Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du social : deux fins de siècle Insecurity, the Feeling of Insecurity and Social ...

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International Review of Community Development
Revue internationale d’action communautaire

Insécurité, sentiment d’insécurité et recomposition du social :
deux fins de siècle
Insecurity, the Feeling of Insecurity and Social Recomposition:
Comparable Ends to Two Centuries
La inseguridad, los sentimientos de inseguridad y la
recomposición de lo social: dos fines de siglo
Sébastien Roche

Number 19 (59), Spring 1988                                                          Article abstract
                                                                                     Insecurity, though defined as resolutely modern, is today taking on forms that
Repenser les solidarités étatiques                                                   are, curiously enough, reminiscent of events that marked the close of the last
                                                                                     century.
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1034236ar                                        Microsocial phenomena such as suicide and deterioration of the family and
DOI: https://doi.org/10.7202/1034236ar                                               phenomena on the macrosocial level such as increasing urbanization and
                                                                                     crime are social manifestations that also occurred a century ago.
See table of contents                                                                Using a diachronic approach, the author focuses on crime and the social
                                                                                     insecurity it engenders, since crime belongs "to the world of tangibility and
                                                                                     experience without departing from the world of thought."
Publisher(s)                                                                         But how can crime contribute to our understanding of meaning or values?
                                                                                     Used as a "logical parameter," crime gives us a "reading" of social disorder and
Lien social et Politiques                                                            at the same time provides the information needed to discern the process of
                                                                                     "decomposition/recomposition of French society" that occurred a century ago
ISSN                                                                                 and that is occurring today.
0707-9699 (print)
2369-6400 (digital)

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Roche, S. (1988). Insécurité, sentiment d’insécurité et recomposition du social :
deux fins de siècle. International Review of Community Development / Revue
internationale d’action communautaire, (19), 11–20.
https://doi.org/10.7202/1034236ar

Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 1988                              This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                    Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                    promote and disseminate research.
                                                                                    https://www.erudit.org/en/
Insécurité, sentiment d'insécurité et
recomposition du social : deux fins
de siècle
S. Roche

    La question du crime occupe le       un indicateur qui ne trompe pas.       doute moins précise, est diachroni-
coeur de la cité. Depuis quelques        Mais, depuis une dizaine d'an-         que. Elle conduit à se demander si,
années, une inquiétude portée par        nées, c'est d'autre chose qu'il s'a-   à d'autres périodes de notre his-
le crime s'est largement diffusée        git. L'insécurité est devenue une      toire, les thèmes sécuritaires ont
en France. Le phénomène a                préoccupation sociale majeure du       pu avoir une grande importance en
contribué à modifier l'offre politi-     pays, tant de la population que du     France, au point de fédérer les in-
que puisque le Front national a pu       gouvernement. La problématique         quiétudes issues de tous les ni-
émerger sur la base de ce thème.         sécuritaire s'est vue placée au        veaux d'organisation de la vie
Mais le développement d'une              centre d'analyses de la vie sociale    micro- et macro-sociale, politique
problématique sécuritaire est aussi      dans son ensemble par la capacité      et économique.
un enjeu économique pour les par-        qu'a l'insécurité de fédérer un             Nous voulons adopter cette
ticuliers et pour les entreprises : un   large ensemble de préoccupations       dernière voie. Il existe en effet une
nouveau marché de la sécurité            et de les ancrer dans la matérialité   correspondance frappante dans
s'est constitué. Les catégories so-      de l'acte délictueux. Pour com-        l'histoire des fins de siècle pour le
ciales de PINSEE s'ouvrent à de          prendre comment ce phénomène           XIXe et le XXe siècle : le crime y
nouvelles professions (« agents de       évolue, deux perspectives sont         occupe le devant de la scène pu-
sécurité, de surveillance ») qui as-     possibles. L'une consiste à travail-   blique, émeut les foules, et les
surent la sécurité privée (Ocque-        ler en coupe synchronique,             analystes y reconnaissent une
teau, 1987: 18).                         comme l'ont fait certains auteurs      préoccupation majeure du pays.
    L'opinion publique donne de-         avec des données de sondages de        Durant ces deux périodes, le crime
puis longtemps toute son attention       l'opinion publique (voir notamment     ne se réduit plus à la victimation, il
aux crimes : la place des faits di-      Lagrange, 1985, et Lagrange et         la déborde sans cesse, cram-
vers dans la presse en constitue         Roche). L'autre perspective, sans      ponné aux inquiétudes sur la mo-
Revue internationale d'action communautaire        19/59                                                Dégénérescence de la race,
     Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du                                              vice, disparition de la morale,
     social : deux fins de siècle                                                                        dégradation des valeurs, dispari-
                                                                                                         tion pure et simple des Français,
                                                                                                         surpopulation, santé mentale, ef-
                                                                                                         fets nuisibles de la presse : beau-
                                                                                                         coup des problèmes qui se posent
                                                                                                         à l'époque pourraient être rat-
                                                                                                         tachés à la criminalité, à la fois
                                                                                                         cause et conséquence de la désor-
                                                                                                         ganisation sociale. Le crime est le
                                                                                                         prisme qui permet de faire éclater
                                                                                                         le faisceau des inquiétudes pour
                                                                                                         les visualiser une à une et de les
12   ralité de la population et sur les                         Crime et décomposition                   ressaisir dans leurs rapports mu-
     principes de son organisation. Par                         sociale au XIXe siècle                   tuels.
