L'ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS FINS DE GUERRES, DÉCOLONISATION ET GUERRE FROIDE EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS ...
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ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE, 2021 (1), 95-122 L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS FINS DE GUERRES, DÉCOLONISATION ET GUERRE FROIDE EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS (1945-1975) par Yves Denéchère Introduction le cadre de l’adoption transnationale et le développement de cette pratique ont Les débuts de « l’adoption entre pays » suscité des intérêts démographiques, po- (intercountry adoption), comme on ap- litiques et idéologiques. pelait l’adoption internationale dans les Les États-Unis et la France constituent années 1950, sont très liés aux contextes deux cas intéressants. Celle-ci perd son de guerre. Des adoptions d’enfants nés en empire colonial dans les années 1950 Allemagne de pères alliés venus occuper et 1960, ce qui la contraint à un ré- le pays après 1945 aux adoptions d’en- trécissement et à une redéfinition de sa fants vietnamiens par des occidentaux politique extérieure et de ses rapports à la fin de la guerre du Vietnam, des avec les populations du monde ; ceux- flux d’adoption ont été induits par les là, en tant que puissance mondiale, as- guerres d’Indochine, de Corée, d’Algérie. sument à partir de 1945 le leadership du Après avoir multiplié des études mono- monde occidental et mènent des conflits graphiques empiriques sur ces épisodes, de guerre froide qui les projettent à je propose ici une réflexion d’ensemble l’extérieur et les confrontent à d’autres croisant l’histoire de l’adoption interna- populations. Les enfants qui naissent de tionale (ou transnationale) et les ques- ces rencontres font l’objet de premiers tionnements récemment rénovés sur les mouvements d’adoption internationale, fins de guerres et les fins d’empires, au initiés par des pionniers qui l’envisagent cours desquelles les jeunes ont constitué comme un moyen humanitaire de pro- des enjeux importants (Pomfret, 2016 ; tection de l’enfance. Ce faisant, l’adop- Stargardt, 2020). L’enfance, en tant que tion internationale implique forcément promesse d’avenir et porteuse d’espé- de nouveaux rapports à l’altérité et des rances a fait l’objet d’attentions spéciales adaptations du gouvernement des po- et de politiques dédiées de la part des pulations et de la police des familles, États. Le déplacement d’enfants dans tels que définis par Foucault et Donzelot 95 ADH_2021-1.indd 99 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE (Cultures & conflits, 2010), dans les pays la gestion du phénomène. Ces sources de départ comme dans ceux d’accueil. sont globalement bien accessibles pour la Il s’agit donc d’interroger l’adoption période étudiée – y compris via Internet – transnationale autrement que comme mais très éclatées. Les services parties pre- une aventure personnelle et familiale (ce nantes sont en effet nombreux puisque qu’elle est incontestablement), en inté- l’adoption internationale ressort aussi grant tous les acteurs (États, associations, bien de la politique étrangère, des services intermédiaires, sociétés des pays de dé- de l’émigration, de la politique sociale, part et des pays d’accueil, médias, person- des armées pour les temps de guerre 1 . nalités) avec leurs logiques propres. L’ob- De même, les intermédiaires qui inter- jectif est ici de préciser en quoi l’adop- viennent dans l’adoption sont pléthore : tion internationale est un marqueur des agences américaines, œuvres agréées pour inégalités entre États, un révélateur des l’adoption (OAA) en France, ONG hu- sentiments cathartiques des sociétés oc- manitaires, associations ayant des objets cidentales et des idéologies qui agitent le plus ou moins bien définis, individus monde, de la fin de la Seconde Guerre agissant de par leurs responsabilités ou mondiale à la fin de la guerre du Viet- fonctions (avocats, officiers, prêtres et nam. religieuses) ou simples particuliers ani- La diversité des acteurs impliqués dans més par toutes sortes de motivations. le processus de l’adoption internationale L’accès aux archives de ces intermédiaires, et les nombreuses modalités de celle- essentiel pour appréhender les réalités et ci nécessitent de recourir à des sources la fabrique de l’adoption internationale, très variées. Les statistiques sur l’adoption est bien plus aléatoire car souvent non or- internationale ne sont guère utilisables ganisé. Il dépend donc de nombreuses va- pour notre période. En effet, en France, riables, parfois d’une bonne volonté, du le ministère des Affaires étrangères ne hasard d’une rencontre, de la chance aus- tient un compte des visas délivrés en si. Les personnes en premier lieu concer- vue d’adoption que depuis 1980. Les nées par l’adoption internationale, per- annuaires du ministère de la Justice ne sonnes adoptées et personnes adoptantes, recensent les jugements d’adoption que ont conservé et produit des sources de de 1952 au début des années 1980 (Mi- première importance : dossier personnel, gnot, 2016, 425). Aux États-Unis, le correspondances, photographies et films, Children Bureau puis le National Center récits inédits ou publiés. Enfin, l’histoire for Social Statistics (NCSS) fournit des du temps présent exige le recours aux chiffres incomplets pour la période 1944- sources orales : une cinquantaine d’en- 1957 puis annuels jusqu’en 1975 (Sto- tretiens réalisés depuis maintenant une ley, 1993, 