu
                                                                                                             procéder à une remise de terrain
                                                                                                             compensatoire en 2003 5.

                                                                                                             Rôle du géomètre
                                                                                                             cantonal :
                                                                                                             l’entretien
                                                                                                             Le rôle du géomètre dans les
        Document officiel de ratification de la convention d’échange de 2002. Par photocopie et photo
        interposées, l’ancien Président de la République vous salue ! Pour ceux que le texte intéresse,      ajustements frontaliers, on l’a
        son intégralité se trouve sur les sites Internet de l’Assemblée nationale et du Sénat.               vu, concerne toute l’élaboration

        5. Seuls les changements artificiels nécessitent des échanges. Les transformations naturelles, dues à l'érosion, par exemple, ne donnent pas lieu à
        rectification, donc se font au détriment de l'un ou l'autre pays (principe dit de “frontière à l'instant de l'observation”.

38   Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
des projets : négociation avec                 mais les tailleurs de pierre deviennent
les communes et les propriétai-                rares. Quelques bornes mesurent plus
res, métrage et cartographie ;                 de deux mètres de haut : difficiles à
il effectue également les opéra-               déplacer en cas de besoin. Parfois,
tions nécessitées par le mouve-                les bornes endommagées se trouvent
ment après coup : délimitation de              en plein champ. Il faut alors négocier
nouvelles parcelles, intégration               avec les propriétaires un accès pour
au registre foncier des terrains               des engins lourds, attendre des condi-
entrants, radiation des terrains               tions météo propices pour intervenir
sortants. Seule la phase déci-                 sans embourber les véhicules ; puis
sionnaire lui échappe. Pour ainsi              vient l’obstacle de la pose elle-même :         La borne frontière n°65 millésime 2000
dire, le géomètre propose, les                 la pierre bouge, bascule, tourne sur            matérialise le nouveau tracé au niveau de la
                                                                                               parcelle cédée par la Suisse. On aperçoit en
États disposent, le géomètre                   son socle, si bien que les lignes de            fond la plate-forme douanière de Bardonnex.
transpose.                                     visée pointent dans le vide, etc., etc.         Cliché © J. P. Wisard – État de Genève.
                                               Ces difficultés de terrain expliquent           compte-rendu annuel, une commis-
Ces échanges, quoiqu’assez                     que, dans les traités, « sont réservées         sion mixte se réunissant tous les deux
fréquents, ne donnent cependant                les modifications de peu d’importance           ans (la dernière a eu lieu à Genève en
pas lieu à une intense efferves-               qui peuvent résulter de l’aborne-               2006). La zone de fauche de quatre
cence. Le quotidien de la frontière            ment », c’est-à-dire les décalages              mètres n’existe pas, certaines bornes
demeure une tâche d’entretien. À               inévitables de quelques centimètres.            se repèrent difficilement. Problème
ce sujet, une convention bipartite             Au total, une intervention de ce                de ressources, bien sûr, problème de
de 1965 fixe les modalités d’entre-            type se monte à environ 2000 CHF                droit aussi, puisqu’il faudrait solliciter
tien et d’abornement de la fron-               minimum, soit 1300 euros environ.               tous les propriétaires frontaliers ou
tière. Elle nomme, pour chaque                                                                 les exproprier de la bande corres-
pays, un délégué permanent à                   Puis vient le problème des lais. La             pondante. »
l’abornement ; en Suisse, le statut            convention prévoit explicitement
confédéral impose un délégué                   l’entretien et le débroussaillement
par canton. À Genève, la tâche                 d’une zone de deux mètres de part et            Base de données
échet au directeur du Service de               d’autre de la limite. Cette disposition
la mensuration officielle, actuelle-           avait pour but de faciliter le chemine-         et GPS
ment Laurent Niggeler. « Ce travail,           ment des douaniers qui assuraient la
désormais assuré par une petite                surveillance – et souvent également             L’état des lieux dressé par le
équipe, se révèle parfois plus ardu            l’entretien régulier. Aujourd’hui, l’on         service de la mensuration officielle
qu’il n’y paraît. Il nous faut remplacer       se borne – pour ainsi dire – à un               du canton, ainsi que les mesures de
certaines bornes en mauvais état,              état des lieux qui donne lieu à un              terrain et les abornements consé-

Différentes fiches calques recensant les principales caractéristiques des bornes ainsi que leur position dans le système géodésique suisse.

