Kafka et son univers fantastique et absurde
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Kafka et son univers fantastique et absurde I- Kafka Franz KAFKA est né à Prague alors capitale de la Bohême, dans l'Empire austro-hongrois le 03 juillet 1883. Il est le fils d'Hermann Kafka et de Julie Kafka, née Löwy (1856-1934), issue d'une riche famille de Podebrady, réputée intellectuelle et spirituelle. Le père possède grâce à son propre père un magasin de nouveautés très prospère et exerce sur sa famille une tyrannie dont son fils aura fort à souffrir. Cinq autres enfants naîtront par la suite, mais les seules trois sœurs survivront car lors de la Seconde Guerre Mondiale, ils furent déportés au ghetto de Lodz et les deux fils y moururent. Kafka a eu une enfance solitaire. Sa langue maternelle était l'allemand comme près de 10 % de la population de Prague à cette époque. La famille Kafka était juive mais son éducation juive se limita à la célébration de sa Bar Mitsva à l'âge de treize ans et à sa participation quatre fois par an aux services de la synagogue. Kafka et ses
biographes décrivent son père, qui eut des relations difficiles avec son fils, comme dominant et prétentieux. De 1893 à 1901 Kafka fait ses études secondaires au lycée allemand de la vieille ville. On sait que Kafka commence à écrire dès ses années de lycées, mais il détruira tous ses manuscrits de jeunesse. Kafka fait des études de littérature puis de droit à l'Université de Prague. À cette époque, Kafka fréquente des cercles littéraires et rencontre l’écrivain Max BROD qui sera son ami le plus influent et publiera la plus grande partie de son œuvre après sa mort. Il termine ses études de droit en 1906 où il est reçu docteur en droit chez le professeur Alfred WEBER et fait un stage d'un an, comme service civil, au tribunal de Prague. En 1909, il publie ses premiers essais de prose dans le magazine munichois « Hyperion ». Il entra au service de l’Arbeiter-Unfall- Versicherungs-Anstalt für das Königreich Böhmen (Institution d'assurance pour les accidents des travailleurs du royaume de Bohême), où il travailla jusqu'à sa retraite prématurée en 1922. Bien qu'il
qualifiât péjorativement son travail de « gagne- pain », ses prestations étaient évaluées très positivement par son employeur, ainsi qu'en témoignent ses promotions dans sa carrière. Il avait pour tâche la limitation des risques de sécurité encourus par les ouvriers qui devaient travailler sur des machines souvent encore dangereuses à l'époque ; c'est dans ce but qu'il se rendait dans beaucoup d'usines et qu'il écrivit des manuels d'information. Il était, de plus, responsable de la classification des usines dans des groupes de risques. Le fait qu'il devait aussi contester des demandes d'indemnisation lui donna parfois mauvaise conscience, mais l'entreprise lui laissait souvent la possibilité d'être large pour les victimes, qui avaient parfois subi des blessures permanentes. Parallèlement à ce travail, Kafka continu d'exercer sa passion : l'écriture. il commence la rédaction de son Journal ; le matin, il travaillait au bureau; à midi, il allait dormir quelques heures ; ensuite, il allait se promener, manger avec des amis ou la famille, pour se mettre à écrire le soir, une activité qu'il continuait jusque tard dans la nuit. C'est
pendant l'une de ces nuits que, « comme ivre », il mit sur le papier le récit « Das Urteil“ (Le Verdict). En 1917, Kafka est atteint de la tuberculose et aussi d'une phobie sociale et de dépressions cliniques. Cette même année, « Un Médecin de campagne » est publié. Après un long séjour dans un sanatorium (établissement médical spécialisé dans le traitement des différentes formes de la tuberculose) en 1921, il rédige « Le Château » (1922), œuvre qui sera publiée en 1925, à titre posthume (publié après la mort de l'auteur). Ses amis intimes étaient Max BROD, le philosophe Félix WELTSCH, le sioniste Hugo BERGMAN et le pianiste Oskar BAUM. Kafka entretenait des relations problématiques avec les femmes. En 1912, dans la maison de Max BROD, il rencontre la Berlinoise Felice BAUER, représentante d'une firme de commercialisation de « dictaphones ». Dans les cinq années qui suivirent, une correspondance intense se développa entre Kafka et Felice. Ils se rencontrèrent de temps à autre, ce
