Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du social : deux fins de siècle Insecurity, the Feeling of Insecurity and Social ...
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Document generated on 06/21/2023 10:06 p.m. International Review of Community Development Revue internationale d’action communautaire Insécurité, sentiment d’insécurité et recomposition du social : deux fins de siècle Insecurity, the Feeling of Insecurity and Social Recomposition: Comparable Ends to Two Centuries La inseguridad, los sentimientos de inseguridad y la recomposición de lo social: dos fines de siglo Sébastien Roche Number 19 (59), Spring 1988 Article abstract Insecurity, though defined as resolutely modern, is today taking on forms that Repenser les solidarités étatiques are, curiously enough, reminiscent of events that marked the close of the last century. URI: https://id.erudit.org/iderudit/1034236ar Microsocial phenomena such as suicide and deterioration of the family and DOI: https://doi.org/10.7202/1034236ar phenomena on the macrosocial level such as increasing urbanization and crime are social manifestations that also occurred a century ago. See table of contents Using a diachronic approach, the author focuses on crime and the social insecurity it engenders, since crime belongs "to the world of tangibility and experience without departing from the world of thought." Publisher(s) But how can crime contribute to our understanding of meaning or values? Used as a "logical parameter," crime gives us a "reading" of social disorder and Lien social et Politiques at the same time provides the information needed to discern the process of "decomposition/recomposition of French society" that occurred a century ago ISSN and that is occurring today. 0707-9699 (print) 2369-6400 (digital) Explore this journal Cite this article Roche, S. (1988). Insécurité, sentiment d’insécurité et recomposition du social : deux fins de siècle. International Review of Community Development / Revue internationale d’action communautaire, (19), 11–20. https://doi.org/10.7202/1034236ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 1988 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du social : deux fins de siècle S. Roche La question du crime occupe le un indicateur qui ne trompe pas. doute moins précise, est diachroni- coeur de la cité. Depuis quelques Mais, depuis une dizaine d'an- que. Elle conduit à se demander si, années, une inquiétude portée par nées, c'est d'autre chose qu'il s'a- à d'autres périodes de notre his- le crime s'est largement diffusée git. L'insécurité est devenue une toire, les thèmes sécuritaires ont en France. Le phénomène a préoccupation sociale majeure du pu avoir une grande importance en contribué à modifier l'offre politi- pays, tant de la population que du France, au point de fédérer les in- que puisque le Front national a pu gouvernement. La problématique quiétudes issues de tous les ni- émerger sur la base de ce thème. sécuritaire s'est vue placée au veaux d'organisation de la vie Mais le développement d'une centre d'analyses de la vie sociale micro- et macro-sociale, politique problématique sécuritaire est aussi dans son ensemble par la capacité et économique. un enjeu économique pour les par- qu'a l'insécurité de fédérer un Nous voulons adopter cette ticuliers et pour les entreprises : un large ensemble de préoccupations dernière voie. Il existe en effet une nouveau marché de la sécurité et de les ancrer dans la matérialité correspondance frappante dans s'est constitué. Les catégories so- de l'acte délictueux. Pour com- l'histoire des fins de siècle pour le ciales de PINSEE s'ouvrent à de prendre comment ce phénomène XIXe et le XXe siècle : le crime y nouvelles professions (« agents de évolue, deux perspectives sont occupe le devant de la scène pu- sécurité, de surveillance ») qui as- possibles. L'une consiste à travail- blique, émeut les foules, et les surent la sécurité privée (Ocque- ler en coupe synchronique, analystes y reconnaissent une teau, 1987: 18). comme l'ont fait certains auteurs préoccupation majeure du pays. L'opinion publique donne de- avec des données de sondages de Durant ces deux périodes, le crime puis longtemps toute son attention l'opinion publique (voir notamment ne se réduit plus à la victimation, il aux crimes : la place des faits di- Lagrange, 1985, et Lagrange et la déborde sans cesse, cram- vers dans la presse en constitue Roche). L'autre perspective, sans ponné aux inquiétudes sur la mo-
Revue internationale d'action communautaire 19/59 Dégénérescence de la race, Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du vice, disparition de la morale, social : deux fins de siècle dégradation des valeurs, dispari- tion pure et simple des Français, surpopulation, santé mentale, ef- fets nuisibles de la presse : beau- coup des problèmes qui se posent à l'époque pourraient être rat- tachés à la criminalité, à la fois cause et conséquence de la désor- ganisation sociale. Le crime est le prisme qui permet de faire éclater le faisceau des inquiétudes pour les visualiser une à une et de les 12 ralité de la population et sur les Crime et décomposition ressaisir dans leurs rapports mu- principes de son organisation. Par sociale au XIXe siècle tuels. deux fois c'est la composition so- En cette fin du XIXe siècle, les Quelle est donc l'analyse de la ciale qui est visée : le processus préoccupations de l'opinion publi- criminalité qui