L'historien et ses prophètes - Hommage à un maître autour de Jean de Roquetaillade - OpenEdition Journals
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Oliviana Mouvements et dissidences spirituels XIIIe-XIVe siècles 6 | 2020 6 L’historien et ses prophètes Hommage à un maître autour de Jean de Roquetaillade Elena Tealdi Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/oliviana/1382 ISSN : 1765-2812 Éditeur Groupe d'anthropologie scolastique (Centre de recherches historiques-EHESS-CNRS) Référence électronique Elena Tealdi, « L’historien et ses prophètes », Oliviana [En ligne], 6 | 2020, mis en ligne le 11 avril 2020, consulté le 12 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/oliviana/1382 Ce document a été généré automatiquement le 12 avril 2020. © Oliviana
L’historien et ses prophètes 1 L’historien et ses prophètes Hommage à un maître autour de Jean de Roquetaillade Elena Tealdi « Lo storico si rivolge alle sue fonti come il giudice istruttore si rivolge ai testimoni che ascolta. E come la maggior parte dei testimoni, le fonti parlano solo se interrogate. La cosa difficile è preparare il questionario. Ma che si deve chiedere al testimone perché si decida a parlare, a dire la sua verità ? Come, in particolare, far parlare fonti ad alta densità dottrinale come gli scritti di Gioacchino e le prime testimonianze su di lui ? Sollecitato dai testi, lo storico deve cercare in essi le risposte non alle proprie domande, ma alle domande di Gioacchino stesso, cui essi intendono rispondere »1. 1 Ces réflexions figurent dans les premières pages du livre que Gian Luca Potestà a consacré à l’étude de Joachim, l’abbé calabrais qui, à la fin du XII e siècle, cherchait dans l’exégèse de la Bible une compréhension des temps présents et futurs au moyen d’une concordance entre l’Ancien et le Nouveau Testament et le fondement d’une nouvelle théologie de l’histoire articulée entre les âges du Père, du Fils et du Saint Esprit. Ces indications de Gian Luca Potestà fournissent comme un précis de la méthode historique : une fois convoqué le témoin, il faut savoir lui poser les bonnes questions pour obtenir des réponses. Et pour entendre la vérité qu’il peut transmettre, il ne suffit pas d’être disposé à comprendre son horizon. Si nous rencontrons un témoin qui était lui-même en train de poser des questions à son temps, à son monde, il faudra lui demander : quelle est ta question ? Et seulement ensuite : quelle est ta réponse ? 2 Cette « vie herméneutique » caractérise tout le parcours de recherche de Gian Luca Potestà sur le prophétisme médiéval et ses rhétoriques, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, dont beaucoup se retrouvent dans le volume consacré au messianisme, au prophétisme politique et aux attentes eschatologiques, significativement intitulé Le Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 2 Dernier Messie2. Dans ces pages, dans le dédale des rues qui mêlent manuscrits, personnages et idées, nous trouvons aussi le nom de Jean de Roquetaillade. Son œuvre résume des thèmes de longue durée et les pousse à leurs dernières limites, avec des rhétoriques qui sont propres à la fin de la période médiévale et au commencement de la modernité. 3 Originaire de Marcolès en Auvergne, devenu frère mineur en 1332, Jean de Roquetaillade a passé une grande partie de sa vie incarcéré, d’abord dans des prisons conventuelles (de 1344 à 1349), puis dans une prison papale d’Avignon (de 1349 à sa mort, dans la première moitié de 1366). Sa première prison a été celle du couvent franciscain de Figeac, à cinquante kilomètres au sud d’Aurillac, où il avait été envoyé peu après la fin de ses études à Toulouse. Subissant la persécution du ministre provincial de l’ordre des frères mineurs, Guillaume Farinier, il fut transféré de prison en prison, à travers tout le Sud-Ouest de la France : Limoges, Saint-Junien, Cahors, Toulouse, Rieux et finalement, parvenant à échapper à ses geôliers franciscains, Avignon où il fut jugé par une commission que le pape Clément VI avait nommée pour évaluer son orthodoxie. Absous de l’accusation d’hérésie, il resta toutefois dans la prison papale d’Avignon, dans laquelle il mena une activité de prophète, consulté par le pape et les cardinaux. Ses conditions de détention lui permettaient de lire et d’étudier les principales œuvres prophétiques du Moyen Âge et de construire ainsi son propre système prophétique, en établissant une chronologie précise de l’attente des temps finaux3. Le récit de son incarcération occupe de nombreuses pages de ses œuvres et devient partie intégrante de sa conscience de prophète, fournissant un contexte privilégié de la révélation divine et de l’illumination spirituelle 4. 4 Jean de Roquetaillade apparaît deux fois dans les pages du volume de Gian Luca Potestà, pour deux raisons différentes ; la première fois lorsqu’il est question de l’usage des prophéties papales et de la construction de la figure d’un saint pape, frère mineur, destiné à reformer l’Église et le monde entier5. Ces séries prophétiques prennent leur origine à Constantinople, à partir du Xe siècle au moins, dans des pamphlets ou de simples feuillets parfois illustrés. Visant à dénigrer la dynastie régnante et à favoriser une alternance dynastique, elles ont été transmises sous le titre des Oracles de Léon. Arrivée en Occident, cette œuvre fut destinée à une tout autre fortune, en étant appliquée à la succession des souverains pontifes. Une première série de ces prophéties papales illustrées, désignée par son incipit, Genus nequam , fut suivie d’une seconde (Ascende calve) et enfin, au début du XVe siècle, d’une troisième, résultant du rapprochement des deux premières (nommée par convention Vaticinia pontificum) 6. Les deux premières furent objet d’étude pour Jean de Roquetaillade qui témoigne d’une connaissance de Genus nequam dès son œuvre intitulée Liber secretorum eventuum écrite en 1349, mais qui par la suite a davantage utilisé la deuxième prophétie, toujours dans l’intention d’exalter et recommander l’attente d’un pape saint dans un futur imminent7. 