     deux fois c'est la composition so-                             En cette fin du XIXe siècle, les         Quelle est donc l'analyse de la
     ciale qui est visée : le processus                         préoccupations de l'opinion publi-       criminalité qui est entreprise par
     de décomposition et de recompo-                            que rejoignent celles des sociolo-       G. Tarde et H. Joly ? Comme leurs
     sition du tissu économique, social                         gues que nous avons retenus. Eu-         contemporains, ils constatent que
     et politique.                                              gen Weber (1985) rappelle qu'à           la criminalité augmente vite, très
          La population insécurisée de la                       l'époque « on remarquait l'appa-         vite depuis le début du siècle. La
     France des années 1980 est une                             rente dégradation de l'ordre et de       préoccupation des pouvoirs pu-
     population désorientée, à qui un                           la sécurité. Les gens avaient l'im-      blics se traduit par la mise en
     système de repérage fait défaut.                           pression que les lois étaient            place, en 1825, d'une statistique
     Les points cardinaux qui balisent                          violées plus souvent et plus rare-       criminelle : c'est l'inauguration des
     la société semblent s'être éva-                            ment appliquées » (p. 59). Il pré-       « Comptes généraux de la justice
     nouis. La France insécurisée est                           cise : « La plupart des commen-          criminelle ». H. Joly écrit : « En
     plutôt traditionnelle par sa menta-                        tateurs trouvaient — comme d'ha-         résumé, depuis que la France note
     lité, mais habite bien souvent des                         bitude — que la criminalité              chaque année le nombre de ses
     espaces modernes et urbains. Elle                          augmentait dangereusement (...).         crimes et de ses délits, l'accroisse-
     est en porte-à-faux. Pour parcourir                        La police, comme d'habitude, était       ment des uns et des autres n'a,
     les « craintes sécuritaires » de la                        accusée d'impéritie. Pas assez           pour ainsi dire, point cessé »
     France de la fin du XIXe siècle,                           nombreuse, mal entraînée, impo-          (1888:10). Mais tous les postes de
     nous utiliserons les analyses faites                       pulaire, elle était probablement         la criminalité française ne sont pas
     à l'époque par des sociologues                             inférieure à sa tâche. Quoi qu'il en     source égale de préoccupation : si
     conservateurs. Le rapprochement                            fût, le XXe siècle naissant verrait la   la recrudescence du crime in-
     entre les inquiétudes exprimées                            création de services de sécurité         quiète, ce n'est pas seulement at-
     par des auteurs du XIXe siècle                             privés, très demandés en parti-          tribuable à l'accroissement de tels
     comme G. Tarde ou H. Joly et les                           culier dans les banlieues mal            ou tels attentats particulièrement
     peurs d'une partie de la population                        protégées et souvent cambrio-            odieux, c'est dû plus encore peut-
     française actuelle est saisissant :                        lées» (p. 58).                           être à la multiplicité de faits
     on a l'impression d'une perma-                                 À ce moment, la délinquance,         « moins graves dans l'ordre moral,
     nence des axes structurant la per-                         comme la folie et le suicide d'ail-      mais qui souvent (c'est la justice
     ception du monde à cent ans d'in-                          leurs, deviennent « les priorités es-    qui parle) conduisent à tous les
     tervalle. Tout se présente comme                           sentielles du débat public ». « À        délits » (p. 17). Plus que la gravité
     si une translation avait eu lieu d'un                      bout de souffle, la société s'imagi-     des actes, c'est leur nombre crois-
     contexte à l'autre, et que la grille                       nait alors, comme aujourd'hui, au        sant, même s'il s'agit de petite
     d'analyse des acteurs était restée                         bord du gouffre et tremblait de          délinquance, qui fait craindre un
     semblable. Bien entendu, tout                              peur » (p. 13). Dégénérescence et        relâchement des moeurs.
      n'est pas identique, et il ne servi-                       immoralité forment un couple                Joly et Tarde vont s'attacher à
      rait à rien de vouloir forcer les                         soudé, même si certains analystes        décrire l'enregistrement des actes
     points de comparaison. D'ailleurs,                         comme Tarde se demandent si le           criminels, la correctionnalisation
      il en existe trop pour qu'il soit be-                     crime n'est pas le tribut à payer au     de la peine qui occupe les crimino-
     soin de se livrer à un tel exercice.                        procès de civilisation.                 logues à l'époque. Joly débat Ion-
guement de la réalité de la crois-         gouvernement. Cette enumeration          ont été aérées, améliorées sans
sance de la criminalité pour rejeter       laisse supposer que le crime             cesse comme nourriture, comme
l'idée d'un artefact statistique           n'épargne aucun cadre fondamen-          logement, comme confortable, les
d'enregistrement. Le débat sur la          tal où l'homme s'inscrit. Être           juges et jurés ont progressé cha-
véracité des phénomènes ne s'ef-           préoccupé par la question du             que jour en clémence » (1902:86).
face jamais même si une place              crime, c'est craindre la déliques-       Les villes annihilent la campagne
non négligeable est faite à la psy-        cence de l'organisation sociale          qui symbolise la moralité, la tradi-
chologie des individus.                    tout entière, ou mieux, de ce qui la     tion : « les villes deviennent les
     Le constat d'une croissance ef-       résume et la symbolise dans la           exutoires criminels des champs.
frénée du crime effectué, il reste à       France d'hier. Car des éléments          Elles les écument moralement
l'analyser, à lui trouver des causes       de recomposition de la vie sociale       pendant que, intellectuellement,
ou des corrélats suivant les au-           urbaine sur d'autres bases (le syn-      elles les écrément » (p. 183).
teurs. H. Joly est toujours porté à        dicat) sont jugés négativement et             H. Joly contribue à dresser un
plus de relativisme explicatif que         confinés dans la sphère du patho-        portrait peu reluisant des villes.
Tarde, qui met à toute force l'imita-      logique. Le conservatisme politi-        Les ouvriers qui les peuplent sont          13
tion au coeur des processus so-            que des auteurs n'y est pas in-          à 30 °/o des sédentaires. Les au-
ciaux, ou même que Durkheim.               différent.                               tres font la route. Ils n'ont plus de
Mais les auteurs se rejoignent pour             La focalisation sur le crime per-   racines, ni dans leur département
refuser les analyses de l'école ita-       met de ressaisir les composantes         d'origine, ni à Paris. « Ils n'ont
lienne, son anthropologie crimi-           de la désagrégation qui menace le        plus d'attaches au pays » et les
nelle et la théorie des climats.           corps social. Ce qui fait l'unité des    sédentaires sont « définitivement
Toute cause extrasociale est ra-           menaces contre l'autorité, la fa-        expatriés », vivant d'expédients
diée (l'hérédité) ou repoussée (à          mille et le village, ce sont les mou-    (1888 :83)
l'exception du sexe qui, chez              vements de population eux-                    Nos criminologues glissent
Tarde comme chez Durkheim, est             mêmes et aussi l'irruption de la         sans cesse de la description de la
interprété comme une variable              foule dans l'histoire comme acteur       criminalité à celle de la ville, à sa
« naturelle » et non culturelle)           social et public à part entière. La      vie voluptueuse et corruptrice. Ils
après les causes morales et so-            masse compte dans un pays                se prennent à la décrire pour elle-
ciales.                                    comme la France, et ce phéno-             même et nous montrent ainsi que
     L'analyse du phénomène cri-           mène nouveau inquiète.                    leur souci déborde toujours les
minel conduit Joly à écrire : « Ainsi,          Les mouvements de population        simples victimations. C'est d'état
probité légale, mobilité, famille, pa-     ont une origine politique : la révolu-   d'esprit, de moralité, de style de
triotisme, tout se dissout égale-          tion. Mais laissons celle-ci de côté     vie qu'il est question tout au long
ment » (1888 : 153). Les criminolo-        pour l'instant et concentrons-nous       de leurs ouvrages. Le crime reste
gues ont l'impression d'une trans-         sur les déplacements de popula-           présent en arrière-fond, comme or-
formation radicale de la société,          tion dans leurs rapports au village      ganisateur absent de la lecture de
rapide et violente. Les cadres so-         et à la famille, tels qu'ils sont         la société.
