Jouer cartes - sur table - Lycée Alain Colas
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
RÉCIT D’UNE 3 GOOGLE MAPEUSE Le GPS de mon téléphone portable ne fonctionne plus. Alors, pour aller d’un point A à un point B, il s’agit de ruser. Faire appel à ma mémoire pour de courts trajets peut suffire. J’uti- lise Google Maps sur un ordinateur et je retiens les différentes étapes entre les deux points. Me voilà sauvée. Je peux me rendre à destination sans difficulté et en toute sécurité. Google Maps peut me compter parmi ses un milliard d’utili- sateur-rices actifs par mois. Le service de cartes souffle cette année sa quinzième bougie. Il doit sa renommée à ses deux fonctionnalités phares : Google Earth et Google Street View. Nées respectivement en 2005 et 2007, l’une permet de voir la Terre sous forme de mappemonde satellite d’une précision et d’une qualité sans précédent, la seconde permet de dépo- ser un petit Homme bâton dans les rues d’un lieu afin de le visiter1. Il sera nos yeux et nous permettra une immersion virtuelle. En quelques secondes, nous sommes rentrés à l’intérieur de la carte. « Attend, je t’emmène voir mon chez-moi. K-I-N-G-E-R-S-H-E-I-M. Rechercher. Regarde ! Ça, c’est ma rue. La ville n’est pas extraordinaire, mais elle est plutôt belle ma maison, non ? », « Oui enfin moi, j’habite en face de la mer, je te montre2. » Voilà comment, en quelques minutes, le service cartographique de Google nous emmène faire un tour d’hori- zon des logements de la moitié des élèves de la classe. Soulignons d’ail- leurs déjà des différences de détails selon les lieux de vie de chacun. Alors que je peux montrer jusqu’à la couleur de mon portail, un certain élève nous emmenant à 6 700 km de là, en Martinique, est incapable de nous emmener dans sa rue. 1. Benoît Georges, Google Maps, les cartes au trésor, Les Échos, lesechos.fr, 19.02.20 2. D'après une conversation animée avec mes camarades de DSAA.
RÉCIT D'UNE GOOGLE MAPEUSE 4 Nous resterons à explorer le centre-ville, non sans être déçus de ne pas pouvoir atteindre la destination tant van- tée. Amusés, divertis, ébahis, oui. Méfiants ? Aussi. Un article Vice nous alerte quant à la collecte de données dont fait preuve le service. Six bonnes raisons de ne plus utiliser Google Maps3 : sévère mais pas étonnant. Enregistrement des lieux cherchés et des trajets effectués pendant 18 mois, ces arguments anti-géant du web ne m’empêchent pas de conti- nuer à l’utiliser non sans une certaine lassitude. Cependant, ce sont moins les articles condamnant la plate- forme qui m’intriguent que ceux qui évoquent sa grande malhonnêteté géographique. JOUER SA DERNIÈRE CARTE Jean-Christophe Victor, géographe, expert en géopolitique et relations internationales, et créateur de l’émission Le Dessous des Cartes, livre pour France Culture en 2016 un entretien accusateur et préventif aux internautes4. Dans sa ligne de mire : mon service cartographique par défaut. Google Maps dépasse largement ses concurrents en terme de popularité et l’on ne pourra accorder cette prouesse qu’à sa gratuité et son ergonomie. Pour gagner du terrain face à ses adversaires, le service de cartographie a recours à la ruse et à une certaine forme de corrup- tion. Jean-Christophe Victor met en avant une adaptation du tracé des frontières en fonction de la localisation géographique et du contexte politique local. La Crimée est russe en Russie. Le Sahara Occidental est marocain au Maroc. Le Golfe Persique devient le Golfe Arabe aux Émirats Arabes Unis. Au Japon, des îles que l’on nomme Diaoyu s’appellent Senkaku en Chine5. Dans des zones éminemment sensibles, (sont citées notamment la frontière sino-indienne, le Cachemire et la bande de Gaza) où « chaque centimètre est négocié », les frontières sont choisies 3. Sebastian Meineck, Six bonnes France Culture, franceculture.fr, raisons de ne plus utiliser Google 28.12.16 Maps, vice.com, Vice, 20.11.20 5. Timothée Vilars, Google Maps, 4. Éric Chaverou, Comment des frontières à la carte pour ne Google dessine sa carte du monde, froisser personne, L'Obs, entretien de Jean-Christophe Victor, nouvelobs.com, 02.06.2015
