HIÉRARCHISATION ET PROTECTION SOCIALE EN ARGENTINE : LE CAS DES EMPLOYÉES DOMESTIQUES
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HIÉRARCHISATION ET PROTECTION SOCIALE EN ARGENTINE : LE CAS DES EMPLOYÉES DOMESTIQUES Ania TIZZIANI Docteure en sociologie IRD/IDES Université Paris 1 / Conicet, Universidad Nacional General Sarmiento ania.tizziani@malix.univ-paris1.fr Résumé L’emploi domestique constitue une des principales formes d’emploi féminin urbain en Argentine. Il s'est historiquement caractérisé par le poids élevé de l'informalité. Or, depuis presque une décennie, le secteur connaît d'importantes transformations : des changements de la législation qui régule le secteur se sont accompagnés d’un programme de formalisation de l'emploi, qui reste, cependant profondément ambigu. L'objectif de cet article est d'examiner ce processus de formalisation : à la fois son cadre légal, ce qu'il implique en termes de conditions salariales et de travail, ainsi que sa mise en pratique par les employées et les employeurs du secteur. Resumen El empleo doméstico constituye una de las principales formas de empleo femenino urbano en la Argentina. Este se caracterizó históricamente por el peso elevado de la informalidad. Sin embargo, desde hace una década, el sector registra importantes transformaciones: los cambios en la legislación laboral se acompañaron de un programa de regularización del empleo, cuyos efectos son profundamente ambiguos. El objetivo de este artículo es analizar ese proceso de formalización del empleo: tanto el marco legal y lo que implica en términos de condiciones de trabajo y salariales, como su puesta en práctica por parte de las empleadas y los empleadores del sector. Abstract Domestic employment is one of the main forms of urban female employment in Argentina. This kind of employment has always shown a high level of informality. Yet, the sector has experienced deep transformations over the last decade, due to changes in job legislation, as well as a program that aims at formalizing labour. The goal of this article is to analyse this formalization process: the legal measures adopted and the results of this process in terms of labour and wage conditions will be studied first, before turning to the way it is put into practice by both employees and employers. 95
Introduction L’emploi domestique constitue une des principales formes d’emploi féminin urbain en Amérique latine. Malgré son importance en termes de création d’emploi, l’étude des activités liées à ce secteur reste sous-représentée dans la littérature sociologique latino-américaine. En Argentine, bien que le sujet ait été abordé par quelques travaux socio-démographiques, l’emploi domestique, qui concerne plus de 22% des salariées dans le pays, a été pratiquement ignoré par la sociologie qualitative. Comme dans d'autres pays de la région, cette forme d'emploi s'est historiquement caractérisé par le poids élevé de l'informalité. Or, depuis presque une décennie, le secteur connaît de profondes transformations qui concernent l’élargissement des possibilités d’accès aux droits sociaux pour les salariées. En 2000, le Parlement décrète une nouvelle régulation étatique des activités liées à l’emploi domestique et en 2006, le gouvernement met en place un programme de régularisation de l'emploi dans le secteur, impliquant la possibilité, pour l’employeur, de déduire des impôts les contributions à la sécurité sociale et la totalité du salaire de l’employée. Ce programme s'est traduit, selon les chiffres officielles, par une forte croissance de l’emploi formel dans le secteur qui a augmenté de 98% l'année de sa mise en place (AFIP: 12). Sur la base d'une étude empirique en cours 1 , l'objectif de cet article est d'examiner les caractéristiques de ce processus accéléré de formalisation de l'emploi ainsi que ses effets sur l'expérience de travail des employées domestiques et leur rapport avec leurs employeurs. En effet, la législation établit un statut spécifique pour les salariées du secteur, qui stipule des droits limités par rapport à d'autres catégories de travailleurs. Ce statut rend compte de la permanence de la forte dévalorisation sociale de cette forme d'emploi. Pourtant, dans la perspective des employées, ce cadre légal a des effets importants tant sur la perception de l’emploi que sur la nature de la relation de travail qu'il établit. Ce processus accéléré de formalisation de l'emploi domestique est ainsi profondément ambigu. Dans ce contexte, il est possible