est entreprise par de décomposition et de recompo- que rejoignent celles des sociolo- G. Tarde et H. Joly ? Comme leurs sition du tissu économique, social gues que nous avons retenus. Eu- contemporains, ils constatent que et politique. gen Weber (1985) rappelle qu'à la criminalité augmente vite, très La population insécurisée de la l'époque « on remarquait l'appa- vite depuis le début du siècle. La France des années 1980 est une rente dégradation de l'ordre et de préoccupation des pouvoirs pu- population désorientée, à qui un la sécurité. Les gens avaient l'im- blics se traduit par la mise en système de repérage fait défaut. pression que les lois étaient place, en 1825, d'une statistique Les points cardinaux qui balisent violées plus souvent et plus rare- criminelle : c'est l'inauguration des la société semblent s'être éva- ment appliquées » (p. 59). Il pré- « Comptes généraux de la justice nouis. La France insécurisée est cise : « La plupart des commen- criminelle ». H. Joly écrit : « En plutôt traditionnelle par sa menta- tateurs trouvaient — comme d'ha- résumé, depuis que la France note lité, mais habite bien souvent des bitude — que la criminalité chaque année le nombre de ses espaces modernes et urbains. Elle augmentait dangereusement (...). crimes et de ses délits, l'accroisse- est en porte-à-faux. Pour parcourir La police, comme d'habitude, était ment des uns et des autres n'a, les « craintes sécuritaires » de la accusée d'impéritie. Pas assez pour ainsi dire, point cessé » France de la fin du XIXe siècle, nombreuse, mal entraînée, impo- (1888:10). Mais tous les postes de nous utiliserons les analyses faites pulaire, elle était probablement la criminalité française ne sont pas à l'époque par des sociologues inférieure à sa tâche. Quoi qu'il en source égale de préoccupation : si conservateurs. Le rapprochement fût, le XXe siècle naissant verrait la la recrudescence du crime in- entre les inquiétudes exprimées création de services de sécurité quiète, ce n'est pas seulement at- par des auteurs du XIXe siècle privés, très demandés en parti- tribuable à l'accroissement de tels comme G. Tarde ou H. Joly et les culier dans les banlieues mal ou tels attentats particulièrement peurs d'une partie de la population protégées et souvent cambrio- odieux, c'est dû plus encore peut- française actuelle est saisissant : lées» (p. 58). être à la multiplicité de faits on a l'impression d'une perma- À ce moment, la délinquance, « moins graves dans l'ordre moral, nence des axes structurant la per- comme la folie et le suicide d'ail- mais qui souvent (c'est la justice ception du monde à cent ans d'in- leurs, deviennent « les priorités es- qui parle) conduisent à tous les tervalle. Tout se présente comme sentielles du débat public ». « À délits » (p. 17). Plus que la gravité si une translation avait eu lieu d'un bout de souffle, la société s'imagi- des actes, c'est leur nombre crois- contexte à l'autre, et que la grille nait alors, comme aujourd'hui, au sant, même s'il s'agit de petite d'analyse des acteurs était restée bord du gouffre et tremblait de délinquance, qui fait craindre un semblable. Bien entendu, tout peur » (p. 13). Dégénérescence et relâchement des moeurs. n'est pas identique, et il ne servi- immoralité forment un couple Joly et Tarde vont s'attacher à rait à rien de vouloir forcer les soudé, même si certains analystes décrire l'enregistrement des actes points de comparaison. D'ailleurs, comme Tarde se demandent si le criminels, la correctionnalisation il en existe trop pour qu'il soit be- crime n'est pas le tribut à payer au de la peine qui occupe les crimino- soin de se livrer à un tel exercice. procès de civilisation. logues à l'époque. Joly débat Ion-
guement de la réalité de la crois- gouvernement. Cette enumeration ont été aérées, améliorées sans sance de la criminalité pour rejeter laisse supposer que le crime cesse comme nourriture, comme l'idée d'un artefact statistique n'épargne aucun cadre fondamen- logement, comme confortable, les d'enregistrement. Le débat sur la tal où l'homme s'inscrit. Être juges et jurés ont progressé cha- véracité des phénomènes ne s'ef- préoccupé par la question du que jour en clémence » (1902:86). face jamais même si une place crime, c'est craindre la déliques- Les villes annihilent la campagne non négligeable est faite à la psy- cence de l'organisation sociale qui symbolise la moralité, la tradi- chologie des individus. tout entière, ou mieux, de ce qui la tion : « les villes deviennent les Le constat d'une croissance ef- résume et la symbolise dans la exutoires criminels des champs. frénée du crime effectué, il reste à France d'hier. Car des éléments Elles les écument moralement l'analyser, à lui trouver des causes de recomposition de la vie sociale pendant que, intellectuellement, ou des corrélats suivant les au- urbaine sur d'autres bases (le syn- elles les écrément » (p. 183). teurs. H. Joly est toujours porté à dicat) sont jugés négativement et H. Joly contribue à dresser un plus de relativisme explicatif que confinés dans la sphère du patho- portrait peu reluisant des villes. Tarde, qui met à toute force l'imita- logique. Le conservatisme politi- Les ouvriers qui les peuplent sont 13 tion au coeur des processus so- que des auteurs n'y est pas in- à 30 °/o des sédentaires. Les au- ciaux, ou même que Durkheim. différent. tres font la route. Ils n'ont plus de Mais les auteurs se rejoignent pour La focalisation sur le