5 La deuxième rencontre avec Jean de Roquetaillade dans le livre est liée à la notion de justice populaire, dans son œuvre intitulée Vade mecum in tribulatione (composée en 1356), aussi bien dans la tradition latine que dans la très riche diffusion vernaculaire de ce texte8. Comme le montre Potestà, cette notion demeure très ambiguë car, si le renversement des rôles sociaux est annoncé comme réalisation des anciennes prophéties, en fait, elle est surtout utilisée, non pour exalter les révoltes populaires mais pour les condamner, dans le cadre d’attentes apocalyptiques 9. L’aspect Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 3 proprement ambigu de la présence d’un acteur populaire dans le cadre apocalyptique de Roquetaillade se présente comme une sorte de dichotomie : la justice divine sera manifestée par l’action du peuple, mais le peuple sera-t-il lui-même le producteur de cette justice ? Ne sera-t-il pas davantage le dernier signal d’un désordre qui doit être reconduit à un nouvel ordre social et religieux, signe de l’établissement du royaume de paix et sainteté des temps derniers ? La question reste ouverte et trouve des modulations différentes dans la fortune du Vade mecum in tribulatione, écrit pour annoncer la fin proche et inviter à la conversion et au retour à une Église sainte et pauvre. En effet, quelques décennies après la composition du Vade mecum, en Catalogne, dans l’œuvre du franciscain Francesc Eiximenis, les mots de Roquetaillade iustitia popularis sont relus dans la perspective du gouvernement de la ville 10. En revanche, au commencement du XVe siècle en Bohème, les mêmes révoltes populaires sont perçues, dans le cadre des conflits entre l’Église catholique et les Utraquistes et Hussites, comme un signe de la persécution de l’Antéchrist11. 6 Au-delà de ces différents contextes, nous découvrons surtout l’incroyable (‘astonishing’, pour reprendre un mot de Robert Lerner12) utilisation de tout ce matériel prophétique par notre auteur et la création « d’un ensemble doctrinal fluide car structuré sur la base de prophéties génétiquement disparates, lesquelles, malgré le souci de l’auteur de les concilier, ne se prêtaient guère à être replacées dans un cadre rigoureux et cohérent »13. Surtout, il faut rappeler la tentative du frère mineur d’harmoniser les deux principales rhétoriques messianiques de l’Occident médiéval : l’empereur des derniers temps et le pasteur angélique. L’une prenait appui sur un motif fondamental dans les conflits de propagande politico-dynastique, tandis que l’autre mettait en avant un personnage valorisé dans la dernière phase du Moyen Âge, dans les milieux ecclésiastiques animés par l’attente d’une figure ascétique comme nouveau pape, capable d’opérer une réforme profonde de l’Église et, en même temps, du monde14. 7 Outre ces deux figures, d’autres habitent les pages des œuvres de Roquetaillade, et elles aussi se trouvent à la frontière entre Moyen Âge et modernité : les deux témoins apocalyptiques, les deux Antéchrists et aussi l’Église entière, articulée en clergé, moines et laïcs ; pour finir, le peuple, qui, comme nous l’avons dit, n’est plus le spectateur silencieux des événements, mais devient acteur ou plutôt moteur de l’histoire 15. La lecture des textes de Roquetaillade nous donne l’impression d’un auteur qui « prépare un héritage de rhétoriques et de figures destinées à animer le langage et la propagande prophético-politiques des derniers siècles »16. Sa propre rhétorique et sa théologie de l’histoire sont étroitement liées à un thème théologique important qui s’étend sur tout le Moyen Âge, à partir des premiers siècles du christianisme : le millénarisme 17. Comme il est bien connu, on entend par ce terme l’attente d’un temps de paix et de prospérité, situé dans le futur et annoncé par les prophètes, qui aura les caractéristiques d’un temps proprement historique, et non seulement un état d’esprit ou une attente eschatologique, hors du temps. 8 Nous savons que le christianisme comprenait la plus grande partie des prophéties bibliques comme annonce de la venue du Christ. La convergence des attentes non plus orientées vers un futur plus ou moins éloigné, mais vers un temps révolu, amena les Chrétiens, depuis les premiers siècles, à considérer le temps eschatologique futur comme devant être toujours renvoyé ultérieurement, en le dépouillant d’éléments d’historicité et de littéralité, pour l’interpréter de façon allégorique, caractérisé par des Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 4 traits plus estompés et moins saisissables. Ce fut Augustin qui traça de façon marquée les confins allégoriques à l’intérieur desquels devaient être maintenues les attentes millénaristes, en affirmant que les mille ans mentionnés par Apocalypse 20 ne devaient pas être interprétés à la lettre, ni même considérés comme un temps de future amélioration de ce monde ; ceux-ci devaient être plutôt compris comme la dernière partie de l’histoire du monde ou, mieux encore, comme une image de la perfection du monde, qui était déjà réalisée dans le présent et au cours de l’histoire dans le règne du Christ avec les saints de l’Église. Pendant les siècles suivants, les penseurs chrétiens regardèrent le futur à l’ombre de ce « tabou augustinien »18, mais les tentatives ne manquèrent pas de tracer des lignes d’interprétation du présent et d’anticipation d’un futur habité par des héros messianiques, persécuteurs de l’Église ou saints réformateurs, pionniers des temps nouveaux. 