de constater une imbrication des pratiques « formelles » et « informelles » dans les activités liées à cette forme d'emploi, qui institue une relation de nature ambivalente, se construisant sur la base de logiques et de systèmes de représentation multiples. Les acteurs impliqués peuvent mobiliser des logiques renvoyant à la subordination, à la dépendance et au paternalisme, sans exclure les références à la forme salariale et aux droits sociaux. Profil socio-économique et cadre légal Les études socio-démographiques existantes nous permettent de tracer le profil de la population occupée dans l’emploi domestique et certaines conditions de travail qui le caractérisent. Il faut signaler néanmoins que les données sur le secteur sont rares et peu fiables. Nous nous basons ici principalement sur l'étude la plus récente, élaborée par le Ministère du travail (MTSS) en 2005, dont certaines données sont contestées par les acteurs impliqués dans le secteur. Selon cette 1 Les réflexions qui suivent sont basées sur une étude de terrain en cours à Buenos Aires depuis juillet 2008. Il s'agit principalement des premiers résultats d'une étude ethnographique effectuée dans un des plus importants syndicats d'employés domestiques de la ville, UPACP (Unión de Personal Auxiliar de Casas Particulares), qui compte, selon les données du Ministère du Travail, 3 500 affiliés. Nous avons réalisé des entretiens avec les responsables du syndicat, des observations des salles d'attente, des entretiens avec les affiliés et suivi des cours et des activités de l'école de formation professionnelle appartenant au syndicat. Ces données sont complétées par celles obtenues parmi d'autres profils d'employées domestiques (non syndicalisées ni formalisées), notamment celles qui font partie d'une association d'orientation catholique fonctionnant dans différentes paroisses de la ville. 96
étude, l'emploi domestique est exercé presque exclusivement par des femmes ayant atteint un niveau d’éducation significativement plus bas que celui que l’on constate pour le reste des salariées et provenant majoritairement des secteurs qualifiés de pauvres ou indigents. Le niveau des salaires est un des plus bas du marché du travail, situant les employées domestiques parmi les groupes ayant les plus bas niveaux de revenus individuels : 43% se trouvent dans le premier quintile de revenus et 71% entre le premier et le deuxième quintile (MTSS, 2005:18). En ce qui concerne la situation de travail, près de 80% des employées domestiques travaillent en 2004 pour un seul employeur et la majorité le font dans la modalité « externe » (non logé). En effet, selon le Ministère du travail, la proportion d’employées domestiques « à demeure » s’est fortement réduite au cours des dernières décennies, représentant en 2005 seulement 6% des occupées du secteur. L'étude élaborée par Rosalía Cortés (2004) souligne également l'importance de cette tendance pour le cas de la province de Buenos Aires, où la proportion d'emploi « à demeure » est passée de 29% en 1974 à 5% en 2003. Ce chiffre est néanmoins contesté par les représentants syndicaux, qui estiment que même si la proportion d'emploi « à demeure » a connu une baisse régulière au cours dernières décennies, elle se situerait encore entre 15 et 20%. Cette estimation semble plus proche de la proportion que l'on trouve dans d'autres pays de la région : l'emploi « à demeure » représente, par exemple, 30% au Brésil en 2006 (Vidal, 2007) et 20% au Chili en 2002 selon l'INE (Instituto Nacional de Estadísticas). La controverse n'est pas mineure sachant que presque tous les études sur cette forme d'emploi soulignent que c'est dans cette modalité que l'on retrouve les situations d'exploitation et de subordination les plus marquées. Par ailleurs, le passage de la modalité d'emploi « à demeure » vers des modalités externes constitue souvent le premier maillon de stratégies de mobilité vers d'autres emplois (voir en particulier Oso Casas, 2002 et Anderfurhen, 2002). Les employées domestiques sont l'une des catégories de travailleurs dont l'activité est exclue des lois générales du travail et régie par un statut spécifique. Le premier cadre légal du secteur dans le pays (Estatuto del Servicio Doméstico) a été édicté en 1956. Selon cette norme, sont considérés comme salariés dans l’emploi domestique tous les employés « à demeure » ou ceux qui travaillent au moins quatre heures par jour, quatre jours par semaine pour le même employeur. Ce cadre légal régule les