L'universalisme face à la question raciale - Les Possibles - No. 32 Été 2022 - Attac France
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Les Possibles — No. 32 Été 2022 L’universalisme face à la question raciale vendredi 17 juin 2022, par Alain Policar Porter un regard lucide sur notre histoire coloniale, et sur les discriminations fondées sur la race, n’est pas incompatible avec la défense de l’universalisme. À condition que celui-ci reste un humanisme ouvert à la diversité, et non un simple étendard mobilisé pour défendre l’« identité nationale », construite, historiquement, sur l’exclusion des non-Blancs. Il ne s’agit pas pour autant de célébrer « l’authenticité identitaire » mais d’encourager, au contraire, la liberté de tout un chacun à choisir d’autres appartenances que celles qui lui ont été données. [1] Dans un ouvrage paru en novembre 2020, j’avais exprimé mes l’islamo-gauchisme, les conservateurs (de droite comme de inquiétudes quant à l’extension du domaine de la race [2]. Elles gauche) ont fabriqué un nouvel épouvantail [5], le wokisme. Mais, n’ont pas disparu. Il ne me semble pas en effet fondé de réduire, dans les deux cas, l’islam est présupposé incompatible avec les comme sont tentés de le faire certains auteurs post-modernes, principes de la République. l’idée d’universalité à celle de domination. Si la modernité Que des universitaires se prétendant attachés à l’universalisme occidentale a pu conduire à la méconnaissance de formes puissent se montrer aveugles à la persistance des culturelles singulières, cette méconnaissance n’est pas discriminations fondées sur la « race », et inattentifs aux causes consubstantielle au projet d’émancipation qu’incarne la de celle-ci, m’a conduit à examiner la fonction que remplissent rationalité des Lumières. les expressions passionnelles d’adhésion aux valeurs de la C’était, par conséquent, au nom de l’universalisme que République [6] dont l’objectif plus ou moins assumé consiste à s’exprimait ma critique des pensées dites décoloniales. dessiner une séparation entre « Nous » et « Eux », c’est-à-dire Néanmoins mes analyses, nécessairement partielles, ont pu ceux dont on met en doute la capacité à adopter lesdites valeurs laisser croire à certains lecteurs que je partageais les [7]. convictions de ceux qui vouent le décolonialisme (aussi imprécis On ne peut comprendre notre présent et l’insidieuse suspicion à ce terme puisse-t-il être) aux gémonies. Il n’en était évidemment l’égard des musulmans [8] sans un regard lucide sur notre rien, et les appels à censurer les recherches d’un courant histoire coloniale. d’analyse des sociétés insistant sur la dimension raciale des discriminations m’ont paru inacceptables. Nous avions d’ailleurs, avec Alain Renaut, fermement réagi à la publication du « Manifeste des Cent », lequel faisait indignement de certains Le devoir supérieur de civilisation intellectuels, tout simplement attentifs aux travaux de leurs pairs, des islamo-gauchistes, voire des complices du terrorisme La France républicaine n’a-t-elle pas trop longtemps accepté islamiste [3]. Notre protestation avait été précédée de celle de l’idée qu’elle devait apporter la lumière aux peuples du monde, Jean-François Bayart qui, dans Le Monde du 31 octobre, écrivait que ceux-ci fussent ou non consentants ? Lors de l’inauguration : « La dénonciation de “l’islamo-gauchisme” repose sur une de l’Exposition coloniale de 1931, Paul Reynaud, alors ministre méconnaissance confondante de l’histoire. En ce sens, ceux qui des Colonies, l’assumait sans vergogne : « Le Français est le pourfendent sont bien la symétrie idéologique des colonial par vocation. Ce n’est pas l’exiguïté de son territoire ni fondamentalistes musulmans. Les uns s’inventent la Médine du les luttes religieuses qui l’ont chassé, c’est le goût de l’aventure, Prophète de leurs rêves, les autres la IIIe République de leur de la découverte, c’est la curiosité sympathique à l’égard des passion. Outre qu’il est amusant de voir invoquer, pour “protéger races nouvelles. […] Les Français ne sont pas une race, mais une les femmes de l’islam”, une République qui leur a refusé le droit nation. Dès lors, ils ne parlent pas au nom d’une race […] mais au de vote, la conception “intransigeante” de la laïcité est un nom d’une civilisation humaine et douce dont la caractéristique contresens ». Il ajoutait : « La dénonciation de l’islamo- est d’être universelle ». Et cette mission impliquait de « civiliser » gauchisme n’est que la remise