LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

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CULTURE
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                                                   PROBLÈME
                                                    CRITIQUE

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          LA CONSTRUCTION DE LA
          QUESTION CLIMATIQUE :
          VERS UNE CRITIQUE DU
          CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

          Que font les mobilisations pour le climat à la pensée
          écologique ? Cet article revient sur les possibilités
          inédites que le mouvement social actuel ouvre
          pour construire de nouvelles perspectives dans le
Analyse
          combat écologique et élargir notre horizon poli-
          tique. Il analyse dans un premiers temps les limites
2019
          inhérentes aux logiques du consensus écologique,
          et présente, dans un second temps, comment dif-
CÉCILE    férentes voix tendent à le dépasser en prenant
PIRET     pour enjeu de lutte la question de la responsa-
          bilité. Il s’agira dès lors de mettre en perspective
          ces différentes tendances et de proposer, dans un
          projet émancipateur et égalitaire, les éléments de
          critique fondamentaux d’une écologie populaire. .

          UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES ASBL
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

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LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

       INTRODUCTION                                 réduire le mouvement à cette di-
                                                    mension, l’aspect générationnel des
                                                    mobilisations (illustré par les grèves
    Depuis quelques mois nous assis-
                                                    scolaires hebdomadaires) est en ef-
tons à l’émergence d’un mouvement
                                                    fet révélateur de l’intégration sans
social contre les dérèglements cli-
                                                    précédent des préoccupations envi-
matiques qui, de par son ampleur et
                                                    ronnementales des jeunes dans leur
sa durée, constitue un phénomène
                                                    rapport à l’avenir.
inédit dans le champ des luttes en-
                                                       Prenant du recul avec l’actualité
vironnementales en Belgique. S’il
                                                    immédiate, nous proposons dans
existe depuis les années 1970 des
                                                    cette analyse d’interroger comment
actions liées au mouvement an-
                                                    la question climatique est aujourd’hui
ti-nucléaire, altermondialiste, ou des
                                                    pensée, discutée et débattue. Nous
mobilisations déjà massives lors des
                                                    partons du principe qu’elle n’a pas de
Sommets internationaux pour le cli-
                                                    définition donnée, mais qu’elle s’éla-
mat1, le mouvement social actuel
                                                    bore dans un contexte social et idéo-
les surpasse d’une part en ce qu’il
                                                    logique spécifique qui conditionne
se développe en dehors des cercles
                                                    les interprétations des enjeux clima-
restreints de la militance environne-
                                                    tiques et les solutions à y apporter.
mentale (ONG et associations éco-
                                                    Malgré l’apparente spontanéité des
logistes, activistes convaincus, …) et
                                                    marches pour le climat et l’absence
d’autre part en ce qu’il réussit à im-
                                                    d’une organisation fédératrice, les
poser à l’agenda médiatique et po-
                                                    mots d’ordre généraux que l’on re-
litique les enjeux liés à « l’urgence
                                                    trouve dans certains pays d’Europe
climatique » – qui ne sont pourtant
                                                    lors du même type de mobilisations
pas tout à fait neufs2. La situation est
                                                    s’ancrent dans une vision bien dé-
aujourd’hui de plus en plus connue :
                                                    finie et partagée de l’écologie. De-
augmentation de la température
                                                    puis l’émergence des considérations
globale de la terre, fonte des glaces,
                                                    environnementales, la conception
montée des eaux, acidification des
                                                    dominante de l’écologie s’est dé-
océans et augmentation des phé-
                                                    finie par une approche largement
nomènes climatiques extrêmes, etc.
                                                    consensuelle dont nous présente-
Face à ces constats gravissimes,
                                                    rons les aspects et les limites prin-
une multitude d’acteurs issus de la
                                                    cipaux. Cela nous permettra de re-
société civile (citoyens, écoliers, mi-
                                                    contextualiser le mouvement « pour
lieux associatifs, scolaires, syndicats,
                                                    le climat » en Belgique, d’en com-
…) s’approprie la question climatique,
                                                    prendre les spécificités et de l’appré-
certains pour la première fois. Sans
                                                    hender comme étant à la fois inscrit
1
 Le sommet de Copenhague en décembre 2009 avait notamment réuni plus de 100.000 per-
sonnes dans la capitale suédoise et des milliers de personnes dans une centaine de pays.
2
  La notion d’urgence est présente depuis les années 60 parmi les lanceurs d’alerte écologistes
qui prévoyaient déjà une mutation climatique significative liée à la pollution. Voir VINCENT, C., Le
Monde, le 03/01/2019. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/03/les-nouveaux-
recits-de-l-ecologie_5404756_3232.html.