salaires, les contributions patronales à la sécurité sociale, la durée de la journée de travail pour les employées « à demeure ». Il établit le droit à des congés maladie et des vacances, au préavis et à une indemnisation en cas de licenciement injustifié et à des étrennes annuelles. En fonction des situations de travail qui priment dans le secteur, seulement 53% des employées domestiques sont considérées comme salariées et comprises par cette régulation. Les 47% restant représentent les employées considérées comme indépendantes, qui travaillent moins de quatre heures par jour, quatre jours à la semaine. En 2000, le Parlement décrète une nouvelle régulation des activités liées à l’emploi domestique. Cette nouvelle norme implique l'extension des possibilités d’accès aux droits sociaux pour les employées du secteur puisqu’elle établit le caractère obligatoire des contributions patronales pour les employées indépendantes, qui travaillent au moins 6 heures par semaine pour le même employeur. Toujours selon les données du Ministère du Travail, cette norme étend la possibilité d'accès aux prestations de santé et de sécurité sociale à 90% des employées domestiques. Les données de l’année 2005 montrent que le respect effectif de cette régulation était extrêmement réduit : plus de 90% des employées domestiques (de 94,5% à 92% selon les chiffres 97
de l'INDEC ou de l'AFIP respectivement) ne sont pas déclarées aux institutions de sécurité sociale et seulement un pourcentage très réduit a accès à d’autres droits sociaux. En 2006, le gouvernement a mis en place un programme de régularisation des employées domestiques, impliquant la possibilité, pour l’employeur, de déduire des impôts les contributions à la sécurité sociale et la totalité du salaire de l’employée (avec un plafond de 4 000$2 l'année de sa mise en place qui a été mené à 9 000$ en 2008). Selon les chiffres du ministère du Travail, le résultat de ce programme a été une forte croissance de l’emploi formel dans le secteur qui a atteint presque 20% à la fin de l'année de sa mise en place. Selon les chiffres du gouvernement – qui a fait une large campagne publicitaire du programme de formalisation et de ses résultats – elles seraient en 2008, plus d'un million de femmes à travailler dans le secteur, dont 370 milles seraient formalisées. C'est ce processus accéléré de formalisation que nous examinerons de plus près, cela dans deux registres. Le premier concerne le cadre légal actuel et ce qu'il implique en termes de conditions salariales et de travail. Le deuxième concerne la manière dont cette régulation est mise en pratique par les employées et les employeurs du secteur. Une catégorie de travailleurs pas comme les autres L'extension des possibilités d'accès aux droits sociaux introduite par la nouvelle législation et le processus de formalisation de l'emploi qui a suivi sont souvent mis en avant par les acteurs impliqués dans le secteur. Les responsables des deux syndicats de la ville de Buenos Aires et des associations catholiques que nous avons rencontrés ont souligné les avancées en matière de régularisation de l'emploi qui ont lieu depuis une décennie. L'UPACP, le syndicat le plus important de la Capitale et au niveau national, a même fait de la formalisation de l'emploi son objectif principal, en synchronie avec le discours du gouvernement. La possibilité d'accéder à des prestations en matière de santé et à une retraite implique également, pour les employées interviewées, des changements importants de leur situation de travail, même si c'est surtout le niveau de salaire (généralement plus élevé dans les emplois déclarés) qui est mis en avant. Or, la logique de la nouvelle régulation étatique est de stipuler un niveau de salaire minimum pour le secteur et de rendre les prestations sociales et de retraite accessibles à un plus grand nombre d'employées domestiques, sans opérer de transformations substantielles en ce qui concerne les droits sociaux auxquelles elles ont accès d'après un décret-loi qui date de plus d'un demi siècle. Autrement dit, la nouvelle législation généralise et perpétue la régulation différenciée dont fait objet l'emploi domestique. Ce faisant, elle légitime l'existence d'une catégorie de travailleurs ayant des droits limités par rapport à l'ensemble des travailleurs. Ainsi, les employées domestiques salariées sont exclues des lois sur le contrat de travail : en l'absence d'un contrat de travail, c'est le « carnet » de travail qui fait preuve de la relation de