en cause de la liberté de pensée. et d’intégrer dans la culture française, autrement dit d’assimiler, Elle révèle la consolidation d’un républicano-maccarthysme au tous les peuples du monde. Ce rappel faisait écho à ce que disait cœur même de l’État et des médias. Elle signale un mouvement Jules Ferry le 28 juillet 1885 pour qui, « face aux races de fond, une sorte d’« apéro pastis » qui, tout comme le inférieures », les nations européennes s’acquittaient « avec mouvement du Tea Party aux États-Unis, pave la voie à un avatar largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la hexagonal du trumpisme » [4]. On remarquera que, après civilisation ». L’universalisme face à la question raciale — page 1 de 7
À cette bonne conscience assez généralement partagée, Georges C’est dans les colonies que les conceptions de l’idée nationale Clemenceau répondait, deux jours plus tard, qu’il n’y avait pas de française se confondirent d’abord avec l’idée raciale de « droit des nations dites supérieures contre les nations blancheur » [15]. inférieures ». Et il ajoutait : « N’essayons pas de revêtir la En somme, l’identité nationale a largement reposé sur violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de l’exclusion, plus ou moins assumée, des non-Blancs, c’est-à-dire droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus a procédé aux mêmes exclusions arbitraires que celles fondées pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur sur la couleur de la peau. À cet égard, il est significatif que les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le l’obtention de la citoyenneté pour les femmes musulmanes torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du d’Algérie, en 1958, ait été liée, lors de cérémonies prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation » d’inauguration, au retrait de leur voile : comment mieux exprimer [9].Si, aujourd’hui, les mots et les justifications peuvent être l’idée qu’il fallait alors cesser d’être musulmane pour devenir différents, il est difficile de nier la rémanence dans nos débats française ? Il n’est donc pas infondé de penser que, malgré la contemporains de ce faux universalisme, indifférent à dimension universaliste consubstantielle au concept de l’assujettissement de l’autre. citoyenneté, l’idée d’une nation française définie en termes Ce que l’on a pu désigner comme « la science des races » ne fut raciaux influence durablement les débats contemporains. e pas autre chose, lors des conquêtes du XIX siècle, qu’une On pourrait certes faire valoir que la pensée raciale a reculé en méthode de gouvernement des colonies, soit une façon de gérer raison de la généralisation de l’opprobre face à l’horreur nazie. les populations en vue de la production coloniale. Comme le e On pourrait également souligner que la Constitution de la IV synthétise Aurélia Michel, « la “politique des races”, selon le République a accordé la citoyenneté aux sujets des colonies, ce terme du général Gallieni qui l’expérimente dans la nouvelle qui peut être mis au crédit de l’idéal universaliste. Mais colonie française de Madagascar […], consiste à s’appuyer sur comment expliquer les attitudes vis-à-vis de l’immigration et, les relais politiques locaux, ceux des populations colonisées, tout particulièrement, la présence pérenne d’un mouvement pour éviter notamment de faire appliquer les lois métropolitaines politique xénophobe dont le vocabulaire ne s’émancipe pas et d’intégrer de nouveaux citoyens dans l’empire » [10]. Et c’est réellement des stéréotypes racistes ? ainsi que les colonisateurs mettent en place une politique d’identification des groupes raciaux selon une logique inspirée Étrangement, du moins en apparence, l’attachement de l’État-nation européen. incantatoire à l’universalisme est devenu un leitmotiv de l’identité nationale. Ce qui est proposé aux immigrés est de se Dans cette perspective, il convient d’insister sur le fait que la « plier aux traditions françaises, celles-ci étant supposées race » n’est pas fondée sur les apparences comportementales ou universelles par essence. physionomiques, mais justifiée par le statut de l’individu et du travail qui lui est assigné dans l’ordre colonial. Au sein de celui- L’universalisme alors n’est plus un humanisme ouvert à la ci, la supposée supériorité naturelle du Blanc, plus précisément diversité mais un « symbole de résistance du nationalisme de l’homme blanc [11], légitime sa mission civilisatrice. Cette français » [16]. C’est bien ainsi