L'ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS FINS DE GUERRES, DÉCOLONISATION ET GUERRE FROIDE EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS ...

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ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE, 2021 (1), 95-122

                       L’ADOPTION TRANSNATIONALE
               ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS
               FINS DE GUERRES, DÉCOLONISATION ET GUERRE
               FROIDE EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS (1945-1975)
                                                par Yves Denéchère

              Introduction                                   le cadre de l’adoption transnationale et
                                                             le développement de cette pratique ont
                 Les débuts de « l’adoption entre pays »     suscité des intérêts démographiques, po-
              (intercountry adoption), comme on ap-          litiques et idéologiques.
              pelait l’adoption internationale dans les          Les États-Unis et la France constituent
              années 1950, sont très liés aux contextes      deux cas intéressants. Celle-ci perd son
              de guerre. Des adoptions d’enfants nés en      empire colonial dans les années 1950
              Allemagne de pères alliés venus occuper        et 1960, ce qui la contraint à un ré-
              le pays après 1945 aux adoptions d’en-         trécissement et à une redéfinition de sa
              fants vietnamiens par des occidentaux          politique extérieure et de ses rapports
              à la fin de la guerre du Vietnam, des          avec les populations du monde ; ceux-
              flux d’adoption ont été induits par les        là, en tant que puissance mondiale, as-
              guerres d’Indochine, de Corée, d’Algérie.      sument à partir de 1945 le leadership du
              Après avoir multiplié des études mono-         monde occidental et mènent des conflits
              graphiques empiriques sur ces épisodes,        de guerre froide qui les projettent à
              je propose ici une réflexion d’ensemble        l’extérieur et les confrontent à d’autres
              croisant l’histoire de l’adoption interna-     populations. Les enfants qui naissent de
              tionale (ou transnationale) et les ques-       ces rencontres font l’objet de premiers
              tionnements récemment rénovés sur les          mouvements d’adoption internationale,
              fins de guerres et les fins d’empires, au      initiés par des pionniers qui l’envisagent
              cours desquelles les jeunes ont constitué      comme un moyen humanitaire de pro-
              des enjeux importants (Pomfret, 2016 ;         tection de l’enfance. Ce faisant, l’adop-
              Stargardt, 2020). L’enfance, en tant que       tion internationale implique forcément
              promesse d’avenir et porteuse d’espé-          de nouveaux rapports à l’altérité et des
              rances a fait l’objet d’attentions spéciales   adaptations du gouvernement des po-
              et de politiques dédiées de la part des        pulations et de la police des familles,
              États. Le déplacement d’enfants dans           tels que définis par Foucault et Donzelot

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                  (Cultures & conflits, 2010), dans les pays      la gestion du phénomène. Ces sources
                  de départ comme dans ceux d’accueil.            sont globalement bien accessibles pour la
                     Il s’agit donc d’interroger l’adoption       période étudiée – y compris via Internet –
                  transnationale autrement que comme              mais très éclatées. Les services parties pre-
                  une aventure personnelle et familiale (ce       nantes sont en effet nombreux puisque
                  qu’elle est incontestablement), en inté-        l’adoption internationale ressort aussi
                  grant tous les acteurs (États, associations,    bien de la politique étrangère, des services
                  intermédiaires, sociétés des pays de dé-        de l’émigration, de la politique sociale,
                  part et des pays d’accueil, médias, person-     des armées pour les temps de guerre 1 .
                  nalités) avec leurs logiques propres. L’ob-     De même, les intermédiaires qui inter-
                  jectif est ici de préciser en quoi l’adop-      viennent dans l’adoption sont pléthore :
                  tion internationale est un marqueur des         agences américaines, œuvres agréées pour
                  inégalités entre États, un révélateur des       l’adoption (OAA) en France, ONG hu-
                  sentiments cathartiques des sociétés oc-        manitaires, associations ayant des objets
                  cidentales et des idéologies qui agitent le     plus ou moins bien définis, individus
                  monde, de la fin de la Seconde Guerre           agissant de par leurs responsabilités ou
                  mondiale à la fin de la guerre du Viet-         fonctions (avocats, officiers, prêtres et
                  nam.                                            religieuses) ou simples particuliers ani-
                     La diversité des acteurs impliqués dans      més par toutes sortes de motivations.
                  le processus de l’adoption internationale       L’accès aux archives de ces intermédiaires,
                  et les nombreuses modalités de celle-           essentiel pour appréhender les réalités et
                  ci nécessitent de recourir à des sources        la fabrique de l’adoption internationale,
                  très variées. Les statistiques sur l’adoption   est bien plus aléatoire car souvent non or-
                  internationale ne sont guère utilisables        ganisé. Il dépend donc de nombreuses va-
                  pour notre période. En effet, en France,        riables, parfois d’une bonne volonté, du
                  le ministère des Affaires étrangères ne         hasard d’une rencontre, de la chance aus-
                  tient un compte des visas délivrés en           si. Les personnes en premier lieu concer-
                  vue d’adoption que depuis 1980. Les             nées par l’adoption internationale, per-
                  annuaires du ministère de la Justice ne         sonnes adoptées et personnes adoptantes,
                  recensent les jugements d’adoption que          ont conservé et produit des sources de
                  de 1952 au début des années 1980 (Mi-           première importance : dossier personnel,
                  gnot, 2016, 425). Aux États-Unis, le            correspondances, photographies et films,
                  Children Bureau puis le National Center         récits inédits ou publiés. Enfin, l’histoire
                  for Social Statistics (NCSS) fournit des        du temps présent exige le recours aux
                  chiffres incomplets pour la période 1944-       sources orales : une cinquantaine d’en-
                  1957 puis annuels jusqu’en 1975 (Sto-           tretiens réalisés depuis maintenant une
                  ley, 1993, 27). Néanmoins, des données          quinzaine d’années et une multitude de
                  peuvent être collectées dans les archives       rencontres et de discussions ont permis
                  des États relatives à la décision poli-         de donner corps et chair à ces histoires.
                  tique, à l’exécution administrative et à            Il semble indispensable de présen-