travail. Ce carnet doit être gardé par l'employeur pendant toute la durée de cette relation. Pour l'obtenir, l'employée doit se munir d'un certificat de bonne conduite décernée par la police (seule la province de Buenos Aires a éliminé cette condition à l'obtention d'un carnet de travail, et ce en 2005). Les salariées du secteur sont exclues des lois d'allocations familiales qui établissent des allocations au mariage, à la naissance et à la scolarisation des enfants, entre autres, pour les salariés dont le salaire ne dépasse un certain plafond (celui-ci peut varier selon les régions du 2 Un euro équivaut approximativement à 4,5 $, le salaire minimum des travailleurs du secteur se situait autour de 500$ en 2006. 98
pays mais se situe généralement un peu au-dessus du salaire minimum). Les employées domestiques ne peuvent accéder à une allocation chômage, même si elles ont précédemment travaillé dans un emploi déclaré et elles sont exclues des lois des accidents de travail. Les congés de maternité sont également exclus de la régulation des activités liées à l'emploi domestique, exercées à 98% par des femmes. De la même manière, la législation ne fixe pas une durée maximale d'heures de travail mais une durée minimale de repos pour les employées qui travaillent « à demeure » : elles ont droit à un repos nocturne de 9 heures consécutives et à 3 heures de repos entre les activités du matin et celles de l'après-midi. Ainsi, la durée de la journée de travail peut potentiellement être de 12hs. Elles ont droit également à un repos hebdomadaire de 24 heures, qui peut être divisé en deux demi-journées, selon les besoins de l'employé et de l'employeur. En ce qui concerne les niveaux des salaires, ceux-ci font aussi l'objet d'un traitement spécifique. En effet, le salaire minimum des différentes catégories d'employées domestiques3 est fixé par le pouvoir exécutif, à travers des réglementations du Ministère du travail. Il suit généralement, avec un certain retard, les augmentations du salaire minimum de l'ensemble des travailleurs (qui concerne les catégories qui ne sont comprises dans aucune convention collective du travail). La dernière augmentation générale du salaire minimum a été négociée en juillet 2008 : il s'agissait d'une augmentation « en échelon » qui menait le salaire minimum de 980$ à 1 200$ en août et à 1 240$ en décembre. Les employées domestiques ont dû attendre cinq mois pour l'actualisation de leur niveau de salaire, qui a eu lieu le 17 décembre : dans le cas de la modalité « externe », celui- ci avait été fixé à 900$ en mars 2008 pour une journée de 8 heures de travail et a augmenté à 1 142 $ en décembre ; dans le cas des employées « à demeure », le salaire de la catégorie 3 a été fixé à 1 273 $ à la même période. Les employées domestiques ne constituent donc pas une catégorie de travailleurs comme les autres. C'est ce qui est affirmé par le droit, c'est ce qui transparaît dans de nombreux récits des employées sur leur expérience de travail, au travers les références à « l'invisibilité », au manque de « reconnaissance », au fait d'être toujours « les dernières sur la liste » [el último orejón del tarro]. Le processus de formalisation constaté depuis quelques années est finalement une tentative de rapprocher l'emploi domestique de la forme salariale, sans l'y inclure pleinement. Même si la portée de la régularisation de cette forme d'emploi reste encore difficile à estimer, cette non inclusion pleine dans la forme salariale a des effets importants sur l'ensemble du secteur. En effet, comme le signale Bruno Lautier (2004 : 104), les activités informelles ne sont pas « en dehors » de la régulation étatique : même lorsque le non respect du droit est généralisé, ce dernier joue un rôle important, ne serait-ce que comme référence concernant les conditions de travail et salariales au sein d'une activité. Mais, plus largement, le caractère « formel » et « informel » des activités définit un rapport à l'Etat – « puisque la forme absente est celle que l'Etat est censé appliquer » (Lautier 2004 : 96) –, et tant la tolérance du non respect de cette forme que son traitement renvoient à des questions politiques et de définition de la citoyenneté. En ce sens, la manière différenciée de « formaliser » l'emploi domestique par rapport à d'autres catégories de travailleurs semble rendre compte de l'épuisement d'un modèle de citoyenneté sociale, fondée sur la généralisation des droits attachés à la forme salariale, qui a primé dans le 3 Le cadre légal définit cinq catégories d'employés domestiques, selon les modalités de l'emploi et le degré de spécialisation des tâches réalisées. Les catégories les plus nombreuses sont la troisième catégorie (employés « à demeure » non spécialisés) et la cinquième catégorie qui correspond aux employés externes, toutes tâches comprises. 99
