La bataille de l'autisme Réflexions sur un phénomène social contemporain

La page est créée Christophe Masson
 
CONTINUER À LIRE
Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111
DOI 10.1007/s11836-009-0092-4

    ÉDITORIAL / EDITORIAL

La bataille de l’autisme
Réflexions sur un phénomène social contemporain
J. Hochmann1
© Springer-Verlag 2009

Introduction                                                             phénomène social, et le mot lui-même connaît une véritable
                                                                         glissade sémantique. Tous les jours, dans les meilleurs
L’autisme infantile précoce a été décrit, en 1943, par le                journaux et jusqu’à l’Assemblée nationale, on taxe d’autiste
pédopsychiatre américain Leo Kanner autour de deux                       un dirigeant parce qu’il ne tient pas compte de ses
symptômes cardinaux : l’isolement (aloneness) et le besoin               subordonnés ou un homme politique parce qu’il est
d’immuabilité (sameness) [23]. Dans les nomenclatures                    insensible aux signaux de ses électeurs. L’origine ultime de
modernes (DSM IV, CIM10 et CFTMEA), il est caractérisé,                  l’autisme reste inconnue, et cette énigme explique en partie
on le sait, par l’association :                                          les attitudes passionnelles de ceux qui, pour la résoudre, se
                                                                         sont dressés les uns contre les autres, au fil des années, et
 de troubles de la communication (un dysfonctionnement
                                                                         imposent aujourd’hui à la pensée un totalitarisme, voire une
  précoce de la communication non verbale et, ensuite, une
                                                                         censure dont on trouve peu d’autres exemples dans les débats
  absence de langage articulé ou des modifications dans sa
                                                                         scientifiques des pays démocratiques.
  syntaxe et son énonciation) ;
                                                                            La véritable bataille de l’autisme qui, en dépit d’accal-
 des troubles de la socialisation (un retrait sur soi et une
                                                                         mies temporaires et d’armistices de circonstances, continue
  indifférence apparente à autrui, un défaut de recours à
                                                                         à faire rage sur Internet et dans les médias, porte
  l’autre dans les situations de détresse, une difficulté dans
                                                                         essentiellement sur trois points :
  le jeu symbolique et le faire semblant) ;
 et d’intérêts restreints (stéréotypies gestuelles, rituels,             les limites de l’autisme et sa place dans la nosographie :
  résistance au changement, fixation sur des formes ou des                 psychose ou trouble envahissant du développement,
  objets particuliers dits autistiques).                                   maladie ou handicap ;
   Ces troubles doivent être apparus avant l’âge de trois ans.            la nature et l’origine de ce trouble : déficit ou défense,
   Ils s’accompagnent le plus souvent d’un retard mental                   trouble inné ou acquis de nature neurologique, ou plutôt
mais peuvent coexister avec une intelligence normale, voire                réaction psychologique aux facteurs d’environnement,
supérieure dans certains domaines, à l’origine de talents dits             notamment maternels ;
paradoxaux. Lorsque le besoin d’immuabilité est contré,                   le type de prise en charge la plus indiquée : soin
nombre d’enfants autistes montrent des signes d’angoisse                   relationnel à visée psychothérapique ou éducation
majeure et peuvent présenter des troubles du comportement                  unilatérale centrée sur la modification du comportement.
dont le plus dramatique est l’automutilation. Longtemps tenu
                                                                            On essaiera ici de décrire les trois facettes de ce curieux
pour une rareté, l’autisme a vu sa prévalence s’accroître de
                                                                         phénomène social, sans doute exacerbé par la souffrance
manière exponentielle. On ne peut manquer de s’interroger
                                                                         qu’éprouvent les familles d’enfants autistes, mais dont on
sur cette véritable épidémie autistique ainsi que sur la mode
                                                                         peut trouver des racines dans l’histoire. En effet, avant
de l’autisme qui envahit la presse, la télévision et l’édition.