                                              UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES    3
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    dans ce fond idéologique et comme                 Les réflexions critiques autour des
    le dépassement en cours de celui-ci.              enjeux envi         ronnementaux ont
    C’est au cœur de cette tension que                été neutralisées par la construction
    les mobilisations actuelles parti-                d’une Nature que tout le monde
    cipent positivement à la formation                s’accorde à protéger des « activités
    d’une conscience politique nouvelle,              humaines ». Le consensus qui se dé-
    indispensable face aux défis écolo-               gage de la dénomination même de
    giques à venir. Il nous sera dès lors             « marche pour le climat » est, en soi,
    permis d’interroger des visions de                significatif d’une pensée peu clivante.
    l’écologie qui semblent plus à même               Cette manière de dé-conflictualiser
    de construire un projet d’émancipa-               la question climatique épouse en fait
    tion que d’autres.                                très bien l’idéologie dominante qui
                                                      tend à nier les rapports sociaux de
           À PROPOS DU                                domination de tous types au profit
                                                      d’une vision conciliatrice de la so-
        CONSENSUS ÉCOLO-                              ciété. Pour Keucheyan, ce consen-
         GIQUE CONTEMPO-                              sus écologique peut s’expliquer par
               RAIN                                   deux raisons majeures – même si
                                                      ce ne sont pas les seules – : d’une
                                                      part, les partis écologistes qui émer-
       Les mobilisations sociales que
                                                      gent dès les années 1970 s’inscrivent
    nous observons actuellement ont
                                                      dans cette idéologie du compromis
    pour héritage ce que nous pou-
                                                      en ce qu’ils cherchent souvent à se
    vons appeler, à la suite de Razmig
                                                      présenter au-delà des clivages tra-
    Keucheyan, le consensus écolo-
                                                      ditionnels. Si l’auteur prend le cas
    gique3. Le terme de consensus a un
                                                      de la France, cela s’applique par-
    usage double : il y a un consensus du
                                                      faitement à la Belgique, où le parti
    fait d’une vision largement acceptée
                                                      Ecolo/Groen, créé en 1980, n’a pas
    de l’écologie et du fait qu’il s’oppose
                                                      de lien avec les mouvements libé-
    à l’idée même d’une conflictualité
                                                      raux, chrétiens ou socialistes qui ont
    autour de ces enjeux. Cette écologie
                                                      formé le paysage politique et idéo-
    consensuelle a conditionné un cer-
                                                      logique belge. « Ni à gauche, ni à
    tain cadrage des problèmes environ-
                                                      droite », avec pour base électorale
    nementaux vers des domaines peu
                                                      les classes moyennes sans identité
    politisés de la vie sociale : traitement
                                                      de classe, ces partis défendent un
    des catastrophes météorologiques
                                                      projet politique qui prétend surplom-
    par l’intervention sur les dégâts cau-
                                                      ber les divisions de classe, de genre
    sés, défis technologiques à relever,
                                                      ou de race. D’autre part, le mouve-
    campagnes de sensibilisation, créa-
                                                      ment ouvrier a historiquement centré
    tion de zones naturelles à préserver,
                                                      ses revendications autour de l’emploi
    mesures incitatives, etc.
                                                      et du travail, tendant à délaisser les
    3
     Keucheyan, R., La nature est un champ de bataille : essai d’écologie politique, Paris, Zone,
    2014.