ciaux et psychologiques sont mis à         décrits par les criminologues.                La terre est bonne. La ville est
bas. La société est en survie. Trop             Les villages sont avalés par les     néfaste. Pour Joly (1888 : 330),
de ruptures se conjuguent pour             villes. Tarde (1902 : 121) parle          « Les éléments de stabilité créés
permettre que la stabilité néces-          « d'émigration effrayante », là où        par l'amour de la terre sont neutra-
saire se réalise. La société, pensée       les historiens sont beaucoup plus         lisés par la présence des no-
comme un organisme, est malade,            modérés (Sorlin, 1969) et voient          mades ». Il veut tempérer l'activité
et les maladies sont infectieuses.         une émigration progressive en             industrielle par l'activité paysanne.
Le danger est d'autant plus in-            plusieurs temps, des villages aux         « L'ouvrier qui travaille à la terre »
tense que la société moderne, en           bourgs et des bourgs aux villes.         serait un moindre mal. Mais, de
multipliant les contacts, favorise l'i-    Mais le XIXe siècle voit croître les     ces « deux occupations, quelle est
mitation et la diffusion des con-          grandes villes, non les moyennes,        celle qui a la vertu la plus déci-
duites criminelles. Parmi les in-          et ce phénomène retient l'atten-         sive ? (...) Il est difficile de nier que
quiétudes générées en cette fin de         tion : il est radicalement neuf. En      ce soit l'amour, la cultute, la pos-
siècle, les criminologues en élisent       ville, explique Tarde, on retrouve       session du sol ». Paris ruine, dé-
certaines. Il s'agit de ce qu'on           les emigrants qui sont venus ne          classe, épuise. Capitale de la mo-
pourrait résumer par l'idée d'une          rien faire. Le crime y est une acti-     bilité et de l'industrie (p. 86 et
mort des communautés : la famille,         vité rationnelle : il rapporte davan-    suiv.), elle symbolise la ville par ex-
le village, l'autorité de l'Église et du   tage et coûte moins, « les prisons       cellence, c'est-à-dire le vice, l'ar-
Revue internationale d'action communautaire        19/59
                                                                gine transporté dans une sorte                Les criminologues sont in-
     Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du     d'état de nature » puis poussé au        quiets des mésaventures de la fa-
     social : deux fins de siècle
                                                                crime. La culture est rurale, la na-     mille : diminution du nombre de
                                                                ture est urbaine. En ville les pro-      personnes au foyer ou dissolution
                                                                priétés des inconnus sont des ci-        des liens du mariage. Le divorce
                                                                bles possibles, les femmes aussi ;       est traité sur le même pied que le
                                                                « on ne craint pas les familles, on      suicide ou la folie, ou encore que le
                                                                ne se doute pas non plus d'avoir à       crime. Une même pathologie so-
                                                                rougir devant les siens ».               ciale est décrite par ces différents
                                                                     Le vagabond incarne la pire fi-     symptômes. « Les gens sans prin-
                                                                gure sociale de cette fin de siècle,     cipes moraux vont se multipliant
                                                                antithèse du paysan fixé dans son        en même temps que les gens sans
                                                                village et respectueux des tradi-        foyer » (Tarde 1902 : 72). Une fois
                                                                tions. H. Joly n'est jamais aussi vi-    encore, partie du crime, l'analyse
14   gent qui déstructure la vie sociale.                       rulent que lorsqu'il parle d'eux :       des criminologues se déplace vers
     La ville vide la campagne de sa                            « Domicile rural ou urbain pouvant       d'autres objets : le divorce, le sui-
     substance et corrompt les                                  donc très bien donner un jour des        cide, le nombre de foyers, que
     hommes, mais surtout les mi-                               résultats différents, meilleurs ou       l'auteur se prend à décrire pour
     grants, car la population urbaine                          pires. Mais il y a une catégorie         eux-mêmes. Joly rappelle que les
     sédentaire est vaccinée contre la                          d'individus qui ne deviendront ja-       familles nombreuses sont en voie
     ville. Le mouvement, le déplace-                           mais meilleurs; ce sont ceux             de disparition.
     ment des populations, voilà l'ave-                         qu'on range sous cette rubrique :             La population diminue, l'incon-
     nir. Il faudrait connaître les mouve-                      sans domicile ou de domicile in-         duite fait des progrès, insiste-t-il
     ments de population pour pouvoir                           connu » (p. 252). Le vagabond cu-        (1888 : 123). Plusieurs fois il re-
     les contrôler, les régler, les                             mule les tares : il n'a ni pays, ni      vient sur le rapport qui unit crois-
     tempérer quand ils sont excessifs.                         foyer. Pire que de ne plus avoir de      sance du crime et diminution des
     Car ces déplacements sont « péril-                         village est le manque de ce foyer        naissances. Le déficit d'enfants
     leux pour la morale et la sécurité                         autour duquel les criminologues et       fait que le pays attire des étran-
     publique » (p. 48-49). Les migra-                          autres témoins du siècle espèrent        gers, ou que les habitants d'un
     tions exercent un effet négatif sur                        voir la moralité se reconstituer. Ce     département le quittent pour un
     la morale, c'est là un point d'im-                         que les hommes de la fin du siècle       autre (p. 64). Or, tout déplacement
     portance. Joly le montre en étu-                           craignent par dessus tout c'est la       nuit à la moralité, nous le savons.
