LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE
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CULTURE ET SOCIÉTÉ PROBLÈME CRITIQUE 03 LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE Que font les mobilisations pour le climat à la pensée écologique ? Cet article revient sur les possibilités inédites que le mouvement social actuel ouvre pour construire de nouvelles perspectives dans le Analyse combat écologique et élargir notre horizon poli- tique. Il analyse dans un premiers temps les limites 2019 inhérentes aux logiques du consensus écologique, et présente, dans un second temps, comment dif- CÉCILE férentes voix tendent à le dépasser en prenant PIRET pour enjeu de lutte la question de la responsa- bilité. Il s’agira dès lors de mettre en perspective ces différentes tendances et de proposer, dans un projet émancipateur et égalitaire, les éléments de critique fondamentaux d’une écologie populaire. . UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES ASBL
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LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE INTRODUCTION réduire le mouvement à cette di- mension, l’aspect générationnel des mobilisations (illustré par les grèves Depuis quelques mois nous assis- scolaires hebdomadaires) est en ef- tons à l’émergence d’un mouvement fet révélateur de l’intégration sans social contre les dérèglements cli- précédent des préoccupations envi- matiques qui, de par son ampleur et ronnementales des jeunes dans leur sa durée, constitue un phénomène rapport à l’avenir. inédit dans le champ des luttes en- Prenant du recul avec l’actualité vironnementales en Belgique. S’il immédiate, nous proposons dans existe depuis les années 1970 des cette analyse d’interroger comment actions liées au mouvement an- la question climatique est aujourd’hui ti-nucléaire, altermondialiste, ou des pensée, discutée et débattue. Nous mobilisations déjà massives lors des partons du principe qu’elle n’a pas de Sommets internationaux pour le cli- définition donnée, mais qu’elle s’éla- mat1, le mouvement social actuel bore dans un contexte social et idéo- les surpasse d’une part en ce qu’il logique spécifique qui conditionne se développe en dehors des cercles les interprétations des enjeux clima- restreints de la militance environne- tiques et les solutions à y apporter. mentale (ONG et associations éco- Malgré l’apparente spontanéité des logistes, activistes convaincus, …) et marches pour le climat et l’absence d’autre part en ce qu’il réussit à im- d’une organisation fédératrice, les poser à l’agenda médiatique et po- mots d’ordre généraux que l’on re- litique les enjeux liés à « l’urgence trouve dans certains pays d’Europe climatique » – qui ne sont pourtant lors du même type de mobilisations pas tout à fait neufs2. La situation est s’ancrent dans une vision bien dé- aujourd’hui de plus en plus connue : finie et partagée de l’écologie. De- augmentation de la température puis l’émergence des considérations globale de la terre, fonte des glaces, environnementales, la conception montée des eaux, acidification des dominante de l’écologie s’est dé- océans et augmentation des phé- finie par une approche largement nomènes climatiques extrêmes, etc. consensuelle dont nous présente- Face à ces constats gravissimes, rons les aspects et les limites prin- une multitude d’acteurs issus de la cipaux. Cela nous permettra de re- société civile (citoyens, écoliers, mi- contextualiser le mouvement « pour lieux associatifs, scolaires, syndicats, le climat » en Belgique, d’en com- …) s’approprie la question climatique, prendre les spécificités et de l’appré- certains pour la première fois. Sans hender comme étant à la fois inscrit 1 Le sommet de Copenhague en décembre 2009 avait notamment réuni plus de 100.000 per- sonnes dans la capitale suédoise et des milliers de personnes dans une centaine de pays. 2 La notion d’urgence est présente depuis les années 60 parmi les lanceurs d’alerte écologistes qui prévoyaient déjà une mutation climatique significative liée à la pollution. Voir VINCENT, C., Le Monde, le 03/01/2019. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/03/les-nouveaux- recits-de-l-ecologie_5404756_3232.html. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 3