RÉCIT D'UNE GOOGLE MAPEUSE 5 à la carte, en veillant à ne pas froisser l’état commandi- taire. Ne proposant malheureusement pas d’alternative concrète aux utilisateurs de Google Maps, Jean-Christophe Victor entrevoit cependant dans le fait de savoir, une certaine manière de combattre la subjectivité. Alors Google Maps, « soucis d’objectivité et de conformité aux lois locales » ou quête de mainmise absolue sur le marché de la cartographie ? Ce service cartographique pourrait s’inscrire dans la catégorie des cartes qui ont le « double rôle d’informer et d’impression- ner le public », évoqués dans Comment faire mentir les cartes6. Marc Monmonier relève, sans les condamner, « le risque et le pouvoir qui accompagne la conception d’un médium qui, lorsqu’il n’est pas maîtrisé par un savant aux intentions honnêtes » peut alors « échapper à tout contrôle. » L’auteur évoque par là le pouvoir de celui qui fabrique la carte sur celui qui la lit. Un cartographe, un designer, est-il en mesure de transmettre un message personnel, et donc subjectif à travers une carte et alors cartographier de manière singulière ? Peut-il s’affranchir de conventions cartographiques ? MISE À PLAT Commençons par définir la carte géographique. Nous enten- dons par carte la représentation conventionnelle sur un plan de phénomènes géographiques ou de données concrètes ou abstraites à l’intérieur d’un espace donné, localisable sur le globe7. Alors, une carte pose une limite géographique d’une part, et une limite de l’ordre du signifiant de l’autre. Par représentation conventionnelle, entendons une représentation qui résulte d’une règle de conduite adoptée à l’intérieur d’un groupe social8. Pour poursuivre, il semble nécessaire d’effectuer quelques rappels historiques et techniques entourant la carte et sa fabrication, qui permettront de mieux comprendre ce qu’elle est et a été au cours du temps et le rôle du designer au cours de sa conception. 6. Marc Monmonnier, Comment faire mentir les cartes, Paris, Éd. Flammarion, 1991, épilogue 7, 8. selon le dictionnaire du Larousse et le Centre National des Ressources Textuelle et Lexicales
LES PREMIÈRES 6 CARTES TOUT COMMENCE ICI Les capacités d’abstraction et de représentation du monde qui nous entoure, apparues à la Préhistoire, ont permis la naissance de la carte. Pas moins de 18 500 ans nous séparent d’elle. Sur les parois des grottes de Lascaux, chapelle sixtine de l’art quarternaire1, trois points à la disposition particulière viennent symboliser à plat le triangle d’été : les très brillantes Véga, Deneb et Altaïr. Sur d’autres fresques, les Pléiades, un amas d’étoiles ouvert, illumine les parois de la grotte2. Les Hommes représentent ce dont ils ont une vue d’ensemble et dessinent les premières cartes célestes. JE SUIS AU CENTRE DU MONDE Faisons un bond dans le temps, direction Babylone. La carte géographique babylonienne du monde donne à voir l’écou- mène* sur une tablette d’argile. La Terre est alors un cercle bordé par la mer. Au centre de la carte, et donc de l’Univers, Babylone siège, entourée de l’Assyrie et de l’Urartu4. Placer la capitale de l’Empire babylonien au centre du monde n’est pas innocent, la carte dépasse alors sa fonction de représentation de l’espace. Elle est déjà, au ve siècle av. J.-C. et pour toujours, un outil politique. Il faudra persévérer pour « surmonter [...] les préjugés culturels hérités d’un passé où chaque peuple se voyait naturellement situé au centre de l’Univers5. » 1. D'après les mots de Jean Taralon ici l'espace terrestre connu. dans La Grotte de Lascaux, 1957 4. Désignent le nord de l'Irak actuel 2. Xavier Demeersman, Les pein- et le nord-est de la Syrie (Assyrie) tures rupestres représenteraient et le Haut plateau arménien actuel des constellations, Futura Sciences, (Urartu). futura-sciences.com, 08.12.2018 5. Catherine Delano-Smith, Le 3. Désigne l'espace habité de courrier de l'UNESCO : une fenêtre la surface terrestre, mais suggère ouverte sur le monde, xliv, 6, 1991
LES PREMIÈRES CARTES 7 LA TERRE EST RONDE C’est en Grèce et pendant l’Antiquité que la carte scientifique fait ses débuts. Trois hommes vont faire un travail détermi- nant qui va changer la face du monde et poser les bases de la cartographie contemporaine. Thalès, Aristote et Ératosthène6 déterminent respectivement que la Terre est ronde, que c’est une sphère et qu’elle a une circonférence d’environ 39 000 km. N’étant plus plate, notre planète devient beaucoup plus com- pliquée à représenter en deux dimensions. Hipparque7 invente alors la projection stéréographique, qui consiste à projeter une sphère sur un plan. Ptolémée, enfin, rédige sa Géographie8 au iie siècle, synthétisant et pérennisant ainsi les savoirs amassés jusqu’alors. Remercions-le, car au Moyen Âge, la géographie sera complètement repensée et les innovations oubliées. 6. Thalès : philosophe et savant 8. Ptolémée, astronome et astro- grec du vie siècle av. J.-C. Aristote : logue grec du iier sièce rédige une philosophe grec du ive siècle compilation des connaissances sur av. J.-C. Érastothène : astronome, la géographie du monde à l’époque géogrpaphe, philosophe et mathé- de l’Empire romain, et dont la redé- maticien du iiie siècle av. J.-C. couverte en Europe au xve siècle 7. astronome, géographe et mathé- permit de relancer l'étude de maticien grec du iie siècle av. J.-C. la géographie mathématique et de la cartographie.