4
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

réflexions liées à la question environ-           libérale6.
nementale et son articulation avec la                Afin de développer ce que nous
question sociale4. Il n’a donc pas été            entendons par consensus écolo-
à l’origine d’une réflexion importante            gique, nous distinguons deux lo-
sur les tenants et aboutissants d’une             giques de l’écologie consensuelle,
écologie populaire qui partirait des              très vivantes dans les mobilisations
réalités spécifiques des classes po-              en cours, la logique individualisante
pulaires face aux problèmes environ-              et la logique universalisante, ainsi
nementaux, voire qui transposerait la             que les problèmes qu’elles posent
revendication du « contrôle ouvrier »             en vue de la politisation de la ques-
sur l’usage des ressources naturelles.            tion climatique.
     Le consensus écologique ne                          A. LA LOGIQUE DE L’ÉCO-
constitue cependant pas une éco-                    RESPONSABILISATION INDIVIDUELLE
logie dominante aux quatre coins du
globe. On pourrait citer les mouve-                   Du « chaque petit geste compte »
ments environnementaux en Amé-                    au « Zero waste now », les discours
rique latine qui, liés à la lutte contre          portant sur le changement des com-
le néocolonialisme, revêtent une di-              portements individuels sont nom-
mension violente et conflictuelle plus            breux. Ils partent du principe que les
marquée, car l’enjeu de leurs luttes              modes de vie et de consommation
est souvent l’accès aux ressources                sont au cœur des problèmes envi-
élémentaires. Également, aux États-               ronnementaux et que chacun, en
Unis, la formation d’un mouvement                 tant que « consom’acteur », est dans
contre le racisme environnemental                 la capacité et le devoir de les trans-
(autrement dit, le fait que les popula-           former en vue de la transition écolo-
tions noires soient plus affectées par            gique. Dans cette approche, le sujet
les problèmes environnementaux                    politique de la question climatique
que les blancs) reflètent les clivages            est l’individu. Non pas l’individu situé
de classe et de race plus marqués                 dans un enchâssement de rapports
existant dans cette société5. Il faut             sociaux qui le conditionnent, mais
ainsi plutôt comprendre la genèse                 l’individu libre et « entrepreneur de
du consensus écologique comme                     soi ». Le mode de vie de cet individu
spécifique à certaines configura-                 est responsable de la destruction de
tions politiques, où le compromis so-             la planète, c’est donc à lui d’œuvrer
cial-démocrate a pu s’établir comme               à la réduction de son empreinte car-
modèle dominant de la démocratie                  bone.

4
  Bien que ce constat mérite d’être nuancé, tant les frontières entre travail et environnement au
sens large ne sont pas si étanches (comme la problématique de santé et de sécurité au travail le
montre bien), le syndicalisme s’est historiquement construit au sein du paradigme productiviste,
dans lequel le problème de la marchandisation de la nature n’était que très peu soulevé.
5
  Ibid.
6
   Le poids de l’hégémonie sociale-démocrate peut également expliquer pourquoi les tendances
plus radicales qui existaient au sein de la pensée écologique avant la consolidation de partis
écologistes (pensons à André Gorz dans son texte « Leur écologie et la nôtre », ou La Convivialité
d’Ivan Illich) ont été marginalisées.

                                             UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   5
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

    Ainsi, de nombreux citoyens – sou-                    À cet égard, le constat est facile à re-
    vent issus des classes moyennes et                    tenir : plus on est riche, plus on pol-
    supérieures – évoquent leur choix                     lue8, et que l’on soit « conscientisé »
    de manger bio, local et de limiter                    à la cause climatique n’y change pas
    leur consommation de viande, de                       grand-chose9. Ensuite, l’éco-citoyen-
    ne plus utiliser leur voiture et d’évi-               neté fait peser sur les épaules des
    ter de prendre l’avion7 ; des écoliers                individus les contradictions d’un sys-
    font de l’éco-sensibilisation pour ar-                tème qui les dépassent. De la même
    rêter l’usage des bouteilles en plas-                 façon que l’idéologie de l’État social
    tique dans les écoles au profit des                   actif fait peser sur les chômeurs la
    gourdes, réinstaurer les fontaines                    responsabilité de leur situation, cette
    d’eau, améliorer le système de triage                 logique produit de la culpabilité et
    des déchets dans l’enceinte scolaire,                 masque les rapports de pouvoir10.
    etc.                                                  Pire, les grandes entreprises se la ré-
       Si ces injonctions à la responsa-                  approprient dans leurs politiques très
    bilisation individuelle peuvent être                  contestables de greenwashing. Du-
    positives en ce qu’elles poussent                     rant ces dernières décennies, l’indus-
    à une prise de conscience de la                       trie de la boisson a travaillé dur pour
    non-viabilité de nos modes de                         démanteler le système de consignes
    consommer, elles sont néanmoins                       et imposer l’emballage plastique,
    problématiques pour plusieurs rai-                    moins couteux, tout en appelant à
    sons. D’abord, ces discours tendent                   la responsabilisation écologique des
    à nier les inégalités environnemen-                   consommateurs11. Pour justifier leur
    tales puisqu’ils supposent que nous                   existence, certaines entreprises n’hé-
    sommes chacun, « à notre échelle »,                   sitent pas à financer des associations
    responsable des problèmes environ-                    sensibilisant au recyclage tout en dé-
    nementaux. Or, non seulement nous                     fendant activement les intérêts des
    ne sommes pas tous affectés par                       industriels à utiliser le plastique dans
    les dérèglements climatiques de la                    des lobbys européens12. Ainsi, pour
    même manière, mais en plus nous ne                    ces grandes entreprises, désigner
    polluons pas tous au même niveau.