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE dans ce fond idéologique et comme Les réflexions critiques autour des le dépassement en cours de celui-ci. enjeux envi ronnementaux ont C’est au cœur de cette tension que été neutralisées par la construction les mobilisations actuelles parti- d’une Nature que tout le monde cipent positivement à la formation s’accorde à protéger des « activités d’une conscience politique nouvelle, humaines ». Le consensus qui se dé- indispensable face aux défis écolo- gage de la dénomination même de giques à venir. Il nous sera dès lors « marche pour le climat » est, en soi, permis d’interroger des visions de significatif d’une pensée peu clivante. l’écologie qui semblent plus à même Cette manière de dé-conflictualiser de construire un projet d’émancipa- la question climatique épouse en fait tion que d’autres. très bien l’idéologie dominante qui tend à nier les rapports sociaux de À PROPOS DU domination de tous types au profit d’une vision conciliatrice de la so- CONSENSUS ÉCOLO- ciété. Pour Keucheyan, ce consen- GIQUE CONTEMPO- sus écologique peut s’expliquer par RAIN deux raisons majeures – même si ce ne sont pas les seules – : d’une part, les partis écologistes qui émer- Les mobilisations sociales que gent dès les années 1970 s’inscrivent nous observons actuellement ont dans cette idéologie du compromis pour héritage ce que nous pou- en ce qu’ils cherchent souvent à se vons appeler, à la suite de Razmig présenter au-delà des clivages tra- Keucheyan, le consensus écolo- ditionnels. Si l’auteur prend le cas gique3. Le terme de consensus a un de la France, cela s’applique par- usage double : il y a un consensus du faitement à la Belgique, où le parti fait d’une vision largement acceptée Ecolo/Groen, créé en 1980, n’a pas de l’écologie et du fait qu’il s’oppose de lien avec les mouvements libé- à l’idée même d’une conflictualité raux, chrétiens ou socialistes qui ont autour de ces enjeux. Cette écologie formé le paysage politique et idéo- consensuelle a conditionné un cer- logique belge. « Ni à gauche, ni à tain cadrage des problèmes environ- droite », avec pour base électorale nementaux vers des domaines peu les classes moyennes sans identité politisés de la vie sociale : traitement de classe, ces partis défendent un des catastrophes météorologiques projet politique qui prétend surplom- par l’intervention sur les dégâts cau- ber les divisions de classe, de genre sés, défis technologiques à relever, ou de race. D’autre part, le mouve- campagnes de sensibilisation, créa- ment ouvrier a historiquement centré tion de zones naturelles à préserver, ses revendications autour de l’emploi mesures incitatives, etc. et du travail, tendant à délaisser les 3 Keucheyan, R., La nature est un champ de bataille : essai d’écologie politique, Paris, Zone, 2014. 4
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE réflexions liées à la question environ- libérale6. nementale et son articulation avec la Afin de développer ce que nous question sociale4. Il n’a donc pas été entendons par consensus écolo- à l’origine d’une réflexion importante gique, nous distinguons deux lo- sur les tenants et aboutissants d’une giques de l’écologie consensuelle, écologie populaire qui partirait des très vivantes dans les mobilisations réalités spécifiques des classes po- en cours, la logique individualisante pulaires face aux problèmes environ- et la logique universalisante, ainsi nementaux, voire qui transposerait la que les problèmes qu’elles posent revendication du « contrôle ouvrier » en vue de la politisation de la ques- sur l’usage des ressources naturelles. tion climatique. Le consensus écologique ne A. LA LOGIQUE DE L’ÉCO- constitue cependant pas une éco- RESPONSABILISATION INDIVIDUELLE logie dominante aux quatre coins du globe. On pourrait citer les mouve- Du « chaque petit geste compte » ments environnementaux en Amé- au « Zero waste now », les discours rique latine qui, liés à la lutte contre portant sur le changement des com- le néocolonialisme, revêtent une di- portements individuels sont nom- mension violente et conflictuelle plus breux. Ils partent du principe que les marquée, car l’enjeu de leurs luttes modes de vie et de consommation est souvent l’accès aux ressources sont au cœur des problèmes envi- élémentaires. Également, aux États- ronnementaux et que chacun, en Unis, la formation d’un mouvement tant que « consom’acteur », est dans contre le racisme environnemental la capacité et le devoir de les trans- (autrement dit, le fait que les popula- former en vue de la transition écolo- tions noires