L'amour du jazz Jean-Pierre Moussaron

 
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Jean-Pierre Moussaron

                                                         L’amour du jazz
                        Je voudrais ici, sous forme de courtes notes ou propositions, esquisser la constella­
                     tion des motifs qui composent, pour moi, le « désirable » du jazz. Autrement dit : sa
                     « poéthique ». Grâce à laquelle ce dernier représente, à mon écoute, la seule véritable
                    fondation musicale du xxe siècle occidental, en même temps que l’Autre de la musique
                     européenne classique et moderne.

                         Soit la musique de jazz comme :

                     1. Effet de disruption

                       Le jazz fut très tôt appelé : « musique syncopée » (comme l’indique l’une de ses pre­
                     mières formations : The Dixie Syncopators).
                        Sugkoptein signifie « briser, frapper, battre » en grec ancien. Et voici la double défi­
                     nition de la syncope selon le Robert : a) sens médical : « arrêt ou ralentissement marqué
                     des battements du cœur accompagné de la suspension de la respiration et de la perte de
                     conscience » ; b) sens musical : « prolongation sur un temps fort d’un élément accentué
                     d’un temps faible ».
                        Soit ainsi le bond et le rebond du swing, en son système de tension/détente, dont l’ef-
                     fectuation peut aller de la régularité métronomique du middle jazz à la secousse, l’ébran­
                     lement, voire le séisme du corps, de la phrase et du discours, du bop au free.
                       Si bien que toujours, en son origine estompée, une « Afrique fantôme » noir-bleutée,
                     danse, gémissant ou riant, dans le tréfonds du jazz que j ’entends. Lequel, aussi, réalise
                     pareillement le rêve de « beauté convulsive » d’André Breton. Temps du spasme : de
                     son éclipse et de son retour.

                     2. Inscription du corps

                         Le corps comme référent : le cœur qui bat ou s’affole, le corps qui balance ou titube.
                        Le corps comme acteur : il laisse entendre les bruits de son activité : raucités, growls,
                     souffles ; la ponctuation de ses affects : soupirs, râles, cris ; et les multiples intégrations
                     de sa voix. Mais, aussi, les marques de son travail, notamment chez les souffleurs : bruits
                     des tampons et des feutres, menus chocs des clefs, sifflements d’anches ; si bien que les
                     traces de la production ne sont pas effacées dans le produit.

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Le corps comme retour du refoulé social de la culture occidentale : il affirme alors sa
              présence jusque dans la transe, communielle ou conduite, que sollicitent, par exemple,
              à tel moment, les formations des frères Adderley, d’Art Blakey ou d’Horace Silver. Mais
              aussi en tant que sexe dévoilé : mimé ou affiché entre gestes, paroles et sons (du blues
              au free).
                  Soit, précisément, tout ce qui subvertit l’empire de la raison - de la ratio, qui, d’abord,
              calcule et organise - par l’opération disséminante de la jouissance, manifestée comme
              dépense sans revenu ni garantie ; tout ce qui, dans le même temps, déstabilise le sujet
              musicien, et le déporte, ne serait-ce qu’un instant, hors des prises de la conscience maî­
              trisante.

                 À quoi correspond, entre autres, dans le contenu musical lui-même, l’insistance
              d’éléments fortement expressionnistes (du Rex Stewart de chez Ellington à Charlie Min-
              gus et aux freemen) qui se sont attaqués à tous les canons européens de la beauté.