27). Néanmoins, des données quinzaine d’années et une multitude de peuvent être collectées dans les archives rencontres et de discussions ont permis des États relatives à la décision poli- de donner corps et chair à ces histoires. tique, à l’exécution administrative et à Il semble indispensable de présen- 96 ADH_2021-1.indd 100 13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS ter d’abord les premiers flux organisés de 1923 qui autorise pour la première d’adoption internationale liés aux guerres fois l’adoption des mineurs avec maintien des années 1945-1975, en précisant leur des liens avec la famille de naissance contexte, leur ampleur et leurs modalités. (ce qui peut être rapproché de l’adop- Si la dimension humanitaire de ces dépla- tion simple d’aujourd’hui). Les adop- cements d’enfants ne fait pas de doute, tants voulant des enfants sans partage, ceux-ci révèlent nettement les rapports la pratique demeure limitée dans l’entre- de puissance entre pays. Une fois ces deux-guerres et les cas concernant des en- cadres posés, il s’agira de décrypter ce fants étrangers sont très rares. En 1939, la qui se joue avec ce phénomène naissant légitimation adoptive permet de rompre de l’adoption transnationale, et en quoi ces liens (Denéchère, 2011, 23-25). Dans il touche aux questions fondamentales les années 1950, avec l’augmentation de la population et de l’universalité. Les de la demande de bébés à adopter, les aspects politiques, idéologiques et reli- agences américaines comme les œuvres gieux seront également décodés afin de françaises commencent à proposer des déterminer la catharsis à l’œuvre dans enfants étrangers, en bonne santé, si l’adoption internationale, c’est-à-dire la possible d’origine connue. L’adoption part de soulagement des consciences et transnationale, c’est toujours le riche qui de purge des émotions, voire la volonté adopte l’enfant du pauvre. Cette for- de réparation, face aux agissements passés mule, souvent reprise dans les ouvrages ou présents d’États, de groupes sociaux, ou les articles sur la question, résume bien d’individus. une des réalités du phénomène. Pour la période retenue ici, il est possible d’aller L’adoption internationale plus loin et d’affirmer que c’est toujours comme marqueur le riche d’un pays dominant qui adopte l’enfant du pauvre d’un pays dominé. de rapports inégaux Car l’adoption internationale est le reflet entre pays de rapports inégaux entre pays surtout Possible à partir de 1851 dans le Mas- quand dans les pays de départ l’État sachussetts, aux États-Unis l’adoption de est failli, notamment par une guerre, mineurs n’est pas régie par le Congrès une défaite militaire ou une domination américain au niveau fédéral, mais relève (post)coloniale ou impérialiste. de l’organe législatif de chaque État. Les Adopter dans les pays vaincus lois de la plupart des États n’établissent de la Seconde Guerre mondiale pas de distinction entre les adoptions effectuées à l’intérieur d’un État améri- Bien avant la fin de la Seconde Guerre cain ou d’un État à l’autre des États- mondiale, les Alliés ont compris que les Unis et les adoptions d’enfants arrivant personnes déplacées poseraient un pro- de l’étranger (Sokoloff, 1993, 22 ; Carp, blème considérable en Europe à la fin 2000, 27-28). En France c’est une loi du conflit. En novembre 1943, ils créent 97 ADH_2021-1.indd 101 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE l’United Nations Relief and Rehabilita- fant, elle signe un « Procès-verbal d’aban- tion Administration (UNRRA) afin de don d’enfant aux autorités françaises ». prendre en charge ces personnes. Parmi La mère y déclare sur l’honneur « avoir un les nombreux lost children (Zahra, 2011) enfant […] de père français » et « pour des dont il faut s’occuper, il y a les enfants raisons personnelles l’abandonner entre nés de viols, de prostitutions, de passades les mains des autorités françaises ». Il ou d’amours lors des invasions, des oc- est précisé que si l’enquête ne permet cupations et des captivités (Ericsson et pas de déterminer la filiation française Simonsen, 2005). En France, plusieurs de l’enfant, celui-ci sera rendu à la mère dizaines de milliers d’enfants sont nés ou, à défaut, remis aux autorités alle- de Françaises et de soldats allemands mandes. Les conséquences de l’abandon occupant le pays de 1940 à 1944 (Virgili, sont explicites : renoncement à tout droit 2009). Des soldats alliés stationnés en si l’enfant est confié à sa famille pater- France, en Italie, en Grèce ou ailleurs nelle et « acceptation d’adoption ou de ont également engendré des enfants dont légitimation adoptive de l’enfant par des certains, avec leurs mères (war brides), tiers 3 ». sont partis vivre en Grande-Bretagne ou Dès l’admission des enfants dans les aux États-Unis (Zeiger, 2010 ; Roberts, pouponnières françaises en ZFO, des 2013). Malgré l’interdiction faite aux sol- démarches sont entreprises pour leur dats alliés d’occupation en Allemagne de adoption en France. Outre des candi- fraterniser avec la population locale, des datures spontanées, des œuvres comme relations se sont inévitablement nouées et Les Nids de Paris, L’Amitié chrétienne ou des enfants sont nés (Hudemann, 2005, la Fondation d’Heucqueville se chargent 32-33). En Zone française d’occupation de trouver des parents adoptifs et de (ZFO), d’après les sources, leur nombre prendre en charge le transfert des enfants peut être estimé entre 15 000 (archives vers la France. Une liste établie en 1950 françaises 2 ) et 20 000 (statistiques alle- indique que depuis 1946, 961 enfants mandes). La plupart sont élevés par leurs ont été « rapatriés », « dont 286 remis à mères, mais pour certaines d’entre elles la leurs propres familles [paternelles] et 452 difficulté matérielle d’élever un enfant est placés en vue d’adoption ». Une autre grande. La pression exercée sur la mère source, datée de 1952 compte 384 noms par l’entourage et la société dans son d’enfants adoptés en France depuis 1946, ensemble est également très forte. Dès une autre encore fait état de 562 adop- 1946, les autorités françaises organisent tions. Que l’on retienne l’un ou l’autre de la récupération de certains de ces enfants. ces chiffres, il est assez faible comparé à ce Selon les textes législatifs de juillet qui était escompté (Zahra, 2011, 168). 