L'Espagne : entre solidarité atlantique et solidarité européenne

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Rencontres des « jeunes leaders européens »
                  Compte-rendu de l’édition du 13 octobre 2003

      L’Espagne : entre solidarité atlantique et solidarité
                         européenne

      Avec Gustavo de Aristegui, conseiller diplomatique du président Aznar
                                      &
                     Oscar Becera, journaliste espagnol

L’essentiel :

Entrée dans l’Union Européenne en 1986, l’Espagne s’impose comme un modèle
de prospérité et d’expansion économique. Au cours des années 90, le Premier
ministre José Maria Aznar a conquis un leadership incontestable, après avoir créé un
parti, le PP qui est devenu un modèle pour la droite française. Mais l’Espagne
revendique désormais au sein de l’Union ses différences « atlantistes » et cherche à
remettre en question ce qu’elle appelle « le directoire franco-allemand ». Le pays se
veut à sa manière un allié de l’ « Europe puissance » : il plaide pour le
développement du lien transatlantique, en encourageant les Européens à mettre en
place une stratégie d’influence à Washington. Pour Gustavo de Aristegui, il n’y aura
de solution de paix au Moyen Orient que si les Etats-Unis et l’Europe adoptent une
position commune, en créant une autorité d’arbitrage transatlantique.
¾ Modèle d’expansion économique, l’Espagne incarne le dynamisme de
     croissance et d’influence créé par les solidarités européennes.

L’entrée en 1986 de l’Espagne dans l’UE a marqué la fin de l’isolement historique de
la péninsule ibérique et inauguré sous le drapeau européen, un nouveau « siècle
d’or » espagnol.

Après la croissance des Six dans les années 1950-60, et avant l’essor économique
de l’élargissement à l’Est prévu pour 2005-2010, l’Espagne des années 1990-2000
est un « work in progress » de l’utopie européenne, la construction d’une nation
prospère grâce à la solidarité de l’Union.

L’Espagne, pays de la frontière Sud de l’Europe, premier bénéficiaire des fonds
structurels (entre 5 et 8 milliards d’euros par an jusqu’en 2006) est devenue
aujourd’hui le champion de la croissance européenne (PIB par tête multiplié par 4) ,
de la baisse des impôts, des réformes de « welfare » et le meilleur élève du pacte de
stabilité. Cinq régions espagnoles ont désormais un PIB par habitant plus élevé que
la moyenne communautaire : Madrid, la Navarre, le Pays basque, les îles Baléares et
la Catalogne.

Aussi, le leadership espagnol qui s’est affirmé avec la guerre d’Irak, a été rendu
possible grâce aux performances de l’Espagne européenne. L’Espagne franquiste
n’avait pas de politique étrangère. C’est un pays autarcique qui est resté en marge
des guerres mondiales et du redressement du Vieux Continent après 45, sous tutelle
américaine. Pour le PP, l’intégration européenne de l’Espagne, après la transition
démocratique et l’expansion économique, signifie aujourd’hui l’affirmation d’une
politique étrangère d’influence globale.

Pendant le premier semestre 2003, Gustavo Aristegui, au titre de conseiller
diplomatique d’Aznar, a fait plus de 400 interventions dans les médias espagnols
pour expliquer à une opinion publique habituée à une politique d’isolement pacifiste,
pourquoi en Irak, les intérêts fondamentaux du pays sont en jeu.

Pour le gouvernement d’Aznar, la guerre d’Irak a été l’occasion historique de
conquérir un leadership en donnant à l’Espagne une doctrine de politique étrangère,
fondée sur la lutte contre le terrorisme, la défense de la légalité internationale, la
stabilité politique au Moyen-Orient et l’engagement en faveur d’un désarmement
mondial.

   ¾ L’Espagne d’Aznar a pris la tête du combat pour les valeurs d’une
     Europe « ultra » qu’elle est prête à défendre contre le statu quo
     communautaire
L’Espagne n’est pas seulement un champion économique européen. Sous l’autorité
d’Aznar, elle se fait le porte-drapeau d’une Europe pionnière et radicale qui veut
s’affirmer au risque de défier le statu quo européen.