que le décrit Achille Mbembe dernière s’exprime, par exemple, en 1819, dans la défense par dans l’ouvrage collectif de 2005, consacré à La Fracture coloniale Volney (pourtant a priori éloigné de tout ethnocentrisme [12]) : « À force de tenir pendant si longtemps le “modèle républicain” d’un alphabet universel construit à partir de l’alphabet latin. La pour le véhicule achevé de l’inclusion et de l’émergence à diffusion de ce savoir européen doit être soutenue par le pouvoir l’individualité, l’on a fini par faire de la République une colonial. L’imbrication entre le politique et le scientifique atteint institution imaginaire et à en sous-estimer les capacités e son paroxysme au XIX siècle et la médecine participe largement originaires de brutalité, de discrimination et d’exclusion » [17]. à l’idée d’une mission civilisatrice de la colonisation [13]. Le jugement peut paraître sévère, mais l’histoire française, bien avant d’ailleurs l’instauration de la République, témoigne de L’échec de cette politique assimilatrice est inscrit dans la nature cette connotation racialiste. On l’oublie trop souvent, mais la de son projet. Parfois reconnu par ses partisans, cet échec a racialisation du débat n’est pas une innovation liée à la conduit à proposer un autre modèle, celui de l’association. popularisation des études postcoloniales. Réservé à quelques-uns, les plus « évolués », ce modèle est en définitive, à de nombreux égards, pire que l’assimilationnisme Or l’universalisme se fourvoie, jusqu’à se vider de sa substance, puisqu’il entérinait l’idée de l’inassimilabilité du plus grand lorsqu’il fait de l’identité nationale la boussole du combat nombre, décrits comme figés dans leurs traditions. républicain. La confusion entre l’amour de la République et la sacralisation de la nation est largement à l’origine de la « Assimilation » comme « association » sont donc des jetons construction d’une mythologie politique indifférente à l’histoire, conceptuels au service d’une politique aux fondements raciaux en l’occurrence au passé colonial français. Tant que le regard sur qui s’exprime avec limpidité dans l’existence de privilèges pour ce passé consistera à présenter de façon quasi symétrique les colons, faisant de ces derniers une sorte d’aristocratie, c’est- l’œuvre « civilisatrice » de la colonisation et les crimes commis à-dire de race à part. D’ailleurs, ainsi que le souligne l’historien en son nom, on restera infidèle aux principes républicains. américain Tyler Stovall [14], les colons se désignaient plus volontiers comme Blancs ou Européens que comme Français : « Dans son célèbre Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire ne L’universalisme face à la question raciale — page 2 de 7
disait pas autre chose. Il reprochait en effet au « pseudo- ashkénazes ? On doit insister ici sur l’illusion populiste d’un humanisme » d’avoir « trop longtemps rapetissé les droits de discours souverainiste fondé sur le retour à une nation l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite protectrice. Populisme, au sens donné à ce terme par Pierre et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, Rosanvallon [21], qui suppose l’homogénéité du peuple et sordidement raciste » [18]. Et il ajoutait : « Jamais l’Occident, l’infaillibilité supposée de son « instinct », lequel contrasterait dans le temps où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus avec la corruption des élites, définies comme composées éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, d’experts et de politiciens étrangers au monde réel. un humanisme à la mesure du monde » [19]. Dès lors, on vantera, contre la démocratie représentative, les Rien ne justifie que nous nous glorifions de ces droits en vertus supposées d’un peuple mythifié, lequel préexisterait à la détournant le regard sur la réalité de notre histoire : la construction des nations. Cette conception primordialiste ne célébration de la fraternité n’a empêché ni l’asservissement de peut éviter d’exalter les racines, de chérir les traditions, populations soumises par la colonisation, et l’indifférence assez supposées contenir la vérité de l’identité. Les influences générale au racisme le justifiant, ni la collaboration avec le postérieures, étrangères forcément, ne sont alors que nazisme et la renonciation corrélative à la protection par la dénaturation. citoyenneté. À ce délire identitaire, il convient sans cesse d’opposer la Il semblerait que, d’une façon générale, le modèle républicain « à