                                                                         d’être décrits sous le nom d’autistes, ces enfants confondus
L’autisme infantile est, en effet, devenu depuis peu un
                                                                         avec d’autres arriérés mentaux et appelés idiots faisaient
                                                                         l’objet de disputes analogues entre les tenants de l’hérédité
J. Hochmann (*)                                                          et ceux d’une carence environnementale, entre les éduca-
Centre hospitalier le Vinatier, 95, boulevard Pinel,
F-69677 Bron, France                                                     teurs et les médecins. Le terme d’idiot connaissait alors
e-mail : hochmann.jacques@wanadoo.fr                                     une dérive identique à celle qui affecte aujourd’hui la
                                                                         dénomination d’autiste et des eugénistes, notamment aux
1                                                                        États-Unis, redoutaient une prolifération semblable à celle
  Professeur émérite de psychiatrie de l’enfant à l’université Claude-
Bernard. Médecin honoraire des hôpitaux de Lyon. Auteur de Histoire      que revendiquent aujourd’hui certaines associations de
de l’autisme, Odile Jacob, Paris, 2009.                                  parents, sur la foi d’enquêtes épidémiologiques [21]. Le
100                                                                                    Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111

phénomène nouveau est le pouvoir de ces associations dans             ceux de l’autisme de Kanner dit « typique » repris dans
le cadre d’une société consumériste où l’usager a fort                les différentes classifications. Alors que les auteurs de
heureusement acquis de nouveaux droits, mais où les                   l’époque s’accordaient généralement avec Kanner pour
techniques modernes de communication laissent souvent le              distinguer l’autisme de la schizophrénie infantile (un
dernier mot à celui qui crie le plus fort et qui a le plus de         diagnostic devenu très vague qui recouvrait aux États-
moyens pour se faire entendre. Certains de ces moyens sont            Unis une grande partie des troubles du comportement), le
économiques, d’autres idéologiques ou affectifs, comme                terme de psychose infantile avait prévalu. Il avait été
l’usage compassionnel d’une détresse, à une époque où le              proposé par Mahler pour distinguer un trouble grave de la
statut de victime fait recette.                                       relation à autrui et du contact avec la réalité distinct,
                                                                      chez un être encore en développement, du processus de
                                                                      dissociation d’une individualité constituée, caractéris-
                                                                      tique, depuis Bleuler, des schizophrénies de l’adulte. Se
Limites de l’autisme                                                  basant sur une théorie du développement normal, fondée
                                                                      sur des observations de bébés en crèche et de leurs
Kanner, dès 1943, considérait l’autisme comme une maladie             relations avec un adulte nourricier, Mahler distinguait
rare et, évaluant sa prévalence à environ un cas pour dix             deux types de psychose : les psychoses autistiques,
mille, il s’élevait contre un laxisme qui, selon lui, aboutissait     décrites par Kanner, où l’objet maternel n’est pas
à multiplier abusivement les diagnostics. « Presque en une            individualisé comme « balise d’orientation émotion-
nuit, ironisait-il dans un de ses articles, le pays parut peuplé      nelle », et les psychoses symbiotiques, révélées plus
par une multitude d’enfants autistes ». Que dirait-il                 tardivement, où l’enfant s’enferme dans l’illusion quasi
aujourd’hui ? Après que les spécialistes aient parlé de cinq          délirante d’une « unité duelle » formée avec sa mère
cas pour dix mille, puis d’un cas pour mille, l’association des       et ne parvient pas ainsi à s’« individuer » [26]. Cette
familles américaines d’autistes, annonce, avec l’existence            distinction devait être reprise par les auteurs français,
d’un « spectre autistique », un cas pour 150, un taux qui a           Roger Misès proposant le terme de « dysharmonie
doublé en un an dans une enquête californienne et qui                 psychotique » pour regrouper les psychoses symbio-
augmente chaque année de 15 %, laissant prévoir, en 2010,             tiques et certaines formes plus tardives contemporaines
quatre millions d’autistes pour les seuls États-Unis, soit plus       de la période de latence. Sur des critères psychopatho-
de 1 % de la population.                                              logiques, il opposait ces dysharmonies psychotiques,
   Pour expliquer cette étrange prolifération plusieurs               structurées par des mécanismes de défense du type de
hypothèses ont été avancées :                                         l’identification projective et du clivage de l’objet, aux
                                                                      psychoses autistiques, où domine l’identification adhé-