9 Peu à peu s’ouvrit une « voie herméneutique », permettant à des interprètes attentifs de la Bible de rechercher les passages de l’Ancien Testament qui contiennent la référence à un intervalle de temps précis, pouvant être situé à proximité des temps derniers. Le passage de Daniel en est un exemple clair, quand sont annoncés 1290 jours de tribulations19. Ce fut Joachim de Flore, abbé bénédictin, puis fondateur du monachisme de Flore, théologien audacieux et fin exégète des Écritures, qui restaura dans une forme nouvelle, pleinement chrétienne et proprement trinitaire, le millénarisme intra-historique. Pour l’abbé calabrais, l’histoire se manifeste comme un déploiement du plan divin et contient en son sein la révélation progressive de son mystère. Le progrès de l’histoire implique le progrès de la connaissance de la vérité ; il s’agit d’un progrès qui ne peut plus cacher sa tension eschatologique. Se basant sur la lecture typologique des rapports entre l’Ancien et le Nouveau Testament, ce dernier attend un « sabbat de l’Église », un bref âge historique de paix – identifié avec le millénaire apocalyptique – situé entre la chute de l’Antéchrist et le Jugement dernier ; un âge qui s’est peu à peu défini comme un « troisième âge » ou âge de l’Esprit, venant après celui du Père et du Fils, selon le principe que la théologie de la Trinité devrait scander les pas de l’économie du salut20. 10 La pensée de Joachim fut rapidement adoptée avec enthousiasme parmi les membres de l’ordre franciscain, qui s’identifièrent aisément aux viri spirituales du troisième âge, introduisant dans le schéma de Joachim des éléments de polémique plus ou moins marqués à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique, perçue maintenant comme acteur de la persécution finale – en tant que charnelle ou corrompue – et non plus comme un objet d’agression de la part d’ennemis externes, selon la théologie la plus traditionnelle accueillie par Joachim21. Ce renversement, entre Joachim et le joachimisme franciscain, bien que présenté de façon extrêmement sommaire, est nécessaire pour comprendre les fils qui parviennent au XIVe siècle et semblent se nouer (ou peut-être se dénouer) dans l’œuvre de Jean de Roquetaillade. 11 Pierre de Jean Olivi, auteur d’une Lectura super Apocalypsim, fut le plus attentif à développer une réflexion proprement théologique, capable de maintenir en équilibre le christocentrisme franciscain et le modèle ternaire joachimite, en mettant en relation le progrès de l’intelligence spirituelle avec la réalisation de l’idéal de pauvreté dans sa forme radicalement évangélique22. Son attention au troisième âge l’amena à en reconsidérer la durée probable, au moyen d’une prudente exégèse, en admettant et en justifiant en termes d’économie du salut son extension possible jusqu’à une durée proche de 700 ans23. Son héritage (et avec celui-ci, la médiation franciscaine du modèle Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 5 de Joachim) passa dans l’œuvre de Roquetaillade sous de nombreux points de vue. L’engagement en faveur de la pauvreté évangélique radicale devient un caractère distinctif des temps nouveaux et même dominant durant le « sabbat final » 24 ; son attention à la durée de la dernière phase de l’histoire est encore plus aiguisé. De ce point de vue, Roquetaillade dépassa ses prédécesseurs joachimites, en ne se limitant plus à une extension du temps historique représenté par le millénaire, mais en le faisant coïncider avec une durée exacte de mille ans. Fort de cette tradition désormais plus que séculaire, inaugurée par Joachim, qui concevait l’histoire comme un lieu du déploiement de la vérité, il osa affirmer que les temps étaient mûrs pour relire au sens littéral la compréhension du passage obscur de l’Apocalypse de Jean et pour le situer à l’intérieur de l’histoire. Dans ses ouvrages les plus célèbres, le Liber ostensor et le Vade mecum in tribulatione, le millénaire est annoncé ainsi de la durée de 1000 ans exacts, à partir de 1368. 12 Ce bref excursus nous permet à présent de mettre au point l’étroite relation, qui émerge des écrits de ces auteurs, entre l’eschatologie, l’herméneutique et la prophétie. L’accès au plan de l’eschatologie se fonde sur – et est en un certain sens, justifié par – une interprétation des Écritures profonde et souvent hardie. En même temps, le rôle prophétique de l’interprète se réalise dans la possibilité – qui est aussi une mission divine – de parler des « temps derniers », c’est-à-dire de comprendre exactement les Écritures. L’appel eschatologique, sous la forme de l’urgence de l’annonce 25, s’inscrit dans la recherche théologique et spécifiquement dans l’herméneutique biblique, et ne trouve pas ailleurs sa validité et sa force. Cette urgence se manifeste, dans le prologue du Vade mecum in tribulatione, comme urgence de la prédication et urgence de la conversion, parce que la persécution à venir est très proche. L’auteur ne peut plus argumenter – comme il l’a fait dans le Liber ostensor – son cadre eschatologique, mais il doit annoncer et prêcher pour la conversion. La demonstratio et la probatio n’ont plus de raison d’être, car il reste seulement le temps de la conversion, qui devient possible si l’on écoute la narratio et la denunciatio de l’auteur. Celles-ci doivent être estimées crédibles, non pas à partir d’un calcul, mais de l’experientia de la véracité des prophéties que Roquetaillade a déjà éprouvée. Narrer, dénoncer, annoncer, épuiser sont tous des verbes qui impliquent la participation intime et passionnée du prophète et la pénétration dans la texture des événements qui sont proches, et qui sont significativement annoncés au moyen d’une répétition insistante du verbe evenire 26. 