magnifique réponse d’Amin Maalouf : « Lorsqu’on me demande la française » soit fortement embarrassé par le désir, plus ou ce que je suis au fond de moi-même, cela suppose qu’il y a “au moins volontaire, de certaines minorités de voir leur différence fin fond” de chacun une seule appartenance qui compte, sa respectée, souhait qui, bien souvent, n’est que l’expression “vérité profonde” en quelque sorte, son “essence” déterminée d’une volonté de renégocier les termes du partage. une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste – sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa Différence raciale et citoyenneté vie en somme – ne comptait pour rien » [22]. L’identitarisme, voilà l’ennemi, pourrait-on être tenté de Le recours, après la première guerre mondiale, à une importante résumer, tant les visages par lesquels il s’exprime empruntent main-d’œuvre étrangère, a certes permis, non sans tensions, que des voies inattendues. Une valeur fondamentale de notre s’accomplisse l’assimilation, au sein de la classe ouvrière, d’un organisation politique, la laïcité, est ainsi devenue l’un des grand nombre de personnes. Mais la véritable nature de cette moyens privilégiés d’affirmation identitaire [23]. La trop célèbre entreprise s’est manifestée depuis la crise de 1973 et la nouvelle querelle du voile, qui nous divise depuis l’affaire de Creil en politique migratoire alors décidée, dont les effets paradoxaux 1989, au lieu d’être l’occasion de montrer comment l’École ont été la diminution de l’immigration de travail et pouvait permettre de s’émanciper de nos appartenances et de l’augmentation de l’immigration familiale. nos origines, a autorisé certains « républicains » [24], dans la Devant la réalité de la permanence de la présence étrangère, et veine assimilationniste précédemment analysée, à persuader les les vives critiques envers la politique d’éradication des Français que pour éduquer, il fallait commencer par désincarner. différences, un mot va se substituer à celui d’assimilation, celui C’est un point sur lequel Monique Canto-Sperber et Paul Ricœur d’intégration. Il ne faut pas négliger, dans cette évolution ont judicieusement insisté : « L’école, assurément, est un lieu de terminologique, la prise de conscience du caractère moralement formation. Elle n’a pas pour fonction de refléter la société, mais et politiquement douteux de l’assimilationnisme. d’affirmer ses propres normes. Mais ces valeurs qui la Pourtant, sous des oripeaux nouveaux, ses principes restent distinguent du monde extérieur, elle doit les mettre en œuvre par puissants en dehors des milieux clairement identifiés comme son mode de fonctionnement, non par des conditions d’entrée. proches de l’extrême droite. Le souverainisme, quel que soit son L’école donne l’expérience concrète des valeurs du dialogue et ancrage originel [20], n’est en effet pas autre chose que la de la connaissance, libres de toute autorité religieuse. C’est une défense d’une nation incarnant l’identité immuable de la France. telle expérience qui forme les esprits à la laïcité, plus Le lancement, par Michel Onfray, de la revue Front populaire efficacement qu’une obligation préalable souscrite sans apparaît ainsi comme paradigmatique de la volonté de dépasser adhésion aucune » [25]. Au lieu d’encourager l’autonomie, de le clivage gauche/droite dans un mouvement national-populiste permettre à celles qui les subissent de s’affranchir des autorités de stigmatisation des élites dites cosmopolites, comme aux abusives, on a préféré stigmatiser, c’est-à-dire implicitement temps anciens où, sous ce vocable, nul n’ignorait que les Juifs mobiliser le vocabulaire de l’inassimilabilité et les attitudes étaient désignés. corrélatives. Faut-il ajouter que la lutte des classes est ici négligée au profit Une laïcité de surplomb a ainsi vu dans l’interdiction du foulard de l’exaltation des racines ? Michel Onfray ne se dit-il pas, islamique à l’école une manière d’approfondir la visée d’une comme Proudhon, ancré dans la terre, celle des laboureurs éducation civique universelle, de lutter contre les croyances francs, alors que Marx est lui issu d’une lignée de rabbins incompatibles avec la pensée libre et la citoyenneté éclairée. L’universalisme face à la question raciale — page 3 de 7