1939 (code de la famille), pour qu’un en- L’organisation française relative à fant puisse être adopté en France, il doit l’abandon des enfants et à leur adoption d’abord avoir été abandonné. Quand une marque clairement les rapports inégaux Allemande décide de se séparer de son en- entre une puissance occupante et un pays 98 ADH_2021-1.indd 102 13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS vaincu occupé et sans État. À partir de Ces enfants ayant été dès leur naissance 1945, les autorités françaises agissent enregistrés par les Jugendämter (services comme elles l’entendent en ZFO, mais la sociaux allemands), il s’agit de récupérer restauration d’un État allemand en mai dans leurs archives les dossiers des enfants 1949 avec la création de la République qui sont ensuite partis pour la France. « Il Fédérale d’Allemagne change la donne. ne resterait donc plus de traces en Alle- En août 1949, le haut-commissariat en magne de l’origine des enfants », hormis ZFO estime que « les inconvénients l’acte de naissance bien sûr, mais comme d’ordre politique vont, du côté allemand, tous les enfants ont changé de noms par en augmentant ». Les nouvelles auto- la légitimation adoptive, et de prénom rités allemandes sont particulièrement (grâce à une loi de 1949 qui l’autorise), sensibles à cette question qui concerne cela importe peu. La discrète opération l’avenir de leur pays. La pouponnière a été menée avec succès puisque l’on française de Nordrach (Forêt-Noire), retrouve aujourd’hui tous les papiers re- de loin la plus importante, est fermée latifs à ces adoptions dans les archives en novembre 1949. Un an plus tard, diplomatiques conservées à la Courneuve le Quai d’Orsay se demande « si les (Denéchère, 2010, 177). mesures exceptionnelles de rapatriement Dans la zone d’occupation américaine, d’enfants se justifient encore, alors l’esprit, la lettre et les pratiques de la qu’elles risquent […] de provoquer prise en charge des enfants abandonnés des difficultés avec les autorités ou la sont très différents. Face à la situation population allemande ». L’opération de grande détresse de nombreux en- est « de jour en jour plus délicate », fants européens dans l’après-guerre, un les autorités françaises en Allemagne élan de générosité se manifeste outre- proposent donc sa « suppression pure Atlantique : des Américains s’engagent et simple » (Denéchère, 2010, 175). à parrainer des enfants dans le besoin, Après la création de la RFA, des fa- d’autres se proposent d’en adopter. Pour milles adoptives françaises s’inquiètent ce faire, ils s’adressent à divers organismes de la situation juridique de leurs en- internationaux, à des agences d’adop- fants. Si ceux-ci ont acquis la nationalité tion américaines, aux autorités d’États française par légitimation adoptive, ils européens. L’UNRRA, qui s’occupe de n’en conservent pas moins la nationalité cette question en lien avec les autorités allemande au regard des autorités de américaines d’occupation, tient à s’assu- Bonn. Le Haut-commissariat estime qu’il rer que les procédures d’adoption sont « semble actuellement difficile d’obte- bien cadrées. Elle ne manque pas une nir du gouvernement de la République occasion d’insister sur la nécessité abso- Fédérale Allemande [sic] un accord qui lue de pouvoir tracer ces enfants et de revêtirait un caractère global et rétroac- vérifier si leurs pays d’origine acceptent tif ». Mais il faut apporter « au moins l’adoption par des étrangers. Se posent un apaisement aux familles adoptives ». également la question de la validité aux 99 ADH_2021-1.indd 103 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE États-Unis d’une adoption prononcée en Américains, a rainbow across the Pacific, pays occupé et celle de la régularité de mais dans les faits ils sont à la fois rejetés l’entrée de ces enfants sur le sol national, par la société japonaise et non reconnus la délivrance de visas étant très restreinte. par les États-Unis. La philanthrope Miki Aussi, l’UNRRA comme les autorités Sawada (1901-1980), riche héritière et américaines d’occupation sont d’accord épouse d’un diplomate japonais, crée en pour ne pas encourager ces adoptions : la 1948 le Elizabeth Saunders Home afin de première ne veut pas devenir une agence recueillir ces occupation babies ou GI ba- d’adoption, les secondes renvoient les bies promis à une vie de discrimination. demandeurs vers le US Committee for Certains de ces enfants sont adoptés aux the Care of European Children, la seule États-Unis (Ceniza Choy, 2013, 18-19). agence autorisée à organiser des adop- Lors d’une tournée au Japon en 1954, tions (Taylor, 2017, 99-104). De fait, les l’artiste française d’origine américaine Jo- adoptions transnationales dans la zone séphine Baker (1906-1975), qui ne peut américaine sont très limitées, et surtout pas avoir d’enfant, adopte deux de ces le fait de militaires américains. À partir GI babies de la guerre : Akio (de mère de 1948, le Displaced persons act ouvre coréenne) et Teruya (de mère japonaise, les portes à 200 000 réfugiés européens. qui deviendra Janot). C’est Miki Sawa- De cette date jusqu’en 1962, plus de da, qu’elle a connue en France, qui lui 10 000 enfants européens (environ 3 000 fait visiter son home pour enfants amé- en Grèce, 2 500 en Italie et 1 800 en rasiens d’Osio et assure une procédure Allemagne) partent vers les États-Unis très rapide pour qu’elle puisse repartir en où ils sont adoptés, surtout par des France avec les deux enfants 4 (Guterl, Américains originaires de ces pays (Weil, 2014, 88-93). 