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              ter d’abord les premiers flux organisés      de 1923 qui autorise pour la première
              d’adoption internationale liés aux guerres   fois l’adoption des mineurs avec maintien
              des années 1945-1975, en précisant leur      des liens avec la famille de naissance
              contexte, leur ampleur et leurs modalités.   (ce qui peut être rapproché de l’adop-
              Si la dimension humanitaire de ces dépla-    tion simple d’aujourd’hui). Les adop-
              cements d’enfants ne fait pas de doute,      tants voulant des enfants sans partage,
              ceux-ci révèlent nettement les rapports      la pratique demeure limitée dans l’entre-
              de puissance entre pays. Une fois ces        deux-guerres et les cas concernant des en-
              cadres posés, il s’agira de décrypter ce     fants étrangers sont très rares. En 1939, la
              qui se joue avec ce phénomène naissant       légitimation adoptive permet de rompre
              de l’adoption transnationale, et en quoi     ces liens (Denéchère, 2011, 23-25). Dans
              il touche aux questions fondamentales        les années 1950, avec l’augmentation
              de la population et de l’universalité. Les   de la demande de bébés à adopter, les
              aspects politiques, idéologiques et reli-    agences américaines comme les œuvres
              gieux seront également décodés afin de       françaises commencent à proposer des
              déterminer la catharsis à l’œuvre dans       enfants étrangers, en bonne santé, si
              l’adoption internationale, c’est-à-dire la   possible d’origine connue. L’adoption
              part de soulagement des consciences et       transnationale, c’est toujours le riche qui
              de purge des émotions, voire la volonté      adopte l’enfant du pauvre. Cette for-
              de réparation, face aux agissements passés   mule, souvent reprise dans les ouvrages
              ou présents d’États, de groupes sociaux,     ou les articles sur la question, résume bien
              d’individus.                                 une des réalités du phénomène. Pour la
                                                           période retenue ici, il est possible d’aller
              L’adoption internationale                    plus loin et d’affirmer que c’est toujours
              comme marqueur                               le riche d’un pays dominant qui adopte
                                                           l’enfant du pauvre d’un pays dominé.
              de rapports inégaux
                                                           Car l’adoption internationale est le reflet
              entre pays                                   de rapports inégaux entre pays surtout
                 Possible à partir de 1851 dans le Mas-    quand dans les pays de départ l’État
              sachussetts, aux États-Unis l’adoption de    est failli, notamment par une guerre,
              mineurs n’est pas régie par le Congrès       une défaite militaire ou une domination
              américain au niveau fédéral, mais relève     (post)coloniale ou impérialiste.
              de l’organe législatif de chaque État. Les
                                                           Adopter dans les pays vaincus
              lois de la plupart des États n’établissent
                                                           de la Seconde Guerre mondiale
              pas de distinction entre les adoptions
              effectuées à l’intérieur d’un État améri-       Bien avant la fin de la Seconde Guerre
              cain ou d’un État à l’autre des États-       mondiale, les Alliés ont compris que les
              Unis et les adoptions d’enfants arrivant     personnes déplacées poseraient un pro-
              de l’étranger (Sokoloff, 1993, 22 ; Carp,    blème considérable en Europe à la fin
              2000, 27-28). En France c’est une loi        du conflit. En novembre 1943, ils créent

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                  l’United Nations Relief and Rehabilita-        fant, elle signe un « Procès-verbal d’aban-
                  tion Administration (UNRRA) afin de            don d’enfant aux autorités françaises ».
                  prendre en charge ces personnes. Parmi         La mère y déclare sur l’honneur « avoir un
                  les nombreux lost children (Zahra, 2011)       enfant […] de père français » et « pour des
                  dont il faut s’occuper, il y a les enfants     raisons personnelles l’abandonner entre
                  nés de viols, de prostitutions, de passades    les mains des autorités françaises ». Il
                  ou d’amours lors des invasions, des oc-        est précisé que si l’enquête ne permet
                  cupations et des captivités (Ericsson et       pas de déterminer la filiation française
                  Simonsen, 2005). En France, plusieurs          de l’enfant, celui-ci sera rendu à la mère
                  dizaines de milliers d’enfants sont nés        ou, à défaut, remis aux autorités alle-
                  de Françaises et de soldats allemands          mandes. Les conséquences de l’abandon
                  occupant le pays de 1940 à 1944 (Virgili,      sont explicites : renoncement à tout droit
                  2009). Des soldats alliés stationnés en        si l’enfant est confié à sa famille pater-
                  France, en Italie, en Grèce ou ailleurs        nelle et « acceptation d’adoption ou de
                  ont également engendré des enfants dont        légitimation adoptive de l’enfant par des
                  certains, avec leurs mères (war brides),       tiers 3 ».
                  sont partis vivre en Grande-Bretagne ou           Dès l’admission des enfants dans les
                  aux États-Unis (Zeiger, 2010 ; Roberts,        pouponnières françaises en ZFO, des
                  2013). Malgré l’interdiction faite aux sol-    démarches sont entreprises pour leur
                  dats alliés d’occupation en Allemagne de       adoption en France. Outre des candi-
                  fraterniser avec la population locale, des     datures spontanées, des œuvres comme
                  relations se sont inévitablement nouées et     Les Nids de Paris, L’Amitié chrétienne ou
                  des enfants sont nés (Hudemann, 2005,          la Fondation d’Heucqueville se chargent
                  32-33). En Zone française d’occupation         de trouver des parents adoptifs et de
                  (ZFO), d’après les sources, leur nombre        prendre en charge le transfert des enfants
                  peut être estimé entre 15 000 (archives        vers la France. Une liste établie en 1950
                  françaises 2 ) et 20 000 (statistiques alle-   indique que depuis 1946, 961 enfants
                  mandes). La plupart sont élevés par leurs      ont été « rapatriés », « dont 286 remis à
                  mères, mais pour certaines d’entre elles la    leurs propres familles [paternelles] et 452
                  difficulté matérielle d’élever un enfant est   placés en vue d’adoption ». Une autre
                  grande. La pression exercée sur la mère        source, datée de 1952 compte 384 noms
                  par l’entourage et la société dans son         d’enfants adoptés en France depuis 1946,
                  ensemble est également très forte. Dès         une autre encore fait état de 562 adop-
                  1946, les autorités françaises organisent      tions. Que l’on retienne l’un ou l’autre de
                  la récupération de certains de ces enfants.    ces chiffres, il est assez faible comparé à ce
                     Selon les textes législatifs de juillet     qui était escompté (Zahra, 2011, 168).
                  1939 (code de la famille), pour qu’un en-         L’organisation française relative à
                  fant puisse être adopté en France, il doit     l’abandon des enfants et à leur adoption
                  d’abord avoir été abandonné. Quand une         marque clairement les rapports inégaux
                  Allemande décide de se séparer de son en-      entre une puissance occupante et un pays