 on passera sur des hypothèses dont de nombreuses études
                                                                      sive à un objet sans profondeur avec lequel le lien n’est
  ont démontré le caractère fantaisiste : une intoxication
                                                                      que celui d’une sensorialité éclatée, attentive aux seuls
  par les métaux lourds, un virus ou encore la sensibilité à
                                                                      effets de surface. Il proposait de distinguer une troisième
  un composé organomercurique utilisé pour stabiliser le
                                                                      catégorie, celle des psychoses déficitaires, où les
  vaccin ROR. Cette dernière hypothèse entretient encore
                                                                      éléments lésionnels peuvent être au premier plan, mais
  une campagne contre cette vaccination, ce qui explique la
                                                                      qui permettaient de replacer un certain nombre d’arriéra-
  réapparition de rougeoles parfois mortelles, alors qu’on
                                                                      tions mentales dans le registre du soin et d’inspirer des
  croyait cette maladie définitivement éradiquée ;
                                                                      pratiques plus optimistes et plus fécondes que le seul
 l’hypothèse la plus vraisemblable est une extension du
                                                                      gardiennage assorti d’un conditionnement élémentaire, en
  dépistage, aujourd’hui de plus en plus précoce. Cette
                                                                      lui-même débilisant. Il réservait le diagnostic de schizo-
  évolution des pratiques est heureuse, car elle permet des
                                                                      phrénie infantile à des formes rares de schizophrénie
  interventions thérapeutiques ou/et éducatives avant que le
                                                                      apparue avant ou aux alentours de la puberté et qui
  trouble ne soit davantage fixé. Elle s’inscrit toutefois
                                                                      évoluaient ensuite vers une schizophrénie de l’adulte, ce
  dans une extension du diagnostic qui mérite qu’on s’y
                                                                      qui n’était pas le cas des psychoses infantiles [30].
  arrête. Comme il n’existe aucun test biologique, aucune
  image cérébrale, aucune anomalie de tracé électroencé-               Tant le diagnostic d’autisme que celui de psychose
  phalographique spécifique de l’autisme, le diagnostic ne          avaient pour objectif d’arracher un nombre conséquent
  peut reposer que sur des signes cliniques regroupés               d’enfants à l’optique désespérante qui, depuis les travaux
  consensuellement en syndrome par les cliniciens. Or,              de Binet et Simon, à l’origine de la mesure de l’intelligence,
  c’est ici que le bât blesse. Kanner et ses premiers               prévalait dans le domaine de l’arriération mentale profonde.
  successeurs avaient défini un certain nombre de critères          En dessous d’un certain QI (autour de 50), les enfants, en ce
  précis que nous avons rappelés et sur lesquels s’accor-           temps, étaient considérés comme des idiots congénitaux
  daient les spécialistes du monde entier. Ce sont encore           voués à la ségrégation et parfois à la castration ou à la
Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111                                                                                 101

stérilisation. Kanner, à tort, insistait sur l’intelligence        psychanalytique vécues, non sans raison, comme culpabi-
normale de ses autistes, mais c’était pour leur éviter le          lisantes et comme source d’espoirs non tenus. D’autre part,
sort des arriérés. Margaret Mahler puis, en Angleterre, les        les restrictions des budgets fédéraux de la santé mentale,
élèves de Klein et, en France, des psychanalystes d’enfants        particulièrement drastiques avec l’avènement au pouvoir
comme Serge Labovici, René Diatkine, Roger Misès ou                de Ronald Reagan en 1980, mais déjà esquissées avant,
Jean-Louis Lang se référaient à la notion de psychose (et à        rendaient plus avantageux le recours à des institutions
la psychopathologie d’inspiration psychanalytique) pour            éducatives, au nom du droit de tout jeune américain à
promouvoir des programmes thérapeutiques, éducatifs et             l’éducation, inscrit dans la constitution des États-Unis. Dès
pédagogiques là où, jusqu’alors, depuis un demi-siècle, ne         1975, ces familles avaient obtenu l’inscription de l’autisme
régnait que l’abandon. La référence médicale à une maladie         parmi les developmental disabilities ouvrant droit à
(qui était la référence de Kanner), donc à des soins, avait        compensation au même titre que l’épilepsie, que le retard
alors, très concrètement, l’avantage de permettre de               mental et que l’infirmité motrice cérébrale. Sous leur
bénéficier des enveloppes sanitaires, plus fournies que les        pression, le principal journal scientifique sur le sujet, fondé