qui aboutit deux fois à des fiançailles. Du côté de Kafka, il s'agissait surtout d'un amour platonique, qu'il entretenait principalement par ses lettres. Petit à petit, il se rendit compte à quel point une vie maritale traditionnelle serait impossible avec Felice, beaucoup plus terre à terre, surtout avec sa tendance à s'enfermer dans son bureau : cela conduisit à la fin de leur relation en 1917. La tuberculose le conduisit à une plainte de nature presque obsessionnelle dans ses lettres à Felice, et l'utilisation de sa maladie comme raison pour rompre ses fiançailles. Mais il voyait aussi son statut d'écrivain comme un handicap pour une vie de famille « normale », ce qui serait devenu un énorme problème avec une Felice moins intellectuelle et plus débordante de vie. En 1919, Kafka se fiança avec Julie WOHRYZECK, une secrétaire à Prague, mais son père s'opposa fortement à cette relation. Elle se termina encore la même année - d'après ce que l'on en sait, à l'initiative de Julie -, mais le conflit fit que Kafka adopta une position encore plus antagonique à l'égard de son père, qui aurait bien vu son fils comme successeur dans son entreprise commerciale. Au début des années 20, une
relation de courte durée, mais très intense, se développa entre Kafka et la journaliste et écrivaine anarchiste tchèque Milena JESENKA. De toutes les femmes de sa vie - il y eut encore diverses liaisons -, Milena a peut-être le mieux compris un écrivain aussi hypersensible, et, au moins lors de leurs rares rencontres, elle put l'aider à surmonter ses craintes. Mais finalement il se sentit mal à l'aise avec cette artiste flamboyante. En 1923, il partit pour quelque temps à Berlin en espérant pouvoir mieux se concentrer sur l'écriture, loin de son insupportable famille. C'est à cette époque qu'il rencontra Dora DIAMANT, une institutrice maternelle de 25 ans, originaire d'une famille orthodoxe juive polonaise. Dora devint la compagne de Kafka à Berlin et exerça une influence sur son intérêt croissant pour le Talmud (en hébreu enseignement (et aussi répétition). Il désigne, dans la tradition juive, le principal recueil des commentaires de la Loi de Moïse). C'est auprès d'elle qu'il goûta finalement un peu de bonheur conjugal, alors qu'il ne le croyait plus possible. Ensemble, ils envisagèrent d'émigrer en
Palestine (terre des musulmans et des juifs). Sioniste (idéologie politique prônant l'existence d'un centre spirituel, territorial ou étatique peuplé par les Juifs en « Eretz israel »: « Terre d'Israël ») convaincu aussi, il avait vu la haine grandir entre Allemands et Juifs. C'est à cette époque que Kafka « se fait le défenseur d'un humanisme libéral ». Bien que la situation personnelle de Kafka se soit fortement améliorée après son déménagement à Berlin, et qu'il écrivît à nouveau beaucoup, l'hiver caractérisé par l'inflation de 1923-1924 à Berlin fut à nouveau funeste pour sa santé déjà chancelante. Les biens de consommation essentiels se faisant rares, il devait en faire venir de Prague; de plus le froid dans le logement mal chauffé n'était pas favorable à sa guérison. Lorsqu'en mars 1924, BROD vint lui rendre visite, son état s'était à ce point aggravé qu'il l'emmena avec lui à Prague; en avril, l'on diagnostiqua une tuberculose du larynx. Il était clair que Kafka n'en avait plus pour longtemps : on ne disposait pas à cette époque de médicaments efficaces contre la tuberculose, si
bien que Kafka s'alimentait de plus en plus difficilement - un état qui présentait des traits du personnage de Gregor dans « La Métamorphose »et du personnage principal de sa nouvelle « Un artiste de la faim » (Hungerkünstler). Dans les derniers mois, il fut soutenu par son médecin et ami Robert KLOPSTOCK, qui dirigeait de manière critique les soins médicaux de Kafka, mais le patient ne pouvait plus recevoir de l'aide que d'analgésiques. Kafka intégra le sanatorium de Kierling près de Vienne, où il mourut à l'âge de 40 ans le 03 juin 1923, vraisemblablement de malnutrition ainsi que de la tuberculose, Dora DIAMANT à ses côtés. Son corps fut ramené à Prague, où il fut enterré le 11 juin 1924 dans le nouveau cimetière juif « Zizkov » (Prague-Strachnitz).Après sa mort, son œuvre sera analysée, critiquée, louée. Kafka est désormais considéré comme un écrivain majeur d'avant-garde.