crime per- racines, ni dans leur département refuser les analyses de l'école ita- met de ressaisir les composantes d'origine, ni à Paris. « Ils n'ont lienne, son anthropologie crimi- de la désagrégation qui menace le plus d'attaches au pays » et les nelle et la théorie des climats. corps social. Ce qui fait l'unité des sédentaires sont « définitivement Toute cause extrasociale est ra- menaces contre l'autorité, la fa- expatriés », vivant d'expédients diée (l'hérédité) ou repoussée (à mille et le village, ce sont les mou- (1888 :83) l'exception du sexe qui, chez vements de population eux- Nos criminologues glissent Tarde comme chez Durkheim, est mêmes et aussi l'irruption de la sans cesse de la description de la interprété comme une variable foule dans l'histoire comme acteur criminalité à celle de la ville, à sa « naturelle » et non culturelle) social et public à part entière. La vie voluptueuse et corruptrice. Ils après les causes morales et so- masse compte dans un pays se prennent à la décrire pour elle- ciales. comme la France, et ce phéno- même et nous montrent ainsi que L'analyse du phénomène cri- mène nouveau inquiète. leur souci déborde toujours les minel conduit Joly à écrire : « Ainsi, Les mouvements de population simples victimations. C'est d'état probité légale, mobilité, famille, pa- ont une origine politique : la révolu- d'esprit, de moralité, de style de triotisme, tout se dissout égale- tion. Mais laissons celle-ci de côté vie qu'il est question tout au long ment » (1888 : 153). Les criminolo- pour l'instant et concentrons-nous de leurs ouvrages. Le crime reste gues ont l'impression d'une trans- sur les déplacements de popula- présent en arrière-fond, comme or- formation radicale de la société, tion dans leurs rapports au village ganisateur absent de la lecture de rapide et violente. Les cadres so- et à la famille, tels qu'ils sont la société. ciaux et psychologiques sont mis à décrits par les criminologues. La terre est bonne. La ville est bas. La société est en survie. Trop Les villages sont avalés par les néfaste. Pour Joly (1888 : 330), de ruptures se conjuguent pour villes. Tarde (1902 : 121) parle « Les éléments de stabilité créés permettre que la stabilité néces- « d'émigration effrayante », là où par l'amour de la terre sont neutra- saire se réalise. La société, pensée les historiens sont beaucoup plus lisés par la présence des no- comme un organisme, est malade, modérés (Sorlin, 1969) et voient mades ». Il veut tempérer l'activité et les maladies sont infectieuses. une émigration progressive en industrielle par l'activité paysanne. Le danger est d'autant plus in- plusieurs temps, des villages aux « L'ouvrier qui travaille à la terre » tense que la société moderne, en bourgs et des bourgs aux villes. serait un moindre mal. Mais, de multipliant les contacts, favorise l'i- Mais le XIXe siècle voit croître les ces « deux occupations, quelle est mitation et la diffusion des con- grandes villes, non les moyennes, celle qui a la vertu la plus déci- duites criminelles. Parmi les in- et ce phénomène retient l'atten- sive ? (...) Il est difficile de nier que quiétudes générées en cette fin de tion : il est radicalement neuf. En ce soit l'amour, la cultute, la pos- siècle, les criminologues en élisent ville, explique Tarde, on retrouve session du sol ». Paris ruine, dé- certaines. Il s'agit de ce qu'on les emigrants qui sont venus ne classe, épuise. Capitale de la mo- pourrait résumer par l'idée d'une rien faire. Le crime y est une acti- bilité et de l'industrie (p. 86 et mort des communautés : la famille, vité rationnelle : il rapporte davan- suiv.), elle symbolise la ville par ex- le village, l'autorité de l'Église et du tage et coûte moins, « les prisons cellence, c'est-à-dire le vice, l'ar-
Revue internationale d'action communautaire 19/59 gine transporté dans une sorte Les criminologues sont in- Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du d'état de nature » puis poussé au quiets des mésaventures de la fa- social : deux fins de siècle crime. La culture est rurale, la na- mille : diminution du nombre de ture est urbaine. En ville les pro- personnes au foyer ou dissolution priétés des inconnus sont des ci- des liens du mariage. Le divorce bles possibles, les femmes aussi ; est traité sur le même pied que le « on ne craint pas les familles, on suicide ou la folie, ou encore que le ne se doute pas non plus d'avoir à crime. Une même pathologie so- rougir devant les siens ». ciale est décrite par ces différents Le vagabond incarne la pire fi- symptômes. « Les gens sans prin- gure sociale de cette fin de siècle, cipes moraux vont se multipliant antithèse du paysan fixé dans son en même temps que les gens sans village et respectueux des tradi- foyer » (Tarde 1902 : 72). Une fois tions. H. Joly n'est jamais aussi vi- encore, partie du crime, l'analyse 14 gent qui déstructure la vie sociale. rulent que lorsqu'il parle d'eux : des criminologues se déplace vers La ville vide la campagne de sa « Domicile rural ou urbain pouvant d'autres objets : le divorce, le sui- substance et corrompt les donc très bien donner un jour des cide, le nombre de foyers, que hommes, mais surtout les mi- résultats différents, meilleurs ou l'auteur se prend à décrire pour grants, car la population urbaine pires. Mais il y a une catégorie eux-mêmes. Joly rappelle que les sédentaire est vaccinée contre la d'individus qui ne deviendront ja- familles nombreuses sont en voie