     diant les Bretons chez eux et leur                         déliquescence de la famille              « Il y a d'abord un rapprochement
     criminalité hors de chez eux,                              ajoutée à celle du village. Le crime     dont on ne peut nier l'importance :
     Tarde en indiquant que les régions                         les ressaisit toutes les deux à tra-     notre criminalité va en augmentant
     limitrophes avec d'autres pays                             vers le personnage du vagabond,          pendant que nos naissances vont
     sont les plus violentes. Se dépla-                         image des dangers sociaux qui            en diminuant » (p. 238). Joly ne re-
     cer détruit les repères territoriaux                       dépassent les « honnêtes gens ».         cherche pas d'explication causale,
     et moraux. La stabilité géographi-                              Hors de la famille, point de sa-    mais sur ce point il se demande si
     que seule promeut la moralité. Jo-                         lut. Et lorsque la famille diminue, la   la variation « n'a pas au moins la
     ly pense que le village permettait                         société tout entière ressemble à un      valeur d'une présomption très
     un contrôle social supérieur.                              colosse aux pieds d'argile. La fa-       grave » (p. 243). La baisse de la
     L'émigration périodique conduit                            mille est parée de mille vertus.         fécondité est redoutable, car elle
     au vagabondage puis à la délin-                            Lorsqu'elle vacille, le crime            est volontaire. Or la famille est la
     quance. L'anonymat des foules ur-                          s'étend. La famille c'est un foyer et    condition de la moralité : « n'est-il
     baines a fasciné les auteurs du                            des enfants. Chacun de ces com-          pas évident pour tout le monde
     début du XXe siècle. Weber,                                posants est menacé par le crime, à       que la vie de famille est la condi-
     Tônnies, Durkheim, Simmel, tous                            moins que leur fragilité incite au       tion normale de la personne hu-
     ont été frappés par cette nouvelle                         crime. Car la famille est un état        maine? Peut-on croire qu'on
     figure de la vie sociale : l'autre, l'in-                  d'esprit qui prédispose à une            puisse s'y dérober sans faire courir
     connu.                                                     bonne moralité, mais aussi un ca-        un péril de plus à sa propre mora-
          Pour les criminologues (Joly,                         dre où un contrôle social puissant       lité et à celle des autres?»
     1888 : 76), « il suffit qu'on ne voie                      s'exerce, nous l'avons vu. La fa-        (p. 223). Ce sont l'avarice, l'amour
     autour de soi aucun visage familier                        mille incarne la moralité et la soli-    du bien-être et la paresse qui sont
     pour que, par instants, l'on s'ima-                        darité.                                  exprimés dans ce refus d'avoir des
enfants. Le refus de la maternité         du crime. Les criminologues ne             firme la nécessité d'une transcen-
par la femme effraie : échapperait-       voient que conflits dans le monde          dance pour que la société ne s'ef-
elle à son statut de reproductrice ?      politique, alors qu'il faut de la stabi-   frite pas en une multitude de pro-
Porter atteinte à la famille revient à    lité, stabilité du village, de la fa-      grammes individuels, que le libre
faire preuve d'immoralité. Nul ne         mille, de la terre contre la ville et      arbitre ne ravage pas la commu-
doit corriger « l'oeuvre de la na-        l'argent. L'élément clé est la mora-       nauté : « En fait d'éruption crimi-
ture ». Les « immondes individus »        lité, dont la disparition explique le      nelle prodigieuse et multiforme, on
qui facilitent l^vortement sont           crime : « la moralité d'un peuple          ne saurait rien comparer dans les
voués au pilori. La dissolution du        est si étroitement liée à la fixité de     temps modernes à la grande Révo-
mariage est moins insupportable           ses moeurs et de ses coutumes,             lution française, parce que jamais
que « la tranquillité dans l'aveu et      comme en général celle d'un indi-          le déracinement des institutions
le cynisme avec lesquels les popu-        vidu à la régularité de ses habi-          d'un peuple n'a été si profond »
lations rendent compte de leurs           tudes, qu'il ne faut pas s'étonner         (Tarde, 1902 : 93). « La Révolution
liaisons extra-maritales » (p. 147).      de voir les époques troublées par          sociale, qu'il faut bien se garder de
L'adultère, l'avortement, les nais-       de grandes crises, les nations re-         confondre avec la civilisation, a        15
sances illégitimes, le divorce sont       muées par la longue lutte de deux          multiplié les déclassés, les agités,
autant de traits de criminalité pour      cultes, de deux civilisations, de          pépinière du vice et du crime, les
nos criminologues. Après la fin de        deux partis, de deux armées, se si-        vagabonds notamment, dont le
la vie villageoise, c'est la mort de la   gnaler par leur criminalité excep-         nombre a quadruplé » (p. 86). S'il
famille qui est redoutée : l'analyse      tionnelle ». Ce que nos crimi-             est besoin, faisons encore une ci-
du crime conduit naturellement à          nologues craignent, c'est le chan-         tation. Tarde reprend : « Bornons-
elles deux. Les communautés se            gement. Et ils ne se privent pas           nous à la statistique criminelle, et
dissolvent, libérant l'individu;          pour le dire. D'ailleurs ils inter-        concluons encore une fois que le
contrôle social et moralité s'éva-        prètent la volonté de changement           mal croissant, indice d'ailleurs
nouissent de concert. Alors le            comme une volonté de changer               d'une amélioration cachée, ex-
crime émerge et submerge la ville         pour changer, sans motivation              posé par elle à nos regards, n'est
et les campagnes. Car, on l'a com-        réelle, et ils condamnent cette vo-        imputable ni à la police, ni à la jus-
pris, la dissolution des villages et      lonté. Le changement de gouver-            tice, ni à la civilisation, ni même à
celle des familles s'accompagnent         nement n'échappe pas à la règle            la loi pénale, mais peut-être bien
d'une perte des valeurs et du res-        (Tarde, 1902 : 95). Car depuis la          au refoulement des instincts chari-
pect de l'autorité. Rien ne rem-          Révolution le changement de gou-           tables et au soulèvement des pul-
place l'autorité sapée du chef de         vernement évoque les périodes              sions révolutionnaires » (p. 114).