II- Un écrivain où le monde fantastique règne Kafka considérait l'écriture comme une nécessité profondément intime, comme s'il s'agissait pour lui d'« une activité atroce », qui impliquait « une ouverture totale du corps et de l'âme ».Selon une formule restée célèbre, Kafka, dans une lettre à son ami Oskar POLLAK (en janvier 1904) explique : « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous ; voilà ce que je crois ». Et quelques lignes plus haut il annonçait : « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? ». Les écrits de Kafka reflètent les sentiments de la société du début du XX e siècle. Ses personnages évoluent dans un monde où les rapports et les relations qui les régissent leur sont incompréhensibles; où ils sont livrés, impuissants, à des forces inconnues, comme dans un cauchemar. La vie est un mystère irrésolu, un labyrinthe dont on ne connaît pas la sortie et ce qui nous y attend. Kafka étudie la psychologie de ses personnages face à des situations
extraordinaires, dont ils ne connaissent pas les tenants et les aboutissants, et leur relation avec leur entourage. Kafka aborde les thèmes de la solitude, des rêves, des peurs et des complexes. Le personnage est perdu, déboussolé, il ne saisit pas tout ce qui l'entoure, le lecteur est dans la même situation. L'atmosphère particulière des romans et nouvelles de Kafka a donné naissance à un adjectif, « kafkaïen », qui renvoie à quelque chose d'absurde et d'illogique, de confus et d'incompréhensible. Mais de l’ensemble de l’œuvre de Kafka, il ressort aussi une réflexion à la fois critique et éclairante sur la famille, la société et la lutte que l’individu mène contre lui-même s’il veut y trouver sa place. Il y développe avec angoisse et ironie un univers labyrinthique et absurde, un monde que le langage courant qualifiera par la suite de "kafkaien". Ses influences reposent sur une triple appartenance culturelle : tchèque, allemande et juive, religion pour laquelle il se passionne à la fin de sa vie. Fondée sur les thèmes de la culpabilité, de la perte d'identité et de la transformation du corps ('La Métamorphose'), l'œuvre de Franz Kafka ne cesse de fasciner les psychanalystes.
Profondément marqué par une relation conflictuelle avec son père, relatée dans 'Lettres au père' en 1919, Kafka mène une existence tourmentée dans laquelle se succèdent les échecs. Destin paradoxal que celui de cet homme qui réunit les caractéristiques de toutes les minorités (juif en pays chrétien, écrivain dans une famille hostile à toute activité artistique, choisissant d'écrire en allemand dans la capitale tchèque de la Bohême) et dont le nom exprime l'angoisse la plus universelle du monde moderne : une situation sans issue, une atmosphère oppressante, un espace labyrinthique, composent un univers kafkaïen. La vie de Kafka et son œuvre ont en commun, comme le notait Camus, « de tout offrir et de ne rien confirmer » ; c'est qu'il conçoit l'existence comme un combat, mais perdu d'avance (« Description d'un combat »,1909) , la tuberculose le ronge, son emploi de bureaucrate dans une compagnie d'assurances empêche l'épanouissement de son activité littéraire, ses tentatives de mariage se soldent par un échec. La solitude irrépressible, le sens de la culpabilité, l'assouvissement du désir d'unité et d'union cherché désespérément dans l'art.
III- L’image de l’élite juive de Bohême Il existe à ce propos quelques passages véritablement poignants dont je voudrais vous en citer un pour situer cette problématique. Il dit : « Moi, en tant que Juif, je ne possède aucune seconde de tranquillité, on ne me fait aucun cadeau, tout doit être acquis…..C’est comme si quelqu’un, avant de partir en promenade, ne devait pas seulement se laver, se peigner, etc…, mais encore, puisque l’indispensable lui fait défaut à chaque sortie, coudre le vêtement, fabriquer les bottes, le chapeau, la canne,…. Évidemment tout cela n’est pas très bien réussi, cela tient peut-être quelques rues…., mais sur le Graben, par exemple, tout se désagrège, et il s’y trouve nu , couvert de haillons et de morceaux. Retourner en courant ? A la fin il tombe sur une foule qui fait la chasse aux Juifs. »… Et il existe pas mal d’autres passages, où Kafka veut expliquer à Milena (correspondante épistolaire), qui pourtant est mariée à un Juif, à Vienne, dans un mariage qui marche très mal, ce que c’est être Juif à Prague.