ville. Le mouvement, le déplace- mais meilleurs; ce sont ceux de disparition. ment des populations, voilà l'ave- qu'on range sous cette rubrique : La population diminue, l'incon- nir. Il faudrait connaître les mouve- sans domicile ou de domicile in- duite fait des progrès, insiste-t-il ments de population pour pouvoir connu » (p. 252). Le vagabond cu- (1888 : 123). Plusieurs fois il re- les contrôler, les régler, les mule les tares : il n'a ni pays, ni vient sur le rapport qui unit crois- tempérer quand ils sont excessifs. foyer. Pire que de ne plus avoir de sance du crime et diminution des Car ces déplacements sont « péril- village est le manque de ce foyer naissances. Le déficit d'enfants leux pour la morale et la sécurité autour duquel les criminologues et fait que le pays attire des étran- publique » (p. 48-49). Les migra- autres témoins du siècle espèrent gers, ou que les habitants d'un tions exercent un effet négatif sur voir la moralité se reconstituer. Ce département le quittent pour un la morale, c'est là un point d'im- que les hommes de la fin du siècle autre (p. 64). Or, tout déplacement portance. Joly le montre en étu- craignent par dessus tout c'est la nuit à la moralité, nous le savons. diant les Bretons chez eux et leur déliquescence de la famille « Il y a d'abord un rapprochement criminalité hors de chez eux, ajoutée à celle du village. Le crime dont on ne peut nier l'importance : Tarde en indiquant que les régions les ressaisit toutes les deux à tra- notre criminalité va en augmentant limitrophes avec d'autres pays vers le personnage du vagabond, pendant que nos naissances vont sont les plus violentes. Se dépla- image des dangers sociaux qui en diminuant » (p. 238). Joly ne re- cer détruit les repères territoriaux dépassent les « honnêtes gens ». cherche pas d'explication causale, et moraux. La stabilité géographi- Hors de la famille, point de sa- mais sur ce point il se demande si que seule promeut la moralité. Jo- lut. Et lorsque la famille diminue, la la variation « n'a pas au moins la ly pense que le village permettait société tout entière ressemble à un valeur d'une présomption très un contrôle social supérieur. colosse aux pieds d'argile. La fa- grave » (p. 243). La baisse de la L'émigration périodique conduit mille est parée de mille vertus. fécondité est redoutable, car elle au vagabondage puis à la délin- Lorsqu'elle vacille, le crime est volontaire. Or la famille est la quance. L'anonymat des foules ur- s'étend. La famille c'est un foyer et condition de la moralité : « n'est-il baines a fasciné les auteurs du des enfants. Chacun de ces com- pas évident pour tout le monde début du XXe siècle. Weber, posants est menacé par le crime, à que la vie de famille est la condi- Tônnies, Durkheim, Simmel, tous moins que leur fragilité incite au tion normale de la personne hu- ont été frappés par cette nouvelle crime. Car la famille est un état maine? Peut-on croire qu'on figure de la vie sociale : l'autre, l'in- d'esprit qui prédispose à une puisse s'y dérober sans faire courir connu. bonne moralité, mais aussi un ca- un péril de plus à sa propre mora- Pour les criminologues (Joly, dre où un contrôle social puissant lité et à celle des autres?» 1888 : 76), « il suffit qu'on ne voie s'exerce, nous l'avons vu. La fa- (p. 223). Ce sont l'avarice, l'amour autour de soi aucun visage familier mille incarne la moralité et la soli- du bien-être et la paresse qui sont pour que, par instants, l'on s'ima- darité. exprimés dans ce refus d'avoir des
enfants. Le refus de la maternité du crime. Les criminologues ne firme la nécessité d'une transcen- par la femme effraie : échapperait- voient que conflits dans le monde dance pour que la société ne s'ef- elle à son statut de reproductrice ? politique, alors qu'il faut de la stabi- frite pas en une multitude de pro- Porter atteinte à la famille revient à lité, stabilité du village, de la fa- grammes individuels, que le libre faire preuve d'immoralité. Nul ne mille, de la terre contre la ville et arbitre ne ravage pas la commu- doit corriger « l'oeuvre de la na- l'argent. L'élément clé est la mora- nauté : « En fait d'éruption crimi- ture ». Les « immondes individus » lité, dont la disparition explique le nelle prodigieuse et multiforme, on qui facilitent l^vortement sont crime : « la moralité d'un peuple ne saurait rien comparer dans les voués au pilori. La dissolution du est si étroitement liée à la fixité de temps modernes à la grande Révo- mariage est moins insupportable ses moeurs et de ses coutumes, lution française, parce que jamais que « la tranquillité dans l'aveu et comme en général celle d'un indi- le déracinement des institutions le cynisme avec lesquels les popu- vidu à la régularité de ses habi- d'un peuple n'a été si profond » lations rendent compte de leurs tudes, qu'il ne faut pas s'étonner (Tarde, 1902 : 93). « La Révolution liaisons extra-maritales » (p. 147). de voir les époques troublées par sociale, qu'il faut bien se garder de L'adultère, l'avortement, les nais- de grandes crises, les nations re- confondre avec la civilisation, a 15 sances illégitimes, le divorce sont muées par la longue lutte de deux multiplié les déclassés, les agités, autant de traits de criminalité pour cultes, de deux civilisations, de pépinière du vice et du crime, les nos criminologues. Après la fin de deux partis, de deux armées, se si- vagabonds notamment, dont le la vie villageoise, c'est la mort de la gnaler