13 Il en est ainsi pour Jean de Roquetaillade, comme il en avait été pour Joachim qui, à plusieurs reprises dans ses ouvrages, se présente comme intellector et non comme prophète. Il est vrai que tous deux livrent des références ponctuelles à des expériences visionnaires. Pour Joachim, il s’agit de visions, racontées par lui-même comme des évènements de grâce, respectivement pendant une fête de Pentecôte et pendant une nuit de Pâques, où il reçut la révélation du mystère de la Trinité ; les deux célèbres visions sont caractérisées par les éléments du contexte liturgique, la méditation de l’écriture, la prière, et enfin la révélation divine accompagnée par l’expérience mystique, et s’inscrivent dans une forme littéraire fortement marquée en sens théologique et symbolique27. Jean de Roquetaillade, pour sa part, narre respectivement dans le Liber ostensor et dans le Liber secretorum eventuum avoir miraculeusement reçu la compréhension immédiate, d’abord (en 1332), de la naissance de l’Antéchrist 28, puis (en 1340), de l’infaillible prévision de son avènement, attendue pour 1366, selon l’interprétation correcte de certains passages du livre de Daniel 29. Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 6 14 Il est clair que ces récits ne doivent pas être acceptés avec une crédulité ingénue, mais ils ne doivent pas non plus être trop rapidement ignorés avec un scepticisme tout aussi ingénu, car ils représentent, sous la forme d’une construction littéraire, la prise de conscience de son auteur, de sa propre mission et de son œuvre. La ratification, pour ainsi dire ‘visionnaire’ de la fonction prophétique, ne remplace pas – mais, bien au contraire, valorise – le fondement proprement exégétique de l’ouvrage. Celle-ci tend plutôt à renforcer la singularité – et il n’est pas rare qu’elle soit accompagnée d’une véritable solitude – du prophète, appelé à décoder et à annoncer les signes des temps, selon un modèle du reste non éloigné de celui du prophétisme biblique 30. 15 L’étude de ces textes nous place face à des auteurs – Joachim, Pierre de Jean Olivi, Jean de Roquetaillade – qui ont personnellement assumé l’engagement de la prophétie. Comme le dit Christine Morerod-Fattebert, à propos de Jean de Roquetaillade: « Et puis il y a l’homme : aussi absurde – ou pas – que nous paraissent son style ou son combat, nous ne pouvons que nous incliner devant la vitalité, la fidélité, la persévérance d’un prisonnier d’opinion, dont la détention a certainement favorisé l’émergence d’un sujet et l’expression d’un être. En tous les cas, c’est un plaisir d’essayer autant que possible de rendre à cet auteur sa lisibilité dans sa complexité ; c’est un honneur de rendre à cet homme, au-delà des siècles, une forme de liberté »31. 16 Quand on regarde uniquement le Vade mecum in tribulatione (qui est son ouvrage le plus court, mais aussi le moins marqué du point de vue politique et le plus explicitement spirituel), nous voyons que l’auteur intervient personnellement, comme pour se placer entre son annonce et ses destinataires. L’intention de l’ouvrage est de préparer à la persécution, afin que le plus grand nombre possible de fidèles puisse se sauver 32. Le nombre des élus qui seront sauvés n’est pas donné et l’intention de l’auteur semble être de l’augmenter le plus possible dans le bref laps de temps qui reste, ne pouvant renvoyer à plus tard la persécution. Roquetaillade intervient personnellement, se présentant comme le jeune Jonas, chargé du poids de sa responsabilité d’annonciateur et appelé à une mission très difficile et, en même temps, ouverte vers une dimension universelle. Mais, à la différence de Jonas dans la Bible, celui-ci est capable de compassion pour les destinataires de son annonce et de véritable tristesse devant leur incapacité d’écoute33. 17 Jean de Roquetaillade est un homme entièrement absorbé par son œuvre prophétique (qui devient aussi pour lui, continuellement interrogé par des papes et des cardinaux sur les signes des temps, une véritable raison de survie), et c’est pour cela (ou du moins, pour cela aussi) que son œuvre est en évolution continue. Ses attentes à l’égard de la papauté évoluent, là où la pauvreté franciscaine se concrétise progressivement dans la figure du Reparator, qui était au départ une ‘fonction’ (le mot est une sorte d’adjectif), mais devient un véritable personnage, voire un protagoniste des temps de la fin 34. Ses attentes à l’égard du souverain français évoluent également. En effet, le roi, après sa défaite contre les Anglais à Poitiers à l’automne 1356, cesse d’être un interlocuteur valable pour l’exhortation à la conversion35. La figure de l’empereur des temps de la fin se transforme elle aussi, pour être toujours davantage asservie à la figure dominante du Pape36. Le rapport avec les modèles dérivant du Joachimisme franciscain évolue, avec l’abandon progressif des renvois bonaventuriens et oliviens à la figure apocalyptique de l’ange du septième sceau, et du lien que les milieux spirituels avaient établi entre cette figure et le fondateur de l’ordre, François d’Assise37. Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 7 18 Roquetaillade est un auteur capable de discerner dans son temps non seulement les continuités, mais aussi et, peut-être surtout, les discontinuités, qui non moins que les premières, peuvent être une trace du déploiement du dessein divin dans l’histoire et un signe de l’approche de sa réalisation. Discontinuité est un mot cher à Gian Luca Potestà, qui – et la citation veut être mon hommage au maître – dans ses cours d’histoire du christianisme mentionnait ce fragment des Thèses sur l’histoire de Walter Benjamin : « L’historien va faire éclater la continuité historique pour en dégager une époque donnée ; il ira faire éclater pareillement la continuité d’une époque pour en dégager une vie individuelle ; enfin il ira faire éclater cette vie individuelle pour en dégager un fait ou une œuvre donnée. Il réussira ainsi à faire voir comment la vie entière d’un individu tient dans une de ses œuvres, un de ses faits ; comment dans cette vie tient une époque entière ; et comment dans une époque tient l’ensemble de l’histoire humaine »38. 19 Nous avons commencé avec une phrase de Gian Luca Potestà ; nous conclurons par une autre citation, alors qu’il parle de ces prophètes de l’histoire, et de l’historien qui va interroger leurs prophéties, chercher leurs questions, écouter leurs réponses : « Il reste de ce message apocalyptique à l’historien, la suggestion de trouver un fil conducteur, de donner un ordre au désordre des évènements, et l’invitation permanente à garder les yeux bien ouverts, en restant vigilant face aux signes des temps » 39. NOTES 1. Gian Luca Potestà, Il tempo dell’Apocalisse. Vita di Gioacchino da Fiore, Roma-Bari, Laterza, 2004, p. 16. [« L’historien s’adresse à ses sources comme le juge d’instruction aux témoins qu’il entend. Comme la plupart des témoins, les sources ne parlent que si on les interroge. Le plus difficile est de préparer le questionnaire. Que faut-il demander au témoin pour qu’il se décide à parler, à dire sa vérité ? Comment, en particulier, faire parler des sources à haute teneur doctrinale comme les écrits de Joachim et les premiers témoignages sur lui ? Sollicité par les textes, l’historien doit chercher en eux des réponses, non pas à ses propres questions, mais aux questions de Joachim lui-même auxquelles ils s’efforcent de répondre »] 2. Id., Le dernier messie. Prophétie et souveraineté au Moyen Âge, trad. G. Marino, Paris, Belles- Lettres, 2018. 3. Sur la vie de Jean de Roquetaillade, et en particulier son incarcération, Robert E. Lerner, « Life, Works and Fortune of the Prophet Immured », in Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, ed. Elena Tealdi, introduzione storica a cura di Robert E. Lerner e Gian Luca Potestà, Milano, Vita e Pensiero, 2015, p. 25-39, en particulier p. 27-34 ; voir aussi : G. L. Potestà, « ‘Gli spiriti dei profeti sono soggetti ai profeti’. Da Giovanni di Rupescissa a Pietro Galatino », in ‘Per una severa maestra’. Dono a Daniela Romagnoli, Fidenza, Mattioli 1885, 2014, p. 47-59. 4. Dans le Liber ostensor quod adesse festinant tempora, un long traité prophétique écrit en 1356 et consacré à la compréhension du temps présent, articulée autour de l’exégèse de nombreuses prophéties médiévales non bibliques, Roquetaillade narre les vicissitudes de sa longue détention et aussi les terribles conditions subies dans les prisons des couvents mineurs (Jean de Roquetaillade, Liber ostensor quod adesse festinant tempora, édition critique sous la direction Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 8 d’André Vauchez par Clémence Thévenaz Modestin et Christine Morerod-Fattebert, Roma, École française de Rome, 2005 : en particulier, traité neuf, p. 517-521). Le frère mineur parle également de la prison de Rieux dans le plus bref traité intitulé Vade mecum in tribulatione, composé la même année, pour être rapidement lu et compris, et guider les fidèles pendant la tribulation imminente : « De carcere Rivorum per litteram manu mea scriptam feci denuntiationem predictam » (Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 222). 5. Potestà, Le dernier messie, chapitre 9. 6. Sur l’origine, la nature et la circulation des prophéties papales, voir en particulier : Orit Schwartz et Robert E. Lerner, « Illuminated Propaganda: The Origins of the ‘Ascende calve’ Pope Prophecies », Journal of Medieval History, 20,1994, p. 157-191 ; Martha H. Fleming, The Late Medieval Pope Prophecies: The Genus nequam Group, Tempe, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, 1999. 7. Johannes de Rupescissa, Liber secretorum eventuum, édition critique et traduction par Christine Morerod-Fattebert, introduction historique par Robert E. Lerner, Fribourg, Editions universitaires, 1994. Dans cette œuvre, Roquetaillade parle de « revelatione eventuum futurorum sub quatuor summorum pontificum qui ordinate succedent domino pape Clementi VI hodie seculo regnante » (p. 164) et consacre la narration d’un « intellectus » (la compréhension plus profonde des évènements présents et futurs) à la description des choses qui regardent la vie de ces saints papes (§§ 54-59 : p. 164-167). Pour l’usage des prophéties papales dans les œuvres suivantes, voir respectivement Jean de Roquetaillade, Liber ostensor, p. 883-885 ; Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 54-58, 73-74 et 84-87 ; Katelyn Mesler, « John of Rupescissa’s engagement with prophetic texts in the Sexdequiloquium », Oliviana, 3, 2009 [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/oliviana/331. 