                                                                                   Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008                 39
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
1919, lorsque le canton a décidé
                                                          de procéder au relevé intégral de
                                                          son cadastre. À la frontière, les
                                                          appareils « modernes » de l’épo-
                                                          que permirent d’atteindre environ
                                                          5 centimètres de précision.

                                                          Pour compléter ce recensement
                                                          des bornes, Jean-Paul Wisard,
                                                          ancien délégué permanent à l’abor-
                                                          nement, a procédé à une campa-
                                                          gne photographique exhaustive
                                                          de toutes les pierres, actuelles
                                                          et anciennes. Avec parfois des
                                                          surprises ou des trouvailles. Le
                                                          tout a pris place dans une base
                                                          de données qui recense donc à la
                                                          fois les informations textuelles et
                                                          les images.
        Faut-il remplacer la borne 62 dont le « S »                                                    Usage insolite de vielles bornes : elles servent
        pour Savoie semble avoir subi une inversion                                                    maintenant de linteaux à cette fenêtre !
        (in ?)volontaire ? Cliché © J. P. Wisard – État   Tout cela devrait évoluer. Dans le           Cliché © J. P. Wisard – État de Genève.
        de Genève.                                        cadre du projet Eurogeographics,
        cutifs aux rectifications donnent                 un relevé général de toutes les              ETRS 89. Nous ne possédons pas
        lieu à un procès-verbal auquel                    frontières européennes devrait               l’intégralité des coordonnées des
        on annexe des fiches descriptives                 s’effectuer, pour recenser toutes            cinq cents bornes frontière dans le
        des bornes : aspect, mesures,                     les bornes dans un système unique            système WGS 84, car seule une
        millésime, matériau, description                  de coordonnées, l’ETRS 89, qui               centaine a fait l’objet d’un relevé
        du lieu et de la frontière à cet                  remplacera donc sur les docu-                par GPS-RTK.
        endroit et, enfin, coordonnées                    ments officiels les doubles indi-
        dans les deux systèmes nationaux.                 cations nationales. « Plutôt que de          En mars 2007, nous avons effectué
        En pratique, seules les coordon-                  procéder à nouveau à une campa-              des mesures en commun avec l’IGN
        nées suisses apparaissent, car la                 gne intégrale de relevé, explique            pour nous assurer de la cohérence
        France n’a pas procédé aux relevés                Laurent Niggeler, nous nous base-            des systèmes géodésiques respectifs.
        correspondants. Côté genevois,                    rons sur les coordonnées du système          Le bilan de ces mesures, qui ont
        il s’agit de mesures effectuées en                suisse et nous les transformerons en         concerné trente bornes et quelques
                                                                                                       points fixes, nous satisfait ample-
                                                                                                       ment, puisque nous avons relevé une
                                                                                                       erreur moyenne inférieure à deux
                                                                                                       centimètres. »

                                                                                                       Si la frontière n’évolue plus guère,
                                                                                                       il restera cependant toujours du
                                                                                                       travail à accomplir. Dernière en
                                                                                                       date, une nouvelle convention
                                                                                                       d’échange se prépare pour forma-
                                                                                                       liser des changements de cours de
                                                                                                       la rivière Hermance, canalisée, que
                                                                                                       les deux pays souhaitent remettre
                                                                                                       à l’air libre, et du Foron, autre ruis-
                                                                                                       seau frontalier, dont la fâcheuse
                                                                                                       tendance à déborder a nécessité
                                                                                                       force travaux de régularisation.
                                                                                                       Ces travaux maintenant achevés,
                                                                                                       la berge stabilisée, la parole revient
        La maison d’Irène Gubier, dont l’entrée se situe en France mais les volets arrières donnent    aux géomètres pour mesurer
        en Suisse, vit, pendant la deuxième guerre mondiale, de nombreux résistants fuir l’Hexagone,   l’importance des mutations et
        avec l’aide de sa propriétaire. Surnommée « Passage des Ambassadeurs », sa propriétaire
        fut arrêté à la fin de la guerre et déportée. Une plaque commémorative témoigne du passé       proposer une modalité compen-
        secret de la construction et du courage de son habitante.                                      satoire. 

40   Géomatique Expert - N° 62 - Avril-Mai 2008
Genève et Savoie : une histoire, une frontière
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