Pourtant, si l’autonomie des jeunes filles portant le voile est fausse, que le combat pour la laïcité fut solidaire du combat pour mise en cause et leurs motivations soupçonnées, on décide que l’égalité des sexes. Mais, peu importe : les femmes voilées sont la loi a le droit d’interdire un comportement qu’elle soupçonne ne supposées être à la fois victimes et complices de la domination pas être librement choisi. Peut-on protéger les individus contre masculine à laquelle les femmes non voilées échapperaient. leurs propres erreurs ? En outre, la prohibition d’un L’émancipation des femmes devient ainsi l’étendard vertueux comportement interprété comme le signe d’un asservissement sous lequel se rassemblent les partisans de l’universalisme à la ou comme une pression sur les tiers (les jeunes filles non voilées) française. Comme le remarque Hourya Bentouhami, « c’est au est susceptible de porter atteinte aux libertés publiques. nom du féminisme que l’on punit les femmes voilées […], le voile étant associé aussi bien aux signes d’une domination masculine Certaines récupérations politiques, au-delà des cercles de exogène, réduite à la spécificité culturelle de l’islam, qu’à la gauche, doivent nous alerter sur le risque de voir la laïcité fausse conscience de ces femmes qui se tromperaient en devenir une identité de substitution, une sorte de religion civile trouvant dans la religion leur salut plutôt que dans l’allégeance hostile à l’expression de l’appartenance religieuse dans la aux codes vestimentaires de la neutralité républicaine » [32]. sphère publique. La crainte est donc que s’impose l’idée d’une différence fondamentale entre « nous » et des populations, Considérer la laïcité comme la base d’une véritable religion essentiellement définies comme musulmanes, accusées de se civile, servant de surplomb à toutes les formes d’appartenance, tenir à l’écart des références communes de la société française. revient à mettre au second plan la dimension d’abstention, c’est- à-dire le cadre procédural permettant à chacun de cultiver sa Nous sommes ainsi confrontés à une terrible menace que Claude croyance ou son incroyance. Ce cadre a le plus grand besoin de la Lefort avait clairement analysée : « Depuis la démocratie et tolérance, entendue minimalement comme un état d’esprit contre elle se refait ainsi du corps », écrivait-il pour désigner les hospitalier à la différence. Il semblerait que, depuis un temps mécanismes à l’œuvre dans une société totalitaire, soit une bien trop long, nous ayons perdu le goût de l’autre et, plus société souhaitant conjurer l’absence de fondement, autrement encore, le souci de l’autre. Le redécouvrir est la condition dit l’indétermination démocratique [26]. Car, c’est essentiel, minimale pour que la laïcité retrouve ses vertus originelles, pour Lefort, la démocratie n’est pas le régime où le pouvoir pacifier et émanciper, c’est-à-dire qu’elle cesse ostensiblement appartient au peuple, mais où il n’appartient à personne. A de servir de marqueur identitaire. l’opposé, le totalitarisme, obsédé par « l’image du Peuple-un, transparent à lui-même, ethniquement et/ou idéologiquement L’universalisme véritable, celui qui voit dans la pluralité homogène » [27], alimente le fantasme de la délivrance de toute l’essence même de l’universalité, ne peut s’accommoder de la division et de toute impureté : « La menace totalitaire est donc célébration de l’authenticité identitaire, d’où qu’elle vienne. inhérente à l’aventure démocratique elle-même, elle sourd dans D’autant que la capacité à s’arracher au donné et à choisir toute résurgence de populisme, de racisme, d’extrémisme… » d’autres appartenances que celles qui nous ont été transmises [28]. est une spécificité humaine. Elle conduit à poser le lien entre individu et communauté de telle façon que l’on puisse dire, non Antonio Gramsci parlait de ciment social pour désigner la volonté qu’un individu appartient à une communauté, par essence ou de courants idéologiques, éloignés sur nombre de sujets, de originairement, mais que la communauté appartient à l’individu, créer, par la défense, proclamée, de la laïcité, une unité contre ce qui signifie la poser comme une réalité qui ne peut avoir de ce qui menacerait « notre » identité. Outil de désignation de la sens et même d’existence que par l’acte de la choisir et de la différence, l’islam fonctionne alors comme « un modèle de faire sienne. Donc penser en termes de volonté et non d’origine. contre-identification collectif pourvoyeur d’une altérité à l’identité française » [29]. Les « élites », hélas, n’échappent pas à Le raisonnement est le suivant : il nous est permis d’être de ce « ré-enracinement nationaliste de la conscience occidentale couleur