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              vaincu occupé et sans État. À partir de       Ces enfants ayant été dès leur naissance
              1945, les autorités françaises agissent       enregistrés par les Jugendämter (services
              comme elles l’entendent en ZFO, mais la       sociaux allemands), il s’agit de récupérer
              restauration d’un État allemand en mai        dans leurs archives les dossiers des enfants
              1949 avec la création de la République        qui sont ensuite partis pour la France. « Il
              Fédérale d’Allemagne change la donne.         ne resterait donc plus de traces en Alle-
              En août 1949, le haut-commissariat en         magne de l’origine des enfants », hormis
              ZFO estime que « les inconvénients            l’acte de naissance bien sûr, mais comme
              d’ordre politique vont, du côté allemand,     tous les enfants ont changé de noms par
              en augmentant ». Les nouvelles auto-          la légitimation adoptive, et de prénom
              rités allemandes sont particulièrement        (grâce à une loi de 1949 qui l’autorise),
              sensibles à cette question qui concerne       cela importe peu. La discrète opération
              l’avenir de leur pays. La pouponnière         a été menée avec succès puisque l’on
              française de Nordrach (Forêt-Noire),          retrouve aujourd’hui tous les papiers re-
              de loin la plus importante, est fermée        latifs à ces adoptions dans les archives
              en novembre 1949. Un an plus tard,            diplomatiques conservées à la Courneuve
              le Quai d’Orsay se demande « si les           (Denéchère, 2010, 177).
              mesures exceptionnelles de rapatriement          Dans la zone d’occupation américaine,
              d’enfants se justifient encore, alors         l’esprit, la lettre et les pratiques de la
              qu’elles risquent […] de provoquer            prise en charge des enfants abandonnés
              des difficultés avec les autorités ou la      sont très différents. Face à la situation
              population allemande ». L’opération           de grande détresse de nombreux en-
              est « de jour en jour plus délicate »,        fants européens dans l’après-guerre, un
              les autorités françaises en Allemagne         élan de générosité se manifeste outre-
              proposent donc sa « suppression pure          Atlantique : des Américains s’engagent
              et simple » (Denéchère, 2010, 175).           à parrainer des enfants dans le besoin,
                 Après la création de la RFA, des fa-       d’autres se proposent d’en adopter. Pour
              milles adoptives françaises s’inquiètent      ce faire, ils s’adressent à divers organismes
              de la situation juridique de leurs en-        internationaux, à des agences d’adop-
              fants. Si ceux-ci ont acquis la nationalité   tion américaines, aux autorités d’États
              française par légitimation adoptive, ils      européens. L’UNRRA, qui s’occupe de
              n’en conservent pas moins la nationalité      cette question en lien avec les autorités
              allemande au regard des autorités de          américaines d’occupation, tient à s’assu-
              Bonn. Le Haut-commissariat estime qu’il       rer que les procédures d’adoption sont
              « semble actuellement difficile d’obte-       bien cadrées. Elle ne manque pas une
              nir du gouvernement de la République          occasion d’insister sur la nécessité abso-
              Fédérale Allemande [sic] un accord qui        lue de pouvoir tracer ces enfants et de
              revêtirait un caractère global et rétroac-    vérifier si leurs pays d’origine acceptent
              tif ». Mais il faut apporter « au moins       l’adoption par des étrangers. Se posent
              un apaisement aux familles adoptives ».       également la question de la validité aux