1984, 281-282 ; Winslow, 2017, chap- ter 3). Des officiers installés avec leurs Adoptions coloniales crépusculaires épouses et sans enfant en France, en Italie Les expériences coloniales, quels que ou en RFA adoptent des enfants nés soient les statuts juridiques des pays de pères soldats américains et de mères concernés et quelle que soit la puissance européennes autour des bases militaires. coloniale, ont généré des enfants nés des Ces enfants euro-américains traversent relations sexuelles amoureuses ou forcées, l’Atlantique une fois terminée la mission passagères ou plus durables, entre des de leurs pères adoptifs. Européens (colons, fonctionnaires, mili- L’occupation du Japon vaincu a égale- taires, etc.) et des femmes du pays (Stoler, ment produit des enfants de soldats amé- 2002). Les enjeux autour de ces enfants et ricains et de femmes japonaises, presque de leur place dans les systèmes coloniaux toujours considérées, à tort ou à raison, ont été bien identifiés, notamment pour comme des prostituées. Certains consi- la France (Saada, 2007). Concomitam- dèrent ces enfants comme un symbole ment à la politique d’adoption en ZFO d’amour et d’amitié entre Japonais et en Allemagne, dans les pays de l’Union 100 ADH_2021-1.indd 104 13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS française, les autorités s’intéressent de s’affirmant en tant qu’États indépendants près à ces enfants. Pendant la guerre d’In- et souverains. Ils édictent des textes dochine (1946-1954), la présence d’un contraignants montrant aux Français que important corps expéditionnaire français le temps n’est plus où ils faisaient ce accroît considérablement le « fait eur- qu’ils voulaient. En 1962, l’ambassade asien », ou la « question eurasienne » de France à Vientiane, alertée par les (Rosen Jacobson, 2018) ; en même temps officiers de la base aérienne française de se complique l’intégration de ces enfants Seno, invite l’Association pour la Pro- dans des sociétés s’affranchissant de la tection de l’Enfance au Laos (APPEL) à domination coloniale. s’occuper des enfants vivant autour de la Une association, la Fédération des base. Mais le président de l’APPEL, René œuvres de l’enfance française d’Indo- Péchard (1912-1988), Français installé chine (FOEFI), commence en 1949 à au Laos, s’il reconnaît l’œuvre accomplie « rapatrier » en métropole des enfants. par la FOEFI, estime qu’il faut un foyer Les premiers déplacements sont envi- et une famille à ces enfants déracinés 6 . sagés comme provisoires. Les enfants, L’APPEL développe donc des formes al- « jeunes et malléables », doivent devenir ternatives de prise en charge, dont l’adop- des « traits d’union » entre la France et tion. Un rapport parlementaire de 1974 leur pays : ils « sont destinés à revenir indique qu’elle « aurait assuré des pla- en Indochine et à y demeurer, pour la cements familiaux en France à plusieurs plupart », en tant que futurs cadres de centaines d’enfants du Laos ». l’Union française 5 . Après les accords de Jacques Suant, dernier commandant Genève (juillet 1954) qui consacrent la de la base de Seno avant son évacuation division du Vietnam en deux États indé- en 1963, confie bien des années après, pendants, la FOEFI continue à « rapa- avoir organisé des adoptions illégales : trier » – c’est toujours le terme employé – « Je n’ai pas toujours eu l’appui des des enfants pour en faire des « Français services consulaires de l’ambassade et j’ai d’âme et de qualités ». Il s’agit désormais bien conscience d’avoir enfreint la loi d’assimiler ces pupilles eurasiens à la po- française de l’époque. » En effet, des pulation française en métropole, quel que enfants confiés par leurs mères ont été soit leur âge. Ils sont pris en charge dans reconnus par des militaires français – qui des centres de la FOEFI ou dans d’autres n’en étaient pas les pères – qui les ont internats jusqu’à leur majorité. Très peu ensuite abandonnés officiellement afin de ces enfants sont adoptés (Denéchère, qu’ils puissent être adoptés. Ainsi, une 2019, 124). petite fille née en novembre 1962 d’une Le mouvement se poursuit jusqu’au mère vietnamienne et d’un père français début des années 1970. Comme le Viet- est adoptée en 1963 par une famille fran- nam du Sud, le Laos et le Cambodge çaise installée à Vientiane. Sa demi-sœur, autorisent le départ d’enfants nés de la née en 1957 de la même mère et d’un colonisation et de la guerre, tout en autre militaire français, est adoptée par 101 ADH_2021-1.indd 105 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE une famille de métropole 7 . Anne C., née ou supposé tel, comme ce jeune institu- en 1953, quitte sa famille vietnamienne teur de la Sarthe qui revient en 1960 avec en 1965 et est adoptée en France à l’âge un enfant de 13 ans et prévoit de l’adop- de 12 