               3. Moire multiple de sons possibles

                Les grands orchestres du jazz, de Duke Ellington à Sun Ra, ainsi que les diverses for­
              mations de Gil Evans, auront toujours sonné - de la diction «jungle » à la vision « hélio-
              centrique » - comme autant de brocéliandes de timbres instrumentaux, chacun selon ses
              propres camaïeux de teintes.
                  Plus généralement, par rapport à la musique européenne, le jazz n’a cessé d’élargir
               et de remodeler le spectre de ses sons. Cela tient, avant tout, à la possibilité de colora­
               tion instrumentale que, à l’inverse de ladite musique, ses instrumentistes, en particulier
               les souffleurs, ont toujours cultivée. Autant dans celle-là il n ’existe, pour chaque ins­
               trument, qu’une seule sonorité admise, «juste », et donc parfaitement impersonnelle et
               anonyme, autant, dans celui-ci, les sonorités des solistes d’un même instrument diffè­
               rent entre elles.
                  C’est du reste, on le sait, la principale marque distinctive qui permet de reconnaître
               chacun d’eux : de Louis Armstrong à Tom Harrell en passant par Chet Baker et Miles
               Davis ; de Johnny Hodges à Tim Berne via Charlie Parker et Cannonball Adderley.
               Cependant que l’effet se redouble avec des multi-instrumentistes comme Roland Kirk
               ou Eric Dolphy.
                  Spécifique du jazz, dont elle accroît et embellit le kaléidoscope sonore, cette colora­
               tion instrumentale marque en fait le retour du sujet (individuel ou collectif) dans la
               musique occidentale. A condition de bien entendre que ce sujet - selon une formule de
               Kierkegaard - ne revient plus « comme personne mais comme puissance ».

               4. Géographie sonore

                  Si grande se révèle ici l’importance du terroir originaire des musiciens, qu’elle affecte
               le style de ceux-ci et leur regroupement par « écoles ».

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Ainsi les connaisseurs du blues rural chanté (dont la transposition instrumentale don­
                      nera au jazz la plus particulière et la plus essentielle de ses formes musicales) distin­
                      guent, à travers le Deep South, les styles de la Louisiane, de l’Alabama, des deux Caro-
                      lines, du Texas, de la Géorgie, etc.
                         Par ailleurs, il est remarquable, en son histoire, que l’invention vive du jazz soit liée
                      aux déplacements de ses musiciens : migrations successives comme étapes de renou­
                      vellement, qu’accompagnent des discours assez légendés pour en faire autant de mythes,
                      fascinants selon les uns et scandaleux pour les autres, par-delà le fait vrai : de la boue
                      des bayous louisianais jusqu’à «la jungle des villes» (Brecht). Soit La Nouvelle-
                      Orléans et ses bordels, Chicago puis Kansas City et leurs clubs de gangsters, New York
                      et son ghetto de drogués, la Californie et son paradis climatisé, sinon artificiel. En quoi
                      la bonne conscience puritaine blanche était fondée à mépriser le jazz noir, pour mieux
                      en commercialiser les innovations édulcorées par ses soins.
                         Plus étonnante encore - en ces liens complexes d’un lieu avec une musique (dont la
                      constante évolution prouve qu’elle n’est pas et n ’a jamais été un folklore) - apparaît la
                      constitution de sortes d’ethnies musicales : ne recoupant qu’en partie la notion d’école
                      ou de style, elles demeurent aussi difficiles à théoriser que faciles à identifier. Car, s’il
                      existe bien, par exemple, un style et/ou une école West Coast, on constate des regrou­
                      pements plus diffus permettant néanmoins des localisations nettes : tel le fameux
                      « Texas Sound » (dont Cannonball Adderley a, le premier, remarqué la spécificité chez
                      les souffleurs originaires de cet état, en le caractérisant par cette formule : « a moan
                      inside the tone », effectivement vérifiable dans la sonorité de ceux-ci, à travers diffé­
                      rents styles : d’Arnett Cobb à Omette Coleman) ; ou bien le souffle entraîné au long
                      cours des saxophonistes de la ville des vents (Chicago) ; ou enfin la dureté des attaques
                      et le punch explicite des hard boppers de Detroit, (claviers, vents, tambours) souvent
                      surnommés « thumpers » (« cogneurs »).
                         Jusqu’à la diaspora de cette musique à travers le monde, rectifiant la cartographie
                      reçue et ses frontières, qu’emblématise suffisamment le (superbe) duo féminin de Maria
                      Joao et Aki Takase, grâce à l’alliance inédite d’une pianiste japonaise avec une chan­
                      teuse portugaise.