LES PREMIÈRES CARTES 8 REPRENONS DEPUIS LE DÉBUT En Europe, les cartes s’emparent d’une mission divine et mystique alors qu’elles se débarrassent des découvertes scientifiques qui les ont façonnées jusqu’alors. Les mapae mundi 9sont des cartes TO (terrarum orbis10) qui ont la particularité de repré- senter à la fois le temps et l’espace, qui défilent de l’est en haut à l’ouest en bas. Séparés par le Nil et le Tanaïs, Sem occupe l’Asie tandis que Japhet et Cham se partagent l’Europe et l’Afrique. Au centre d’un plateau encer- clé d’eau, Jérusalem règne. À l’inverse, dans les pays arabes et en Chine, la cartographie prend un tout autre chemin. Elle se précise et les savoirs grecs sont conservés et affinés. EXPLORATION CARTOGRAPHIQUE Pour des besoins pratiques ; la découverte du monde, rien que ça ; la cartographie renaît et retrouve sa rationalité d’origine. Les grands navigateurs utilisent des cartes maritimes, les portulans11, qui gagnent en précision grâce à l’invention de nombreux outils de mesure. Parallèles et méridiens12 sont adoptés, marquant le début de la cartographie moderne. Symbolisant la conquête du monde, mais aussi la quête de pouvoir, la carte se précise alors davantage, illustrant l’étendue du domaine du commanditaire. 9. Se dit des mappemondes qui 12. Les parallèles sont des cercles ont été réalisées au Moyen Âge imaginaires parallèles à l'équateur en Europe. et les méridiens sont des cercles 10. Le monde, en latin. imaginaires qui relient chacun des pôles. L'équateur représente 8. Cartes maritimes des premiers le parallèle 0 et le méridien de navigateurs. Greenwich le méridien 0.
LA CARTOGRAPHIE 9 MODERNE À LA FRANÇAISE Vers 1650, sous le règne de Louis xiv, la géographie reste, malgré les énormes avancées réalisées jusqu’alors, assez approximative. La famille Cassini1 dresse la première carte topographique et à l’échelle de l’ensemble du royaume de France. La carte des Cassini fait preuve d’une avancée décisive, son dessin s’appuyant sur une méthode de trian- gulation géodésique que quatre générations successives se sont attelées à réaliser, aboutissant alors à une cartographie géométriquement correcte. C’est la première carte moderne du territoire français, en ce sens que sur l’ensemble du territoire, elle peut se superposer à une carte d’aujourd’hui. La carte se met au service du pouvoir qui pourra, grâce à elle, exercer pleinement sa souveraineté. CARTOGRAPHIE DE GUERRE Véritable prouesse technique, la carte des Cassini possède néanmoins un inconvénient majeur : l'absence de relief précis. Quasiment inutilisable pour l’armée comme pour l’aménage- ment du territoire, Napoléon i décide en 1808 d’établir une nou- velle carte. Mais le contexte politique est difficile et il faudra attendre la chute de l’empire et l’avènement de Louis xviii pour que le projet voit le jour. Des ingénieurs géographes, civils et militaires s’attellent à la tâche et effectuent les premiers rele- vés. Mais en 1827, les désaccords entre les deux équipes étant profonds, la maîtrise totale du projet est confiée à l’État-major des armées. Ainsi est née la carte de l’État-major. Les outils de mesure et les techniques mathématiques s’affinent et per- mettent d’atteindre une précision des données encore inégalée. Pour représenter les reliefs, des hachures sont dessinées et leur orientation et leur rapprochement indiquent respectivement le sens de la pente et son inclinaison. 1. Famille d'origine italienne natura- lisée française ayant compté parmi elle une lignée père-fils de quatre astronomes et cartographes.