ans. Elle raconte : « Lorsque je suis ter dès qu’il en aura l’âge légal. À un arrivée à Orly, j’avais en main une photo tout autre niveau hiérarchique, en 1958 de mes parents adoptifs, et eux avaient et 1959, le général Massu et son épouse la mienne, c’est comme ça que je suis recueillent deux enfants. Malika est une devenue une autre petite fille 8 . » adolescente arabe de 15 ans qui a fait La guerre d’indépendance algérienne une proclamation de foi pour l’Algérie (1954-1962) est également propice à des française en mai 1958 et qui se trouve adoptions très particulières. En 1956, pour cela en danger. Rodolphe est un Joséphine Baker adopte deux enfants nés petit garçon kabyle de six ans recueilli en à cinq jours d’écart et recueillis dans 1958 par un appelé qui, lorsqu’il termine l’Algérie en guerre : Brahim (qui de- son service en 1959, le confie à l’Asso- viendra Brian) nés de parents berbères, ciation pour la Formation de la Jeunesse et Marianne, née de parents pieds-noirs. créée par Suzanne Massu pour prendre en L’artiste ne veut pas séparer ces deux charge les yaouleds, les enfants des rues de enfants liés par un destin commun. En la Casbah (Denéchère, 2017, 132). Après effet, elle les présente comme des petits avoir recueilli les deux enfants, le couple rescapés du massacre de Palestro et de Massu, qui a déjà une fille biologique, les la répression qui a suivie (mai 1956)… adopte une fois rentré en métropole avec sans que cela puisse être démontré, et eux. version à laquelle Brian ne croit guère Toute autre est l’approche de mili- aujourd’hui. Peut-être l’énorme émotion tants engagés dans l’espace de la cause provoquée par l’affaire de Palestro a-t-elle des enfants. Quelques jours avant que poussé Joséphine Baker à raccrocher ces le 20 novembre 1959 l’Assemblée gé- deux enfants à cet épisode médiatique 9 . nérale de l’ONU adopte à l’unanimité Comme pour d’autres adoptions, l’artiste la déclaration des Droits de l’enfant, sait faire jouer ses relations pour obtenir l’hebdomadaire français La réforme pu- ce qu’elle veut. C’est Robert Lacoste, blie des reportages sur les camps de « réfu- député de Dordogne (où se trouve le châ- giés » dans l’Algérie en guerre. Le pasteur teau des Milandes, dans lequel Joséphine Jacques Beaumont, président de l’asso- Baker a installé sa famille), et surtout ciation protestante La Cimade, y dé- Ministre résident et Gouverneur général nonce les regroupements de populations de l’Algérie, qui lui a confié Brahim et opérés par l’armée française et les condi- Marianne (Denéchère, 2016, 593). tions de vie dramatiques des familles. D’autres personnalités adoptent des Partageant cette révolte, le Franco-Suisse enfants nés en Algérie, notamment des Edmond Kaiser (1914-2000) crée à Lau- militaires. Ainsi, des appelés rentrent en sanne Terre des Hommes, « mouvement France en ramenant un enfant orphelin de combat et d’intervention immédiate 102 ADH_2021-1.indd 106 13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS et directe au secours de l’enfance meur- internationale et ont donné lieu à des trie » (Kaiser, 1979, 209-222). Très vite, études récentes qui seront mobilisées ici. des enfants algériens sont accueillis en L’intervention militaire des Nations Suisse puis dans plusieurs pays européens Unies (surtout américaine) dans la guerre (Macedo, 2015, 84-89). La charte de de Corée (1950-1953) a confronté les so- l’association Terre des Hommes – France ciétés occidentales à la misère des popu- (TDH-F), créée en 1962, précise : « Dans lations civiles d’un pays sous-développé. son pays si les circonstances s’y prêtent, La situation des enfants atteint même ou ailleurs, si tel n’est pas le cas, l’enfant le moral des soldats occidentaux, d’où sera nourri, soigné, pourvu de parents des actions humanitaires organisées par valables. » Ainsi est créé « l’accueil à les autorités militaires, notamment le vie » : « L’enfant, jusqu’à sa majorité, soutien financier d’orphelinats, et ce que conserve son nom, sa nationalité, sa re- l’on peut appeler un GI humanitaria- ligion d’origine. Ce n’est qu’à 21 ans nism. Des unités « adoptent » des enfants qu’il lui appartiendra de choisir et d’être comme mascottes ou houseboys et certains adopté si tel est son désir. » Les premiers d’entre eux sont effectivement adoptés enfants arrivent de l’Algérie indépen- par des GI rentrant au pays à la fin de leur dante à partir de 1965, puis très vite de service. Les adoptions d’enfants coréens pays d’Asie. Dans le cadre de l’adoption ont donc commencé dès le temps de tel que nouvellement établi par la loi de la guerre, puis ont été facilitées à partir 1966, presque toutes les familles d’ac- de 1953 par le Refugee relief act 11 (Oh, cueil entament très vite des procédures 2015, 148). d’adoption plénière 10 , bien avant la ma- Plus encore qu’au Japon, les enfants jorité des enfants, et quelles que soient les nés de pères américains ne sont pas accep- décisions judiciaires rendues dans le pays tés par la société coréenne car stigmatisés de départ. En croisant diverses sources, comme métis, sans pères et nés de mères on peut estimer à plusieurs centaines le prostituées. Ils croupissent donc dans des nombre d’enfants adoptés ainsi dans les orphelinats, le plus souvent tenus par des années 1960. congrégations religieuses, et sans aide de l’État sud-coréen qui ne dispose pas des Guerre de Corée, guerre du Vietnam moyens financiers et humains nécessaires et décollage de l’adoption internationale à cette prise en charge. L’adoption par des Comme les zones de conflits de