enveloppes médicosociales davantage consacrées à l’ac-             par Kanner, le Journal of autism and childhood schizo-
cueil, à la rééducation et à la réhabilitation du handicap.        phrenia, était devenu, en 1979, le Journal of autism and
Dans des asiles surencombrés, ces auteurs initièrent une           developmental disorders. Le DSM III, la nouvelle édition
politique de réaménagement et d’humanisation des locaux            de la classification américaine des troubles mentaux, ne fit
ainsi que d’équipement en personnel : des médecins et des          qu’entériner ce changement de nom. Réservé aux troubles
psychologues psychanalystes mais aussi des infirmiers et           de l’adulte, le terme de psychose disparut du vocabulaire
infirmières, des éducateurs spécialisés, des orthophonistes,       de la pédopsychiatrie et, avec lui, toute allusion à la
des psychomotriciens, des instituteurs détachés de l’Éduca-        psychopathologie et à la psychanalyse. Aucune recherche
tion nationale. En 1960, Serge Lebovici ouvrait à Paris le         sérieuse n’avait pourtant montré l’inefficacité des traite-
premier hôpital de jour, bientôt imité par d’autres dans           ments engagés jusque-là ni permis encore d’affirmer une
la capitale et en province, à l’origine des secteurs de            étiologie organique, soupçonnée depuis longtemps mais
psychiatrie infantojuvénile dont les équipes développaient         toujours en attente de preuve. Le principal artisan de la
les premières tentatives d’intégration en milieu scolaire          manœuvre, le Dr Rimland, un psychologue de la marine
normal. Parallèlement, les associations de parents regrou-         américaine, spécialiste des tests et lui-même père d’autiste,
pées autour de professionnels, comme Robert Lafon à                fondateur de l’Autism Society of America, avait bien
Montpellier, Claude Kohler à Lyon, Georges Heuyer à                proposé une première théorie qui faisait intervenir la
Paris, avaient construit toute une gamme d’institutions            substance réticulée du tronc cérébral, dont Moruzzi et
médicosociales, qui modifiaient en profondeur le paysage           Magoun avait montré, dans les années 1960, le rôle dans
de l’enfance dite inadaptée. Un partage semblait s’être            l’activation du système nerveux central, mais cette hypo-
établi, les secteurs de psychiatrie infantojuvénile prenant en     thèse avait fait long feu, comme celle qu’il proposa ensuite
charge le vaste champ des troubles névrotiques et les soins        d’une carence en vitamine B6 [33]. Il est important de le
précoces des psychoses et des organisations pathologiques          noter, contrairement à ce qui est souvent affirmé, « le grand
dites « limite », le secteur médicosocial se réservant une         renversement » (pour reprendre un terme d’Alain Ehren-
large part de la déficience mentale et des troubles du             berg), au moins dans le domaine de l’autisme, précéda les
comportement, ainsi que les suites à l’adolescence des             découvertes biologiques (dont on verra plus loin le caractère
troubles psychotiques de l’enfance. Si une certaine atmo-          encore aujourd’hui modeste). Ce fut donc un renversement
sphère de concurrence et, longtemps, une réglementation            purement idéologique et non un changement de paradigme
qui s’opposait aux doubles prises en charge ralentirent la         lié à une avancée expérimentale (evidence-based).
recherche des complémentarités et les coopérations, celles-           Il est intéressant de suivre ensuite l’évolution du concept
ci tendirent ensuite à se multiplier avec souvent des              nouveau au fil des éditions successives du DSM (DSM IIIR,
recouvrements entre les deux types de structure, pendant           DSM IV, DSM IVR). Au départ, l’autisme figure parmi les
qu’une nouvelle conception plus dynamique du handicap              troubles globaux du développement qui s’opposent aux
permettait de ne plus l’opposer à la maladie.                      troubles spécifiques isolés, portant sur un secteur du
   C’est alors que certaines associations de famille, d’abord      comportement : l’apprentissage de la lecture, la parole, la
aux États-Unis, puis dans tout le monde occidental, ignorant       conduite, l’activité motrice, l’attention, etc. Puis il devient
cette évolution conceptuelle, entrèrent en guerre contre la        un des troubles envahissants du développement (TED), aux
notion de psychose et contre celle de maladie qui lui était        côtés du syndrome de Rett (cette maladie dégénérative
liée. Il y avait à cela plusieurs raisons. D’une part, depuis le   atteignant les petites filles, et dont on connaît aujourd’hui le
début des années 1970, les familles d’autistes américains          gène responsable), les troubles désintégratifs de l’enfance
avaient commencé à s’opposer aux approches d’inspiration           (des atteintes neurologiques liées généralement à un
102                                                                                  Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111

processus encéphalopathique dégénératif) et l’entité des          affectant le fonctionnement global de la personne, son
troubles envahissants du développement non spécifiés              comportement, sa manière de gérer ses émotions, sa
autrement. Le syndrome de Rett et les troubles désinté-           manière de penser, repose sur deux approches possibles.