pays depuis les années 1940. La consolidation et généralisation d'un statut social spécifique semble manifester l'intégration d'une catégorie de travailleur dans le cadre d'un modèle de citoyenneté fragmentée et hiérarchisée. Quelle « formalisation » de l'emploi domestique ? Ce processus de formalisation n'a pas des effets univoques mais des significations et des formes d'appropriation multiples – selon les modalités de travail, les trajectoires sociales ou l'étape de la trajectoire professionnelle de l'employée, entre autres dimensions. La législation semble insuffisante pour intégrer la diversité de situations de travail regroupées par cette forme d'emploi et ouvre une marge importante pour les négociations entre employeurs et employées. Dans sa mise en pratique, les vastes zones d'indéfinition de ce cadre légal se traduisent par différentes formes d'imbrication entre le travail « formel » et le travail « informel ». Dans le cas des employées que nous avons rencontrées, le caractère « formel » ou « informel » ne semble pas être un attribut du poste de travail, mais se tisser au cours de la relation avec les employeurs. La régularisation se pose rarement au début de la relation de travail ou après le premier mois « d'essai », mais survient après quelques années, deux, cinq, parfois dix ans de travail pour le même employeur. De la même manière, elle implique rarement le passage de l'ensemble de l'activité de l'employée à une situation de travail formelle. C'est le cas par exemple d’Alejandrina, qui travaille comme employée « à demeure » déclarée de lundi à vendredi et « au noir » les week-ends pour la sœur de son employeur principal. C'est le cas également de Luisa, qui a travaillé plus de trois décennies, régularisée, dans le même poste d'employée « à demeure » et qui, après avoir pris sa retraite à 60 ans, continue à travailler pour les mêmes employeurs, « au noir ». C'est le cas enfin de Nina – et c'est le type d'imbrication entre le formel et l'informel que nous avons rencontré le plus fréquemment – qui travaille comme employée « externe », ayant trois employeurs, dont l'un seulement l'a déclaré aux institutions de la sécurité sociale. Ces situations mixtes de travail déclaré et non déclaré rendent très difficile l’estimation du poids du processus de formalisation des activités du secteur. Compter les employées « régularisées » implique donc de compter celles qui ont été déclarées au moins dans un de leurs emplois, qui peut ne pas être le principal en termes de charge horaire hebdomadaire. Cela ouvre effectivement l'accès à des prestations de santé et à une retraite minimales, mais ne permet guère de définir une proportion d'employées ayant réussi un passage de « l'informel » au « formel ». Cette forte imbrication entre le formel et l'informel se constate non seulement dans les situations de travail mais aussi dans les pratiques, dans le cadre d'un poste de travail « régularisé ». En témoignent les nombreux cas dans lesquels l'employée est déclarée aux institutions de la sécurité sociale mais n'a pas accès à d'autres droits stipulés par le cadre légal – les situations inverses d'employées non déclarés mais qui perçoivent d'autres droits établis par la législation, sont aussi fréquentes. Le cas que nous avons rencontré le plus souvent est le non paiement des étrennes et des vacances : lorsque l'employée domestique prend des vacances, elle « laisse » une personne de son entourage à son poste de travail, qui touche, bien entendu, le salaire à sa place. En témoigne aussi les cas des baisses de salaires abruptes, décidées de manière unilatérale par les employeurs, qui peuvent être ensuite compensées, après négociation, par une baisse des heures de travail. En témoigne encore l'offre de cadeaux de la part des employeurs, après des discussions ou comme compensation de charges de travail extraordinaires. Ces pratiques, qui font partie de l'expérience de travail des employées salariées déclarées, montrent que tant pour les employeurs que pour les 100