LA CARTOGRAPHIE MODERNE 10 PRENDRE SON ENVOL En août 1826, l’ingénieur français Nicéphore Niepce prend la première photographie de l’histoire, le point de vue du Gras. En 1903, les frères Wright, pionniers de l’aviation, réalisent le premier vol motorisé contrôlé de l’histoire. À la fin du xixe siècle, le stéréoscope voit le jour, appareil permettant de voir en relief grâce à l’utilisation de deux illustrations ou de deux photographies. Cette technique, associée à la photographie aérienne, permet d’obtenir des images en relief du territoire. La photogram- métrie aérienne est née et c’est lors des première et seconde guerres mondiales qu’elle connait un pic d’intérêt. Outil militaire, la cartogra- phie permet de donner un avantage considérable sur une zone de conflit. En France, c’est cette technique qui sera utilisée par l’ign2 dans les années 1950 afin de cartographier l’ensemble du territoire, en 25 ans seulement. LA CARTOGRAPHIE QUITTE LA TERRE C’est à cette même période que débute l’aire spatiale. Depuis, des milliers de satellites ont été placés en orbite autour de la Terre. Ils servent notamment à déterminer des coordonnées GPS3 ou à prendre des images de notre planète, transmises sous forme d’ondes. Ils permettent de décrire des reliefs en mesurant les décalages géométriques entre deux images d’un même lieu, sous deux prises d’angles différentes. La cartogra- phie vient de quitter la Terre. 2. L’Institut national de l'information 3. Global Positioning System géographique et forestière est un établissement public à caractère administratif ayant pour mission d'assurer la production, l'entretien et la diffusion de l'information géo- graphique de référence en France.
LA CARTOGRAPHIE 11 NUMÉRIQUE CARTOGRAPHIE IMMATÉRIELLE Dans la seconde moitié du xxe siècle, l’arrivée des ordinateurs transforme une nouvelle fois le monde de la carte. L’ère du numérique commence. Avant, les cartes étaient dessinées par les cartographes à la main, sur du papier. Dorénavant, il est possible de travailler sur des cartes numériques qui sont ensuite dessinées par la table traçante. Quelques décennies plus tard, en 2002, la première caméra numérique intègre les avions de l’ign et les images sont travaillées numériquement. Seules quelques années sont nécessaires à la réalisation d’une carte et l’actualisation en temps réel est imaginable. CARTOGRAPHIE PARTICIPATIVE L’apparition des cartes numériques consultables en ligne permettent une démocratisation énorme de l’outil. Les utilisa- teurs deviennent à leur tour des producteurs d’informations géographiques en profitant de la possibilité de modifier eux- même la carte. Cartographes et utilisateurs se confondent1. 1. Gilles Palsky, Cartographie parti- cipative, cartographie indisciplinée, Information géographique, Cairn Info, cairn.info, 2013
HISTOIRE DE LA CARTOGRAPHIE 12 La cartographie contemporaine évolue en même temps que les avancées technologiques et s’utilise désormais sur un écran. Que ce soit sur un ordinateur ou sur un smartphone, elle habite notre quotidien. Celle qui, avant, nécessitait des mois de travail et était un outil relativement élitiste, profite désormais à monsieur et madame Tout Le Monde. Elle se démocratise et est visible, analysable et utilisable partout et tout le temps.
FABRIQUER LA CARTE 13 Si les protocoles de fabrication de la carte au fil du temps furent évoqués succinctement, il sera intéressant d’avoir un aperçu de la technique utilisée en 2020, en France et par l’ign. FABRIQUER LA CARTE Trois années sont nécessaires afin de couvrir l’ensemble du territoire français. Il conviendra de réaliser le processus vers la mi-journée, alors que les ombres portées sur le sol sont les plus faibles, dans de bonnes conditions météorologiques et à un cap et une altitude donnée et maintenue par l’avion Chaque photographie couvre une surface au sol d’1,5 x 1,5 km et chevauche de 60 % la précédente. Quand une ligne est finie, l’avion fait demi tour et les photographies chevauchent la zone précédente. La superposition des deux images photogra- phiées, qu’on appelle la stéréoscopie, permet d’appréhender la profondeur et le relief. Les prises de vue aériennes sont complétées par des prise de vue satellitaires, qui capturent l’ensemble du territoire français chaque année, permettant une mise à jour plus rapide des données. Des géomètres et des topographes sillonnent le pays pour effectuer des mesures de terrain et compléter ce qui ne peut être vu par des photos aériennes ou satellitaires (sentiers en sous-bois, limites des communes, toponymie, etc.). Enfin, le cartographe fait appel aux milliers d’informations disponibles sur le relief, etc, et les superposes numériquement1. De ses mains naît la carte et plus spécifiquement naît le message qui a été choisit de faire passer. 1. D'après l'émission Cartographie : le monde au bout des doigts, L'Esprit Sorcier, Frédéric Courant, à retrouver sur Youtube