famille ou de village : l'État est im-    troublées, mais aussi la démocra-          Le parallèle est limpide : les ins-
puissant.                                 tie et ses foules indécises et mani-       tincts charitables remplacés par
     Pour Tarde, le politique s'op-       pulates.                                   l'égoïsme et les pulsions révolu-
pose au religieux bien qu'il lui               Progressivement nous accé-            tionnaires expliquent la statistique
succède : « les luttes politiques ont     dons au sommet de l'édifice : ce           criminelle. L'amélioration cachée
succédé aux querelles religieuses,        qui est mis en cause avec le crime         dont parle Tarde recouvre son sen-
les conflits d'intérêt aux conflits de    et l'incapacité de le gérer, c'est la      timent que le crime est le prix à
conviction, les faiseurs aux confes-      politique dissensuelle et le mode          payer par la civilisation pour son
seurs, la préoccupation du succès         de gouvernement démocratique,              évolution. Il débattra longuement
avant même celle de la fidélité à         même si les auteurs se gardent             de la contradiction entre une civili-
tout prix » (1902 : 202). La police       bien de présenter les choses de            sation scientifique qui découvre la
ou la justice n'ont pas la part belle     façon aussi tranchée. C'est au             vérité et le développement du
chez nos analystes, qui privilégient      nom de la démocratie qu'ils insis-         mensonge, de la duperie, des vols
la morale par rapport au droit. Ce        tent sur le besoin de stabilité,           astucieux dans le même mouve-
qui faisait la morale (l'Église, la re-   d'élites modérées. Mais l'essor du         ment (p. 198etsuiv.).
ligion) est en voie de disparition au     crime, parce qu'ils opèrent à tra-              Pour recomposer la société,
profit du politique, lieu de conflit,     vers lui une mise en cause de l'in-        Tarde recherche « quelque postu-
de pouvoir, d'égoïsme, né avec la         dustrialisation comme de l'urbani-         lat transcendant ». Et il invoque la
société industrielle et urbaine.          sation, désigne pour eux le proces-        science, sans y croire pour l'im-
     Avec le mensonge et l'émanci-        sus politique qui a conduit à cet          médiat.
pation de l'individu, la place du po-     état de trouble : la Révolution                 H. Joly fait une analyse pa-
litique représente le troisième volet     française. Tarde craint une éman-          rallèle : l'individualisme est au
du triptyque explicatif de la montée      cipation totale de l'homme et af-          coeur des méfaits que le crime fait
Revue internationale d'action communautaire        19/59
                                                                trop grande place dans les causes        géographique, politique et sociale
     Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du     qui expliquent le mouvement de           du village, la famille, et enfin l'auto-
     social : deux fins de siècle
                                                                notre criminalité » (p. 414).            rité ancrée dans la tradition. Terme
                                                                     Plus on avance dans le siècle,      à terme, ces éléments sont rem-
                                                                plus l'autorité se désorganise con-      placés par la ville, le célibat et les
                                                                clut Joly. Les partis politiques flat-   naissances illégitimes, la dépopu-
                                                                tent et corrompent leur clientèle, et    lation et enfin le politique, toutes
                                                                le marchandage électoral répugne         choses corrompues par l'égoïsme
                                                                à notre criminologue. Toute pré-         et surtout l'individualisme qui les
                                                                sence des foules dans la vie politi-     habitent.
                                                                que dérange. Car le droit de suf-             L'explication de la criminalité et
                                                                frage des ouvriers interdit au gou-      surtout du sens qu'elle prend, ce-
                                                                vernement de rétablir le livret qui      lui de fait saillant lié à la croissance
                                                                permettait d'éviter le vagabon-          de l'immoralité (car c'est bien cela
16   pointer du doigt, car il engendre la                       dage, cause de nombreux maux et          qui inquiète nos auteurs), part du
     disruption des solidarités tradition-                      délits et signe de l'éclatement du       crime lui-même d'une part et de la
     nelles et de l'autorité. Joly pense                        village. La politique corrompt la so-    Révolution d'autre part, pour mon-
     que le crime féroce se transforme                          ciété, l'école, les syndicats.           trer comment des phénomènes
     en crime intéressé ; l'égoïsme est                              Au terme de ce périple dans la      dont le lien n'est pas évident s'arti-
     un signe de l'immoralité. Il penche                        pensée de deux criminologues             culent profondément. La préoccu-
     pour une explication faisant inter-                        français, on peut dire que le crime      pation pour le crime est alimentée
     venir « une sorte d'abandon de soi-                        est bien un opérateur de dénoncia-       par la crainte de l'immoralité, dont
     même et d'affaiblissement conta-                           tion des mutations sociales : le         la diffusion est due à l'éclatement
     gieux ». Les faillites économiques,                        crime conduit au constat que tout        des cadres sociaux.
     le divorce (« banqueroute du ma-                           se dissout. Tout, c'est-à-dire l'unité
     riage »), « la faillite de l'humanité »
     (la baisse des naissances), le sui-
     cide (« banqueroute suprême »),
     tous ces faits sont mis sur le même
     plan. L'abandon de soi-même
     conduit le citoyen ou le chrétien à
     se retirer de la vie politique. Joly
     fait remonter les troubles à la
     Révolution française : « une des
     pires (choses) est l'intervention et
     le déchaînement des foules dans
     les moments critiques de la vie
     nationale. J'ai peut-être tort de dire
     qu'un tel phénomène date de
     1789 » (1888 : 405). Il parle de
     foule aveugle, déchaînée. La
     Révolution est à mettre sur le
     compte de « vagabonds étrangers
     à la ville de Paris ». L'homme qui
     intervient dans ces troubles politi-
     ques et l'auteur de violences ont le
     même profil : c'est un vagabond,
     pire, une foule de vagabonds, de
     « flâneurs ». Joly s'en prend au fait
     que ces hommes aient le droit de
     vote et l'utilisent (p. 409), car il
     perçoit un « empressement de la
     canaille à se glisser dans tout mou-
     vement qui promet du trouble ». À
     ce fait, « on ne saurait donner une
rité. La prétendue « expérience              tudes. Mieux, cet opérateur logi-
                                         traumatisante » n'existe que dans            que chargé d'ordonner la place du
                                         la tête de ceux qui ne sont pas vic-         désordre régit les mêmes catégo-
                                         times de la délinquance. Indemnes            ries d'appréhension aujourd'hui
                                         ou victimes, les individus ont un            qu'il y a un siècle.