                                                                                                      99

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YVES DENÉCHÈRE

                  États-Unis d’une adoption prononcée en          Américains, a rainbow across the Pacific,
                  pays occupé et celle de la régularité de        mais dans les faits ils sont à la fois rejetés
                  l’entrée de ces enfants sur le sol national,    par la société japonaise et non reconnus
                  la délivrance de visas étant très restreinte.   par les États-Unis. La philanthrope Miki
                  Aussi, l’UNRRA comme les autorités              Sawada (1901-1980), riche héritière et
                  américaines d’occupation sont d’accord          épouse d’un diplomate japonais, crée en
                  pour ne pas encourager ces adoptions : la       1948 le Elizabeth Saunders Home afin de
                  première ne veut pas devenir une agence         recueillir ces occupation babies ou GI ba-
                  d’adoption, les secondes renvoient les          bies promis à une vie de discrimination.
                  demandeurs vers le US Committee for             Certains de ces enfants sont adoptés aux
                  the Care of European Children, la seule         États-Unis (Ceniza Choy, 2013, 18-19).
                  agence autorisée à organiser des adop-          Lors d’une tournée au Japon en 1954,
                  tions (Taylor, 2017, 99-104). De fait, les      l’artiste française d’origine américaine Jo-
                  adoptions transnationales dans la zone          séphine Baker (1906-1975), qui ne peut
                  américaine sont très limitées, et surtout       pas avoir d’enfant, adopte deux de ces
                  le fait de militaires américains. À partir      GI babies de la guerre : Akio (de mère
                  de 1948, le Displaced persons act ouvre         coréenne) et Teruya (de mère japonaise,
                  les portes à 200 000 réfugiés européens.        qui deviendra Janot). C’est Miki Sawa-
                  De cette date jusqu’en 1962, plus de            da, qu’elle a connue en France, qui lui
                  10 000 enfants européens (environ 3 000         fait visiter son home pour enfants amé-
                  en Grèce, 2 500 en Italie et 1 800 en           rasiens d’Osio et assure une procédure
                  Allemagne) partent vers les États-Unis          très rapide pour qu’elle puisse repartir en
                  où ils sont adoptés, surtout par des            France avec les deux enfants 4 (Guterl,
                  Américains originaires de ces pays (Weil,       2014, 88-93).
                  1984, 281-282 ; Winslow, 2017, chap-
                  ter 3). Des officiers installés avec leurs      Adoptions coloniales crépusculaires
                  épouses et sans enfant en France, en Italie        Les expériences coloniales, quels que
                  ou en RFA adoptent des enfants nés              soient les statuts juridiques des pays
                  de pères soldats américains et de mères         concernés et quelle que soit la puissance
                  européennes autour des bases militaires.        coloniale, ont généré des enfants nés des
                  Ces enfants euro-américains traversent          relations sexuelles amoureuses ou forcées,
                  l’Atlantique une fois terminée la mission       passagères ou plus durables, entre des
                  de leurs pères adoptifs.                        Européens (colons, fonctionnaires, mili-
                     L’occupation du Japon vaincu a égale-        taires, etc.) et des femmes du pays (Stoler,
                  ment produit des enfants de soldats amé-        2002). Les enjeux autour de ces enfants et
                  ricains et de femmes japonaises, presque        de leur place dans les systèmes coloniaux
                  toujours considérées, à tort ou à raison,       ont été bien identifiés, notamment pour
                  comme des prostituées. Certains consi-          la France (Saada, 2007). Concomitam-
                  dèrent ces enfants comme un symbole             ment à la politique d’adoption en ZFO
                  d’amour et d’amitié entre Japonais et           en Allemagne, dans les pays de l’Union

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L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS

              française, les autorités s’intéressent de     s’affirmant en tant qu’États indépendants
              près à ces enfants. Pendant la guerre d’In-   et souverains. Ils édictent des textes
              dochine (1946-1954), la présence d’un         contraignants montrant aux Français que
              important corps expéditionnaire français      le temps n’est plus où ils faisaient ce
              accroît considérablement le « fait eur-       qu’ils voulaient. En 1962, l’ambassade
              asien », ou la « question eurasienne »        de France à Vientiane, alertée par les
              (Rosen Jacobson, 2018) ; en même temps        officiers de la base aérienne française de
              se complique l’intégration de ces enfants     Seno, invite l’Association pour la Pro-
              dans des sociétés s’affranchissant de la      tection de l’Enfance au Laos (APPEL) à
              domination coloniale.                         s’occuper des enfants vivant autour de la
                 Une association, la Fédération des         base. Mais le président de l’APPEL, René
              œuvres de l’enfance française d’Indo-         Péchard (1912-1988), Français installé
              chine (FOEFI), commence en 1949 à             au Laos, s’il reconnaît l’œuvre accomplie
              « rapatrier » en métropole des enfants.       par la FOEFI, estime qu’il faut un foyer
              Les premiers déplacements sont envi-          et une famille à ces enfants déracinés 6 .
              sagés comme provisoires. Les enfants,         L’APPEL développe donc des formes al-
              « jeunes et malléables », doivent devenir     ternatives de prise en charge, dont l’adop-
              des « traits d’union » entre la France et     tion. Un rapport parlementaire de 1974
              leur pays : ils « sont destinés à revenir     indique qu’elle « aurait assuré des pla-
              en Indochine et à y demeurer, pour la         cements familiaux en France à plusieurs
              plupart », en tant que futurs cadres de       centaines d’enfants du Laos ».
              l’Union française 5 . Après les accords de       Jacques Suant, dernier commandant
              Genève (juillet 1954) qui consacrent la       de la base de Seno avant son évacuation
              division du Vietnam en deux États indé-       en 1963, confie bien des années après,
              pendants, la FOEFI continue à « rapa-         avoir organisé des adoptions illégales :
              trier » – c’est toujours le terme employé –   « Je n’ai pas toujours eu l’appui des
              des enfants pour en faire des « Français      services consulaires de l’ambassade et j’ai
              d’âme et de qualités ». Il s’agit désormais   bien conscience d’avoir enfreint la loi
              d’assimiler ces pupilles eurasiens à la po-   française de l’époque. » En effet, des
              pulation française en métropole, quel que     enfants confiés par leurs mères ont été
              soit leur âge. Ils sont pris en charge dans   reconnus par des militaires français – qui
              des centres de la FOEFI ou dans d’autres      n’en étaient pas les pères – qui les ont
              internats jusqu’à leur majorité. Très peu     ensuite abandonnés officiellement afin
              de ces enfants sont adoptés (Denéchère,       qu’ils puissent être adoptés. Ainsi, une
              2019, 124).                                   petite fille née en novembre 1962 d’une
                 Le mouvement se poursuit jusqu’au          mère vietnamienne et d’un père français
              début des années 1970. Comme le Viet-         est adoptée en 1963 par une famille fran-
              nam du Sud, le Laos et le Cambodge            çaise installée à Vientiane. Sa demi-sœur,
              autorisent le départ d’enfants nés de la      née en 1957 de la même mère et d’un
              colonisation et de la guerre, tout en         autre militaire français, est adoptée par