noire comme d’autres sont de couleur blanche sans que », selon la très juste expression de Philippe Portier [30]. ce détail nous qualifie essentiellement en tant que personne : « L’expression de catho-républicanisme, que l’on doit à Cécile Une personne n’existe en tant que telle que si elle peut se Laborde, et qui est une catégorisation assez correcte de concevoir elle-même comme distincte de toutes les marques l’idéologie du Printemps républicain, exprime parfaitement cette d’identité passive ou reçue, même si, au cas où ces marques trahison de l’idéal universaliste du républicanisme classique. seraient celles d’hommes opprimés ou persécutés, elle les déclare siennes par esprit de solidarité » [33]. C’est pourquoi les divers nationalismes et souverainismes ont cherché à unir les discours de préservation de l’identité Il nous faut donc être capable d’imaginer, dans le temps et dans nationale et ceux fondés sur la mémoire des luttes féministes. l’espace, d’autres appartenances. Cette variation, permise par L’idée que le voile contreviendrait à l’égalité des sexes devient l’intelligence, est le moyen d’échapper aux passions haineuses ainsi peu à peu l’argument préférentiel, ce qui ne manque pas de et destructrices afin « d’isoler dans son être un invariant absolu, sel lorsque l’on sait la frilosité de la République sur cette le simple fait d’être homme » [34]. En d’autres termes, pour question [31]. On notera d’ailleurs que le lien entre l’égalité des trouver l’universel en soi, il est nécessaire de se désencombrer sexes et la laïcité n’est pas mentionné dans l’avis du Conseil de soi, et la capacité de décentrement radical participe de la d’État de 1989. C’est donc une réécriture de l’histoire que définition de l’humain. Un être humain affranchi de ses proposent les néo-laïques en avançant l’idée, factuellement appartenances singulières, qu’il s’agisse des ordres de l’Ancien L’universalisme face à la question raciale — page 4 de 7
régime, des ethnies ou des « races » de notre présent, peut donc philosophiquement incapable de défendre ses principes. faire valoir des droits qui transcendent les frontières identitaires. Partout où l’on cherche à restreindre leur portée, à Alain Policar est sociologue et politologue au Cevipof. Il est relativiser leur champ d’extension, la République est notamment l’auteur de L’universalisme en procès (Le Bord de l’eau, 2021). Notes [1] Ce texte est une version augmentée de l’article paru sous le même titre dans la revue AOC, le 11-11-2021. [2] L’inquiétante familiarité de la race. Décolonialisme, intersectionnalité et universalisme, Le Bord de l’eau, 2020. [3] Alain Policar et Alain Renaut, « Islamisme : où est le déni des universitaires ? », Libération, 4 novembre 2020. [4] Jean-François Bayart, « Que le terme plaise ou non, il y a bien une islamophobie d’État en France », Le Monde, 31-10-2020. [5] J’utilise ce terme, épouvantail, pour désigner la stratégie d’argumentation dite de l’homme de paille qui consiste à créer un avatar caricatural d’un individu ou d’un groupe d’individus afin de mettre en scène le combat contre cet avatar. Cette définition figure dans l’excellent article d’Albin Wagener, « L’invention du wokisme (ou la République du jambon-beurre) », Dièses, 11 octobre 2021. [6] C’est l’un des objets de L’universalisme en procès, Le Bord de l’eau, coll. Interventions (dirigée par Vincent Peillon), novembre 2021. [7] Valeurs et non principes : même l’éducation nationale, dans des notes destinées aux professeurs, confond ces deux notions (« Les quatre valeurs et principes de la République française sont la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité »). Or si l’on peut exiger le respect des principes, la référence aux valeurs comporte nécessairement une dimension identitaire. [8] Albin Wagener note judicieusement que les musulmans sont supposés comptables des crimes atroces de fous dangereux se réclamant de leur religion alors que nul ne songe à en faire de même pour les catholiques et les crimes de pédophilie commis par leur clergé. [9] Georges Clemenceau, « Réponse à Jules Ferry », Chambre des députés, 30 juillet 1885. Reproduit dans Le Monde diplomatique, novembre 2001, p. 28. [10] Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête sur l’ordre racial, Paris, Seuil, 2020, p. 285-286. [11] Ibid., p. 289-294. [12] En effet, Volney, attentif aux sociétés extra-européennes, connaît la langue arabe et a vécu parmi les Bédouins. [13] Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs. La fabrique du préjugé racial, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2021. [14] Tyler Stovall, « Universalisme, différence et invisibilité. Essai sur la notion de race dans l’histoire de la France contemporaine », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 96- 97, 2005, mis en ligne le 1er octobre 2008, consulté le 26 novembre 2020. [15] Ibid. L’universalisme face à la question raciale — page 5 de 7