par leur criminalité excep- nombre a quadruplé » (p. 86). S'il famille qui est redoutée : l'analyse tionnelle ». Ce que nos crimi- est besoin, faisons encore une ci- du crime conduit naturellement à nologues craignent, c'est le chan- tation. Tarde reprend : « Bornons- elles deux. Les communautés se gement. Et ils ne se privent pas nous à la statistique criminelle, et dissolvent, libérant l'individu; pour le dire. D'ailleurs ils inter- concluons encore une fois que le contrôle social et moralité s'éva- prètent la volonté de changement mal croissant, indice d'ailleurs nouissent de concert. Alors le comme une volonté de changer d'une amélioration cachée, ex- crime émerge et submerge la ville pour changer, sans motivation posé par elle à nos regards, n'est et les campagnes. Car, on l'a com- réelle, et ils condamnent cette vo- imputable ni à la police, ni à la jus- pris, la dissolution des villages et lonté. Le changement de gouver- tice, ni à la civilisation, ni même à celle des familles s'accompagnent nement n'échappe pas à la règle la loi pénale, mais peut-être bien d'une perte des valeurs et du res- (Tarde, 1902 : 95). Car depuis la au refoulement des instincts chari- pect de l'autorité. Rien ne rem- Révolution le changement de gou- tables et au soulèvement des pul- place l'autorité sapée du chef de vernement évoque les périodes sions révolutionnaires » (p. 114). famille ou de village : l'État est im- troublées, mais aussi la démocra- Le parallèle est limpide : les ins- puissant. tie et ses foules indécises et mani- tincts charitables remplacés par Pour Tarde, le politique s'op- pulates. l'égoïsme et les pulsions révolu- pose au religieux bien qu'il lui Progressivement nous accé- tionnaires expliquent la statistique succède : « les luttes politiques ont dons au sommet de l'édifice : ce criminelle. L'amélioration cachée succédé aux querelles religieuses, qui est mis en cause avec le crime dont parle Tarde recouvre son sen- les conflits d'intérêt aux conflits de et l'incapacité de le gérer, c'est la timent que le crime est le prix à conviction, les faiseurs aux confes- politique dissensuelle et le mode payer par la civilisation pour son seurs, la préoccupation du succès de gouvernement démocratique, évolution. Il débattra longuement avant même celle de la fidélité à même si les auteurs se gardent de la contradiction entre une civili- tout prix » (1902 : 202). La police bien de présenter les choses de sation scientifique qui découvre la ou la justice n'ont pas la part belle façon aussi tranchée. C'est au vérité et le développement du chez nos analystes, qui privilégient nom de la démocratie qu'ils insis- mensonge, de la duperie, des vols la morale par rapport au droit. Ce tent sur le besoin de stabilité, astucieux dans le même mouve- qui faisait la morale (l'Église, la re- d'élites modérées. Mais l'essor du ment (p. 198etsuiv.). ligion) est en voie de disparition au crime, parce qu'ils opèrent à tra- Pour recomposer la société, profit du politique, lieu de conflit, vers lui une mise en cause de l'in- Tarde recherche « quelque postu- de pouvoir, d'égoïsme, né avec la dustrialisation comme de l'urbani- lat transcendant ». Et il invoque la société industrielle et urbaine. sation, désigne pour eux le proces- science, sans y croire pour l'im- Avec le mensonge et l'émanci- sus politique qui a conduit à cet médiat. pation de l'individu, la place du po- état de trouble : la Révolution H. Joly fait une analyse pa- litique représente le troisième volet française. Tarde craint une éman- rallèle : l'individualisme est au du triptyque explicatif de la montée cipation totale de l'homme et af- coeur des méfaits que le crime fait
Revue internationale d'action communautaire 19/59 trop grande place dans les causes géographique, politique et sociale Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du qui expliquent le mouvement de du village, la famille, et enfin l'auto- social : deux fins de siècle notre criminalité » (p. 414). rité ancrée dans la tradition. Terme Plus on avance dans le siècle, à terme, ces éléments sont rem- plus l'autorité se désorganise con- placés par la ville, le célibat et les clut Joly. Les partis politiques flat- naissances illégitimes, la dépopu- tent et corrompent leur clientèle, et lation et enfin le politique, toutes le marchandage électoral répugne choses corrompues par l'égoïsme à notre criminologue. Toute pré- et surtout l'individualisme qui les sence des foules dans la vie politi- habitent. que dérange. Car le droit de suf- L'explication de la criminalité et frage des ouvriers interdit au gou- surtout du sens qu'elle prend, ce- vernement de rétablir le livret qui lui de fait saillant lié à la croissance permettait d'éviter le vagabon- de l'immoralité (car c'est bien cela 16 pointer du doigt, car il engendre la dage, cause de nombreux maux et qui inquiète nos auteurs), part du disruption des solidarités tradition- délits et signe de l'éclatement du crime lui-même d'une part et de la nelles et de l'autorité. Joly pense village. La politique corrompt la so- Révolution d'autre part, pour mon- que le crime féroce se transforme ciété, l'école, les syndicats. trer comment des phénomènes en crime intéressé ; l'égoïsme est Au terme de ce périple dans la dont le lien n'est pas évident s'arti- un signe de l'immoralité. Il penche pensée de deux criminologues culent profondément. La préoccu- pour une explication faisant inter- français, on peut dire que le crime