                      5.   Texte

                         Considérée dans le temps et l’espace, la musique de jazz équivaut à un véritable texte
                      au sens de Barthes, soit le vaste champ d’un pluriel de voix, d’une trame multiple et dif­
                      férenciée de codes, d’un tissu bariolé entrelaçant les discours, dont la richesse hétéro­
                      gène se déploie doublement.
                         Ce pourquoi il faudra bien, un jour, accepter d’amender et de réajuster l’habituelle
                      vision dialectique de la plupart des histoires du jazz, d’après laquelle les écoles,
                      manières ou styles de ce dernier se succèdent en une stricte linéarité d’opposition par
                      réaction.
                         Autrement dit - s’agissant (comme pour tout domaine collectif de production artis­
                      tique) non de l’ordre de l’Identité unique en développement constant, mais de celui de

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la Différence en travail plurivoque - , si la différence entre telle et telle école (ou style)
                 intervient nécessairement pour fonder leur apparition successive - en diachronie, elle
                 réside et perdure de façon plus largement féconde dans leur coexistence qui s’ensuit -
                 en synchronie.
                    Dans la succession des styles, le jazz s’est nourri, a vécu de continuels emprunts,
                 brassages, collisions, i.e. de l’immigration d’autres musiques : la musique de la Nou­
                 velle-Orléans est déjà un creuset où se fondent blues, gospels, ragtime, rythmes afri­
                 cains, marches militaires, choral protestant, quadrille français, etc. Ainsi l’une des beau­
                 tés du jazz (Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre ») provient de son étrange désir
                 corsaire d’un braconnage régulier qui participe de son évolution, voire de son renou­
                 vellement : importation de rythmes afro-cubains dans le bop (Dizzy Gillespie) ; puis des
                 scansions latines de la samba/bossa nova (Stan Getz, Cannonball Adderley), des calyp­
                 sos de la Caraïbe (Sonny Rollins, Eric Dolphy), ou des mélismes orientaux, arabes et
                 indiens (Ahmed Abdul Malik,Yusef Lateef) dans le hard bop ; utilisation de formes
                 compositionnelles européennes dans le cool (les Westcoasters) ; intégration de
                 recherches avant-gardistes occidentales dans le free et ses relances (de Burton Greene
                 ou Cecil Taylor à l’Art Ensemble of Chicago ou Anthony Braxton, et aujourd’hui Tim
                 Berne ou Django Bâtes) ; inscription, enfin, du rap dans le mouvement M’base, autour
                 de Steve Coleman et Marvin « Smitty » Smith...
                     Dans l’actuel moment de notre époque, la musique de jazz se fait alors co-présence
                 éclatée, où des styles anciens cohabitent avec les plus récents, sur le mode de la tension,
                 de la confrontation ou de la variation. Soit un mixte insistant de codes, sons et voix, qui
                 fut surexposé jusqu’à l’explosion dans le free jazz (où l’invention de formes ouvertes
                 n ’allait pas sans un réarmement parallèle du blues). Lequel, par le jeu de ses timbres et
                 de ses textures, luttant contre le temps conçu comme permanence (ou possibilité de
                 retour de formes acquises) et continuité (ou possibilité de développement thématique de
                 l’identique), s’est fait aussi mémoire, non plus ordinaire, mais babélienne du jazz.