soient plus affectées par gique. Dans cette approche, le sujet les problèmes environnementaux politique de la question climatique que les blancs) reflètent les clivages est l’individu. Non pas l’individu situé de classe et de race plus marqués dans un enchâssement de rapports existant dans cette société5. Il faut sociaux qui le conditionnent, mais ainsi plutôt comprendre la genèse l’individu libre et « entrepreneur de du consensus écologique comme soi ». Le mode de vie de cet individu spécifique à certaines configura- est responsable de la destruction de tions politiques, où le compromis so- la planète, c’est donc à lui d’œuvrer cial-démocrate a pu s’établir comme à la réduction de son empreinte car- modèle dominant de la démocratie bone. 4 Bien que ce constat mérite d’être nuancé, tant les frontières entre travail et environnement au sens large ne sont pas si étanches (comme la problématique de santé et de sécurité au travail le montre bien), le syndicalisme s’est historiquement construit au sein du paradigme productiviste, dans lequel le problème de la marchandisation de la nature n’était que très peu soulevé. 5 Ibid. 6 Le poids de l’hégémonie sociale-démocrate peut également expliquer pourquoi les tendances plus radicales qui existaient au sein de la pensée écologique avant la consolidation de partis écologistes (pensons à André Gorz dans son texte « Leur écologie et la nôtre », ou La Convivialité d’Ivan Illich) ont été marginalisées. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 5
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE Ainsi, de nombreux citoyens – sou- À cet égard, le constat est facile à re- vent issus des classes moyennes et tenir : plus on est riche, plus on pol- supérieures – évoquent leur choix lue8, et que l’on soit « conscientisé » de manger bio, local et de limiter à la cause climatique n’y change pas leur consommation de viande, de grand-chose9. Ensuite, l’éco-citoyen- ne plus utiliser leur voiture et d’évi- neté fait peser sur les épaules des ter de prendre l’avion7 ; des écoliers individus les contradictions d’un sys- font de l’éco-sensibilisation pour ar- tème qui les dépassent. De la même rêter l’usage des bouteilles en plas- façon que l’idéologie de l’État social tique dans les écoles au profit des actif fait peser sur les chômeurs la gourdes, réinstaurer les fontaines responsabilité de leur situation, cette d’eau, améliorer le système de triage logique produit de la culpabilité et des déchets dans l’enceinte scolaire, masque les rapports de pouvoir10. etc. Pire, les grandes entreprises se la ré- Si ces injonctions à la responsa- approprient dans leurs politiques très bilisation individuelle peuvent être contestables de greenwashing. Du- positives en ce qu’elles poussent rant ces dernières décennies, l’indus- à une prise de conscience de la trie de la boisson a travaillé dur pour non-viabilité de nos modes de démanteler le système de consignes consommer, elles sont néanmoins et imposer l’emballage plastique, problématiques pour plusieurs rai- moins couteux, tout en appelant à sons. D’abord, ces discours tendent la responsabilisation écologique des à nier les inégalités environnemen- consommateurs11. Pour justifier leur tales puisqu’ils supposent que nous existence, certaines entreprises n’hé- sommes chacun, « à notre échelle », sitent pas à financer des associations responsable des problèmes environ- sensibilisant au recyclage tout en dé- nementaux. Or, non seulement nous fendant activement les intérêts des ne sommes pas tous affectés par industriels à utiliser le plastique dans les dérèglements climatiques de la des lobbys européens12. Ainsi, pour même manière, mais en plus nous ne ces grandes entreprises, désigner polluons pas tous au même niveau. 7 De Schutter, O., « J’ai cinquante ans et voici pourquoi je ne prendrai plus jamais l’avion… », La Libre, 07/12/18.URL : https://www.lalibre.be/debats/opinions/j-ai-cinquante-ans-et-voici-pour- quoi-je-ne-prendrai-plus-jamais-l-avion-5c094cd3cd70fdc91bd3e0ad 8 Cela est vrai à l’échelle nationale comme mondiale, où le revenu et l’empreinte carbone sont étroitement corrélés. Oxfam estime que 50% des émissions de CO2 sont imputables aux 10% des habitants les plus riches de la planète, et que ceux-ci ont une empreinte carbone 60 fois plus élevées que celle des 10% les plus pauvres. Voir leur rapport « Inégalités extrêmes et émissions de CO2 », décembre 2015. 9 Wallenborn, G. et Dozzi, J.« Du point de vue environnemental, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche et conscientisé ? », Cornut, P.,, Bauler, T., et Zaccaï, E., (dir.), Environne- ment et inégalités sociales., Bruxelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles., 2007, pp.47-59. 10 Garbarczyk B., « Dépasser la “pensée colibri” », SAW-B, Analyse 2018. URL : http://www.saw-b. be/spip/IMG/pdf/a1810_colibri.pdf 11 Chamayou G., « Eh bien, recyclez maintenant ! », Le Monde diplomatique, 02/2019. 12 Voir le très bon reportage (2h10’) de Cash Investigation : « Plastique, la grande intox » URL : https://www.youtube.com/watch?v=wZT3drAYIzo 6