MILLE-FEUILLE 14 GÉOGRAPHIQUE Dès lors, le geste de superposition accompagne fondamenta- lement la fabrication d’une carte, avant même qu’elle n’existe en ce sens qu’elle permet sa matérialité. En effet, étant inhérente à la prise de vue photographique, elle l'est aussi à la naissance de la carte en temps qu'objet palpable. Ensuite, la superposition joue un rôle fondamental dans le récit transmit à travers elle. Elle permet de mettre en avant et à la guise du cartographe des informations par rapport à d'autres. Alors, la carte peut se résumer comme une superposition de choix ? Ainsi, le cartographe peut-il bouleverser et réinventer l’histoire? Une frontière déplacée, un mot mal utilisé, nom- breux sont les exemples cités par Philippe Rekacewicz pour illustrer le pouvoir • parfois chaotique • de la carte1. Véri- table objet sensible, elle subit les omissions et les sélections des cartographes en toute discrétion, et brille de sa fausse légitimité attribuée à son mode de communication. Dans ce champ de bataille, rien n'est laissé au hasard. Des couleurs employées aux symboles utilisés, « la carte n’offre aux yeux du public que ce que le cartographe [ou ses commanditaires] veut montrer. » Il ne s’agit pas ici de faire de la carte notre ennemie, mais d’affirmer qu’elle est, selon les mots de Nelson Goodman, intrinsèquement inadéquate puisqu’elle « est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme2. » C’est de part sa complexité et sa fabrication que la carte induit une déformation de la réalité. 1. Philippe Rekacewicz, 2. Nelson Goodman, Problems and La cartographie, entre science, art Projects, Indianapolis/New York, et manipulation à propos de L’Atlas Bobbs-Merill, 1972, p.15 2006 du Monde diplomatique, monde-diplomatique.fr
APLANIR LE MONDE 15 C’est en ce sens qu’Isabelle Ost écrit que « La carte procure une image analogique et non mimétique du territoire. L’écart entre cette image et le réel tient aux procédés essentiels de la cartographie : la projection, qui déforme nécessairement la réalité géographique1 ». Qu’elle soit équivalente, conforme ou aphylactique, elle ne peut restituer correctement qu’un para- mètre de représentation, respectivement les aires, les formes et les distances sur les méridiens. Les quelques soixantaines de types de projection nous incite- rons à garder en mémoire que ce que l’on voit, n’est qu’une perception du réel. Notons cependant qu’en 1999, l’architecte Hajime Narukawa mit au point la mappemonde la plus précise jamais réalisée, à partir d’une projection quasi-équivalente. AuthaGraph est conçue par division égale d’une surface sphérique en 96 triangles. La carte conserve large- ment les superficies des surfaces émergées uniquement et permet aussi une vision du monde décentra- lisée. Cette méthode rend à l’Afrique une taille normale, là où dans de nombreuses autres projections, elle correspond à celle du Groenland, pourtant 14 fois plus petit qu’elle. Autograph figure depuis 2015 dans les manuels scolaires officiels des lycées japonais et remporte l’année suivante le Good Design Grand Award de l’Institut japonais de promotion du design2. 1. Isabelle Ost, Cartographier : 2. www.authagraph.com Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines, Presses de l’Université de Saint-Louis, 2019