employées elles-mêmes, la régularisation n'implique pas le passage de la relation de travail à une logique purement contractuelle. Cette dernière semble s'articuler à d'autres logiques qui entrent en jeu dans la relation de travail, qui peuvent se référer à l'affectivité, au paternalisme ou à la dépendance. Quelques pistes pour réfléchir au rôle de la formalisation En fonction des droits restreints qu'elle institue pour les employées et la grande marge pour les négociations (imbriquant des pratiques « formelles » et « informelles ») que laisse la législation, la régularisation ne semble pas être un facteur unique de définition de ce qu'est un « bon emploi » dans la perspective des salariées du secteur. Le salaire, l'intensité du travail (mesurée en fonction du nombre des habitants de la maison) ou la qualité de la relation avec les employeurs sont en général des critères également avancés par les employées lorsqu'elles évaluent leur poste de travail. La régularisation dans l'emploi domestique n'équivaut donc pas à l'adoption d'une forme prédéterminée mais semble, en revanche, se tisser au cours de la relation entre l'employée et l'employeur, et prendre des formes et des degrés divers. Elle n'est guère un a priori à atteindre, mais se pose souvent comme un des éléments, parmi d'autres, dans la négociation des conditions de travail et salariales, et peut avoir des significations diverses. Dans le discours des employées, elle peut apparaître par exemple comme signe de reconnaissance de la qualité de leur travail par les employeurs et implique, de leur part, une sorte de « promesse de stabilité ». Ainsi, la régularisation peut être pensée comme un élément, parmi d'autres, dans la négociation d'une relation de travail entre des acteurs appartenant à des secteurs sociaux marqués par des situations économiques et sociales profondément inégalitaires. Il s'agit certes d'un élément qui était beaucoup moins présent dans les années qui ont précédé le contexte actuel de formalisation, et qui joue sans doute en faveur des employées. Il s'inscrit cependant dans un rapport de force qui le dépasse et le précède – et qui s'est défini, quant à lui, entièrement dans « l'informel ». On peut faire l'hypothèse que ce dernier est un des facteurs d'explication des difficultés à intégrer cette forme d'emploi dans des logiques contractuelles. Dominique Vidal (2007) constate également pour le cas du Brésil, les ambiguïtés du processus de formalisation de l'emploi domestique, résultant dans la superposition de plusieurs modèles de relations, qui peuvent renvoyer tant au paternalisme, qu'à la forme salariale et aux droits sociaux. Selon Vidal, ces ambivalences renvoient aux contradictions entre des contextes de naturalisation des inégalités et des hiérarchies sociales d’une part, et la diffusion d’idéaux égalitaires propres aux processus de démocratisation, de l’autre. Cette perspective peut être enrichissante pour penser le processus actuel de formalisation de l'emploi domestique que l'on constate en Argentine. Ce dernier rend compte des contradictions entre un idéal égalitaire qui a caractérisé la manière dont la société argentine s'est historiquement auto-représenté (Svampa, 2005) et le puissant processus de déstructuration et d'augmentation accélérée des inégalités sociales que l'on constate depuis plusieurs décennies, et que l'emploi domestique non seulement dévoile mais contribue aussi à construire et à légitimer. 101
Bibliographie AFIP (Administración Federal de Ingresos Públicos), Estimación de la informalidad laboral. Años 2003 a 2006, disponible sur le site www.afip.gov.ar, (13/02/09) MTSS (Ministerio de Trabajo y Seguridad Social), (2005), Subsecretaría de Programación Técnica y Estudios Laborales, Situación del servicio doméstico en ArgentinaI ANDERFURHEN M., (2002), « Mobilité professionnelle des domestiques au Brésil (Nordeste): une logique complexe », Revue Tiers Monde, n° 170, avril-juin, p. 265-286 CORTES R., (2004), « Salarios y marco regulatorio del Servicio Doméstico », Proyecto de cooperación técnica OIT/MTEySS Enfrentando los retos al trabajo decente en la crisis argentina LAUTIER B., (2004), L’économie informelle dans le tiers monde, éd. La Découverte, Paris, OSO CASAS L., (2002), « Stratégies de mobilité sociale des domestiques immigrées en Espagne », Revue Tiers Monde, n° 170, avril-juin, p. 287-306 SVAMPA M., (2005), La sociedad excluyente. La Argentina bajo el signo del neoliberalismo, Buenos Aires, Ed. Taurus VIDAL D., (2007), Les bonnes de Rio. Emploi domestique et société démocratique au Brésil, Lille, Septentrion 102
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