    7
       De Schutter, O., « J’ai cinquante ans et voici pourquoi je ne prendrai plus jamais l’avion… », La
    Libre, 07/12/18.URL : https://www.lalibre.be/debats/opinions/j-ai-cinquante-ans-et-voici-pour-
    quoi-je-ne-prendrai-plus-jamais-l-avion-5c094cd3cd70fdc91bd3e0ad
    8
       Cela est vrai à l’échelle nationale comme mondiale, où le revenu et l’empreinte carbone sont
    étroitement corrélés. Oxfam estime que 50% des émissions de CO2 sont imputables aux 10% des
    habitants les plus riches de la planète, et que ceux-ci ont une empreinte carbone 60 fois plus
    élevées que celle des 10% les plus pauvres. Voir leur rapport « Inégalités extrêmes et émissions
    de CO2 », décembre 2015.
    9
       Wallenborn, G. et Dozzi, J.« Du point de vue environnemental, ne vaut-il pas mieux être pauvre
    et mal informé que riche et conscientisé ? », Cornut, P.,, Bauler, T., et Zaccaï, E., (dir.), Environne-
    ment et inégalités sociales., Bruxelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles., 2007, pp.47-59.
    10
       Garbarczyk B., « Dépasser la “pensée colibri” », SAW-B, Analyse 2018. URL : http://www.saw-b.
    be/spip/IMG/pdf/a1810_colibri.pdf
    11
       Chamayou G., « Eh bien, recyclez maintenant ! », Le Monde diplomatique, 02/2019.
    12
       Voir le très bon reportage (2h10’) de Cash Investigation : « Plastique, la grande intox » URL :
    https://www.youtube.com/watch?v=wZT3drAYIzo
6
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