                 6. Retour musicien du monde grec antique

                      (Resongé à travers des bribes de Schiller, Hölderlin, Nietzsche et Otto.)
                    Alors, je crois entendre la polyphonie rieuse des Dieux multiples et le bruit des
                 hommes qui les fêtent - de la déploration à la jubilation - en une épiphanie qui vient,
                 ne cessant d’arriver...
                    Le monde d’Apollon apparaît, ressuscité par les Westcoasters, ces artistes « superfi­
                 ciels par profondeur », au talent souverain, hantés/entés par certaines formes de la
                 musique européenne comme pour dissimuler (et atténuer) les déchirures de leur jazz en
                 un parfait écrin sonore. Eux, ces « naïfs », dont la sereine beauté du discours, désespé­
                 rée mais d’apparence légère et presque frivole, savait quelque chose du gouffre et de la
                 profondeur tragique, qu’elle recouvrait de l’élégante précarité de ses notes (de Don
                 Fagerquist à Stu Williamson et Chet Baker, de Joe Maini à Herb Geller, de Bob Gor­
                 don à Bob Cooper, de Getz à Giuffre, parmi bien d’autres).

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Voici le masque de Dionysos, derrière lequel, projeté « d’une façon violente et impa­
                   rable dans le présent et (rejeté) en même temps dans le lointain indicible », le dieu lui-
                   même, « ébranle par une proximité qui est en même temps un arrachement » : fusion
                   collective des premiers néo-orléanais, transports des combos parkériens, transes des
                   lieutenants du hard bop funky.
                      Mais revient aussi l’inséparable lien du dionysiaque et de l’apollinien, où, selon la
                   tension féconde de l’oxymore, la force de l’un ne danse pas sans la forme de l’autre :
                   nécessaire rapport que l’improvisation free a éprouvé jusqu’à son extrême limite.
                      Les figures d’Hermès, enfin, dieu du commerce, du vol et de l’échange, guide des
                   voyageurs et accompagnateur des âmes, sont ici rejouées chez de nouveaux « pas­
                   seurs » : Cannonball Adderley, entre le bop parkérien et le hard bop qu’il respiritualise ;
                   Eric Dolphy, entre le hard bop et le free qu’il pré-dit.
                      Ensuite les héros, titans, colosses et demi-dieux : géants souffleurs de trompes et
                   saxophones sans jamais perdre haleine (Armstrong puis Gillespie ; Hawkins, Gordon,
                   Rollins ou Hodges, Parker, Stitt), marteleurs de tympans (Blakey, Roach, Jones, DeJoh-
                   nette), batteurs de basse (Blanton, LaFaro, Mingus, Haden), accordeurs de lyre (Chris­
                   tian, Raney, Farlow, Montgomery), coureurs de claviers (Ellington, Powell, Monk,
                   Bley).
                       Surviennent encore de neuves incarnations des plus beaux mythes : Icare, planant à
                   travers les nues jusqu’au soleil, en Lester Young ; Orphée, trouveur du lyrisme, argo­
                   naute surpassant les Sirènes, ensorceleur de fauves, rescapé des Enfers, continuel errant,
                   et, maintenant, là-haut, charmeur des Bienheureux, en Miles Davis.
                      On perçoit aussi des rites sauvages, mystères éleusiniens, cérémonies bachiques ou
                   rituels guerriers, conjoignant la puissance de l’enthousiasme hellène, l’énergie améri­
                   caine et « la nuit nègre /où/ nous assistons / .. ./ à une démence grisante de feux follets
                   louches et charmants, tordus et hurleurs comme des éclats de rire » (Bataille) : la pas­
                   sion revendicatrice ou imprécatoire des bandes de Charlie Mingus, les hallucinations
                   sidérales de celles de Sun Ra, ou l’ébranlement tellurique des hordes orchestrées par les
                   freemen (d’Alan Silva à Muhal Richard Abrams). Et voilà, en outre, l’irruption inter­
                   mittente de l’effroi, du « Lhambos » primitif, en un cri abrupt qui reperce, çà et là, le
                   chant d’Omette Coleman comme celui d’Albert Ayler.
                      Enfin, inquiétant notre attente et venues du plus loin, les vocalises étranges, barbares
                   au sens hellénique (et comme empreintes de la violence « orientale » du feu céleste
                   conjuguant la Grèce et l’Hespérie), de ce qui casse le discours en oblitérant le sens : du
                   scat, classique et bop, aux vocals de la « New Thing » (de Tony Jackson à Maria Joao,
                   via Jelly Roll Morton, Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Dizzy Gillespie, Léo Watson,
                   Joe Carroll, Sarah Vaughan, Jon Hendricks, Leon Thomas, Jeanne Lee, Bobby McFer-
                   rin et bien d’autres). Avec la double métamorphose en acte qui s’ensuit, au cœur du free
                   lui-même, selon une «réciprocité de preuves » : l ’instrumentalisation de la voix et la
                   vocalisation de l’instrument. Par quoi, en même temps, de l’une à l’autre, quelque chose
                   de la pulsion vibre ou se met en scène, et, proprement, s’incorpore au plus profond du
                   « chant général » du jazz.