pation pour le crime est alimentée venir « une sorte d'abandon de soi- est bien un opérateur de dénoncia- par la crainte de l'immoralité, dont même et d'affaiblissement conta- tion des mutations sociales : le la diffusion est due à l'éclatement gieux ». Les faillites économiques, crime conduit au constat que tout des cadres sociaux. le divorce (« banqueroute du ma- se dissout. Tout, c'est-à-dire l'unité riage »), « la faillite de l'humanité » (la baisse des naissances), le sui- cide (« banqueroute suprême »), tous ces faits sont mis sur le même plan. L'abandon de soi-même conduit le citoyen ou le chrétien à se retirer de la vie politique. Joly fait remonter les troubles à la Révolution française : « une des pires (choses) est l'intervention et le déchaînement des foules dans les moments critiques de la vie nationale. J'ai peut-être tort de dire qu'un tel phénomène date de 1789 » (1888 : 405). Il parle de foule aveugle, déchaînée. La Révolution est à mettre sur le compte de « vagabonds étrangers à la ville de Paris ». L'homme qui intervient dans ces troubles politi- ques et l'auteur de violences ont le même profil : c'est un vagabond, pire, une foule de vagabonds, de « flâneurs ». Joly s'en prend au fait que ces hommes aient le droit de vote et l'utilisent (p. 409), car il perçoit un « empressement de la canaille à se glisser dans tout mou- vement qui promet du trouble ». À ce fait, « on ne saurait donner une
rité. La prétendue « expérience tudes. Mieux, cet opérateur logi- traumatisante » n'existe que dans que chargé d'ordonner la place du la tête de ceux qui ne sont pas vic- désordre régit les mêmes catégo- times de la délinquance. Indemnes ries d'appréhension aujourd'hui ou victimes, les individus ont un qu'il y a un siècle. sentiment d'insécurité de même Parcourons rapidement les intensité, toutes les enquêtes, corrélats du sentiment d'insécurité nord-américaines, allemandes et tels qu'ils se manifestent empiri- françaises, le constatent. Nos pro- quement à travers les enquêtes pres enquêtes à Grenoble et à Tul- (tableau 1 ) ; nous tenterons ensuite lins-Fures le confirment. Force est de montrer leur imbrication. Le de traquer la formation du senti- sentiment d'insécurité est un syn- ment d'insécurité ailleurs que dans drome d'émotions (peur, haine, les chemins battus (le crime, la désarroi, jalousie) cristallisé sur le Le sentiment d'insécurité à délinquance) qui nous sont crime et affirmé sur le plan de l'au- 17 la fin du XXe siècle désignés. Ce n'est pas que le sen- thenticité, c'est-à-dire de la subjec- Dans le dernier quart du XXe timent d'insécurité soit pur phan- tivité. L'individu décline ses siècle, le sentiment d'insécurité a tasme, ni même que le point de craintes autour de sa personne pris une place importante sur la cristallisation élu (le crime) soit à mais engage tous les plans de l'or- place publique, tant dans les lieux négliger. Bien au contraire. ganisation sociale : police, justice, de socialite que sur la scène politi- Mais il s'avère qu'il n'y a pas de Etat, définition des bornes de la so- cienne. Le sentiment d'insécurité liaison simple et mécanique entre ciété. est une préoccupation personnelle victimation et sentiment d'insécu- La population insecure est par- et une préoccupation sociale pour rité. À notre sens, le crime est un ticulièrement attachée aux valeurs les individus comme pour les pou- scheme fédérateur des inquié- sûres ; celles de la tradition, étant voirs publics. Les pouvoirs publics locaux ont dû, malgré les statisti- ques qui font de la France un des TABLEAU 1 pays les plus policés du monde, Corrélats du sentiment d'insécurité mettre sur pied des polices munici- pales trop longtemps considérées Tout à Pas comme de simples gardes préto- fait d'accord riennes alors qu'elles répondaient d'accord du tout à une exigence des populations lo- Q. 1 : En dehors de la famille et de cales. La presse accorde une quelques amis on ne peut faire place toujours plus large aux faits confiance aux gens 38 35 28 21 19 divers mettant en scène l'insécu- Q . 2 : Les parents qui se teignent les rité. Les différents gouvernements cheveux en vert donnent le mauvais exemple 38 33 22 15 20 lui accordent une attention pri- Q . 3 : Les étrangers sont auteurs de vilégiée au plan national. violence 41 34 30 20 18 Mais au-delà de cette existence Q . 4 : Les jeunes sont auteurs de d'un fort sentiment d'insécurité qui violence 47 35 31 20 17 se traduit par l'attribution d'un rôle Q . 5 : Les possibilités d'action de la de premier plan aux questions de police sont trop étendues 24 23 19 30 37 crime, peut-on bien dire que les Q . 6 : Le rétablissement de la peine de mort serait une bonne chose 37 37 27 27 17 fins de siècle concordent? Le Q. 7 : Il faut se débarrasser des crime reste-t-il un fédérateur de immoraux 36 34 27 20 15 préoccupations le débordant sans Q. 8 : Trop de liberté peut être cesse, ou n'est-il que la résultante dangereux 36 25 25 16 18 de l'aggravation de la délinquance Q . 9 : L'obéissance et le respect de et de la criminalité ? l'autorité sont les premières Nous savons qu'en France, choses à apprendre aux enfants 33 26 24 18 16 comme dans tous les pays étran- Les pourcentages présentés concernent les personnes se sentant en insécurité à domicile gers, la victimation n'est pas (fréquemment, quelquefois ou rarement) (N = 1290). génératrice du sentiment d'insécu- Les coefficients de Kendall sont tous significatifs au seuil de 0.000.