Passons à présent au problème annoncé plus haut, celui de la langue allemande, et là encore je vous donne une citation tirée d’une lettre – Kafka était un épistolier extraordinaire, je dirais que son œuvre en correspondance est aussi importante que l’œuvre de littérature pure – Il dit : « L'allemand que nous parlons, nous, Juifs dans un milieu tchèque, c’est comme si nous l’avions, comme les gitans volent les enfants, volé dans son berceau et l’avions arrangé à la hâte, parce que quelqu’un doit tout de même faire le numéro sur le trapèze ». Qu’il s’agisse de sa judeïté, qu’il s’agisse de son appartenance aux germanophones, nous retrouvons toujours chez Kafka ce sentiment d’être assis entre deux chaises. Il dit d’ailleurs, « Est-ce que je suis un cavalier sur deux chevaux ? » En fait l’image du cirque revient souvent chez lui, elle correspond à l’effort ponctuel qu’il produit lui- même en s’arrachant cette littérature contre vents et marées. Il y a donc malaise, un malaise dans cette situation ambiguë que maintenant, après avoir cité
quelques remarques de Kafka lui-même, je voudrais élucider. Une dernière remarque cependant pour illustrer son malaise à l’intérieur du judaïsme - car c’est en fait son grand problème, plus encore que celui de l’antisémitisme, et celui de ne pas savoir bien se placer entre Tchèques et Allemands. Depuis sa rencontre avec la troupe de théâtre yiddish, Kafka lit des ouvrages concernant l'histoire et la culture juive. Il lit la Bible en allemand, mais il va bientôt la lire en hébreu. En effet, à partir de 1917 Kafka apprend l'hébreu. Au moment de sa Bar-Mitzvah, Kafka n'a pas étudié l'hébreu ; il a simplement appris un texte par cœur. Il commence l'hébreu moderne en autodidacte, puis il prend des leçons avec le fils d'un rabbin de Prague. Par la suite, il travaille avec Jiri LANGER, un ami, qui a passé un certain temps en Galicie pour étudier avec le rabbin de BELZ; LANGER lui enseigne l'hébreu et lui parle aussi beaucoup de l’Hassidisme. Son dernier professeur d'hébreu sera une étudiante venue de Jérusalem :
Puah BEN, la fille d'un intellectuel, ami de Ben- YEHUDA. Une autre raison explique l'intérêt de Kafka pour l'hébreu : il adhère en effet, à l'idéal sioniste en 1917. Le sionisme est une idéologie politique nationaliste, apparue au XIX e siècle, et qui entend permettre aux Juifs d'avoir un État. BROD avait tenté, en vain, de le convaincre auparavant ; mais 1917 c'est la date de la déclaration BALFOUR. Le sionisme ne semble plus qu'une pure utopie. Kafka voit certains de ses amis partir pour la Palestine. Ces départs lui semblent un vrai miracle ; il écrit à sa sœur VALLI : " C'est déjà quelque chose d'énorme de prendre sa famille sur son dos, et de la transporter en Palestine. Que tant d'hommes le fassent ce n'est pas moins un miracle que celui de la mer rouge. ".Il a une vision plus ou moins mystique du sionisme : la " montée " en Palestine devrait permettre au peuple juif de reconstruire son identité. Kafka est resté un juif atypique : il n'a jamais pratiqué les " mitzwoth ", les commandements. Dans une nouvelle intitulée « Dans notre synagogue » il se compare à une petite martre qui n'est ni du côté des hommes ni du côté des
femmes, elle se tient à distance accrochée à une grille, vers le balcon des femmes. On a souvent fait de Kafka un athée, le penseur d'un monde sans Dieu. Max BROD a refusé ce point de vue. A la question : pourquoi Kafka a-t-il « censuré » le mot « juif » dans ses textes de fiction on peut répondre qu’il a voulu donner à ses textes une connotation fantastique ; pour cela il efface presque tous les repères : pas de problématique juive explicite ; la psychologie des personnages est réduite au minimum ; le temps et l'espace sont estompés. Il obtient ainsi une atmosphère énigmatique et étrange. L'absence de repères clairs engendre aussi la polysémie recherchée par Kafka. On peut faire de ses textes une " lecture infinie ", selon l'expression de D. Banon. Ainsi le lecteur est appelé à faire une exégèse, conformément à la tradition juive de la lecture. Enfin, Kafka a voulu aller du particulier à l'universel : il est passé de la difficulté d'être un Juif à la difficulté d'être un humain.
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