un autre responsable de la pollu-                  mais propose, à côté de ce système,
tion – le consommateur – est avan-                 des alternatives aux pratiques indivi-
tageux et cela fonctionne d’autant                 duelles de consommation15. De plus,
mieux que le citoyen est disposé à                 elle s’impose aisément comme un
investir ses actes de consommation                 mode de vie moral, contre lequel on
d’une signification politique forte.               ne peut pas vraiment s’opposer. Faire
Enfin, l’éco-citoyenneté questionne                preuve de vertu écologique n’est
en ce qu’elle tend à se substituer à               pas, a priori, une attitude critiquable.
une vision collective et solidaire de
l’écologie. Poussée à l’extrême, cette
logique se réduit à un « chacun pour                 B. LA LOGIQUE DE L’ANTHROPOCÈNE
soi » écologique, indifférent à l’in-
                                                      Un autre ensemble de discours
clusion des classes populaires dans
                                                   cherche à fédérer autour de la ques-
les enjeux environnementaux, voire
                                                   tion climatique en faisant référence
même véhiculant un certain mépris
                                                   à la planète en tant que bien com-
de classe envers des populations
                                                   mun. Le discours de « l’urgence cli-
dont le rapport à la consommation –
                                                   matique » fabrique une forme de
dominé par la nécessité13 – est mal
                                                   citoyenneté universelle qui sous-en-
compris ou fantasmé (les préjugés
                                                   tend une analyse commune et du
sur les « pauvres pollueurs » ont la
                                                   problème climatique et de la pro-
peau dure…) Les injonctions indivi-
                                                   tection de la planète. L’écologie dé-
duelles à manger bio, par exemple,
                                                   passe les divisions et les frontières
tendent à produire une alimentation
                                                   (« l’écologie n’a pas de couleur »),
à deux vitesses, où les plus aisés
                                                   puisque la nature est un bien uni-
peuvent changer facilement d’ha-
                                                   versel qui appartient à tous. Le pro-
bitudes de consommation vers des
                                                   blème, jusqu’à présent, ne vient pas
pratiques plus saines, laissant les
                                                   de la défense par les politiciens au
classes populaires face aux problé-
                                                   pouvoir d’une certaine vision de la
matiques des pesticides, de la mal-
                                                   liberté d’entreprendre et du marché,
bouffe ou simplement de la précarité
                                                   mais du fait qu’ils n’ont pas la volonté
alimentaire14.
                                                   d’agir, qu’ils « font l’autruche ». Dans
   Cette logique de l’éco-respon-
                                                   cette approche, le sujet politique du
sabilisation est par nature consen-
                                                   changement climatique est l’Huma-
suelle dans le sens où elle ne dé-
                                                   nité. C’est la présence de la vie hu-
nonce pas ouvertement le système
                                                   maine sur terre qui a mené à tant de
de consommation et de production
13
   Selon le Baromètre de la précarité énergétique (Edition 2017, Fondation Roi Baudouin) un
ménage belge sur cinq est confronté à l’une ou l’autre forme de précarité énergétique (part trop
importante du revenu consacré aux dépenses énergétiques, difficulté à se chauffer et à payer
ses factures). Ce rapport est disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.kbs-frb.be/fr/
Activities/Publications/2017/20170313NT1
14
   de Rauglaudre T., « Quand le “manger mieux” creuse la fracture alimentaire », Slate,
30/10/2018. URL : https://www.slate.fr/story/169200/alimentation-manger-mieux-philoso-
phie-individualisme-inegalites-classe
15
   Garbarczyk B., « Dépasser la “pensée colibri” », op. cit.

                                             UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES    7
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

    dévastations, l’Humanité doit dès lors                les contradictions et les conflits qu’ils
    se réveiller et agir d’une seule voix                 engendrent.
    afin de prendre en main son avenir.
                                                             Ensuite, l’utilisation abstraite de
       Or, cette interprétation des dérè-
                                                          la notion d’humanité, qui suppose
    glements climatiques nous semble
                                                          qu’elle agisse comme un bloc ho-
    également poser problème à plu-
                                                          mogène d’autant plus soudé par
    sieurs égards. La critique qu’Andreas
                                                          le réchauffement de la terre, ne ré-
    Malm adresse au concept d’Anthro-
                                                          siste pas aux faits. Le retrait de Do-
    pocène permet d’éclairer ce type
                                                          nald Trump des accords de Paris en
    de discours16. Sans rentrer ici dans
                                                          est l’illustration la plus évocatrice18.
    les détails, l’Anthropocène est une
                                                          Par ce choix, le Président américain
    thèse forgée en géologie pour définir
                                                          confirme de manière très symbo-
    la nouvelle ère durant laquelle l’hu-
                                                          lique que les intérêts des entreprises
    manité a outrepassé les ressources
                                                          nationales priment sur la crise clima-
    naturelles disponibles et a com-
                                                          tique et par ce fait même, réfute ca-
    mencé à modifier significativement
                                                          tégoriquement de considérer la pla-
    les conditions de la vie sur terre. Ce
                                                          nète comme un bien commun. Ainsi,
    récit tend à inscrire dans une histoire
                                                          les discours faisant plus ou moins
    naturelle du genre humain l’interven-
                                                          explicitement référence à l’Anthro-
    tion de plus en plus envahissante de
                                                          pocène, bien que portés au niveau
    l’Homme sur la nature, la création
                                                          de la société et non de l’individu,
    de l’énergie fossile en étant le point
                                                          dé-politisent également la question
    d’orgue. Comme l’explique Andreas
                                                          climatique, en ce qu’ils invisibilisent
    Malm, le concept d’Anthropocène
                                                          les intérêts qui s’affrontent autour de
    est paradoxal : « le changement cli-
                                                          l’avenir de la planète.
    matique n’est dénaturalisé – trans-
    féré de la sphère des causes natu-
    relles à celle des activités humaines
    – que pour être renaturalisé l’instant                   VERS UNE (RE)PO-
    d’après, dès lors qu’on le rapporte à                    LITISATION DE LA
    un trait humain inné, comme la capa-                     QUESTION CLIMA-
    cité à contrôler le feu. Non la nature,
    mais la nature humaine – tel est le
                                                                   TIQUE
    déplacement opéré par l’Anthropo-                        Cette approche consensuelle de
    cène (…) »17. Autrement dit, les rap-                 l’écologie est, dans la bouche de
    ports sociaux qui organisent la su-                   nombreux manifestants et acteurs
    bordination de la nature aux besoins                  issus des milieux associatifs, éduca-
    du marché ne sont pas identifiés, ni                  tifs et médiatiques, la voie évidente
    16
       Malm, A., L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La
    Fabrique, 2017.
    17
       Ibid., p. 14.
    18
       Les accords de Paris ont été signés en 2015 et visent à contenir le réchauffement mondial sous
    les 2 degrés.