COLORER LE MONDE 16 Créer une représentation schématique du monde, c’est faire le choix d’un symbole plutôt qu’un autre, d’une couleur plutôt qu’une autre. Il est du ressort du cartographe de choisir des paramètres appropriés. Illustrons ce propos par l’analyse d’un globe terrestre1. Petit fille, sur mon bureau, siégeait un globe terrestre. Bijou d’ingé- nierie, l’objet se pare de couleurs on ne peut plus pétillantes lorsqu’il remplit sa fonction de lampe. Ses océans et ses mers sont recouverts d’un bleu azur clair, quant à ses terres, elles sont surtout vertes, orangées dans le sud de l’Afrique et de l’Argentine, sur la côte ouest de l’Amérique du nord et au centre de l’Australie, et beiges sur la côte ouest de l’Amérique du sud, en Afrique du nord, au Moyen Orient et en Mongolie. Enfin, les zones terrestres se situant à l’extrême nord ou l’ex- trême sud du globe sont blanches. Si l’on comprend pourquoi la mer est représentée en bleu et la terre en vert ou sable, on notera en revanche qu’au delà de représenter « le réel » (qu’il conviendra de nuancer, la mer est bleue visuellement, mais elle ne l’est pas partout de la même manière, etc.), les cou- leurs utilisées transmettent bien plus. Chacune possède une signification qui lui est propre et qui, surtout, n’est pas plus universelle qu’elle n’est objective. Le bleu, symbole de paix, de liberté et de royauté en France, illustre la méchanceté et la bassesse au Japon. Le vert symbolise la fertilité, la force et l’Islam en Égypte, la criminalité en France. Alors que le blanc évoque la pureté en Inde, il représente la mort en Chine2. On ne va évidemment pas associer les terres représentées en vert à la criminalité, parce que le vert est avant tout là pour symboliser la matière végétale et le climat, notamment continental ou océanique, mais gardons un recul critique en temps que lecteur. 1. D'après le globe terrestre Nova Rico, made in Italy, Ricoglobus, 220/250 volts. 2. D'après crim Formation, École polytechnique de Montréal
COLORER LE MONDE 17 Poursuivons par ma rencontre hasardeuse avec un second globe terrestre, qui eut passé de nombreuses années à dépérir dans un coin sombre de mon grenier. Ce dernier, offert à Daniel par son parrain Alfred à Noël 1962, est d’au moins 40 ans son aîné (sans avoir la date de fabrication exacte de mon globe terrestre, je peux affirmer avec certitude qu’il n’est pas plus vieux que moi). Les couleurs, qui ont évidemment souffert du temps sont bien moins étincelantes que celles du descendant de sa lignée. Cependant, nous remarquerons immédiatement un habillage coloré complètement différent. Ici, la palette de couleurs qui revêt les terres se dégrade du rose au vert, en passant par l’orange, le violet, le jaune et un beige. Pour ne citer que quelques couleurs et pays, le orange recouvre l’Union Sud Afrique3, la Tunisie, ou l’Australie. Le rose est la couleur de la Yougoslavie4 et de l’Allemagne. 3. Nom donné à l’État d'Afrique nom officiel employé par du Sud de sa fondation en 1910, la Yougoslavie (1945 à 1992) et comme dominion de la Couronne comprenait la Slovénie, la Croatie, britannique, à 1961. la Bosnie-Herzégovine, 4. Fait référence à la république le Monténégro, la Serbie fédérative socialiste de Yougoslavie, et la Macédoine.
COLORER LE MONDE 18 Contrairement au précédent exemple, les couleurs semblent ici avoir été appliquées de manière relativement arbitraire, et aucune légende ne viendra éclairer ce mystère. Il s’agit ici de faire de la couleur une matière à la réflexion quant à son utilisation et aux images qu’elles renvoient. Les paramètres colorés ne sont qu’une des nombreuses couches d’informations5 qui composent la carte et c’est ainsi que « [Le cartographe] imagine et dessine un subtil cocktail : il mêle le monde tel qu’il le voit et le monde tel qu’il voudrait qu’il soit 6». 5. Jérémie Ory, De l’objet au figuré : 6. Philippe Rekacewicz, l’abstraction en cartographie, Lab- La cartographie, entre science, art ratoire en sciences et technologies et manipulation à propos de L’Atlas de l’information géographique, 2006 du Monde diplomatique, geoconfluences.ens-lyon.fr, monde-diplomatique.fr 13.09.17
19 DE L’ICÔNE AU SYMBOLE Nous retrouvons une évolution assurée de ces normes notamment dans la représentation des vents ou des mers. Alors qu’ils étaient représentés sous la forme de douze têtes ailées soufflant dans la direction des vents sur la carte de l’écoumène dessinée d’après le traité Geographica de Ptolémée en 1482, ils sont aujourd’hui signifiés par une ligne au bout de laquelle se trouve une flèche. La mer, emplie de monstres marins et de navires au xviie siècle, se dépouille de ses ani- maux terrifiants pour ne devenir qu’une surface lisse, bleue et homogène. Plus qu’une approche contemporaine, peut-être une approche plus neutre et accessible ?