                                         sentiment d'insécurité de même                    Parcourons rapidement les
                                         intensité, toutes les enquêtes,              corrélats du sentiment d'insécurité
                                         nord-américaines, allemandes et              tels qu'ils se manifestent empiri-
                                         françaises, le constatent. Nos pro-          quement à travers les enquêtes
                                         pres enquêtes à Grenoble et à Tul-           (tableau 1 ) ; nous tenterons ensuite
                                         lins-Fures le confirment. Force est          de montrer leur imbrication. Le
                                         de traquer la formation du senti-            sentiment d'insécurité est un syn-
                                         ment d'insécurité ailleurs que dans          drome d'émotions (peur, haine,
                                         les chemins battus (le crime, la             désarroi, jalousie) cristallisé sur le
Le sentiment d'insécurité à              délinquance) qui nous sont                   crime et affirmé sur le plan de l'au-        17
la fin du XXe siècle                     désignés. Ce n'est pas que le sen-           thenticité, c'est-à-dire de la subjec-
    Dans le dernier quart du XXe         timent d'insécurité soit pur phan-           tivité. L'individu décline ses
siècle, le sentiment d'insécurité a      tasme, ni même que le point de               craintes autour de sa personne
pris une place importante sur la         cristallisation élu (le crime) soit à        mais engage tous les plans de l'or-
place publique, tant dans les lieux      négliger. Bien au contraire.                 ganisation sociale : police, justice,
de socialite que sur la scène politi-          Mais il s'avère qu'il n'y a pas de      Etat, définition des bornes de la so-
cienne. Le sentiment d'insécurité         liaison simple et mécanique entre           ciété.
est une préoccupation personnelle        victimation et sentiment d'insécu-                La population insecure est par-
et une préoccupation sociale pour         rité. À notre sens, le crime est un         ticulièrement attachée aux valeurs
les individus comme pour les pou-        scheme fédérateur des inquié-                sûres ; celles de la tradition, étant
voirs publics. Les pouvoirs publics
locaux ont dû, malgré les statisti-
ques qui font de la France un des                                       TABLEAU 1
pays les plus policés du monde,                             Corrélats du sentiment d'insécurité
mettre sur pied des polices munici-
pales trop longtemps considérées                                                      Tout à                              Pas
comme de simples gardes préto-                                                          fait                           d'accord
riennes alors qu'elles répondaient                                                   d'accord                           du tout
à une exigence des populations lo-       Q. 1 : En dehors de la famille et de
cales. La presse accorde une                     quelques amis on ne peut faire
place toujours plus large aux faits              confiance aux gens                      38      35      28       21      19
divers mettant en scène l'insécu-        Q . 2 : Les parents qui se teignent les
rité. Les différents gouvernements               cheveux en vert donnent le
                                                 mauvais exemple                         38      33      22       15      20
lui accordent une attention pri-         Q . 3 : Les étrangers sont auteurs de
vilégiée au plan national.                       violence                                41      34       30      20      18
     Mais au-delà de cette existence     Q . 4 : Les jeunes sont auteurs de
d'un fort sentiment d'insécurité qui             violence                                47      35       31      20      17
se traduit par l'attribution d'un rôle   Q . 5 : Les possibilités d'action de la
de premier plan aux questions de                 police sont trop étendues               24      23       19      30      37
crime, peut-on bien dire que les         Q . 6 : Le rétablissement de la peine
                                                 de mort serait une bonne chose          37      37       27      27      17
fins de siècle concordent? Le            Q. 7 : Il faut se débarrasser des
crime reste-t-il un fédérateur de                immoraux                                36      34       27      20      15
préoccupations le débordant sans         Q. 8 : Trop de liberté peut être
cesse, ou n'est-il que la résultante             dangereux                               36      25       25      16      18
de l'aggravation de la délinquance       Q . 9 : L'obéissance et le respect de
et de la criminalité ?                           l'autorité sont les premières
     Nous savons qu'en France,                   choses à apprendre aux enfants          33      26       24      18      16
comme dans tous les pays étran-          Les pourcentages présentés concernent les personnes se sentant en insécurité à domicile
gers, la victimation n'est pas           (fréquemment, quelquefois ou rarement) (N = 1290).
génératrice du sentiment d'insécu-       Les coefficients de Kendall sont tous significatifs au seuil de 0.000.
Revue internationale d'action communautaire        19/59
                                                                culièrement de la société urbaine.         première vue, cette population qui
     Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du     Ces formes de marginalité sont as-         ne peut plus compter sur ses
     social : deux fins de siècle
                                                                sociées à d'autres, comme la prise         concitoyens pervertis demande à
                                                                de drogue, que l'on condamne               l'État de remettre la société en or-
                                                                sans distinguer entre la marijuana         dre (Q. 5). Plus que les autres, les
                                                                et l'héroïne. Le sida vient, à point       insécures veulent que les effectifs
                                                                nommé, raccorder ces ordres des            de la police augmentent et surtout
                                                                choses en réunissant décadence             que le champ d'intervention de la
                                                                sexuelle, drogue et maladie.               police s'étende. Non parce qu'ils
                                                                     Les populations insécures sont        ont été victimes, rappelons-le,
                                                                plus souvent tentées de stigmati-          mais parce que les signes annon-
                                                                ser les étrangers (Q. 3) et les            ciateurs de la décadence doivent
                                                                jeunes (Q. 4) comme violents.              être conjurés et que l'autorité de
                                                                L'association étranger-violent tra-        l'État doit être rétablie pour que la
18   finalement les seules à avoir fait                         verse les débats actuels sur le            morale soit assise. La dissolution
     leurs preuves, sont tout naturelle-                        code de la nationalité, puisqu'ils se      de l'autorité familiale et étatique
     ment élues. Au coeur de la tradi-                          focalisent sur les crimes ou délits        doit être empêchée. La présence
     tion, de l'enracinement de l'indivi-                       interdisant l'acquisition de la na-        policière peut, à leurs yeux, y
     du dans une histoire qui l'englobe                         tionalité française. Le criminel           contribuer. Mais elle doit être as-
     physiquement et idéalement, nous                           comme l'étranger est placé hors            sortie de plus de rigueur. Les
     trouvons la famille. La famille est                        de la cité sociale et politique. Il doit   peines exemplaires sont à pres-
     portée aux nues. Remède ances-                             être privé de ses droits. Les indivi-      crire, et le rétablissement de la
     tral contre le désordre, sa derelic-                       dus insécures désignent avec               peine de mort est demandé (Q. 6).