8. Potestà, Le dernier messie, chapitre 10. Pour les traductions, John of Rupescissa, Vade mecum in tribulatione. Translated into Medieval Vernaculars, ed. R. E. Lerner, P. Rychterová, Milano, Vita e Pensiero, 2019. 9. Pour une vision globale sur la relation entre prophétie, eschatologie, politique et violence populaire, voir : R. E. Lerner, « Medieval Millenarianism and Violence », in Pace e guerra nel basso Medioevo. Atti del XL Convegno storico internazionale, Todi, 12-14 ottobre 2003, Spoleto, CISAM, 2004, p. 37-52. 10. Sur Francesc Eiximenis et Jean de Roquetaillade, voir R. E. Lerner, « Prophetic Utopias : Olivi, Rupescissa and Eiximenis », in Utopies i alternatives de vida a l’edat mitjana, Lleida, Pagès, 2009, p. 69-81 ; sur l’œuvre de Eiximenis, G. L. Potestà, « La città di Francesc Eiximenis. A proposito del ‘Dotzè del Crestià’ », Caplletra, 43, 2007, p. 161-175. 11. R. E. Lerner, « ‘Popular Justice’ : Rupescissa in Hussite Bohemia », in A. Patschovsky, Fr. Šmahel ed., Eschatologie und Hussitismus, Praha, Historisches Institut, 1996, p. 39-52. 12. Id., « “John the Astonishing” », Oliviana, 3, 2009 [En ligne] URL : http:// journals.openedition.org/oliviana/335. 13. Potestà, Le dernier messie, p. 152. 14. Roquetaillade annonce la manifestation d’un saint pape – le Reparator – suivie par l’action d’un roi français saint et destiné à recevoir par Jésus-Christ le pouvoir sur le monde entier ; celui- ci obéira en tout au réparateur et tous deux, dans un laps de temps de neuf ou dix ans et demi, sauveront la chrétienté et détruiront la tyrannie de Mahomet. Sur la figure eschatologique d’un empereur des temps finaux, voir Katelyn Mesler, « Imperial Prophecy and Papal Crisis: The Latin Reception of The Prophecy of the True Emperor », Rivista di storia della Chiesa in Italia, 61, 2007, p. 371-415 ; sur la relation entre manifestation de l’Antéchrist et empereur (ou empire), ayant la fonction de ‘katéchon’ qui doit retenir la persécution finale, voir G. L. Potestà, Le dernier messie, p. 13-17 ; 30-31, et Id., « The Vaticinium of Constans. Genesis and original purposes of the legend of the Last Word Emperor », Millennium, 8, 2011, p. 272-289. Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 9 15. Dans le Vade mecum in tribulatione, toute la texture de l’œuvre est pensée comme une scène de théâtre où alternent les différentes figures eschatologiques, dans le cadre des évènements apocalyptiques. En particulier, les chapitres centraux montrent les actions successives de tous ces personnages : après la manifestation de l’Antéchrist oriental, apparu dans l’Intentio 5 entre un groupe de fléaux attendus pour cinq années à partir de 1360 ; l’Intentio 8 annonce l’Antéchrist occidental, empereur hérétique, nouveau Néron, bête apocalyptique qui sévira sur le monde entier pendant trois années et demie ; viendra ensuite le tour du Reparator, caractérisé, dans l’ Intentio 9 par des traits messianiques, comme un saint pape qui viendra en secours de l’Église et du monde ; l’Intentio 10 introduit les deux témoins apocalyptiques, deux frères mineurs qui agiront contre l’Antéchrist pendant les trois années et demie de sa persecution ; dans l’Intentio 11, le saint pape persécuté et acculé par ses ennemis et aussi ses amis, est finalement aidé par Jésus Christ et soutenu par un empereur saint, qui apparait dans l’Intentio 12. Pour la structure globale du Vade mecum, voir Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 66-70. 16. G. L. Potestà, « Il profeta degli Anticristi, del Papa angelico e del Millennio », Oliviana, 5, 2016 [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/oliviana/849. 17. Pour la définition et les articulations du millénarisme, voir R. E. Lerner, «Millennialism », in The Encyclopedia of Apocalypticism, II, ed. B. McGinn, New York, Continuum, 1998, p. 326-360 ; G. L. Potestà, «Escatologia, apocalittica, millenarismo », Atlante del Cristianesimo, I Dalle origini alle chiese contemporanee, Torino, UTET, 2006, p. 314-335. 18. L’expression est de R. E. Lerner, « Joachim of Fiore’s Breakthrough to Chiliasm », Cristianesimo nella storia, 6, 1985, p. 489-512. 19. La référence biblique est Daniel 12,11, qui devient aussi le fondement biblique de la théologie de l’histoire et de la chronologie eschatologique du système de Roquetaillade, comme le frère mineur l’explique dans le deuxième traité du Liber ostensor (Jean de Roquetaillade, Liber ostensor, p. 113-121) et encore, en forme résumée, dans la vingtième intention du Vade mecum (Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 262-265). Sur la chronologie de Roquetaillade, voir Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 44-47. 20. La vie et l’œuvre de Joachim, dans ses composantes doctrinaires et théologiques, et les questions chronologiques relatives à la composition de son œuvre, ont été étudiées par Gian Luca Potestà, Il tempo dell’Apocalisse ; sur le sabbat de l’histoire, R. E. Lerner, « Refreshment of the Saints », Traditio, 32, 1976, p. 97-144, et Id., « The Medieval Return to the Thousand-Year Sabbath », in R. K. Emmerson, B. McGinn ed., The Apocalypse in the Middle Ages, Ithaca-London, Cornell University Press, 1992, p. 51-71. 