                                                                                                  101

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YVES DENÉCHÈRE

                  une famille de métropole 7 . Anne C., née      ou supposé tel, comme ce jeune institu-
                  en 1953, quitte sa famille vietnamienne        teur de la Sarthe qui revient en 1960 avec
                  en 1965 et est adoptée en France à l’âge       un enfant de 13 ans et prévoit de l’adop-
                  de 12 ans. Elle raconte : « Lorsque je suis    ter dès qu’il en aura l’âge légal. À un
                  arrivée à Orly, j’avais en main une photo      tout autre niveau hiérarchique, en 1958
                  de mes parents adoptifs, et eux avaient        et 1959, le général Massu et son épouse
                  la mienne, c’est comme ça que je suis          recueillent deux enfants. Malika est une
                  devenue une autre petite fille 8 . »           adolescente arabe de 15 ans qui a fait
                     La guerre d’indépendance algérienne         une proclamation de foi pour l’Algérie
                  (1954-1962) est également propice à des        française en mai 1958 et qui se trouve
                  adoptions très particulières. En 1956,         pour cela en danger. Rodolphe est un
                  Joséphine Baker adopte deux enfants nés        petit garçon kabyle de six ans recueilli en
                  à cinq jours d’écart et recueillis dans        1958 par un appelé qui, lorsqu’il termine
                  l’Algérie en guerre : Brahim (qui de-          son service en 1959, le confie à l’Asso-
                  viendra Brian) nés de parents berbères,        ciation pour la Formation de la Jeunesse
                  et Marianne, née de parents pieds-noirs.       créée par Suzanne Massu pour prendre en
                  L’artiste ne veut pas séparer ces deux         charge les yaouleds, les enfants des rues de
                  enfants liés par un destin commun. En          la Casbah (Denéchère, 2017, 132). Après
                  effet, elle les présente comme des petits      avoir recueilli les deux enfants, le couple
                  rescapés du massacre de Palestro et de         Massu, qui a déjà une fille biologique, les
                  la répression qui a suivie (mai 1956)…         adopte une fois rentré en métropole avec
                  sans que cela puisse être démontré, et         eux.
                  version à laquelle Brian ne croit guère           Toute autre est l’approche de mili-
                  aujourd’hui. Peut-être l’énorme émotion        tants engagés dans l’espace de la cause
                  provoquée par l’affaire de Palestro a-t-elle   des enfants. Quelques jours avant que
                  poussé Joséphine Baker à raccrocher ces        le 20 novembre 1959 l’Assemblée gé-
                  deux enfants à cet épisode médiatique 9 .      nérale de l’ONU adopte à l’unanimité
                  Comme pour d’autres adoptions, l’artiste       la déclaration des Droits de l’enfant,
                  sait faire jouer ses relations pour obtenir    l’hebdomadaire français La réforme pu-
                  ce qu’elle veut. C’est Robert Lacoste,         blie des reportages sur les camps de « réfu-
                  député de Dordogne (où se trouve le châ-       giés » dans l’Algérie en guerre. Le pasteur
                  teau des Milandes, dans lequel Joséphine       Jacques Beaumont, président de l’asso-
                  Baker a installé sa famille), et surtout       ciation protestante La Cimade, y dé-
                  Ministre résident et Gouverneur général        nonce les regroupements de populations
                  de l’Algérie, qui lui a confié Brahim et       opérés par l’armée française et les condi-
                  Marianne (Denéchère, 2016, 593).               tions de vie dramatiques des familles.
                     D’autres personnalités adoptent des         Partageant cette révolte, le Franco-Suisse
                  enfants nés en Algérie, notamment des          Edmond Kaiser (1914-2000) crée à Lau-
                  militaires. Ainsi, des appelés rentrent en     sanne Terre des Hommes, « mouvement
                  France en ramenant un enfant orphelin          de combat et d’intervention immédiate

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L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS

              et directe au secours de l’enfance meur-         internationale et ont donné lieu à des
              trie » (Kaiser, 1979, 209-222). Très vite,       études récentes qui seront mobilisées ici.
              des enfants algériens sont accueillis en            L’intervention militaire des Nations
              Suisse puis dans plusieurs pays européens        Unies (surtout américaine) dans la guerre
              (Macedo, 2015, 84-89). La charte de              de Corée (1950-1953) a confronté les so-
              l’association Terre des Hommes – France          ciétés occidentales à la misère des popu-
              (TDH-F), créée en 1962, précise : « Dans         lations civiles d’un pays sous-développé.
              son pays si les circonstances s’y prêtent,       La situation des enfants atteint même
              ou ailleurs, si tel n’est pas le cas, l’enfant   le moral des soldats occidentaux, d’où
              sera nourri, soigné, pourvu de parents           des actions humanitaires organisées par
              valables. » Ainsi est créé « l’accueil à         les autorités militaires, notamment le
              vie » : « L’enfant, jusqu’à sa majorité,         soutien financier d’orphelinats, et ce que
              conserve son nom, sa nationalité, sa re-         l’on peut appeler un GI humanitaria-
              ligion d’origine. Ce n’est qu’à 21 ans           nism. Des unités « adoptent » des enfants
              qu’il lui appartiendra de choisir et d’être      comme mascottes ou houseboys et certains
              adopté si tel est son désir. » Les premiers      d’entre eux sont effectivement adoptés
              enfants arrivent de l’Algérie indépen-           par des GI rentrant au pays à la fin de leur
              dante à partir de 1965, puis très vite de        service. Les adoptions d’enfants coréens
              pays d’Asie. Dans le cadre de l’adoption         ont donc commencé dès le temps de
              tel que nouvellement établi par la loi de        la guerre, puis ont été facilitées à partir
              1966, presque toutes les familles d’ac-          de 1953 par le Refugee relief act 11 (Oh,
              cueil entament très vite des procédures          2015, 148).
              d’adoption plénière 10 , bien avant la ma-          Plus encore qu’au Japon, les enfants
              jorité des enfants, et quelles que soient les    nés de pères américains ne sont pas accep-
              décisions judiciaires rendues dans le pays       tés par la société coréenne car stigmatisés
              de départ. En croisant diverses sources,         comme métis, sans pères et nés de mères
              on peut estimer à plusieurs centaines le         prostituées. Ils croupissent donc dans des
              nombre d’enfants adoptés ainsi dans les          orphelinats, le plus souvent tenus par des
              années 1960.                                     congrégations religieuses, et sans aide de
                                                               l’État sud-coréen qui ne dispose pas des
              Guerre de Corée, guerre du Vietnam               moyens financiers et humains nécessaires
              et décollage de l’adoption internationale        à cette prise en charge. L’adoption par des
                 Comme les zones de conflits de la             Américains paraît donc à tous les prota-
              Seconde Guerre mondiale et de la dé-             gonistes comme la meilleure mesure de
              colonisation, celles de la guerre froide         protection pour ces enfants. Le gouver-
              voient naître des enfants de soldats venus       nement sud-coréen ne fut pas capable de
              d’ailleurs. C’est ainsi que de la Corée          faire voter par le parlement une loi facili-
              et du Vietnam, deux États affaiblis et           tant ces adoptions, mais il prit toutes les
              « occupés », partent des flux d’enfants          mesures administratives nécessaires allant
              qui marquent le décollage de l’adoption          dans ce sens. Surtout, à partir de 1955, il