Revue internationale d'action communautaire 19/59 culièrement de la société urbaine. première vue, cette population qui Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du Ces formes de marginalité sont as- ne peut plus compter sur ses social : deux fins de siècle sociées à d'autres, comme la prise concitoyens pervertis demande à de drogue, que l'on condamne l'État de remettre la société en or- sans distinguer entre la marijuana dre (Q. 5). Plus que les autres, les et l'héroïne. Le sida vient, à point insécures veulent que les effectifs nommé, raccorder ces ordres des de la police augmentent et surtout choses en réunissant décadence que le champ d'intervention de la sexuelle, drogue et maladie. police s'étende. Non parce qu'ils Les populations insécures sont ont été victimes, rappelons-le, plus souvent tentées de stigmati- mais parce que les signes annon- ser les étrangers (Q. 3) et les ciateurs de la décadence doivent jeunes (Q. 4) comme violents. être conjurés et que l'autorité de L'association étranger-violent tra- l'État doit être rétablie pour que la 18 finalement les seules à avoir fait verse les débats actuels sur le morale soit assise. La dissolution leurs preuves, sont tout naturelle- code de la nationalité, puisqu'ils se de l'autorité familiale et étatique ment élues. Au coeur de la tradi- focalisent sur les crimes ou délits doit être empêchée. La présence tion, de l'enracinement de l'indivi- interdisant l'acquisition de la na- policière peut, à leurs yeux, y du dans une histoire qui l'englobe tionalité française. Le criminel contribuer. Mais elle doit être as- physiquement et idéalement, nous comme l'étranger est placé hors sortie de plus de rigueur. Les trouvons la famille. La famille est de la cité sociale et politique. Il doit peines exemplaires sont à pres- portée aux nues. Remède ances- être privé de ses droits. Les indivi- crire, et le rétablissement de la tral contre le désordre, sa derelic- dus insécures désignent avec peine de mort est demandé (Q. 6). tion engendre celle de toute la so- force l'impossible intégration de Non qu'on la sache efficace (La- ciété. Les cadres de socialisation ces populations immigrantes, grange, 1985), mais par souci de battus en brèche cèdent le pas à déclarées déracinées et inaptes à rétablir des marqueurs simples de un individu trop libre pour être croître dans le terreau français. l'ordre social. D'ailleurs les per- honnête. La préoccupation de Les étrangers sont les criminels : sonnes insécures croient plus que sécurité s'alimente à une famille ils menacent la sécurité physique, les autres qu'il est possible de cir- vécue et conçue ; il y a d'une part économique et morale, enfin ils conscrire l'immoralité et désirent repli réel et matériel sur la sociabi- tentent d'usurper une qualité de ci- l'élimination des immoraux (Q. 7). lité familiale (voir Roche, chap. 4, toyen qui devrait leur être interdite. Le crime désigne des facteurs dans Lagrange et Roche), d'autre Au plus fort de l'ascension de du crime, dissolution de la famille, part un rôle potentiel est dévolu à Jean-Marie Le Pen, la droite, peu de l'autorité de l'État, des moeurs, la famille en tant que cadre de soli- après son arrivée au gouverne- puis il pointe du doigt les auteurs, darité. Enfin, la famille et le cercle ment, en mars 1986, a tenté de ceux qui perturbent les valeurs po- fermé de quelques amis sont, restreindre cette acquisition de ci- sitives, les jeunes, les immigrés. dans une société perçue comme toyenneté. Le courant s'est in- Le crime a cette particularité d'as- massifiante et anonyme, les seuls versé au fur et à mesure que la socier la violation du droit à des fi- pôles de confiance (voir la Q. 1). préoccupation sécuritaire retour- gures concrètes; il présentifie, il En regard du cercle familial nait à son étiage. Mais le fait est rend concret. La factualité de nous trouvons des expressions là : aux yeux des personnes in- l'acte, la personne qu'est l'auteur micro-sociales de marginalité : se sécures, cette nouvelle population sont des événements avérés : la teindre les cheveux (Q. 2), être urbaine et ouvrière venue d'ail- morale prend chair. homosexuel. Les populations insé- leurs, et donc barbare, devrait se La dissolution de la commu- cures condamnent particulière- voir fermer les portes des cités, nauté morale et politique structure ment ces comportements. L'ho- mieux, être repoussée. l'horizon des individus insécures. mosexualité n'est pas naturelle, En face de la délinquance des Mais cette disruption n'est permise elle est une négation de l'ordre des moeurs, de la fragilité de la famille que parce qu'a lieu une individua- choses, du mariage chrétien. La et de l'invasion des villes par des lisation des rapports sociaux con- reconnaissance sociale acquise populations exogènes, les seg- substantielle à l'évanouissement par les homosexuels inquiète cer- ments insécures de la population de l'autorité : la liberté fait peur car tains secteurs de la population, qui française mettent en cause la jus- les hommes en abusent (Q. 8). La y voient un nouveau signe de la tice (laxiste) et la police (ineffi- population insecure pense que le décadence de notre société, parti- cace). Mais, paradoxalement à crime est le résultat de la libération
des individus, qui du coup sont construisant comme scheme inter- phénomènes des responsables amoraux. Le crime émeut ceux qui subjectif, peut être l'objet d'é- humains. voient leurs balises cardinales de- changes verbaux, peut être le La force de l'opérateur logique venir impuissantes à les orienter : point de rencontre des subjecti- crime tient à son ancrage dans le les autruis agissent des rôles sans vités. Un objet de pure intériorité monde objectif. Loin de se réduire rapport avec leurs statuts quand est inneffable. Le sentiment d'in- aux attaches qu'il invoque, il en de nouveaux statuts ne se font pas sécurité parle de la préoccupation dépend pourtant au point que leur carrément jour. Cette apparente pour le crime à la première per- fragilisation peut faire s'effronder inconsistance des individus trou- sonne. Le crime autorise la fédéra- la préoccupation sécuritaire. La ble une population insecure qui se tion de désordres partiels, mais peur repérée aux deux fins de réfugie dans un âge d'or : le vil- plus, permet de relier les niveaux siècle s'arc-boute à une situation lage-famille aux statuts bien pres- subjectifs ou psychologiques à d'ensemble