gratifs étant très rares, ne restent pratiquement face-à-face     L’une ressort de la perception : avec ses yeux, en regardant
que l’autisme et les troubles non spécifiés autrement, vaste      agir un individu, avec ses oreilles, en l’écoutant parler, on
et confuse catégorie sans signes positifs propres.                peut repérer un certain nombre de symptômes. Ce sont ceux
    C’est alors que se produisent trois phénomènes conco-         sur lesquels il est le plus facile de s’accorder. Dans un souci
mitants. Par ailleurs, sous l’influence d’une pédopsychiatre      de fiabilité et de fidélité interjuge ce sont ceux qu’a retenus
anglaise, Lorna Wing, on redécouvre un auteur autrichien          le DSM. De manière à standardiser les observations, il
complètement oublié qui, en même temps que Kanner, avait          s’appuie sur des échelles qui permettent de chiffrer
utilisé le même vocable pour décrire un syndrome très voisin      l’enregistrement audiovisuel des comportements allant du
sinon identique qu’il avait appelé « psychopathie autis-          plus normal au plus anormal. Les trois plus connues sont
tique » [1]. On décide de donner le nom de syndrome               l’ADI (Autistic Diagnostic Interview), l’ADOS (Autistic
d’Asperger à des cas d’autisme léger sans atteinte de             Diagnostic Observation Schedule) et la CARS (Childhood
l’intelligence, avec un langage d’apparition précoce, parfois     Autism Rating Scale) qui est plus une échelle de gravité que
précieux dans le vocabulaire mais d’une syntaxe normale,          de diagnostic. L’ADI utilise une observation indirecte. C’est
une fréquente maladresse motrice et un trouble dominant           un entretien structuré des parents avec un professionnel qui
des relations sociales. La définition très imprécise de ce        les interroge sur l’évolution de leur enfant et retrace, avec
syndrome (que certains identifient à l’autisme dit de « haut      leur aide, l’émergence de leurs principales inquiétudes. Il
niveau » mais dont d’autres font simplement une forme             est souvent vécu par les parents comme un moment de
particulière d’intelligence voisine de la normalité) explique     réflexion et de prise de conscience qui leur donne le
le nombre croissant à l’infini de sujets qualifiés Asperger. Ce   sentiment d’être enfin entendus et pris en compte. Mais il ne
diagnostic permet, aux États-Unis et au Canada, à des élèves      met pas à l’abri de biais. À une époque où les parents sont
mal adaptés au système scolaire, d’obtenir, avec la               dûment informés sur l’autisme et ses symptômes par
reconnaissance de leur état, une scolarité aménagée et            Internet et les médias, ils peuvent tendre à répondre dans
éventuellement une aide financière, aménagement et aide           un sens prédéterminé et être involontairement à l’origine de
qu’un jeune français peut, à la même époque, obtenir de la        faux-positifs. Leurs réponses à l’ADI peuvent en effet être
Commission départementale de l’éducation spécialisée sur          influencées par le désir sous-jacent de voir reconnaître à
simple évaluation de ses difficultés et sans diagnostic           leur enfant un handicap inscrit dans la loi, qui permet, en
particulier. À l’autre bout, on assouplit les critères de         occultant sa pathologie, de jeter un voile sur sa souffrance et
diagnostic de l’autisme atypique, par son apparition plus         leur évite aussi de vaines illusions. À tort ou à raison, ils
tardive, son tableau clinique incomplet. Surtout, sous la         pensent que ce handicap ouvre des portes dans des
pression de familles, qui veulent bénéficier de la même           institutions spécialisées et permet de bénéficier de méthodes
reconnaissance que celle obtenue par les parents d’autistes,      adéquates. Ils veulent aussi obtenir un diagnostic précis
on élargit le diagnostic d’autisme syndromique (c’est-à-dire      dont ils attendent une identité socialement plus valorisée
de traits autistiques associés à une affection génétique          que celle de malade mental ou d’arriéré et moins vague que