la Américains paraît donc à tous les prota- Seconde Guerre mondiale et de la dé- gonistes comme la meilleure mesure de colonisation, celles de la guerre froide protection pour ces enfants. Le gouver- voient naître des enfants de soldats venus nement sud-coréen ne fut pas capable de d’ailleurs. C’est ainsi que de la Corée faire voter par le parlement une loi facili- et du Vietnam, deux États affaiblis et tant ces adoptions, mais il prit toutes les « occupés », partent des flux d’enfants mesures administratives nécessaires allant qui marquent le décollage de l’adoption dans ce sens. Surtout, à partir de 1955, il 103 ADH_2021-1.indd 107 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE laisse le champ libre à Harry Holt (1904- s’imposer face à l’organisation américaine 1964) et Bertha Holt (1904-2000) et à laquelle il a confié le care auprès des à leur organisation, le Holt Adoption enfants, et plus seulement les enfants nés Program (HAP), pour organiser ce qui des GI. constitue le premier grand mouvement Quelques années après la guerre de d’adoption internationale. Ce décollage Corée et à la suite de la Guerre d’In- est permis grâce à deux innovations mises dochine, dans le Vietnam en guerre se en place par Holt : les adoptions par pro- retrouvent pour la première fois tous curation et les vols charters emmenant ces protagonistes de l’espace – encore les enfants aux États-Unis. Ainsi, dès les restreint – de l’adoption internationale. années 1950, 25 % des adoptions in- En 1967, TDH-F place dans des familles, ternationales dans le monde concernent en « accueil à vie », trois premiers enfants des enfants coréens (ce sera bien plus vietnamiens, ils sont 41 l’année suivante. encore ensuite et jusqu’à 60 % à la fin des Au total, en 1968, le consulat de France années 1970), pratiquement tous adoptés à Saigon délivre 92 visas pour des enfants par des Américains avant que d’autres vietnamiens. Face à l’augmentation du occidentaux participent au mouvement. nombre de départs d’enfants, la popula- D’après les statistiques de l’œuvre, en tion vietnamienne s’émeut et les autorités 1969 le HAP fait partir 704 enfants, tentent de résister. Un délai plus long 1 083 en 1970, 1 589 en 1971 et 2 014 de traitement des dossiers est imposé en 1972. afin d’empêcher les convois groupés trop Le HAP dispose d’un quasi- visibles et trop susceptibles de provoquer monopole. En 1969, TDH-F est des réactions hostiles de la population. la première œuvre française agréée Une circulaire du gouvernement de Sai- pour l’adoption d’enfants sud-coréens, gon précise : « Envoyer des orphelins à grâce à sa collaboration avec le HAP. l’étranger pour y être élevés jusqu’à leur L’ambassadeur de France à Séoul majorité, sans se préoccuper de ce qui écrit en 1970 : « les autorités locales leur adviendra ensuite, est non seulement paraissent n’élever aucune objection de en contradiction avec l’esprit de nos lois, principe » ; lui non plus, puisqu’il s’agit mais peut aussi porter atteinte au prestige d’une « affaire purement privée, qui national. » En 1970, le Premier ministre échappe entièrement à la compétence vietnamien vise personnellement toutes de l’ambassade et qui s’engage sans que les demandes à destination de la France, celle-ci en soit avertie ». Son rôle se « en raison de départs clandestins qui ont limite en effet à la seule délivrance de été décelés par les services de la sûreté visas de long séjour, après autorisation vietnamienne au cours de l’année 1969 ». du ministère des Affaires étrangères. Sur Mais les responsables vietnamiens ne les 2 014 enfants envoyés par le HAP en peuvent pas grand-chose face à l’expan- 1972, 103 arrivent en France. De fait, sion du phénomène. Au cours de l’année l’État sud-coréen n’est pas en mesure de 1974, 600 enfants vietnamiens arrivent 104 ADH_2021-1.indd 108 13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS en France pour y être adoptés via TDH- l’opération, c’est-à-dire de ne pas être F et d’autres associations : le Comité de trop regardants sur les formalités, et à Marseille de l’Œuvre de l’Adoption et l’armée de l’air américaine d’organiser Le Rayon de Soleil de l’Enfant notam- les premiers vols 13 . Aussitôt, les œuvres ment 12 . d’adoption françaises qui travaillent au Mais ce sont les grandes agences Vietnam demandent aux agences améri- d’adoption américaines, agréées par caines de pouvoir faire partir « leurs » le gouvernement vietnamien, qui enfants vers les États-Unis, les autorités dominent. Parmi elles, se trouvent Holt françaises pourraient ensuite accorder des International Children’s Services (qui a visas d’entrée en France. Les autorités de pris le relais du HAP), World Vision Saigon sont complètement débordées et Relief Organization (WVRO), Friends of ne peuvent que laisser faire. Children of Viet Nam (FCVN), Friends L’opération débute par une catas- For All Children (FFAC), Catholic trophe. Le 4 avril, juste après avoir dé- Relief Services (CRS). C’est par elles que collé, un avion Galaxy C-5 de l’US Air les associations françaises sont obligées Force connaît une avarie qui le contraint de passer. Par exemple, Les Amis des à faire demi-tour. Il s’écrase non loin de Enfants du Vietnam (association créée en l’aéroport de Saigon. On dénombre plus 1970) travaille en lien avec FCVN puis de 150 morts – en très grande majorité FFAC. Ces agences s’occupent surtout des enfants – sur les 310 à 330 personnes de récupérer et de placer des enfants de embarquées, mais les chiffres sont très in- mères vietnamiennes et de pères soldats