21. L’élément joachimite constituait pour la première génération des frères un motif très fort de conscience identitaire, qui reconduisait le charisme de l’ordre, non seulement à une fonction ecclésiastique ou une vocation divine, mais aussi et surtout à une mission eschatologique proposant une révélation du sens de l’histoire. Voir G. L. Potestà, « Le forme di una retorica profetica e apocalittica : i Fratri Minori e il Gioachinismo (secoli XIII-XIV) », in El fuego y la palabra. San Vicente Ferrer en el 550 aniversario. Actas del Ier Simposium Internacional Vicentino, Valencia, 26-29 de abril de 2005, Valéncia, Emilio Callado Estela, 2007, p. 233-256. 22. Sur l’étroite relation entre révélation et pauvreté dans l’œuvre de Pierre de Jean Olivi, voir Sylvain Piron, « Le métier de théologien selon Olivi. Philosophie, théologie, exégèse et pauvreté », in Catherine König-Pralong, Olivier Ribordy, Tiziana Suarez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, Berlin, De Gruyter, 2010, p. 17-85 ; sur la Lectura super Apocalypsim, David Burr, Olivi’s Peaceable Kingdom: A Reading of the Apocalypse Commentary, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993. Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 10 23. Le calcul de Pierre de Jean Olivi est la prémisse immédiate du millénarisme littéral de Roquetaillade ; sur ce passage et la relation entre les deux, voir R. E. Lerner, « Millennialism », p. 350-353 ; Id., « The Medieval Return to the Thousand-Year Sabbath », p. 61-68. 24. C’est la raison pour laquelle on peut parler de ‘joachimisme olivien’, c’est-à-dire une variante proprement franciscaine et spirituelle des attentes joachimites pour le troisième âge. Voir Sylvain Piron, « L’ecclésiologie franciscaine de Jean de Roquetaillade. À propos d’une édition récente », Franciscan studies, 65, 2007, p. 281-294. 25. Cette ‘urgence’ est remarquable dans plusieurs passages du Vade mecum in tribulatione : « Et scribo vobis ista non ad celandum sub modio obscuro, sed ad innotescendum fratribus quibuscumque devotis et dignis fugere tiphonicam de celis tribulationem paratam volentibusque penitere perfecte et orare, ut digni habeantur reservari a facie gladii preparati ad eradendum sceleratos peccatores de terra » (p. 218-219) ; « Suscipite ergo hoc munusculum cum Christi laude et gloria eius, quia ad intendendum orationi, ad agendum penitentiam, ad providendum foveam preparatam, ad precavendum a periculis, ad vitandum errores, ad cognoscendum seductores, ad aperiendum oculos mentis, ad fugiendum laqueos varios, ad querendum loca opportuna pro fuga necessaria, et ad providendum de victualibus toto tempore tribulationis, et ad instruendum fideles simplices et ad ipsos stimulandum ad bonum, et ad retrahendum a malo et ad perseverandum in tribulationibus notabiliter prodest per internam cooperationem gratie Iesu Christi » (p. 222-223) ; « Suscipite ergo ad gloriam Christi librunculum istum, ut vadat vobiscum in tribulatione instanti ad aperiendum oculos mentis, ut possitis precavere mails tantis ac talibus tam proximis » (p. 265). 26. « Ego quidem, pater mi, nolo quod vos aut quisquam hominum fidem hadibeat dictis meis, nisi in quantum occulta experientia demonstrabit ad sensum quoniam ea que denuntio erunt inviolabiliter vera aut Deo aliter disponente non evenient sicut ea evenire predico. Si evenerint, pro certo multum erit orbis culpabilis coram Deo, qui tan cece meam veram denuntiationem contempsit » (Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 219-220). 27. Pour une plus ample considération des deux visions de Joachim, voir G. L. Potestà, Il tempo dell’Apocalisse, p. 13-16 et 340-347. 28. « Anno primo noviciatus mei ad ordinem, scilicet anno MCCCXXXII, in estate, in sompnis, hora meridiei vel circa, vidi me esse cum notabili multitudine fratrum minorum juvenum ultra mare in rippa. Et cum descendissemus ad terram, audivimus rumores publicos dicentes Antichristum fore natum in oriente, in civitate que Zayton dicebatur » (Jean de Roquetaillade, Liber ostensor, septième traité, p. 372). 29. Dans le passage du Liber secretorum eventuum qui traite de la révélation de la venue de l’Antechrist, la vision comme est présentée comme venant ratifier une connaissance qui peut être établie « de façon rationelle et scientifique » ; le recours au surnaturel fonctionne comme relecture de la recherche doctrinale à la lumière du Saint Esprit, qui n’écrase pas mais, au contraire, exalte les capacité de l’intellect humain. « Intellexi esse futurum ut, circa annum Domini MCCCLXVI, incipiet mundus affligi gravissime per maximum ac proximum Antichristum, et maxime a prefato anno infra consequentes decem annos; et intellexi hoc posse ex Scriptura scientifice et rationabiliter declarari. Nam intellexi quod cum Danielis capitulo XII dicitur : A tempore cum ablatum fuerit iuge sacrificium et posita fuerit abominatio in desolationem, dies MCCXC, ibi iuge sacrificium stat pro ‘sacrificio Veteris Testamenti’ […] computandi sunt ergo MCCXC anni a tempore ablationis iugis sacrificii Veteris Testamenti, quod fuit post LXXV annos a nativitate domini nostri Iesu Christi. […] Et totum istum capitulum plene etiam intellexi anno Christi MCCCXL vel circa, Aureliaci, in choro, in die Nativitatis Virginis gloriose Marie hora matutinali, cum incepimus Te Deum laudamus. Tunc enim etiam in momento apertus est michi intellectus et clare intellexi superius declarata » (Iohannes de Rupescissa, Liber secretorum eventuum, p. 144-146). 