CARTOGRAPHIER 20 UN HÉRITAGE CULTUREL Si les conventions sont en constante évolution dans le temps, et qu’elles fluctuent de manière spatiale, alors elles n’existent qu’à un instant T et dans une zone géographique détermi- née et limitée. De plus, nous appelons convention ce qui est admis d’un commun accord. Alors, les conditions qui les accompagnent font-elles d’elles une contrainte culturelle? Par conséquent, la carte est-elle culturelle ? Si oui, la carte raconte alors deux lieux : celui représenté et celui pour qui elle est dessinée. Google Maps et ses malhonnêtetés géographiques illustrent parfaitement ce propos en cela que le géant du web accouche de cartes d’un même lieu qui sont fondamen- talement différentes selon les individus pour qui elles sont produites. Je pense notamment à la Crimée et au tracé de ses frontières que j'ai précédemment cités. C’est malgré tout avec étonnement que, l’espace de cinq secondes, ces divergences géographiques apparurent dans mon esprit comme une source de richesses plutôt qu’une situation inconvenante. Sans m’étendre sur ce point, peut- être est-ce là une réponse aux dires de Gilles Palsky, qui raconte les peines auxquelles fait face la carte quand il s’agit d’« exprimer à elle seule toutes les nuances d’une vision autochtone multiforme du territoire1 » ? Notons que cartographier selon des normes, c’est cartogra- phier un héritage culturel. Alors, pour reprendre les mots de Camille Chatelaine, Comment considérer la standardisation des normes cartographiques si ces dernières ne peuvent traduire qu’un regard biaisé du monde ?2 Comment considérer comme conven- tionnel des outils, des méthodes qui forcent une déformation de la réalité ? Pourrions-nous envisager d’autres modèles ? Enfin, pourrions-nous nous défaire du cadre spatio-temporel résultant de la définition de la carte et ainsi donner naissance à des cartes intemporelles et universelles ? 1. Gilles Palsky, Cartographie parti- 2. Camille Chatelaine, cipative, cartographie indisciplinée, Cartographie (a)typique. Ou Information géographique, comment les mondes se modélisent, cairn.info.fr, 2013 Azimuts 48, Le Type, 2018
CARTOGRAPHIER 21 L’INSAISISSABLE Dès lors, peut-on cartographier ce que l’on veut ? Sommes nous contraints par le devoir de cartographier un lieu exis- tant ? Peut-on cartographier un objet ? Peut-on se donner la liberté de cartographier l’autre ? Si l’on reprend brièvement les définitions de la carte, elle n’en est qu’une que si elle représente un espace donné et locali- sable sur le globe. Pourtant, ne pouvons nous pas imaginer la cartographie d’un espace imaginé, rêvé ? Très tôt dans le temps se dessine une carte allégorique de l’amour. Attribuée à François Chaveau, cette gravure illustre la première partie de Clélie, Histoire romaine, texte écrit par Madeleine de Scudéry dans les années 1650. C’est une carte en cela qu’elle représente ce qui s’apparente à un territoire. Tendre est un pays entouré par les mers Dangereuse et Hostilité. Les trois capitales du pays, Tendre-sur-Inclinaison, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance sont situées sur des cours d’eau portant les noms précédemment cités. Ainsi, pour se rendre de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Estime, le voyage se fera à travers les villages de Grand-Esprit, Jolis-Vers, Billet-Galant puis Billet-Doux, tout en évitant précautionneusement les cours d’eau déchaînés. Malgré tout, ce n’est pas une carte traditionnelle en cela qu’elle ne correspond pas à la repré- sentation d’un territoire localisable sur une carte. Les conventions sont détournées pour créer un genre de carte singulier : la carte d’un espace insaisissable.
CARTOGRAPHIER L'INSAISISSABLE 22 De manière analogue mais plus contemporaine, Paul Cox propose en 2000 un nouveau jeu de société, un jeu sans règles qui se dessine sur cent jetons cartonnés. Sous nos yeux se construit une carte, un Jeu de l’amour et du hasard. Je me permets d’utiliser ici le mot carte, car les morceaux de phrases sont lus le long de ce qu’on pourrait appeler des routes, des zones colorées vertes et jaunes évoquent des aires géographiques particulières, des pointillés rappellent le tracé de frontières et enfin, des formes bleues rappellent l’eau. Cependant, ce jeu ne fait pas référence à une zone géographique identifiable. C’est d’ailleurs plus une carte temporelle que géographique, ou bien un mélange des deux. Alors, la carte raconte une histoire. Depuis toujours Éric apprécie Anne mine de rien caresse Philippe par dessus le marché Valérie tripote Pierre. En fait, chaque soir, la première venue apprécie Éric.