dont l'isomorphie est crits, à l'harmonie parfaite, l'an- d'autres plans de la société. Le saisissante. tithèse de la ville criminogène. crime existe comme préoccupa- À la fin du XIXe siècle l'urbani- tion personnelle (j'ai peur), et sation est rapide (Dupeux, 1974). Il 19 simultanément comme préoccu- en sera de même durant la pation sociale (le crime est dan- deuxième moitié du XXe siècle. Un gereux) assortie d'une volonté exode rural s'ensuit. La ville se d'action contre les violations au bâtit plus vite que la culture ur- droit à la sécurité des biens et des baine. Elle semble générer tous les personnes. Le crime interpelle à désordres et tous les vices. On travers l'angoisse personnelle la s'inquiète bien, hier comme au- question de l'ordre social et politi- jourd'hui, de la mort du village et que, la question de la définition de la fragilité de la famille. Durant des limites de la société, cet les deux périodes, le nombre des extérieur nécessaire à la construc- mariages diminue1 et celui des tion d'une identité. Le crime per- divorces augmente. Le nombre met d'interroger d'un même mou- d'enfants illégitimes (nés hors ma- vement l'homme et la société, le riage) augmente aussi2. Les céli- L'opérateur logique « crime » micro- et le macro-social. Le mou- bataires et les familles monoparen- Cette interprétation ne doit pas vement d'universalisation-particu- tales en nombre croissant sont par nous conduire à faire du désarroi larisation est donc double : il deux fois un sujet de préoccupa- sécuritaire une énième variation intègre des éléments disparates tions. Le taux de fécondité est en sur le thème millénariste, ou un pur (dissolution des moeurs, faiblesse chute libre aux deux fins de siècle : phantasme. La puissance de l'o- de la famille, drogues, arrivée encore une inquiétude identique3. pérateur logique est d'enclencher d'étrangers, etc.) dans un tout, et il À ces soucis s'en ajoutent d'au- un mouvement d'universalisation- attache l'homme à la société dans tres : l'alcoolisme, qui accompa- particularisation (au sens analysé une même préoccupation. gne alors la montée du crime, par Lévi-Strauss, 1969) et d'abs- Enfin, le crime à travers son as- comme la drogue aujourd'hui. Le traction-matérialisation. pect factuel, tangible appartient au suicide atteint des sommets durant Le mouvement d'universalisa- monde sensible, vécu des indivi- les deux périodes. Et on pose la tion-particularisation suscité par dus sans quitter le monde conçu. même question : l'individualisme des schemes structurants de la Le crime opère une présentation n'est-il pas la cause de tout cela ? pensée a pour charge d'ordonner concrète des actes réprouvés et Tous les événements mis en le désordre. Non point de le mettre des auteurs de ces actes. Il actua- cause par le crime trouvent une simplement en ordre, mais de co- lise dans le monde vécu des base réelle dans l'histoire. Même ordonner les facettes disjointes de catégories abstraites telles que le la hausse de la délinquance se la désorientation pour les réunifier droit ou la morale, sollicitant l'indi- trouve étayée par la statistique. autour d'un thème fédérateur. Le vidu pour qu'il prenne position. Le Par deux fois cette violence ordi- crime permet de reconstruire la crime donne corps au désarroi là naire est ponctuée d'attentats ter- perte des repères comme telle (qui où les processus macro-sociaux roristes : les anarchistes, Ravachol peut elle-même s'énoncer comme n'ont pas d'auteurs (urbanisation, en tête, font exploser des bombes crainte de cette perte) et de la industrialisation, exode, crise) : il à Paris. Aujourd'hui, les attentats décrire de façon cohérente pour permet de simuler le contrôle sur perpétrés par Action directe jouent soi et pour autrui. Le crime, en se l'environnement en donnant aux le même rôle. Les lois d'exception
Revue internationale d'action communautaire 19/59 Insécurité, sentiment d'insécurité et recomposition du social : deux fins de siècle 20 votées aujourd'hui interdisent de juger les terroristes devant un jury, Notes Bibliographie tout comme les « lois scélérates » 1 Dupeux (1974) montre que la proportion DRACHLINE, P. 1985. Le Crime de Pan- votées après la mort de Carnot. La de mariages pour 10 000 habitants n'est tin. Paris, Denoël. presse qui se déchaîne autour des jamais supérieure à 151 entre 1876 et DUPEUX, Georges. 1974. La Société assassinats des vieilles dames du 1900 alors qu'elle dépasse toujours ce française, 1789-1970. Paris, Colin. chiffre depuis le début du XIXe siècle, XVIIIe arrondissement fait écho à avec des pointes à 171/10 000. Après JOLY, Henry. 1888. La France criminelle. Paris, Alcan. l'affaire Tropmann (Drachline, les années 1946-1950, où elle atteint LAGRANGE, H. 1985. Réponses à 1985), qui marque les débuts de la des sommets (194/10 000), la proportion l'insécurité. Grenoble, septembre-oc- passion pour les faits divers et leur des mariages décline puis s'élève jus- tobre, document multigraphié. qu'en 1965 avant de décroître à nou- médiatisation. veau jusqu'à aujourd'hui. LAGRANGE, H. et S. ROCHE. Baby alone Le crime s'impose comme 2 in Babylone. Vol. 1, rapport de re- La proportion des naissances hors-ma- cherche pour le ministère de l'Urba- opérateur logique de la pensée à riage passe de 6,3 % en 1968 à 8,5 % nisme et du Logement, 400 p., et vol. deux périodes de décomposition- en 1975 et à 14,2 % en 1982. Données 2, à paraître. recomposition de la société sociales, 1987 : 278. LÉVIS-STRAUSS, Claude. 1969. La 3 française, deux phases de tran- La fécondité s'est écroulée entre 1960 Pensée sauvage. Paris, Pion. sition d'un monde à un autre. La et 1975 et stabilisée depuis à son niveau OCQUETEAU, F. 1987. « L'irrésistible as- le plus bas. Données sociales, 1987 : cension des forces de sécurité force de cet opérateur est d'une 447. privée », Actes, 60. part de faire correspondre les SORLIN, Pierre. 1969. La Société plans sociaux, juridiques, politi- française. Paris, Arthaud, tome 1, ques et individuels (le sentiment), 1840-1914. et d'autre part de s'appuyer sur TARDE, Gabriel. 1902. La Criminalité des mouvements réels et d'en pro- comparée. Paris, Alcan. poser une réduction, c'est-à-dire WEBER, Eugen. 1985. Fin de siècle. Pa- ris, Fayard. une interprétation et une mise en cohérence autour d'oppositions simples. Sébastien Roche CERAT Institut d'études politiques Grenoble
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