                                                                                                      103

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YVES DENÉCHÈRE

                  laisse le champ libre à Harry Holt (1904-     s’imposer face à l’organisation américaine
                  1964) et Bertha Holt (1904-2000) et           à laquelle il a confié le care auprès des
                  à leur organisation, le Holt Adoption         enfants, et plus seulement les enfants nés
                  Program (HAP), pour organiser ce qui          des GI.
                  constitue le premier grand mouvement             Quelques années après la guerre de
                  d’adoption internationale. Ce décollage       Corée et à la suite de la Guerre d’In-
                  est permis grâce à deux innovations mises     dochine, dans le Vietnam en guerre se
                  en place par Holt : les adoptions par pro-    retrouvent pour la première fois tous
                  curation et les vols charters emmenant        ces protagonistes de l’espace – encore
                  les enfants aux États-Unis. Ainsi, dès les    restreint – de l’adoption internationale.
                  années 1950, 25 % des adoptions in-           En 1967, TDH-F place dans des familles,
                  ternationales dans le monde concernent        en « accueil à vie », trois premiers enfants
                  des enfants coréens (ce sera bien plus        vietnamiens, ils sont 41 l’année suivante.
                  encore ensuite et jusqu’à 60 % à la fin des   Au total, en 1968, le consulat de France
                  années 1970), pratiquement tous adoptés       à Saigon délivre 92 visas pour des enfants
                  par des Américains avant que d’autres         vietnamiens. Face à l’augmentation du
                  occidentaux participent au mouvement.         nombre de départs d’enfants, la popula-
                  D’après les statistiques de l’œuvre, en       tion vietnamienne s’émeut et les autorités
                  1969 le HAP fait partir 704 enfants,          tentent de résister. Un délai plus long
                  1 083 en 1970, 1 589 en 1971 et 2 014         de traitement des dossiers est imposé
                  en 1972.                                      afin d’empêcher les convois groupés trop
                     Le HAP dispose d’un quasi-                 visibles et trop susceptibles de provoquer
                  monopole. En 1969, TDH-F est                  des réactions hostiles de la population.
                  la première œuvre française agréée            Une circulaire du gouvernement de Sai-
                  pour l’adoption d’enfants sud-coréens,        gon précise : « Envoyer des orphelins à
                  grâce à sa collaboration avec le HAP.         l’étranger pour y être élevés jusqu’à leur
                  L’ambassadeur de France à Séoul               majorité, sans se préoccuper de ce qui
                  écrit en 1970 : « les autorités locales       leur adviendra ensuite, est non seulement
                  paraissent n’élever aucune objection de       en contradiction avec l’esprit de nos lois,
                  principe » ; lui non plus, puisqu’il s’agit   mais peut aussi porter atteinte au prestige
                  d’une « affaire purement privée, qui          national. » En 1970, le Premier ministre
                  échappe entièrement à la compétence           vietnamien vise personnellement toutes
                  de l’ambassade et qui s’engage sans que       les demandes à destination de la France,
                  celle-ci en soit avertie ». Son rôle se       « en raison de départs clandestins qui ont
                  limite en effet à la seule délivrance de      été décelés par les services de la sûreté
                  visas de long séjour, après autorisation      vietnamienne au cours de l’année 1969 ».
                  du ministère des Affaires étrangères. Sur     Mais les responsables vietnamiens ne
                  les 2 014 enfants envoyés par le HAP en       peuvent pas grand-chose face à l’expan-
                  1972, 103 arrivent en France. De fait,        sion du phénomène. Au cours de l’année
                  l’État sud-coréen n’est pas en mesure de      1974, 600 enfants vietnamiens arrivent

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ADH_2021-1.indd 108                                                                                            13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS

              en France pour y être adoptés via TDH-        l’opération, c’est-à-dire de ne pas être
              F et d’autres associations : le Comité de     trop regardants sur les formalités, et à
              Marseille de l’Œuvre de l’Adoption et         l’armée de l’air américaine d’organiser
              Le Rayon de Soleil de l’Enfant notam-         les premiers vols 13 . Aussitôt, les œuvres
              ment 12 .                                     d’adoption françaises qui travaillent au
                 Mais ce sont les grandes agences           Vietnam demandent aux agences améri-
              d’adoption américaines, agréées par           caines de pouvoir faire partir « leurs »
              le gouvernement vietnamien, qui               enfants vers les États-Unis, les autorités
              dominent. Parmi elles, se trouvent Holt       françaises pourraient ensuite accorder des
              International Children’s Services (qui a      visas d’entrée en France. Les autorités de
              pris le relais du HAP), World Vision          Saigon sont complètement débordées et
              Relief Organization (WVRO), Friends of        ne peuvent que laisser faire.
              Children of Viet Nam (FCVN), Friends             L’opération débute par une catas-
              For All Children (FFAC), Catholic             trophe. Le 4 avril, juste après avoir dé-
              Relief Services (CRS). C’est par elles que    collé, un avion Galaxy C-5 de l’US Air
              les associations françaises sont obligées     Force connaît une avarie qui le contraint
              de passer. Par exemple, Les Amis des          à faire demi-tour. Il s’écrase non loin de
              Enfants du Vietnam (association créée en      l’aéroport de Saigon. On dénombre plus
              1970) travaille en lien avec FCVN puis        de 150 morts – en très grande majorité
              FFAC. Ces agences s’occupent surtout          des enfants – sur les 310 à 330 personnes
              de récupérer et de placer des enfants de      embarquées, mais les chiffres sont très in-
              mères vietnamiennes et de pères soldats       certains. Le Président Ford et son épouse
              américains. Face à l’avancée inexorable       viennent accueillir à San Francisco les
              des armées du Nord-Vietnam, en mars           enfants rescapés de l’accident convoyés
              1975, les ONG pressent l’administration       par d’autres vols et encourager les person-
              américaine d’aider à l’évacuation des         nels impliqués dans le Babylift : pilotes,
              enfants vietnamiens pris en charge par        infirmières, humanitaires de Friends for
              leurs organisations (Denéchère, 2010,         All Children, etc. La plupart des enfants
              134).                                         devant rejoindre la France, et dont les
                 Le 3 avril, le Président américain Ge-     dossiers ont disparu, n’ont pas de visas de
              rald Ford déclenche Operation Babylift        sortie du Vietnam ni, par conséquent, de
              dont l’objectif est d’évacuer des enfants     visas d’entrée en France. Malgré la pré-
              nés de pères GI et des orphelins de           cipitation et le désordre, l’ambassadeur
              guerre qui sont en cours d’adoption par       de France prend le temps de développer
              des familles américaines. Deux millions       une analyse sur la situation. Il pointe
              de dollars sont alloués pour faire ve-        les objections qui s’expriment fortement
              nir aux États-Unis « le plus vite pos-        face au Babylift : l’accident du Galaxy
              sible » 2 000 enfants (Sachs, 2011). Ford     renforce le sentiment de malaise des au-
              donne l’ordre aux représentants améri-        torités de Saigon qui ne peuvent que
              cains à Saigon de tout faire pour faciliter   consentir à l’opération face aux pressions

                                                                                                  105

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YVES DENÉCHÈRE

                  américaines. Afin de rétablir un contrôle,      leur pays de naissance vaincu, accédant
                  le gouvernement vietnamien exige à par-         à l’indépendance ou menacé par le com-
                  tir du 7 avril que tous les enfants quittant    munisme. L’adoption internationale, en
                  le Vietnam soient munis d’un visa de            tant que mouvement migratoire, se tra-
                  sortie, mais pour un État failli cela s’avère   duit par l’arrivée dans les pays d’accueil
                  impossible à imposer dans les faits.            de milliers d’enfants venant d’ailleurs et
                      L’absence de données fiables sur les        en ce sens elle relève du gouvernement
                  embarquements est une autre caracté-            des populations. Et il y a là un élément
                  ristique de l’opération. Il n’y a pas de        très important à prendre en compte pour
                  listes précises, ni aucune certitude sur le     décrypter les idéologies, les motivations
                  nombre d’enfants embarqués. Dans les            et les sentiments qui interagissent chez
                  derniers jours qui précédent la chute de        les acteurs de l’adoption transnationale,
                  Saigon (30 avril), de nouveaux départs          de l’État jusqu’aux individus concernés
                  ont lieu dans la panique générale. Afin de      en passant par les intermédiaires et l’opi-
                  sauver leurs enfants, des familles vietna-      nion publique. Se croisent en effet plu-
                  miennes tentent par tous les moyens de          sieurs paradigmes : un certain consumé-
                  les faire monter dans des avions. À partir      risme des parents adoptifs, la notion de
                  de listes laborieusement établies et par-       protection de l’enfance promue par les
                  fois erronées, plusieurs dizaines d’enfants     travailleurs sociaux, l’humanitarisme, la
                  arrivent en France après être passés par        question du développement qui émerge
                  San Francisco, Denver ou New York. Une          au lendemain de la guerre (Winslow,
                  petite Vietnamienne de douze ans confie         2017).
                  un an après son arrivée en France qu’elle
                  est en fait la fille d’un responsable de la     Gouvernement des populations
                  police de Saigon qui l’a fait partir pour       et biopolitique
                  la sauver en lui interdisant de révéler son        Des années 1940 aux années 1970,
                  identité 14 .                                   les pays de départ des flux d’adoption
                                                                  n’avaient guère la possibilité de jouer
                  Doctrines, idéaux                               un rôle véritablement décisionnel, ce qui
                                                                  était tout l’inverse de la situation ac-
                  et catharsis à l’œuvre                          tuelle. En revanche, le pouvoir politique
                     Pour justifier les singuliers dépla-         et les administrations des pays d’accueil
                  cements d’enfants évoqués ci-dessus,            comme la France et les États-Unis, ont
                  l’adoption entre pays est toujours pré-         décidé et appliqué des politiques spé-
                  sentée comme la meilleure action hu-            cifiques à ce phénomène en expansion.
                  manitaire pour les sauver définitivement.       Car l’arrivée de ces enfants pose des
                  Mais faut-il encore savoir de quoi il           questions fondamentales, comme celles
                  fallait impérieusement sauver ces enfants.      des métissages et des migrations, liées à
                  Ce qui implique d’évaluer les risques et        la politique de la race (Yngvesson, 2010 ;
                  les bénéfices de ces départs d’enfants de       Macedo, 2020).

                  106

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L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS