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7. Force de consumation

                    Le discours du jazz, en ses moments les plus vifs, débouche sur une esthétique et une
                 éthique de la « consumation » (des sons, du corps et du désir) opposées, selon la pensée
                 de Bataille, à toute forme de consommation. Car les artistes créateurs qui le tiennent,
                 tournés vers le non-répétable de l’improvisation et soucieux d’aucun retour du cliché,
                 instituent en lui un rapport à la dépense, voire à la perte ou au sacrifice.
                    Ainsi, dans leurs séquences précipitées, les plus « gone » - je dirai, pour ma part,
                 les plus accomplies - le bop parkérien obsédé de vitesse, et le hard bop funky façon
                 Silver mêlant le « speed » aux plus fortes intensités d ’affects, peuvent aussi s’inter­
                 préter tous deux, à travers leur différence, comme une intenable manière de regarder,
                 presque de face, la folie (telle un transport sans retour) et la mort (telle une perte sans
                 frein).
                     Et, plus encore, le free. Dont le discours, menant l’improvisation collective à la limite
                 de l’œuvre, est tel qu’il ne revient pas (aux sens temporel, spatial, économique) à un
                 thème ou à un leader, c’est-à-dire à quelque origine ; ni, conséquemment, à la pater-
                 nité/propriété de quelque « auteur ». Ainsi disséminé, il ne revient pas - intransitive­
                 ment. Mais ouvre sur l’avenir, joue (de) l’avenir comme ce qui vient se dépenser dans
                 l ’instant, ici et maintenant. En même temps que, au rebours d’une loi fondamentale de
                 l’esthétique européenne, il accepte, devenant part du feu ou « part maudite » du jazz,
                 dans le moment même où il se produit, tout risque de brouillon, de ratage, de « laideur ».
                    D’où vient que le jazz vif (dont les tendances et tentations sont poussées à l’extrême
                 par le free), dans cette perspective de consumation, refuse toutes les formes habituelles
                 de la consommation musicale. Laquelle, tandis que s’y installe et s’y conforte l’actuel
                 déni ambiant de toute évaluation éthique et artistique (au profit de la passivité indiffé-
                 renciante du « tout le monde il est bon » et de son verso : « il en faut pour tous les
                 goûts »), ne recouvre et n’alimente, trop souvent, qu’une utilisation marchande, specta­
                 culaire et littéralement énervée, de cette force de refus et d’altérité qui n’a cessé, ne cesse
                 d’animer ledit jazz à l’encontre de la musique européenne (classique et populaire), de
                 ses valeurs admises comme de ses abâtardissements « muzak ». Du reste, puisque le
                 mythe sert toujours à refouler l’histoire, il faut rappeler que toutes les authentiques
                 relances historiques du jazz (regroupement chicagoan, style Kansas City, Be Bop, Hard
                 Bop, Free, et M ’base maintenant) furent, d’abord, des opérations de ressaisissement de
                 soi contre les diverses tentatives d’arraisonnement menées par le show business améri­
                 cain, puis mondial (Count Basie contre Glenn Miller, si l’on veut).
                    D’où vient, encore, que cette musique d’immigration et de métissage, de déploration
                 et de contestation (et non de pureté uniforme et d’acquiescement insouciant, comme
                 d’aucuns se plurent à la rêver), n’a jamais été faite pour adoucir les mœurs. À l’évidence,
                 l’amitié et/ou l’amour des jazzmen entre eux n’excluent en rien le combat artistique, et
                 matériel, des formes et discours sonores que ceux-ci proposent. Et, pour aviver la notion
                 d’« émulation », sachant, depuis Racine jusqu’à Nietzsche ou Freud, que l’amour est
                 aussi (d’abord ?) une guerre entre les êtres, et, depuis Girard, que la rivalité mimétique
                 est grosse de violence, on peut même penser qu’ils suscitent à tout le moins une telle
                 lutte. C’est sans doute en ce sens d’affrontements de désirs et de pulsions, quasi rituel­
                 lement mis en scène, qu’il faudrait comprendre la fréquence de ces « chases », « buc-