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE un autre responsable de la pollu- mais propose, à côté de ce système, tion – le consommateur – est avan- des alternatives aux pratiques indivi- tageux et cela fonctionne d’autant duelles de consommation15. De plus, mieux que le citoyen est disposé à elle s’impose aisément comme un investir ses actes de consommation mode de vie moral, contre lequel on d’une signification politique forte. ne peut pas vraiment s’opposer. Faire Enfin, l’éco-citoyenneté questionne preuve de vertu écologique n’est en ce qu’elle tend à se substituer à pas, a priori, une attitude critiquable. une vision collective et solidaire de l’écologie. Poussée à l’extrême, cette logique se réduit à un « chacun pour B. LA LOGIQUE DE L’ANTHROPOCÈNE soi » écologique, indifférent à l’in- Un autre ensemble de discours clusion des classes populaires dans cherche à fédérer autour de la ques- les enjeux environnementaux, voire tion climatique en faisant référence même véhiculant un certain mépris à la planète en tant que bien com- de classe envers des populations mun. Le discours de « l’urgence cli- dont le rapport à la consommation – matique » fabrique une forme de dominé par la nécessité13 – est mal citoyenneté universelle qui sous-en- compris ou fantasmé (les préjugés tend une analyse commune et du sur les « pauvres pollueurs » ont la problème climatique et de la pro- peau dure…) Les injonctions indivi- tection de la planète. L’écologie dé- duelles à manger bio, par exemple, passe les divisions et les frontières tendent à produire une alimentation (« l’écologie n’a pas de couleur »), à deux vitesses, où les plus aisés puisque la nature est un bien uni- peuvent changer facilement d’ha- versel qui appartient à tous. Le pro- bitudes de consommation vers des blème, jusqu’à présent, ne vient pas pratiques plus saines, laissant les de la défense par les politiciens au classes populaires face aux problé- pouvoir d’une certaine vision de la matiques des pesticides, de la mal- liberté d’entreprendre et du marché, bouffe ou simplement de la précarité mais du fait qu’ils n’ont pas la volonté alimentaire14. d’agir, qu’ils « font l’autruche ». Dans Cette logique de l’éco-respon- cette approche, le sujet politique du sabilisation est par nature consen- changement climatique est l’Huma- suelle dans le sens où elle ne dé- nité. C’est la présence de la vie hu- nonce pas ouvertement le système maine sur terre qui a mené à tant de de consommation et de production 13 Selon le Baromètre de la précarité énergétique (Edition 2017, Fondation Roi Baudouin) un ménage belge sur cinq est confronté à l’une ou l’autre forme de précarité énergétique (part trop importante du revenu consacré aux dépenses énergétiques, difficulté à se chauffer et à payer ses factures). Ce rapport est disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.kbs-frb.be/fr/ Activities/Publications/2017/20170313NT1 14 de Rauglaudre T., « Quand le “manger mieux” creuse la fracture alimentaire », Slate, 30/10/2018. URL : https://www.slate.fr/story/169200/alimentation-manger-mieux-philoso- phie-individualisme-inegalites-classe 15 Garbarczyk B., « Dépasser la “pensée colibri” », op. cit. UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 7