certains. Le Président Ford et son épouse américains. Face à l’avancée inexorable viennent accueillir à San Francisco les des armées du Nord-Vietnam, en mars enfants rescapés de l’accident convoyés 1975, les ONG pressent l’administration par d’autres vols et encourager les person- américaine d’aider à l’évacuation des nels impliqués dans le Babylift : pilotes, enfants vietnamiens pris en charge par infirmières, humanitaires de Friends for leurs organisations (Denéchère, 2010, All Children, etc. La plupart des enfants 134). devant rejoindre la France, et dont les Le 3 avril, le Président américain Ge- dossiers ont disparu, n’ont pas de visas de rald Ford déclenche Operation Babylift sortie du Vietnam ni, par conséquent, de dont l’objectif est d’évacuer des enfants visas d’entrée en France. Malgré la pré- nés de pères GI et des orphelins de cipitation et le désordre, l’ambassadeur guerre qui sont en cours d’adoption par de France prend le temps de développer des familles américaines. Deux millions une analyse sur la situation. Il pointe de dollars sont alloués pour faire ve- les objections qui s’expriment fortement nir aux États-Unis « le plus vite pos- face au Babylift : l’accident du Galaxy sible » 2 000 enfants (Sachs, 2011). Ford renforce le sentiment de malaise des au- donne l’ordre aux représentants améri- torités de Saigon qui ne peuvent que cains à Saigon de tout faire pour faciliter consentir à l’opération face aux pressions 105 ADH_2021-1.indd 109 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE américaines. Afin de rétablir un contrôle, leur pays de naissance vaincu, accédant le gouvernement vietnamien exige à par- à l’indépendance ou menacé par le com- tir du 7 avril que tous les enfants quittant munisme. L’adoption internationale, en le Vietnam soient munis d’un visa de tant que mouvement migratoire, se tra- sortie, mais pour un État failli cela s’avère duit par l’arrivée dans les pays d’accueil impossible à imposer dans les faits. de milliers d’enfants venant d’ailleurs et L’absence de données fiables sur les en ce sens elle relève du gouvernement embarquements est une autre caracté- des populations. Et il y a là un élément ristique de l’opération. Il n’y a pas de très important à prendre en compte pour listes précises, ni aucune certitude sur le décrypter les idéologies, les motivations nombre d’enfants embarqués. Dans les et les sentiments qui interagissent chez derniers jours qui précédent la chute de les acteurs de l’adoption transnationale, Saigon (30 avril), de nouveaux départs de l’État jusqu’aux individus concernés ont lieu dans la panique générale. Afin de en passant par les intermédiaires et l’opi- sauver leurs enfants, des familles vietna- nion publique. Se croisent en effet plu- miennes tentent par tous les moyens de sieurs paradigmes : un certain consumé- les faire monter dans des avions. À partir risme des parents adoptifs, la notion de de listes laborieusement établies et par- protection de l’enfance promue par les fois erronées, plusieurs dizaines d’enfants travailleurs sociaux, l’humanitarisme, la arrivent en France après être passés par question du développement qui émerge San Francisco, Denver ou New York. Une au lendemain de la guerre (Winslow, petite Vietnamienne de douze ans confie 2017). un an après son arrivée en France qu’elle est en fait la fille d’un responsable de la Gouvernement des populations police de Saigon qui l’a fait partir pour et biopolitique la sauver en lui interdisant de révéler son Des années 1940 aux années 1970, identité 14 . les pays de départ des flux d’adoption n’avaient guère la possibilité de jouer Doctrines, idéaux un rôle véritablement décisionnel, ce qui était tout l’inverse de la situation ac- et catharsis à l’œuvre tuelle. En revanche, le pouvoir politique Pour justifier les singuliers dépla- et les administrations des pays d’accueil cements d’enfants évoqués ci-dessus, comme la France et les États-Unis, ont l’adoption entre pays est toujours pré- décidé et appliqué des politiques spé- sentée comme la meilleure action hu- cifiques à ce phénomène en expansion. manitaire pour les sauver définitivement. Car l’arrivée de ces enfants pose des Mais faut-il encore savoir de quoi il questions fondamentales, comme celles fallait impérieusement sauver ces enfants. des métissages et des migrations, liées à Ce qui implique d’évaluer les risques et la politique de la race (Yngvesson, 2010 ; les bénéfices de ces départs d’enfants de Macedo, 2020). 106 ADH_2021-1.indd 110 13/08/2021 09:02
L’ADOPTION TRANSNATIONALE ENTRE IDÉOLOGIES, HUMANITAIRE ET CATHARSIS Au-delà de vouloir soustraire des en- dèrent ces enfants comme un butin de fants à une situation socio-économique guerre, du sang nouveau qui doit venir désastreuse, aux pressions des familles et régénérer la nation française affaiblie. de la société tout entière sur leurs mères Le Monde (août 1946), estime que les et à l’inconfort d’une étiquette « enfant Allemands doivent livrer « ces enfants, de l’ennemi », les centaines d’adoptions que nous avons le droit, nous, de ré- d’enfants nés en ZFO en Allemagne ont clamer » (Zahra, 2011, 146-172). C’est tout à voir avec le populationnisme qui la même politique populationniste qui a cours dans la France d’après-guerre. Le pousse les autorités françaises à refuser Haut Comité consultatif de la Popula- les adoptions d’enfants français par des tion et de la Famille (HCPF, créé en avril étrangers (Denéchère, 2009, 79). 