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king » ou « cutting contests », etc., en forme de duels de solistes ou de joutes à plusieurs,
                    dont l’habitude prégnante dans le jazz marque une autre de ses spécificités, violente,
                    face à la musique européenne qui semble avoir choisi très tôt, en sa manifestation
                    publique, le concert plutôt que le combat. Là encore, le free jazz a souvent radicalisé
                    cette impulsion agonistique, quand il ne l’a pas accusée scéniquement (ainsi des pres­
                    tations de l’Art Ensemble Of Chicago, dont les musiciens, qui n’hésitent pas à se prêter
                    à des rapports réciproques d’agression avec le public, présentent souvent leurs visages
                    enduits de « peintures de guerre »).
                       Non content de combattre la consommation et le concert, le jazz vif se refuse aussi,
                    en sa puissance disruptive qui va se consumant, à tout effet de consensus. Ainsi qu’aux
                    moites postulations d’œcuménisme et autre credos (con)fusionnels d’aujourd’hui, les­
                    quels n ’existent et ne prolifèrent (par exemple dans la pléthore estivale des macro ou
                    micro-festivals européens), précisément, que d’oublier ou tenter d’exclure ce qui, dans
                    ledit jazz, ne peut ni ne veut être réconcilié et, partant, ne réclame aucun assentiment
                    généralisé, sur le mode du recueillement unanimiste et pacifié, ou, pire, de la célébra­
                    tion initiatique de quelque nouvel «art pour l’art» - tels, entre autres discours
                    modernes, « fous », désœuvrés et prêts à toutes les pertes, ceux de Parker, Monk, Sil-
                    ver, Rollins, Mingus, Dolphy, Coltrane, Miles, Sun Ra, Shepp, ceux d’Omette Cole­
                    man, Cecil Taylor et des autres freemen, puis de Tom Vamer, Tim Berne, Steve Cole­
                    man, Charles Gayle, Julius Hemphill, David Ware, Dave Liebman, Django Bates, Don
                    Byron, et bien d’autres.
                       Ce pourquoi, loin de la phraséologie béate des épanchements de communion autant
                    que de la nécrophilie triste de ceux qui ont déjà certifié la mort du jazz, il convient de
                    reconnaître la très incommode situation présente de cette musique, considérée en sa
                    capacité de novation (et non de reproduction : comme les autres arts, le jazz ne va pas
                    sans misère) et dans sa toujours inquiétante singularité, en détournant l’appréciation
                    que Barthes portait sur la santé actuelle de la littérature : « / Le jazz / est devenu un état
                    difficile, étroit, mortel. Ce ne sont pas ses ornements / qu’il / défend, c’est sa peau. »