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE dévastations, l’Humanité doit dès lors les contradictions et les conflits qu’ils se réveiller et agir d’une seule voix engendrent. afin de prendre en main son avenir. Ensuite, l’utilisation abstraite de Or, cette interprétation des dérè- la notion d’humanité, qui suppose glements climatiques nous semble qu’elle agisse comme un bloc ho- également poser problème à plu- mogène d’autant plus soudé par sieurs égards. La critique qu’Andreas le réchauffement de la terre, ne ré- Malm adresse au concept d’Anthro- siste pas aux faits. Le retrait de Do- pocène permet d’éclairer ce type nald Trump des accords de Paris en de discours16. Sans rentrer ici dans est l’illustration la plus évocatrice18. les détails, l’Anthropocène est une Par ce choix, le Président américain thèse forgée en géologie pour définir confirme de manière très symbo- la nouvelle ère durant laquelle l’hu- lique que les intérêts des entreprises manité a outrepassé les ressources nationales priment sur la crise clima- naturelles disponibles et a com- tique et par ce fait même, réfute ca- mencé à modifier significativement tégoriquement de considérer la pla- les conditions de la vie sur terre. Ce nète comme un bien commun. Ainsi, récit tend à inscrire dans une histoire les discours faisant plus ou moins naturelle du genre humain l’interven- explicitement référence à l’Anthro- tion de plus en plus envahissante de pocène, bien que portés au niveau l’Homme sur la nature, la création de la société et non de l’individu, de l’énergie fossile en étant le point dé-politisent également la question d’orgue. Comme l’explique Andreas climatique, en ce qu’ils invisibilisent Malm, le concept d’Anthropocène les intérêts qui s’affrontent autour de est paradoxal : « le changement cli- l’avenir de la planète. matique n’est dénaturalisé – trans- féré de la sphère des causes natu- relles à celle des activités humaines – que pour être renaturalisé l’instant VERS UNE (RE)PO- d’après, dès lors qu’on le rapporte à LITISATION DE LA un trait humain inné, comme la capa- QUESTION CLIMA- cité à contrôler le feu. Non la nature, mais la nature humaine – tel est le TIQUE déplacement opéré par l’Anthropo- Cette approche consensuelle de cène (…) »17. Autrement dit, les rap- l’écologie est, dans la bouche de ports sociaux qui organisent la su- nombreux manifestants et acteurs bordination de la nature aux besoins issus des milieux associatifs, éduca- du marché ne sont pas identifiés, ni tifs et médiatiques, la voie évidente 16 Malm, A., L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017. 17 Ibid., p. 14. 18 Les accords de Paris ont été signés en 2015 et visent à contenir le réchauffement mondial sous les 2 degrés. 8
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE – allant de soi – pour relever les défis Si, globalement, les grandes marches majeurs de la crise climatique. Elle citoyennes et des jeunes véhiculent rassemble et séduit d’autant plus à différents degrés des éléments de qu’elle est capable de fournir une cette idéologie, de plus en plus d’ac- vision positive de soi et du monde. teurs réagissent, au sein et en marge L’éco-citoyenneté, vécue comme de ces manifestations, à cette ques- une éthique de vie, donne le senti- tion de l’imputabilité des dérègle- ment de faire des choses positives ments climatiques. Ce qu’ils révèlent, et d’avoir prise sur son mode de c’est que désigner les responsables consommation, tandis que la logique de la crise climatique (en termes de de l’Anthropocène tend à proposer consommation et de choix de l’usage une vision pacifique et harmonieuse des ressources) fait partie des enjeux de l’avenir de la planète et de l’hu- des luttes en cours et à venir et fait manité. Notre propos n’est pas de émerger de nouveaux clivages. Dans s’opposer par principe au consensus le tableau suivant, nous présentons écologique, mais de pointer son pro- de manière synthétique deux types blème principal : il masque les res- de réactions aux logiques précé- ponsables de la situation gravissime demment présentées et identifiées actuelle. dans les récentes mobilisations : Consensus Eco-responsabilisation individuelle Prise de conscience de l’humanité « Chaque petit geste compte » « La terre, notre maison commune » « Sauver notre planète passe par notre « L’écologie n’a pas de couleur » assiette » Conflit Distribution inégale des responsabi- Intérêts antagonistes de classes lités (Qui contrôle et pourquoi ?) (Justice climatique) « Planet before profit » « C’est aux gros pollueurs à payer » « Stop climate criminals » « Transition écologique = stop évasion fiscale » UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 9