[16] Ibid. [17] Achille Mbembe, « La République et l’impensé de la “race” », in Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, p. 143. [18] Aimé Césaire (1950), Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955, p. 7. [19] Ibid., p. 65. [20] Exclu du Pari de gauche en 2016 pour des propos en faveur de « l’asséchement des flux migratoires », Djordje Kuzmanovic a fondé la République souveraine et, au sein de cette structure, a été rejoint par un ancien communiste, Régis de Castelnau, et par Jean-Paul Brighelli, militant maoïste puis socialiste devenu un soutien de Nicolas Dupont-Aignan, puis de Marine Le Pen pour qui il a annoncé voter en 2017. On notera également la convergence entre Jean-Pierre Chevènement, pourtant jacobin convaincu, et Philippe de Villiers, héritier idéologique des Vendéens insurgés. Tout récemment, les trajectoires de ces derniers se sont éloignées, le premier se ralliant au macronisme (cruel destin !), le second, sans réelle surprise, rejoignant Zemmour. [21] Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme, Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020. [22] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset et Fasquelle, 1998, p. 11. [23] Un récent exemple de ce travestissement est fourni par Mathieu Bock-Côté, La Révolution racialiste : et autres virus idéologiques, Paris, Presses de la Cité, 2021. On lira, avec profit, l’analyse de Blaise Wilfert, « Nationalisme et “racialisme”, un même combat identitaire », Telos, 4 mai 2021. Je me permets également de renvoyer à Alain Policar, « Laïcité et tolérance » in Paul Devin (dir.), La laïcité à l’école, Éditions de l’Atelier, octobre 2021. [24] Ces « républicains » appartiennent à la République du jambon-beurre, celle qui, selon Albin Wagener, « accuse de wokisme toutes celles et tous ceux qui souhaitent faire évoluer la République vers une forme plus aboutie, plus représentative de la diversité de nos sociétés, plus en phase avec la réalité des vécus quotidiens, et plus en adéquation avec ce que les nouvelles générations veulent en faire : une incarnation renouvelée, reconquise et engagée, afin que les valeurs et les mots-clés aient enfin un sens concret et pragmatique pour l’intégralité des individus qui vivent sous le régime républicain », Albin Wagener, art. cité. L’auteur note judicieusement que cette République du jambon-beurre s’attache à des proto-symboles, tels la supposée civilisation judéo- chrétienne, qui n’ont rien à voir avec la République. [25] Monique Canto-Sperber et Paul Ricœur, « Une laïcité d’exclusion est le meilleur ennemi de l’égalité », Le Monde, 10 décembre 2003. [26] Voir Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994. [27] Edouard Delruelle, « De la laïcité comme dissensus communis », Interrogations ?, n°25, décembre 2017, (Consulté le 16 janvier 2018). [28] Ibid. [29] Françoise Lorcerie, « L’islam comme contre-identification française : trois moments », L’année du Maghreb 2005-2006, Paris, CNRS éditions, 2007, p. 509-536. [30] Philippe Portier, « L’école et la religion. Un parcours de la laïcité française », in Ehrenfreund Jacques et Gisel Pierre (dir.), Religieux, société civile, politique, Lausanne, Antipodes, 2012, p. 67, note 35. [31] Faut-il préciser que notre approche ne revient nullement à ignorer, ou à sous-estimer, la volonté de l’islam politique d’investir la vie publique avec l’affaire du voile ? L’universalisme face à la question raciale — page 6 de 7
[32] Hourya Bentouhami, « Les féminismes, le voile et la laïcité à la française », Socio [En ligne], 11 | 2018, mis en ligne le 09 octobre 2018, consulté le 16 février 2019. [33] Pierre Guenancia, « L’identité » in Denis Kambouchner (dir.), Notions de philosophie II, Paris, Gallimard, 1995, p. 620. Je souhaite ici redire ma reconnaissance à Pierre Guenancia : la lecture de l’article cité et de ses nombreux écrits sur le cosmopolitisme a profondément orienté ma façon de penser. [34] Ibid., p. 621. L’universalisme face à la question raciale — page 7 de 7
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