1945) est le cénacle où s’élabore cette Cette doctrine politique et démogra- doctrine. Il préconise non seulement phique implique une sélection des en- une politique en faveur de la natalité, fants adoptables car ils seront demain les mais aussi de recourir à l’immigration forces vives du pays y compris en tant que d’éléments assimilables pour assurer le génitrices et géniteurs. Une commission relèvement de la France, notamment en médicale dresse régulièrement des listes captant des flux de réfugiés venant d’Alle- d’enfants autorisés à être transférés en magne, les enfants étant particulièrement France, conformément aux instructions intéressants. Le 18 mai 1945, le général du ministère de la Population. D’autres de Gaulle, président du Gouvernement enfants sont « remis aux autorités alle- provisoire, demande au HCPF d’exami- mandes notamment dans le cas où leur ner la venue en France d’enfants de toutes état anormal rend impossible tout es- nationalités, « orphelins ou isolés actuel- poir d’adoption ». Bien que l’absence de lement en Allemagne ». En avril 1946, preuve de filiation française soit le motif Pierre Pflimlin, sous-secrétaire d’État à mis en avant, les archives confirment la Population, précise « qu’il n’est plus que le refus de transfert en France est question maintenant que d’enfants ayant surtout dû à l’état sanitaire des enfants. Et du sang français dans les veines », afin certains protagonistes français identifient d’avoir le maximum de garanties sur bien une conséquence fâcheuse : « La leur assimilation (Rosental, 2003, 110- restitution massive [d’enfants] aux mères 113). En juin 1946, lors d’une réunion allemandes […] ne va pas être sans sou- à l’INED (Institut national d’études dé- lever l’émotion et répandre cette idée que mographiques), le professeur de méde- le gouvernement français fait du racisme cine et pédiatre Robert Debré et le dé- comme aux meilleurs temps du régime mographe Alfred Sauvy soutiennent la nazi 15 (Denéchère, 2020a, 228). » mise en œuvre de cette politique. À lire Les placements d’enfants de la ZFO les déclarations très claires des uns et des en France peuvent être qualifiés d’adop- autres, il est manifeste que les autorités tions d’État car l’intérêt de la Nation politiques et militaires françaises consi- est constamment mis en avant pour jus- 107 ADH_2021-1.indd 111 13/08/2021 09:02
YVES DENÉCHÈRE tifier telle décision ou telle évolution des autorités est surtout liée à un autre de l’opération. Et c’est aussi pourquoi volet du gouvernement des populations, les autorités françaises de l’époque ont à savoir la politique migratoire du pays. jugé nécessaire d’effacer les traces de Loin du populationnisme français, les ces procédures, en récupérant les docu- lois restrictives sur l’entrée des étrangers ments produits par les administrations sur le territoire américain sont ici déter- allemandes concernées. Ainsi ont été ce- minantes (Zahra, 2011, 18). lées des adoptions dont les premières Les enfants adoptés par les Français ou personnes concernées, les adoptés eux- les Américains, en Europe ou en Asie, ne mêmes, n’ont parfois jamais eu connais- sont pas tous de type caucasien, loin s’en sance. Aucun adoptant n’allait en 1947 faut. Dans l’Europe d’après la Seconde ou 1948 se targuer d’avoir adopté un Guerre mondiale (notamment dans l’Al- enfant allemand. Ainsi, M. Prugnaud n’a lemagne occupée), parmi les soldats des appris son histoire qu’à la mort de sa armées française et américaine qui en- mère adoptive, il avait plus de 60 ans 16 . gendrent des enfants, nombreux sont L’intérêt de l’État a été le moteur princi- les Africains des colonies françaises, les pal de la politique d’abandon / adoption Arabes du Maghreb, les Indochinois, les en ZFO. L’intérêt des enfants était certes Afro-américains ; en Asie (Japon, Indo- mis en avant mais aucune alternative chine, Corée, Vietnam) sont nés de mères n’a été étudiée pour les maintenir dans asiatiques et de pères blancs des enfants leur environnement social. Il est vrai que eurasiens et amérasiens appelés « métis la dimension subsidiaire de la pratique blancs » ; et sont nés de pères africains de l’adoption internationale n’apparaît et afro-américains des enfants africasiens que bien plus tard en droit international appelés « métis noirs ». L’adoption de ces privé 17 . La décision tardive de mettre fin enfants pose la question de leur accueil, à cette opération, en 1951, a suscité des de leur acceptation, de leur assimilation positions divergentes au sein de la haute par les sociétés française et américaine administration, car, fait-on remarquer, et interroge la politique de la race en « ces enfants seront vraisemblablement France (Saada, 2007). Si des militaires perdus pour la communauté française », américains blancs peuvent obtenir l’au- ce qui n’est pas anodin du point de vue torisation de se marier avec des femmes des populationnistes. allemandes (20 000 est le chiffre le plus Les travailleurs sociaux de l’UNRRA, couramment avancé) et rentrer au pays dont plusieurs ont laissé des témoi- avec elles, cette possibilité est interdite gnages, dénoncent l’attitude de la France aux militaires noirs. et d’autres gouvernements qui en Al- La question du sort différencié de ces lemagne se servent d’enfants comme enfants « de couleur » par rapport aux d’une marchandise (Taylor, 2017, 87- enfants « blancs » est posée très tôt en 110). Dans la zone américaine, la si- ZFO en Allemagne. La Première Armée tuation est bien différente car l’attitude française comptait 550 000 hommes à 108 ADH_2021-1.indd 112 13/08/2021 09:02
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