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE A. LA CRITIQUE DE L’INÉGALE en dénonçant publiquement que RESPONSABILITÉ la fiscalité écologique mainstream Premièrement, à l’éco-responsa- est à la fois inefficace et accroit les bilisation individuelle s’oppose une inégalités. Dans ce domaine aussi il lecture des problèmes climatiques y a un « avant » et un « après » gi- sous l’angle de la distribution inégale lets jaunes, tant les revendications des responsabilités. L’émergence liant justice fiscale et justice clima- du mouvement des gilets jaunes en tique (faire payer les gros pollueurs, France s’inscrit dans cette contes- taxer le kérosène, etc.) se sont de- tation. Il faut rappeler qu’à l’origine puis imposées dans les débats et du mouvement, il y a le refus d’une ont suscité de nouvelles visions de hausse de la taxe sur les carburants, l’écologie, comme le révèle très bien une taxe carbone présentée comme l’émergence, dans les dernières mo- un moyen de lutter contre les émis- bilisations, de la figure convergente sions de CO219. Cette contestation des « gilets verts ». La critique du n’est pas née, comme certains ont consensus écologique a donc pro- pu le commenter, d’un rejet ou d’un gressivement pris la forme d’une dé- déni des enjeux climatiques. Elle nonciation de la distribution inégale naît, à l’inverse, d’un rejet d’une éco- des responsabilités, qui dépasse la logie politique qui fait peser sur les logique de l’éco-responsabilisation ménages moyens et pauvres la res- individuelle. ponsabilité des excès de CO2, tout en défendant une fiscalité très avan- B. LA CRITIQUE DES INTÉRÊTS DE tageuse pour les plus riches20. Pour CLASSE ces ménages, l’éco-responsabilisa- tion relève surtout d’une écologie Deuxièmement, à l’œcuménisme punitive et défendue par les classes promu par la logique de l’Anthropo- dominantes, à l’image de ce tag ins- cène s’oppose la désignation d’un crit par des gilets jaunes durant l’une adversaire de la lutte écologique : les des mobilisations à Paris : « la crise acteurs capitalistes (entreprises du climatique est une guerre contre les secteur fossile, de l’agroalimentaire, pauvres »21. Les gilets jaunes parti- du textile, institutions financières…) cipent ainsi à la question climatique qui dirigent le système global de 19 La hausse des carburants a bien été l’événement déclencheur du mouvement, bien que celui-ci s’inscrive plus globalement dans un rejet des injustices, dominations et oppressions quotidiennes vécues. Voir à ce sujet LOWENTHAL A., MARION N., « Faire de tout-le-monde un devenir. Autour des gilets jaunes et de ce qu’ils proposent », Analyse de l’ARC, 2018. URL :https:// arc-culture.be/blog/publications/faire-de-tout-le-monde-un-devenir-autour-des-gilets- jaunes-et-de-ce-quils-proposent/ 20 Malm A., « Ce que le mouvement de gilets jaunes nous dit du combat pour la justice clima- tique », Contretemps, 13 décembre 2018. URL : https://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-jus- tice-climatique/ 21 https://www.theguardian.com/world/gallery/2018/dec/03/words-on-the-street-graffiti-of- the-paris-protests-in-pictures 10
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE production et de consommation. inévitable conséquence sur la des- Bien qu’étroitement liées à la justice truction de la nature, en introduisant climatique, ces critiques vont plus dans la question climatique l’enjeu loin en ce qu’elles ne se limitent pas fondamental du contrôle populaire à revendiquer plus d’égalité fiscale sur les processus décisionnels en et sociale dans les solutions appor- matière sociale, technologique et tées aux enjeux climatiques, ce qui économique duquel une très grande en soi ne questionne pas le choix partie de la population a été dépos- du modèle de développement éco- sédée. Dans ce combat, l’interpella- nomique. Pour reprendre l’exemple tion politique peut se montrer très de la pollution carbone, il ne s’agit vite insuffisante si elle ne mène pas pas simplement de faire payer plus à redéfinir le pouvoir de décision sur ceux qui polluent plus – ce qui re- des enjeux aussi cruciaux que sont la vient à demander à l’État d’intervenir survie de la planète et de l’humanité. pour redistribuer les richesses par un système de taxation plus « éco-éga- litaire » –, mais d’élargir l’horizon politique en interdisant de polluer. CONCLUSION Partant du constat que 90 entités (en- treprises et États) sont à l’origine de Cette analyse nous a permis d’ou- 2/3 des émissions mondiales de gaz vrir la discussion sur les tendances à effet de serre, l’appel de la socié- actuelles des mobilisations autour té civile « Crime climatique Stop ! » des enjeux climatiques. Comme revendique