                 Au-delà de vouloir soustraire des en-       dèrent ces enfants comme un butin de
              fants à une situation socio-économique         guerre, du sang nouveau qui doit venir
              désastreuse, aux pressions des familles et     régénérer la nation française affaiblie.
              de la société tout entière sur leurs mères     Le Monde (août 1946), estime que les
              et à l’inconfort d’une étiquette « enfant      Allemands doivent livrer « ces enfants,
              de l’ennemi », les centaines d’adoptions       que nous avons le droit, nous, de ré-
              d’enfants nés en ZFO en Allemagne ont          clamer » (Zahra, 2011, 146-172). C’est
              tout à voir avec le populationnisme qui        la même politique populationniste qui
              a cours dans la France d’après-guerre. Le      pousse les autorités françaises à refuser
              Haut Comité consultatif de la Popula-          les adoptions d’enfants français par des
              tion et de la Famille (HCPF, créé en avril     étrangers (Denéchère, 2009, 79).
              1945) est le cénacle où s’élabore cette           Cette doctrine politique et démogra-
              doctrine. Il préconise non seulement           phique implique une sélection des en-
              une politique en faveur de la natalité,        fants adoptables car ils seront demain les
              mais aussi de recourir à l’immigration         forces vives du pays y compris en tant que
              d’éléments assimilables pour assurer le        génitrices et géniteurs. Une commission
              relèvement de la France, notamment en          médicale dresse régulièrement des listes
              captant des flux de réfugiés venant d’Alle-    d’enfants autorisés à être transférés en
              magne, les enfants étant particulièrement      France, conformément aux instructions
              intéressants. Le 18 mai 1945, le général       du ministère de la Population. D’autres
              de Gaulle, président du Gouvernement           enfants sont « remis aux autorités alle-
              provisoire, demande au HCPF d’exami-           mandes notamment dans le cas où leur
              ner la venue en France d’enfants de toutes     état anormal rend impossible tout es-
              nationalités, « orphelins ou isolés actuel-    poir d’adoption ». Bien que l’absence de
              lement en Allemagne ». En avril 1946,          preuve de filiation française soit le motif
              Pierre Pflimlin, sous-secrétaire d’État à      mis en avant, les archives confirment
              la Population, précise « qu’il n’est plus      que le refus de transfert en France est
              question maintenant que d’enfants ayant        surtout dû à l’état sanitaire des enfants. Et
              du sang français dans les veines », afin       certains protagonistes français identifient
              d’avoir le maximum de garanties sur            bien une conséquence fâcheuse : « La
              leur assimilation (Rosental, 2003, 110-        restitution massive [d’enfants] aux mères
              113). En juin 1946, lors d’une réunion         allemandes […] ne va pas être sans sou-
              à l’INED (Institut national d’études dé-       lever l’émotion et répandre cette idée que
              mographiques), le professeur de méde-          le gouvernement français fait du racisme
              cine et pédiatre Robert Debré et le dé-        comme aux meilleurs temps du régime
              mographe Alfred Sauvy soutiennent la           nazi 15 (Denéchère, 2020a, 228). »
              mise en œuvre de cette politique. À lire          Les placements d’enfants de la ZFO
              les déclarations très claires des uns et des   en France peuvent être qualifiés d’adop-
              autres, il est manifeste que les autorités     tions d’État car l’intérêt de la Nation
              politiques et militaires françaises consi-     est constamment mis en avant pour jus-

                                                                                                     107

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YVES DENÉCHÈRE

                  tifier telle décision ou telle évolution       des autorités est surtout liée à un autre
                  de l’opération. Et c’est aussi pourquoi        volet du gouvernement des populations,
                  les autorités françaises de l’époque ont       à savoir la politique migratoire du pays.
                  jugé nécessaire d’effacer les traces de        Loin du populationnisme français, les
                  ces procédures, en récupérant les docu-        lois restrictives sur l’entrée des étrangers
                  ments produits par les administrations         sur le territoire américain sont ici déter-
                  allemandes concernées. Ainsi ont été ce-       minantes (Zahra, 2011, 18).
                  lées des adoptions dont les premières             Les enfants adoptés par les Français ou
                  personnes concernées, les adoptés eux-         les Américains, en Europe ou en Asie, ne
                  mêmes, n’ont parfois jamais eu connais-        sont pas tous de type caucasien, loin s’en
                  sance. Aucun adoptant n’allait en 1947         faut. Dans l’Europe d’après la Seconde
                  ou 1948 se targuer d’avoir adopté un           Guerre mondiale (notamment dans l’Al-
                  enfant allemand. Ainsi, M. Prugnaud n’a        lemagne occupée), parmi les soldats des
                  appris son histoire qu’à la mort de sa         armées française et américaine qui en-
                  mère adoptive, il avait plus de 60 ans 16 .    gendrent des enfants, nombreux sont
                  L’intérêt de l’État a été le moteur princi-    les Africains des colonies françaises, les
                  pal de la politique d’abandon / adoption       Arabes du Maghreb, les Indochinois, les
                  en ZFO. L’intérêt des enfants était certes     Afro-américains ; en Asie (Japon, Indo-
                  mis en avant mais aucune alternative           chine, Corée, Vietnam) sont nés de mères
                  n’a été étudiée pour les maintenir dans        asiatiques et de pères blancs des enfants
                  leur environnement social. Il est vrai que     eurasiens et amérasiens appelés « métis
                  la dimension subsidiaire de la pratique        blancs » ; et sont nés de pères africains
                  de l’adoption internationale n’apparaît        et afro-américains des enfants africasiens
                  que bien plus tard en droit international      appelés « métis noirs ». L’adoption de ces
                  privé 17 . La décision tardive de mettre fin   enfants pose la question de leur accueil,
                  à cette opération, en 1951, a suscité des      de leur acceptation, de leur assimilation
                  positions divergentes au sein de la haute      par les sociétés française et américaine
                  administration, car, fait-on remarquer,        et interroge la politique de la race en
                  « ces enfants seront vraisemblablement         France (Saada, 2007). Si des militaires
                  perdus pour la communauté française »,         américains blancs peuvent obtenir l’au-
                  ce qui n’est pas anodin du point de vue        torisation de se marier avec des femmes
                  des populationnistes.                          allemandes (20 000 est le chiffre le plus
                      Les travailleurs sociaux de l’UNRRA,       couramment avancé) et rentrer au pays
                  dont plusieurs ont laissé des témoi-           avec elles, cette possibilité est interdite
                  gnages, dénoncent l’attitude de la France      aux militaires noirs.
                  et d’autres gouvernements qui en Al-              La question du sort différencié de ces
                  lemagne se servent d’enfants comme             enfants « de couleur » par rapport aux
                  d’une marchandise (Taylor, 2017, 87-           enfants « blancs » est posée très tôt en
                  110). Dans la zone américaine, la si-          ZFO en Allemagne. La Première Armée
                  tuation est bien différente car l’attitude     française comptait 550 000 hommes à

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