     tion engendre celle de toute la so-                        force l'impossible intégration de          Non qu'on la sache efficace (La-
     ciété. Les cadres de socialisation                         ces populations immigrantes,               grange, 1985), mais par souci de
     battus en brèche cèdent le pas à                           déclarées déracinées et inaptes à          rétablir des marqueurs simples de
     un individu trop libre pour être                           croître dans le terreau français.          l'ordre social. D'ailleurs les per-
     honnête. La préoccupation de                               Les étrangers sont les criminels :         sonnes insécures croient plus que
     sécurité s'alimente à une famille                          ils menacent la sécurité physique,         les autres qu'il est possible de cir-
     vécue et conçue ; il y a d'une part                        économique et morale, enfin ils            conscrire l'immoralité et désirent
     repli réel et matériel sur la sociabi-                     tentent d'usurper une qualité de ci-       l'élimination des immoraux (Q. 7).
     lité familiale (voir Roche, chap. 4,                       toyen qui devrait leur être interdite.          Le crime désigne des facteurs
     dans Lagrange et Roche), d'autre                           Au plus fort de l'ascension de             du crime, dissolution de la famille,
     part un rôle potentiel est dévolu à                        Jean-Marie Le Pen, la droite, peu          de l'autorité de l'État, des moeurs,
      la famille en tant que cadre de soli-                     après son arrivée au gouverne-             puis il pointe du doigt les auteurs,
     darité. Enfin, la famille et le cercle                     ment, en mars 1986, a tenté de             ceux qui perturbent les valeurs po-
     fermé de quelques amis sont,                               restreindre cette acquisition de ci-       sitives, les jeunes, les immigrés.
     dans une société perçue comme                              toyenneté. Le courant s'est in-            Le crime a cette particularité d'as-
     massifiante et anonyme, les seuls                          versé au fur et à mesure que la            socier la violation du droit à des fi-
     pôles de confiance (voir la Q. 1).                         préoccupation sécuritaire retour-          gures concrètes; il présentifie, il
           En regard du cercle familial                         nait à son étiage. Mais le fait est        rend concret. La factualité de
     nous trouvons des expressions                              là : aux yeux des personnes in-            l'acte, la personne qu'est l'auteur
     micro-sociales de marginalité : se                         sécures, cette nouvelle population         sont des événements avérés : la
     teindre les cheveux (Q. 2), être                           urbaine et ouvrière venue d'ail-           morale prend chair.
      homosexuel. Les populations insé-                         leurs, et donc barbare, devrait se              La dissolution de la commu-
     cures condamnent particulière-                             voir fermer les portes des cités,          nauté morale et politique structure
      ment ces comportements. L'ho-                             mieux, être repoussée.                     l'horizon des individus insécures.
      mosexualité n'est pas naturelle,                               En face de la délinquance des         Mais cette disruption n'est permise
     elle est une négation de l'ordre des                       moeurs, de la fragilité de la famille      que parce qu'a lieu une individua-
     choses, du mariage chrétien. La                            et de l'invasion des villes par des        lisation des rapports sociaux con-
      reconnaissance sociale acquise                            populations exogènes, les seg-             substantielle à l'évanouissement
     par les homosexuels inquiète cer-                          ments insécures de la population           de l'autorité : la liberté fait peur car
     tains secteurs de la population, qui                       française mettent en cause la jus-         les hommes en abusent (Q. 8). La
     y voient un nouveau signe de la                            tice (laxiste) et la police (ineffi-       population insecure pense que le
     décadence de notre société, parti-                         cace). Mais, paradoxalement à              crime est le résultat de la libération
des individus, qui du coup sont        construisant comme scheme inter-          phénomènes des responsables
amoraux. Le crime émeut ceux qui       subjectif, peut être l'objet d'é-         humains.
voient leurs balises cardinales de-    changes verbaux, peut être le                  La force de l'opérateur logique
venir impuissantes à les orienter :    point de rencontre des subjecti-          crime tient à son ancrage dans le
les autruis agissent des rôles sans    vités. Un objet de pure intériorité       monde objectif. Loin de se réduire
rapport avec leurs statuts quand       est inneffable. Le sentiment d'in-        aux attaches qu'il invoque, il en
de nouveaux statuts ne se font pas     sécurité parle de la préoccupation        dépend pourtant au point que leur
carrément jour. Cette apparente        pour le crime à la première per-          fragilisation peut faire s'effronder
inconsistance des individus trou-      sonne. Le crime autorise la fédéra-       la préoccupation sécuritaire. La
ble une population insecure qui se     tion de désordres partiels, mais          peur repérée aux deux fins de
réfugie dans un âge d'or : le vil-     plus, permet de relier les niveaux        siècle s'arc-boute à une situation
lage-famille aux statuts bien pres-    subjectifs ou psychologiques à            d'ensemble dont l'isomorphie est
crits, à l'harmonie parfaite, l'an-    d'autres plans de la société. Le          saisissante.
tithèse de la ville criminogène.       crime existe comme préoccupa-                 À la fin du XIXe siècle l'urbani-
                                       tion personnelle (j'ai peur), et          sation est rapide (Dupeux, 1974). Il    19
                                       simultanément comme préoccu-              en sera de même durant la
                                       pation sociale (le crime est dan-         deuxième moitié du XXe siècle. Un
                                       gereux) assortie d'une volonté            exode rural s'ensuit. La ville se
                                       d'action contre les violations au         bâtit plus vite que la culture ur-
                                       droit à la sécurité des biens et des      baine. Elle semble générer tous les
                                       personnes. Le crime interpelle à          désordres et tous les vices. On
                                       travers l'angoisse personnelle la         s'inquiète bien, hier comme au-
                                       question de l'ordre social et politi-     jourd'hui, de la mort du village et
                                       que, la question de la définition         de la fragilité de la famille. Durant
                                       des limites de la société, cet            les deux périodes, le nombre des
                                       extérieur nécessaire à la construc-       mariages diminue1 et celui des
                                       tion d'une identité. Le crime per-        divorces augmente. Le nombre
                                       met d'interroger d'un même mou-           d'enfants illégitimes (nés hors ma-
                                       vement l'homme et la société, le          riage) augmente aussi2. Les céli-
L'opérateur logique « crime »          micro- et le macro-social. Le mou-        bataires et les familles monoparen-
    Cette interprétation ne doit pas   vement d'universalisation-particu-        tales en nombre croissant sont par
nous conduire à faire du désarroi      larisation est donc double : il           deux fois un sujet de préoccupa-
sécuritaire une énième variation       intègre des éléments disparates           tions. Le taux de fécondité est en
sur le thème millénariste, ou un pur   (dissolution des moeurs, faiblesse        chute libre aux deux fins de siècle :
phantasme. La puissance de l'o-        de la famille, drogues, arrivée           encore une inquiétude identique3.