   -   La révolution néo-libérale : l’Espagne d’Aznar se distingue en Europe par son
       néo-libéralisme qui est selon le PP, non seulement compatible avec
       l’économie sociale de marché, mais qui n’est autre que l’application stricte des
       bonnes pratiques anglo-saxonnes pour la compétitivité de la zone euro, telles
       qu’elles furent proclamées au Sommet de Lisbonne de 2000. Pour la droite
       espagnole, c’est le caractère étatiste de la droite française, plutôt favorable à
       l’intervention publique qui est une exception européenne.
   -   L’Espagne de « l’unité constitutionnelle» : Aznar incarne un renouveau
       idéologique de la droite en Europe, fondé sur une triple opération de
       modernisation : l’union de la droite libérale avec le parti national (parti
       franquiste), l’aggiornamento européen (intégration du Partido Popular
       espagnol au sein Parti Populaire européen en 1990, soit dix ans avant
       l’UMP), et une élaboration de doctrine autour de la FAES (fondation d’analyse
       économique et sociale, ancêtre espagnol de la Fondation pour l’innovation
       politique qui vient d’être créée en France). En 2002, au Congrès fondateur du
       Bourget, Alain Juppé célébrait dans la droite espagnole un modèle pour
       l’UMP. Le PP se veut aussi le garant de l’ « unité constitutionnelle » de
       l’Espagne, remise en cause par les séparatismes régionaux, et les attentats
       terroristes. La conception européenne du PP est liée à ce patriotisme
       constitutionnel militant, par essence anti-régionaliste, sur lequel s’est appuyée
       la droite pour moderniser le pays. Pour la gauche, le patriotisme
       constitutionnel est une résurgence du nationalisme espagnol, que le fondateur
       d’El Pais, Juan Luis Cebrian, qualifie de « fondamentalisme démocratique ».
   -   La défense des valeurs chrétiennes en Europe : l’Espagne d’Aznar mène la
       bataille pour insérer la référence aux valeurs chrétiennes de l’Europe dans la
       Constitution. Entre le groupe des trois nations latines, la France a joué un rôle
       déterminant pour ne pas faire référence à ces valeurs. Le PP reprend à son
       compte en revanche le mot de l’historien italien Benedetto Croce : « non
       possiamo non chiamarci christiani » (« nous ne pouvons pas ne pas nous
       considérer chrétiens »). L’Espagne se dit favorable à l’Etat non-confessionnel,
       mais pas à la neutralité confessionnelle. Le laïcisme français est pour elle une
       négation de l’identité espagnole et de l’identité européenne comme le
       rappellent les nouveaux entrants de l’Europe centrale et orientale, pour qui la
       revendication religieuse et la revendication démocratique sont indissociables.
   -   La lutte internationale contre le terrorisme et la solidarité occidentale : Aznar
       est arrivé au pouvoir en 1996 avec l’engagement de mettre un terme au
       terrorisme basque. Pionnière de la lutte contre l’insécurité en Europe, la droite
       espagnole a fait de l’autorité de l’Etat et de la lutte contre le terrorisme la clé
       de voûte de sa politique. Ceci a conduit, cinq ans avant le drame du 11
       septembre à une réévaluation doctrinale des valeurs classiques de la loi et de
       l’ordre avec une action politique de tolérance zéro vis-à-vis des personnes
       « génératrices » d’insécurité. Il faut rappeler qu’Aznar a été lui même la cible
       d’un attentat avant d’accéder au pouvoir. La lutte contre le terrorisme est une
       obsession politique du PP. L’alliance avec les Etats-Unis correspond pour le
       PP à un resserrement du camp occidental, dont l’Europe est un pilier, face aux
       ennemis communs du terrorisme, de l’ETA à Al Qaïda. Dès l’été 2002, les
Etats-Unis ont inscrit l’ETA sur la liste des ennemis de la démocratie,
       consacrant un an avant la guerre en Irak, une alliance de fait entre
       Washington et Madrid.

   ¾ L’Espagne n’accepte pas les bouleversements des hiérarchies
     d’influence opérés dans la nouvelle Constitution de Giscard.

Pour Gustavo Aristegui, les axes en Europe n’existent pas : il n’y a que des ententes
ponctuelles, et l’Union est avant tout le règne du multilatéral (règle du jeu). Le PP se
montre ainsi très critique à l’égard de ce qu’il appelle le « directoire franco-
allemand », et à sa formule camouflée : la constitution de Giscard. La division de
l’Europe au moment de la crise a été selon Gustavo Aristegui provoquée par
l’unilatéralisme du camp de la paix, qui a annoncé ses positions sans concertation
dans la foulée du quarantième anniversaire du Traité de l’Elysée.