ET APRÈS 23 Il s'agirait peut-être la d'une occasion de jouer avec les mots de Jean-Claude Groshens, qui parle de la cartographie comme d'une discipline qui « vit de cette sorte d'ambiguïté qui la situe à la confluence de la science exacte et de l'art.1 » L'art n'est pas l'objet de cette recherche et en cela il n'est pas question de le définir. Mais imaginons que la carte se détache de normes qui peuvent parfois se rapprocher davantage de la contrainte que du cadre, alors elle pourrait se libérer de cette ambiguïté. Cartographier plus librement pour cartographier plus sincèrement ? Cette idée de détachement des normes cartographiques va être liée à mon travail exploratoire de macro-projet puisqu’il s’agit d’essayer de faire et de représenter, sans se contraindre par les conventions établies. S'éloigner de ce qu'il s'agit de faire équivaut de ce fait à une recherche d’individualité, mais c’est surtout ici l’occasion de conter un paysage différent, une histoire remarquable, une représentation du monde sous un prisme singulier. Ainsi sera explorée une quête d'univer- salité, en tension avec le caractère subjectif de la carte, tant au niveau de sa création que de sa lecture. Sera également exploré le fait d'aller au delà de ce qu'il convient de représen- ter. Et si l'Europe et le Sahel n'était pas deux étendues, l'une verte et l'autre rouge et orangée ? Et s'il existait une cartogra- phie du paysage plutôt qu'une carte de géographie ? Alors, la Terre sera bleue et la mer sera rose ? 1. Jean-Claude Groshens, Cartes et figures de la terre, Centre Georges Pompidou, 1980.
NOTES À MOI-MÊME (ET À VOUS) 24 Garde toujours en tête que cette carte a été faite pour être lue par un groupe d’individus en particulier. Pour qui ? Dans quel but ? Prends toujours un recul critique. Imagine comment aurait pu être dessinée la carte si elle avait été faite par le camp adverse, l’ennemi. Comment a été fabriquée la carte ? Pourquoi cette projection ? Pourquoi ces couleurs ? Pourquoi ces formes ? Pourquoi y a t-il un monstre marin dans la mer Méditerranée ? Regarde toujours plusieurs cartes de sources différentes pour comprendre et/ou analyser un phénomène. Émancipe-toi de la norme.
LÉGENDES 25 PAGE 1 PAGE 11 • la Terre, crayon de couleur, négatif, moi, • capture d’écran 26.01.2021, Google Maps, 2020 Europe de l'ouest • Catherine Jourdan, cartographie subjective PAGE 2 de réalisée avec un groupe d’habitants • frontière sino-indienne, acrylique de qualité médiocre sur feuille Canson, moi, PAGE 12 2020 • capture d’écran 27.01.2021, Plan, Nevers PAGE 3 PAGE 13 • capture d’écran 24.01.2021, Google Street • assemblage cartographique de la carte View, ma maison de France, IGN • capture d’écran 24.01.2021, Google Maps, PAGE 14 Martinique • carte thermique PAGE 4 PAGE 15 • représentation de la Crimée, vue • projection Autagraph de France, vue d’Ukraine et vue de Russie, www.nouvelobs.com PAGE 16 • globe terrestre Nova Rico, made in Italy, PAGE 5 Ricoglobus, 220/250 volts • Albert Bernard, Carte agricole n°3, Plantes alimentaires et industrielles, Les fils d’Émile PAGE 17 Deyrolle, Éditeurs, Paris • scan du vieux globe terrestre PAGE 6 PAGE 18 • parois des grottes de Lascaux • carte des années 40 récemment • tablette cunéiforme en argile, composée déclassifiée de la CIA entre les ixe et vie av. J.-C., British Museum PAGE 19 de Londres • La géographie du Monde selon Ptolémée, PAGE 7 125 ap. J.-C., œuvre de l'enlumineur • La géographie du Monde selon Ptolémée, N. Germanus, 1466 125 ap. J.-C., œuvre de l'enlumineur • capture d’écran 26.01.2021, Google Maps, N. Germanus, 1466 océan PAGE 8 PAGE 20 • carte TO • gravure, François Chaveau, première partie • Kunstmann II ou Carte aux quatre doigts, de Clélie, Histoire romaine, Madeleine de 1502—1506, voyages de Miguel Corte Real Scudéry, 1650 et Amerigo Vespucci PAGE 22 PAGE 9 • Jeu de l’amour et du hasard, • carte des Cassini du royaume de France Paul Cox, 2000 PAGE 10 PAGE 23 • drone-developpement.fr • frontière sino-indienne, peinture à l’huile • satellite chinois Beidou sur plaque de contreplaqué, moi, 2020
BIBLIOGRAPHIE 26 LIVRES VIDÉO • Marc Monmonnier, Comment faire mentir • Cartographie : le monde au bout des les cartes,Paris, Éd. Flammarion, 1991 doigts, L'Esprit Sorcier, Frédéric Courant, Camille Chatelaine, à retrouver sur Youtube. • Cartographie (a)typique. Ou comment ENTRETIEN les mondes se modélisent, Azimuts 48, • Éric Chaverou, Comment Google dessine Le Type, 2018 sa carte du monde, entretien de Jean-Chris- ARTICLES tophe Victor, France Culture, 28.12.16 • Philippe Rekacewicz, La cartographie, entre science, art et mani- pulation à propos de L’Atlas 2006 du Monde diplomatique.
Vous pouvez aussi lire