pérateur logique est d'enclencher      d'étrangers, etc.) dans un tout, et il    À ces soucis s'en ajoutent d'au-
un mouvement d'universalisation-       attache l'homme à la société dans         tres : l'alcoolisme, qui accompa-
particularisation (au sens analysé     une même préoccupation.                   gne alors la montée du crime,
par Lévi-Strauss, 1969) et d'abs-           Enfin, le crime à travers son as-    comme la drogue aujourd'hui. Le
traction-matérialisation.              pect factuel, tangible appartient au      suicide atteint des sommets durant
    Le mouvement d'universalisa-       monde sensible, vécu des indivi-           les deux périodes. Et on pose la
tion-particularisation suscité par     dus sans quitter le monde conçu.          même question : l'individualisme
des schemes structurants de la         Le crime opère une présentation           n'est-il pas la cause de tout cela ?
pensée a pour charge d'ordonner        concrète des actes réprouvés et                Tous les événements mis en
le désordre. Non point de le mettre    des auteurs de ces actes. Il actua-       cause par le crime trouvent une
simplement en ordre, mais de co-       lise dans le monde vécu des               base réelle dans l'histoire. Même
ordonner les facettes disjointes de    catégories abstraites telles que le       la hausse de la délinquance se
la désorientation pour les réunifier   droit ou la morale, sollicitant l'indi-   trouve étayée par la statistique.
autour d'un thème fédérateur. Le       vidu pour qu'il prenne position. Le       Par deux fois cette violence ordi-
crime permet de reconstruire la        crime donne corps au désarroi là          naire est ponctuée d'attentats ter-
perte des repères comme telle (qui     où les processus macro-sociaux            roristes : les anarchistes, Ravachol
peut elle-même s'énoncer comme         n'ont pas d'auteurs (urbanisation,        en tête, font exploser des bombes
crainte de cette perte) et de la       industrialisation, exode, crise) : il     à Paris. Aujourd'hui, les attentats
décrire de façon cohérente pour        permet de simuler le contrôle sur         perpétrés par Action directe jouent
soi et pour autrui. Le crime, en se    l'environnement en donnant aux            le même rôle. Les lois d'exception
Revue internationale d'action communautaire        19/59

     Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du
     social : deux fins de siècle

20   votées aujourd'hui interdisent de
     juger les terroristes devant un jury,                      Notes                                           Bibliographie
     tout comme les « lois scélérates »                         1
                                                                     Dupeux (1974) montre que la proportion     DRACHLINE, P. 1985. Le Crime de Pan-
     votées après la mort de Carnot. La                             de mariages pour 10 000 habitants n'est       tin. Paris, Denoël.
     presse qui se déchaîne autour des                              jamais supérieure à 151 entre 1876 et       DUPEUX, Georges. 1974. La Société
     assassinats des vieilles dames du                              1900 alors qu'elle dépasse toujours ce        française, 1789-1970. Paris, Colin.
                                                                    chiffre depuis le début du XIXe siècle,
     XVIIIe arrondissement fait écho à                              avec des pointes à 171/10 000. Après
                                                                                                                JOLY, Henry. 1888. La France criminelle.
                                                                                                                   Paris, Alcan.
     l'affaire Tropmann (Drachline,                                 les années 1946-1950, où elle atteint       LAGRANGE, H. 1985. Réponses à
      1985), qui marque les débuts de la                            des sommets (194/10 000), la proportion       l'insécurité. Grenoble, septembre-oc-
     passion pour les faits divers et leur                          des mariages décline puis s'élève jus-        tobre, document multigraphié.
                                                                    qu'en 1965 avant de décroître à nou-
     médiatisation.                                                 veau jusqu'à aujourd'hui.                   LAGRANGE, H. et S. ROCHE. Baby alone
          Le crime s'impose comme                               2
                                                                                                                  in Babylone. Vol. 1, rapport de re-
                                                                    La proportion des naissances hors-ma-         cherche pour le ministère de l'Urba-
     opérateur logique de la pensée à                               riage passe de 6,3 % en 1968 à 8,5 %           nisme et du Logement, 400 p., et vol.
     deux périodes de décomposition-                                en 1975 et à 14,2 % en 1982. Données          2, à paraître.
     recomposition de la société                                    sociales, 1987 : 278.                       LÉVIS-STRAUSS, Claude. 1969. La
                                                                3
     française, deux phases de tran-                                La fécondité s'est écroulée entre 1960         Pensée sauvage. Paris, Pion.
     sition d'un monde à un autre. La                               et 1975 et stabilisée depuis à son niveau   OCQUETEAU, F. 1987. « L'irrésistible as-
                                                                    le plus bas. Données sociales, 1987 :         cension des forces de sécurité
     force de cet opérateur est d'une                               447.                                           privée », Actes, 60.
     part de faire correspondre les                                                                             SORLIN, Pierre. 1969. La Société
     plans sociaux, juridiques, politi-                                                                            française. Paris, Arthaud, tome 1,
     ques et individuels (le sentiment),                                                                           1840-1914.
     et d'autre part de s'appuyer sur                                                                           TARDE, Gabriel. 1902. La Criminalité
     des mouvements réels et d'en pro-                                                                            comparée. Paris, Alcan.
     poser une réduction, c'est-à-dire                                                                          WEBER, Eugen. 1985. Fin de siècle. Pa-
                                                                                                                   ris, Fayard.
      une interprétation et une mise en
     cohérence autour d'oppositions
     simples.
                         Sébastien Roche
                                  CERAT
              Institut d'études politiques
                                Grenoble
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