8
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

     – allant de soi – pour relever les défis      Si, globalement, les grandes marches
     majeurs de la crise climatique. Elle          citoyennes et des jeunes véhiculent
     rassemble et séduit d’autant plus             à différents degrés des éléments de
     qu’elle est capable de fournir une            cette idéologie, de plus en plus d’ac-
     vision positive de soi et du monde.           teurs réagissent, au sein et en marge
     L’éco-citoyenneté, vécue comme                de ces manifestations, à cette ques-
     une éthique de vie, donne le senti-           tion de l’imputabilité des dérègle-
     ment de faire des choses positives            ments climatiques. Ce qu’ils révèlent,
     et d’avoir prise sur son mode de              c’est que désigner les responsables
     consommation, tandis que la logique           de la crise climatique (en termes de
     de l’Anthropocène tend à proposer             consommation et de choix de l’usage
     une vision pacifique et harmonieuse           des ressources) fait partie des enjeux
     de l’avenir de la planète et de l’hu-         des luttes en cours et à venir et fait
     manité. Notre propos n’est pas de             émerger de nouveaux clivages. Dans
     s’opposer par principe au consensus           le tableau suivant, nous présentons
     écologique, mais de pointer son pro-          de manière synthétique deux types
     blème principal : il masque les res-          de réactions aux logiques précé-
     ponsables de la situation gravissime          demment présentées et identifiées
     actuelle.                                     dans les récentes mobilisations :

Consensus           Eco-responsabilisation individuelle             Prise de conscience de l’humanité

                    « Chaque petit geste compte »                   « La terre, notre maison commune »

                    « Sauver notre planète passe par notre          « L’écologie n’a pas de couleur »
                    assiette »

Conflit             Distribution inégale des responsabi-            Intérêts antagonistes de classes
                    lités
                                                                    (Qui contrôle et pourquoi ?)
                    (Justice climatique)
                                                                    « Planet before profit »
                    « C’est aux gros pollueurs à payer »
                                                                    « Stop climate criminals »
                    « Transition écologique = stop évasion
                    fiscale »

                                              UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   9
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