                    8. Figuration du désir

                        Le désir, en son rapport à l’objet perdu, enfui ou introuvable, résonne, me semble-t-
                    il, dans l’intense élan qui meut irrésitiblement les boppers et leur suite, de Charlie Par­
                    ker à Phil Woods, de Howard McGhee à Fats Navarro ; dans la quête interminable, aussi,
                    du « Senor Blues » poursuivie par Horace Silver et ses divers groupes de hard boppers ;
                    dans le « ressassement étemel », enfin, d’un John Coltrane autour de My Favorite Things
                    (dont il n’est jamais parvenu à trouver la version définitive, qu’il cherchait encore à
                    l’heure de sa mort), ou d’un Sonny Rollins variant sans cesse l’interprétation de St Tho­
                    mas et de D on’t Stop The Carnival, comme pris d’une interminable nostalgie de leurs
                    « îles enchantées ».
                       Puis le désir, encore, de la beauté : « Le beau intéresse le désir (le vouloir, le pouvoir
                    et le savoir-faire repassent, refilent la chose “parfaite” au désir /.../ Nous disons “c’est
                    beau !” d’une demeure où le désir d’habiter se lève. Le beau suscite désir de demeurer »
                    (Deguy). Désir, qui aura été, sans doute au premier chef, celui des Westcoasters, de

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séjourner dans l’impeccable forme, la diction brillante, le souffle épuré, le swing souple,
                  la rapidité lisse, pour rasséréner leur vie et contenir la mort dans l’âme de leur chant
                  selon l’urgence du provisoire - comme le fait entendre, à elle seule, la trompette de Chet
                  Baker. Mais beauté, aussi, toujours recherchée : jusqu’au souci d’une sonorité d’argent
                  poli, timbrée d’une luisance tantôt aiguë, tantôt lunaire, acheminée naguère par Stan
                  Getz ; jusqu’à l’effort de transmuer tous les états du souffle dans le bois, ainsi repeuplé,
                  de la clarinette, qui inspire encore le jeu de Jimmy Giuffre.
                    Le désir, enfin, propre à tous les jazzmen créateurs, à travers tous les styles collectifs
                 et toutes les manières individuelles, de l ’événement musical. Car, en son phénomène le
                 plus pur (joignant tel lieu, tel public, tel moment, tels artistes dans « la bonheure », ou,
                 de Lacan aux Grecs anciens, dans le « kairos » accordé par les Dieux), la musique de
                 jazz, emportée dans la consumation, ignorant la fixité de la redite, tournée vers ce qui
                 arrive ici et maintenant, s’adonne, plus que toute autre, à l’accueil de l’événement : se
                 faisant espace de sa rencontre, moment de sa surprise, fête de son enfance, selon l’ap­
                 parition de l’unique du « cette fois-ci » et du singulier de « cette fois seule ». Evéne­
                 ment véritable, tel un choc instantané qui dure par sa trace, cependant que la durée se
                 transforme, alors, en ce temps paradoxal où le commencement continue de commencer.
                 Commencement qui ouvre en nous, à la pointe de l’instant, la blessure insistante de
                 l’avenir. Ici encore, le free jazz amplifie cet enjeu, puisque, par la suppression du thème,
                 des grilles d’accord, et de tout modèle préexistant à l’improvisation, il élimine quelque
                 « horizon d’attente » que ce soit au profit de l’accueil absolu de ce qui arrive (ce qu’il
                 faudrait développer selon le motif de « l’arrivance » récemment instruit par Derrida).
                                                                                  &
                     Toutes ces faces du jazz font que cette musique minoritaire, d’immigration et d’exil
                  (faut-il encore souligner, en 1995, la condition marginale des jazzmen, noirs et blancs,
                  américains, européens ou d’ailleurs ?) non seulement sonne, en moi, comme appel de
                  l’autre et de l’inconnu, mais suscite cet « amour de loin », inventé il y a fort longtemps
                  par Jaufré Rudel, et conforté depuis par ce précepte de Zarathoustra : « Vais-je vous
                  conseiller d’aimer le prochain ? Encore je préfère vous conseiller de fuir le prochain et
                  d’aimer le lointain ! Plus haut que l’amour du prochain est l’amour du lointain et de
                  l’avenir. »
                    Ce pourquoi, aussi, quoique aimant la musique européenne (bien sûr) et particulière­
                  ment l’opéra, quand j ’ai le corps et l ’âme fatigués, seuls me ravivent les sons du jazz.

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