Dans le cadre des négociations intergouvernementales sur le projet de Constitution,
l’Espagne veut conserver les équilibres de pouvoir arrêtés au Traité de Nice. Ce
Traité garantissait pour chaque grand pays (Allemagne, France, Italie, Royaume Uni)
29 voix, soit le tiers de la minorité de blocage. L’Espagne suivait de peu avec 27 voix.
La nouvelle Constitution surpondère l’Allemagne en raison de sa puissance
démographique (42,5% de la minorité de blocage), consacre un décrochage de
parité avec les trois autres grands pays (31% de la minorité de blocage), et
rétrograde les pays moyens comme l’Espagne ou la Pologne au rang des petits
pays.

L’Espagne n’accepte pas cette « domination » de l’Allemagne en Europe, et
s’oppose notamment à la prise en compte du critère démographique. Elle fait valoir
l’illégalité de la Convention qui a outrepassé son mandat en remettant en discussion
les équilibres du Traité de Nice, qui plaçait l’Espagne au rang des « grands pays ».

   ¾ Défenseur du lien transatlantique, l’Espagne d’Aznar encourage la
     diplomatie européenne à développer aux Etats-Unis des relais
     d’influence

Pour l’Espagne, la stratégie globale d’influence de l’Union doit être celle du
renforcement du lien transatlantique et non pas celle de la rupture avec l’Amérique.

Gustavo de Aristegui regrette que la diplomatie des pays de l’Union ne cherche pas
plus à se rapprocher, à promouvoir et à collaborer avec les milieux européistes
américains. Selon lui, l’unilatéralisme de l’administration Bush, c’est aussi
l’incapacité européenne de trouver des alliés dans l’establishment américain,
capable d’influence dans les décisions politiques de Washington.

La diplomatie espagnole a ainsi développé tout au long de la crise irakienne, des
relations privilégiées avec le parti américain favorable au développement du lien
transatlantique – la ligne Powell -, parmi lesquels on retrouve le sénateur de
Pennsylvanie Bill Frist, Thomas Friedman, chroniqueur du New York Times, Greg
Kennedy du King’s College, David Phillips du think tank Center for Strategic and
International Study, ou Jacques Bertrand du Toronto University.
Pour Gustavo de Aristegui, la rupture du lien transatlantique dans la crise irakienne
a été une des causes de l’échec de la politique de stabilisation en Irak. Selon lui, il
manque aujourd’hui aux Américains pour réussir le savoir-faire européen en matière
de « Nation Building ».

    ¾ Savoir écouter l’Espagne : pour un arbitrage transatlantique au Moyen
       Orient.
L’Espagne d’Aznar est plus que jamais dans l’Europe, et veut à sa manière
contribuer au rayonnement de la puissance continentale. Mais comme l’Italie,
l’Espagne se sent trop souvent isolée et dévalorisée par le couple franco-allemand.
Pour Gustavo de Aristegui, les axes n’existent pas en Europe et ne doivent pas
exister.

Vis-à-vis de la France ces deux pays sont dans une situation paradoxale : une très
grande proximité commerciale et culturelle, mais une alliance industrielle et politique
dont les développements sont limités par l’image de repoussoir véhiculée par le
couple franco-allemand.

Le moteur franco-allemand sera d’autant plus efficace qu’il suscitera l’adhésion de
l’Europe du Sud, en évitant toute opposition frontale. Il est dans l’intérêt de la France
qu’au moment où une nouvelle union se prépare avec l’Allemagne, soit mise en
place parallèlement, une véritable stratégie de partenariat politique sur le long terme
avec la péninsule ibérique et la péninsule italienne.

L’assouplissement du pacte de stabilité, entériné le 23 novembre dernier s’est fait
avec l’appui de l’Italie, plus disposée que l’Espagne à s’associer à la dynamique
politique franco-allemande. Ce résultat a été obtenu, en particulier, grâce aux liens
d’intérêt commun qu’ont su construire Giulio Tremonti et Francis Mer, respectivement
ministres des finances italien et français.

Avec l’Espagne, la France a surmonté ses désaccord liés à la guerre d’Irak et à la
réforme des institutions européennes dans le domaine de la sécurité. Les accords de
la Baule du 13 octobre dernier ont montré que le couple franco-allemand peut aussi
susciter l’adhésion de l’Espagne (et de l’Angleterre). Dans cette perspective, le
rapprochement franco-espagnol est possible Si la France sait écouter l’Espagne, il y
a entre Paris et Madrid une force potentielle de proposition commune pour favoriser
l’émergence d’une solution transatlantique au Moyen Orient.
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