           A. LA CRITIQUE DE L’INÉGALE                   en dénonçant publiquement que
                 RESPONSABILITÉ                          la fiscalité écologique mainstream
        Premièrement, à l’éco-responsa-                  est à la fois inefficace et accroit les
     bilisation individuelle s’oppose une                inégalités. Dans ce domaine aussi il
     lecture des problèmes climatiques                   y a un « avant » et un « après » gi-
     sous l’angle de la distribution inégale             lets jaunes, tant les revendications
     des responsabilités. L’émergence                    liant justice fiscale et justice clima-
     du mouvement des gilets jaunes en                   tique (faire payer les gros pollueurs,
     France s’inscrit dans cette contes-                 taxer le kérosène, etc.) se sont de-
     tation. Il faut rappeler qu’à l’origine             puis imposées dans les débats et
     du mouvement, il y a le refus d’une                 ont suscité de nouvelles visions de
     hausse de la taxe sur les carburants,               l’écologie, comme le révèle très bien
     une taxe carbone présentée comme                    l’émergence, dans les dernières mo-
     un moyen de lutter contre les émis-                 bilisations, de la figure convergente
     sions de CO219. Cette contestation                  des « gilets verts ». La critique du
     n’est pas née, comme certains ont                   consensus écologique a donc pro-
     pu le commenter, d’un rejet ou d’un                 gressivement pris la forme d’une dé-
     déni des enjeux climatiques. Elle                   nonciation de la distribution inégale
     naît, à l’inverse, d’un rejet d’une éco-            des responsabilités, qui dépasse la
     logie politique qui fait peser sur les              logique de l’éco-responsabilisation
     ménages moyens et pauvres la res-                   individuelle.
     ponsabilité des excès de CO2, tout
     en défendant une fiscalité très avan-
                                                             B. LA CRITIQUE DES INTÉRÊTS DE
     tageuse pour les plus riches20. Pour
                                                                         CLASSE
     ces ménages, l’éco-responsabilisa-
     tion relève surtout d’une écologie                    Deuxièmement, à l’œcuménisme
     punitive et défendue par les classes                promu par la logique de l’Anthropo-
     dominantes, à l’image de ce tag ins-                cène s’oppose la désignation d’un
     crit par des gilets jaunes durant l’une             adversaire de la lutte écologique : les
     des mobilisations à Paris : « la crise              acteurs capitalistes (entreprises du
     climatique est une guerre contre les                secteur fossile, de l’agroalimentaire,
     pauvres »21. Les gilets jaunes parti-               du textile, institutions financières…)
     cipent ainsi à la question climatique               qui dirigent le système global de

     19
        La hausse des carburants a bien été l’événement déclencheur du mouvement, bien que
     celui-ci s’inscrive plus globalement dans un rejet des injustices, dominations et oppressions
     quotidiennes vécues. Voir à ce sujet LOWENTHAL A., MARION N., « Faire de tout-le-monde un
     devenir. Autour des gilets jaunes et de ce qu’ils proposent », Analyse de l’ARC, 2018. URL :https://
     arc-culture.be/blog/publications/faire-de-tout-le-monde-un-devenir-autour-des-gilets-
     jaunes-et-de-ce-quils-proposent/
     20
        Malm A., « Ce que le mouvement de gilets jaunes nous dit du combat pour la justice clima-
     tique », Contretemps, 13 décembre 2018. URL : https://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-jus-
     tice-climatique/
     21
        https://www.theguardian.com/world/gallery/2018/dec/03/words-on-the-street-graffiti-of-
     the-paris-protests-in-pictures

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LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

production et de consommation.                     inévitable conséquence sur la des-
Bien qu’étroitement liées à la justice             truction de la nature, en introduisant
climatique, ces critiques vont plus                dans la question climatique l’enjeu
loin en ce qu’elles ne se limitent pas             fondamental du contrôle populaire
à revendiquer plus d’égalité fiscale               sur les processus décisionnels en
et sociale dans les solutions appor-               matière sociale, technologique et
tées aux enjeux climatiques, ce qui                économique duquel une très grande
en soi ne questionne pas le choix                  partie de la population a été dépos-
du modèle de développement éco-                    sédée. Dans ce combat, l’interpella-
nomique. Pour reprendre l’exemple                  tion politique peut se montrer très
de la pollution carbone, il ne s’agit              vite insuffisante si elle ne mène pas
pas simplement de faire payer plus                 à redéfinir le pouvoir de décision sur
ceux qui polluent plus – ce qui re-                des enjeux aussi cruciaux que sont la
vient à demander à l’État d’intervenir             survie de la planète et de l’humanité.
pour redistribuer les richesses par un
système de taxation plus « éco-éga-
litaire » –, mais d’élargir l’horizon
politique en interdisant de polluer.
                                                             CONCLUSION
Partant du constat que 90 entités (en-
treprises et États) sont à l’origine de               Cette analyse nous a permis d’ou-
2/3 des émissions mondiales de gaz                 vrir la discussion sur les tendances
à effet de serre, l’appel de la socié-             actuelles des mobilisations autour
té civile « Crime climatique Stop ! »              des enjeux climatiques. Comme
revendique l’arrêt des subventions                 tout mouvement social, celui auquel
versées par les États à l’industrie                nous assistons contribue à forger
fossile et un gel massif des extrac-               la capacité d’agir des individus, en
tions22. Cela implique une transfor-               mettant à l’épreuve des conceptions
mation historique de l’usage et de la              préexistantes et en construisant des
production énergétique. Ce type de                 expériences du politique. C’est dans
critiques nous semblent les plus à                 la dynamique même du mouvement
même de construire ce que Polanyi                  que le consensus écologique peut
appelle un « contre-mouvement »23,                 être déconstruit, y compris par les
c’est-à-dire un mouvement qui lutte                jeunes générations qui ont grandi
contre l’extension du marché et son                dans ce fond de l’air idéologique24.