30. L’approche historique, religieuse, spirituelle et psychologique du prophétisme biblique est un thème central pour les études bibliques comme pour les sciences Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 11 sociales ; à ce propos, on peut renvoyer au volume Prophètes et prophétisme, sous la direction de André Vauchez, Paris, Seuil, 2012. Dans ce volume, le premier chapitre, consacré par Pierre Gibert au prophétisme biblique, met en évidence que, dans la Bible, le prophète, non seulement messager mais davantage encore interprète du message reçu, fonde son autorité sur le lien exclusif avec Dieu. Sa mission est donc totalement inscrite dans une expérience personnelle qui détermine sa vocation et son autorité. Le prophétisme est attestation irrécusable d’un face à face avec Dieu, et donc il peut être exigeant dans la même mesure à l’égard du peuple. 31. Christine Morerod-Fattebert, « Un style, un homme ? L’exemple de Jean de Roquetaillade », Oliviana, 5 2016 [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/oliviana/846 32. Comme il est écrit dans le prologue du Vade mecum : « Gaudeo de reparatione futura, sed contristor de imminenti pressura universi populi Christiani durissima, quali numquam fuit ab origine mundi nec postea futura est usque ad finem orbis. Opusculum istud volo vocari Vade mecum in tribulatione, quia habens ipsum a periculis instantis, si dignus inventus fuerit, poterit precavere et alios dirigere in agendis » (p. 220). 33. La figure de Jonas apparait deux fois dans le Vade mecum : la première, alors que Roquetaillade parle de lui-même comme prophète (« et ego confusus et iratus remaneam sicut Ionas », p. 220) ; la deuxième, alors qu’il parle du Reparator comparé à Jean Baptiste (« Hic est Ionas propheta mittendus de ventre ceti in proximo in signum et portentum Ninivitico populo scelerato », p. 241) ; pour cette deuxième référence, on peut trouver un parallélisme dans le Liber ostensor, au cinquième traité (p. 304-307). 34. Le mot reparator est absent dans son œuvre de 1349 et fait son apparition dans le Sexdequiloquium, composé en 1352, où se trouvent beaucoup de sources prophétiques utilisées et commentées dans les deux œuvres de 1356. Pour une considération des textes connus par Jean de Roquetaillade et leur réélaboration dans le nouveau cadre doctrinal, voir K. Mesler, « John of Rupescissa’s engagement with prophetic texts in the Sexdequiloquium ». 35. Sur les conséquences politiques et sociales de la bataille de Poitiers, voir Giovanni di Rupescissa, Vade mecum in tribulatione, p. 65-66 (avec la note 7) et bibliographie citée. 36. Comme il semble clair par la structure du Vade mecum, où les Intentiones centrales sont presque totalement réservées à la figure eschatologique du Reparator. 37. C’est un processus reconnaissable dans l’évolution de la construction de la figure eschatologique du Reparator. Si, comme on l’a dit, ce personnage a comme modèle le pastor angelicus attendu dans les prophéties papales, il a, en même temps, un lien fort avec la rhétorique franciscaine de l’attente d’un homme spirituel annoncé par les figures angeliques de l’Apocalypse de Jean, en particulier les anges des chapitres 7,2 et 10,1 (la référence à François de Assise concerne surtout l’ange d’Apocalypse 7). C’est dans les variations du ‘poids’ de ces deux figures apocalyptiques dans les écrits de Roquetaillade que l’on peut identifier l’abandon progressif des références proprement franciscaines et spirituelles dans son œuvre, et le choix d’une figure davantage capable de représenter l’attente d’un héros eschatologique lié à l’Église romaine. Pour ces articulations, je me permets de renvoyer à Elena Tealdi, « Hic est angelus in manu habens libellum apertum. The Use and Meaning of Apocalyptic Angels in Prophetical Works: The History of a Biblical Model from Joachim to Rupescissa», Annali di scienze religiose, 5, 2012, p. 171-197. 38. Walter Benjamin, « Écrits français », Gesammelte Schriften, 7 Bande, Suhrkamp Verlag, Berlin, 1955, p. 441-442. 39. G. L. Potestà, « Il profeta degli Anticristi, del Papa angelico e del Millennio ». Oliviana, 6 | 2020
L’historien et ses prophètes 12 RÉSUMÉS L’article aborde des traits fondamentaux de la recherche historique de Gian Luca Potestà sur le prophétisme médiéval : l’interrogation de ses protagonistes comme méthode herméneutique et la compréhension profonde de ses rhétoriques. L’étude des œuvres de Jean de Roquetaillade, frère mineur du XIVe siècle, permit de comprendre l’évolution de rhétoriques messianiques et figures apocalyptiques, progressivement façonnées à partir de la confrontation avec les événements historiques, en essayant d’en comprendre le dessein providentiel L’articolo affronta alcuni tratti fondamentali della ricerca storica di Gian Luca Potestà sul profetismo medievale : l’interrogazione dei suoi protagonisti come metodo ermeneutico e la comprensione profonda delle sue retoriche. Lo studio delle opere di Giovanni d Rupescissa, frate minore del XIV secolo, permette di cogliere lo sviluppo di retoriche messianiche e figure apocalittiche, progressivamente plasmate a partire dal confronto con gli eventi storici, nel tentativo di comprenderne il disegno provvidenziale. The paper deals with some fundamental aspects of Gian Luca Potestà’s historical research on medieval propheticism : its protagonists’ interrogation as hermeneutic method, and the deep comprehension of its rhetorics. The study of the XIV-century friar minor John of Rupescissa’s works, allows us to understand the evolution of messianic rhetorics and apocalyptical figures, that were gradually moulded, looking at the historical events and looking for their providential plan. AUTEUR ELENA TEALDI Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano Oliviana, 6 | 2020
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