l’arrêt des subventions tout mouvement social, celui auquel versées par les États à l’industrie nous assistons contribue à forger fossile et un gel massif des extrac- la capacité d’agir des individus, en tions22. Cela implique une transfor- mettant à l’épreuve des conceptions mation historique de l’usage et de la préexistantes et en construisant des production énergétique. Ce type de expériences du politique. C’est dans critiques nous semblent les plus à la dynamique même du mouvement même de construire ce que Polanyi que le consensus écologique peut appelle un « contre-mouvement »23, être déconstruit, y compris par les c’est-à-dire un mouvement qui lutte jeunes générations qui ont grandi contre l’extension du marché et son dans ce fond de l’air idéologique24. 22 En ligne : https://350.org/climate-crimes-fr/ Le mouvement Act for Climate Justice s’inscrit également dans ce type de revendications. Leur campagne d’affichage « On veut bien éteindre nos lumières mais faut pas se foutre de notre gueule ! » contestait l’absurdité des injonctions aux éco-gestes citoyens sans remettre en ques- tion l’usage globale des ressources énergétiques. 23 Polanyi, K., La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983. 24 A côté des grèves pour le climat, on peut aussi penser à ces très jeunes militants pour le climat qui alimentent Internet d’une série de vidéos sur le sujet, comme la chaîne YouTube « Biais Vert » de Félicien Bogaerts. URL : https://www.youtube.com/channel/UCRFIJwXn4jTCK3-67U1I3eKA UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 11
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE À l’heure actuelle, nous serions inca- pables de prédire comment le mou- vement pour le climat va évoluer, mais nous pensons qu’il doit néces- sairement, si on l’envisage comme un projet d’émancipation, comporter les éléments de critique qui ont été développés dans l’analyse, soit, fon- damentalement, responsabiliser les responsables et faire des classes populaires le réel sujet politique de la question climatique. Dans une so- ciété de classes, l’éco-citoyenneté se révèle être un puissant vecteur de légitimation d’un capitalisme vert et donc du maintien de l’ordre établi, dans lequel les classes populaires n’ont rien à gagner. Construire la question climatique pour et à partir des classes populaires, c’est donner un potentiel subversif à l’écologie en répondant aux enjeux suivants : 1) re- penser en profondeur la question du contrôle sur les énergies fossiles et le choix des nouvelles technologies, 2) repenser la consommation non par des pratiques individuelles et éli- tistes mais sous l’angle de l’organisa- tion globale de la vie sur terre, consi- dérant en priorité la situation des populations les plus vulnérables aux dérèglements climatiques, 3) viser un projet systémique, où les différentes formes de marchandisation (de la na- ture, de la force de travail, de l’argent, de la connaissance) sont pensées conjointement comme appartenant à des processus de domination aux- quels les classes populaires font face tous les jours et sur lesquels elles doivent, impérativement, reprendre Cécile Piret, le contrôle. Chargé de recherche à l’ARC asbl 12
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Analyse 2019 L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis- sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’oeuvrer à la pro- motion et à la défense des droits culturels. À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons par- ticiper à la construction d’une société plus humaine, démocratique, solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son éman- cipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever. Ce travail passe par des projets et animations développés sur le ter- rain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encou- ragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension. Vous souhaitez contribuer à nos débats et enrichir nos réflexions ? Contactez-nous par mail : recherche@arc-culture.be Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles Toutes nos analyses sont diponibles en ligne sur www.arc-culture.be/analyses
03 Analyse 2019 «Dans une société de classes, l'éco-citoyenneté se révèle être un puissant vecteur de légitimation d'un capitalisme vert et donc du maintien de l'ordre établi, dans lequel les classes populaires n'ont rien à gagner.»
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