22
   En ligne : https://350.org/climate-crimes-fr/
Le mouvement Act for Climate Justice s’inscrit également dans ce type de revendications. Leur
campagne d’affichage « On veut bien éteindre nos lumières mais faut pas se foutre de notre
gueule ! » contestait l’absurdité des injonctions aux éco-gestes citoyens sans remettre en ques-
tion l’usage globale des ressources énergétiques.
23
   Polanyi, K., La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
24
   A côté des grèves pour le climat, on peut aussi penser à ces très jeunes militants pour le climat
qui alimentent Internet d’une série de vidéos sur le sujet, comme la chaîne YouTube « Biais Vert »
de Félicien Bogaerts.
URL : https://www.youtube.com/channel/UCRFIJwXn4jTCK3-67U1I3eKA

                                             UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES     11
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

     À l’heure actuelle, nous serions inca-
     pables de prédire comment le mou-
     vement pour le climat va évoluer,
     mais nous pensons qu’il doit néces-
     sairement, si on l’envisage comme
     un projet d’émancipation, comporter
     les éléments de critique qui ont été
     développés dans l’analyse, soit, fon-
     damentalement, responsabiliser les
     responsables et faire des classes
     populaires le réel sujet politique de
     la question climatique. Dans une so-
     ciété de classes, l’éco-citoyenneté
     se révèle être un puissant vecteur
     de légitimation d’un capitalisme vert
     et donc du maintien de l’ordre établi,
     dans lequel les classes populaires
     n’ont rien à gagner. Construire la
     question climatique pour et à partir
     des classes populaires, c’est donner
     un potentiel subversif à l’écologie en
     répondant aux enjeux suivants : 1) re-
     penser en profondeur la question du
     contrôle sur les énergies fossiles et
     le choix des nouvelles technologies,
     2) repenser la consommation non
     par des pratiques individuelles et éli-
     tistes mais sous l’angle de l’organisa-
     tion globale de la vie sur terre, consi-
     dérant en priorité la situation des
     populations les plus vulnérables aux
     dérèglements climatiques, 3) viser un
     projet systémique, où les différentes
     formes de marchandisation (de la na-
     ture, de la force de travail, de l’argent,
     de la connaissance) sont pensées
     conjointement comme appartenant
     à des processus de domination aux-
     quels les classes populaires font face
     tous les jours et sur lesquels elles
     doivent, impérativement, reprendre              Cécile Piret,
     le contrôle.                                    Chargé de recherche à l’ARC asbl

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LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

                                         UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   13
LA CONSTRUCTION DE LA QUESTION CLIMATIQUE : VERS UNE CRITIQUE DU CONSENSUS ÉCOLOGIQUE

14
Analyse

2019
  L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis-
  sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’oeuvrer à la pro-
  motion et à la défense des droits culturels.

  À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons par-
  ticiper à la construction d’une société plus humaine, démocratique,
  solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son éman-
  cipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit
  critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société
  sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever.

  Ce travail passe par des projets et animations développés sur le ter-
  rain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des
  enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encou-
  ragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension.

        Vous souhaitez contribuer à nos débats et enrichir nos réflexions ?
                 Contactez-nous par mail : recherche@arc-culture.be

   Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles

           Toutes nos analyses sont diponibles en ligne sur www.arc-culture.be/analyses
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Analyse

 2019

          «Dans une société de classes, l'éco-citoyenneté se révèle être
          un puissant vecteur de légitimation d'un capitalisme vert et donc
          du maintien de l'ordre établi, dans lequel les classes populaires
          n'ont rien à gagner.»
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