connue telle que le syndrome du X fragile, la sclérose            celle de « traits autistiques » ou, a fortiori, de troubles
tubéreuse de Bourneville, le syndrome d’Angelman ou celui         envahissants du développement non spécifiés autrement. La
de Prader-Willi) à des arriérations mentales et à des             formation à la pratique de l’ADI ne tient généralement pas
encéphalopathies de toutes sortes. À l’origine un des troubles    compte de ces éléments « transférentiels », au sens large, et
envahissants du développement, l’autisme forme, dans la           accepte, sans critique, comme vérité objective, les réponses
dernière édition du DSM, le noyau de ces troubles, les autres     des parents. L’ADOS et la CARS sont basées sur des
se distinguant de lui par leur plus ou moins grand degré de       observations, standardisées pour la première, en milieu
ressemblance avec la figure centrale. La notion de trouble du     naturel pour la seconde, faites par des professionnels formés
spectre autistique (TSA) tend alors à se substituer à celle de    mais qui ne sont pas incités à aller au-delà de ce qui se voit
trouble envahissant du développement.                             et s’entend en surface.
    De plus, les modalités techniques les plus répandues du          Un diagnostic plus précis pourrait reposer sur un autre
diagnostic peuvent aboutir à une multiplication des cas           type d’informations. Qu’on l’appelle « intuition » à la
d’autisme. À défaut d’examens de laboratoire ou d’ima-            manière de Bergson ou « empathie » à l’instar des
gerie, qui jusqu’à présent ne révèlent, au mieux, que des         psychologues allemands de la fin du XIXe siècle et des
troubles associés et ne peuvent, en aucun cas, permettre de       phénoménologues, il existe, à côté de la perception, une
dire qu’un enfant est autiste ou non, le diagnostic n’est que     autre manière de percevoir qui permet (avec un certain
clinique. Or, la clinique, lorsqu’il s’agit d’un trouble          entraînement) d’entrer dans l’intimité d’un sujet, de
Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111                                                                                 103

comprendre le sens de ce qu’il éprouve, de partager, jusqu’à        confondus dans une masse informe, un analogue de ce
un certain point, ses états mentaux, de résonner à ses types        qu’étaient les fièvres dans les nosographies du XVIIIe siècle.
d’angoisse. L’empathie fait aujourd’hui l’objet de travaux          La classe des enfants et des familles ayant besoin d’aides
scientifiques qui se fondent sur la découverte dans le              spécifiques est probablement nombreuse, mais il n’y a
cerveau des systèmes miroirs qui sont activés par les               aucun avantage ni pour la recherche, ni pour l’amélioration
représentations d’action et les émotions d’autrui [35]. On          des pratiques éducatives ou thérapeutiques à prendre un des
sait que ces systèmes, miroirs indispensables à la connais-         éléments de cette classe pour la classe entière.
sance d’autrui, sont en relation avec des circuits com-
plexes générateurs de représentations partagées à la
base du sentiment d’appartenance commune à une même                 Question de l’origine
culture, à une même condition [16]. L’empathie (ou
l’intuition) a toujours fait partie de la démarche clinique         Il n’y a aucun avantage non plus à lui attribuer une origine
(au moins jusqu’au DSM III). Un psychiatre hollandais               unique. Nul ne peut honnêtement, aujourd’hui pas plus
des années 1930, Rümke, faisait ainsi, sans scandaliser             qu’hier, définir la cause de l’autisme.
personne, du praecox gewoel, du « sentiment précoce », un              Comme l’inconnu est toujours angoissant, on fait comme
des éléments essentiels du diagnostic de schizophrénie.             si on savait, et on multiplie encore, comme on a multiplié
L’empathie est à la base des processus d’identification et de       jadis, les affirmations dogmatiques. La tactique habituelle,
ce qu’en psychanalyse, on appelle le jeu transféro-contre-          inspirée du marketing, consiste à schématiser et à
transférentiel. Grâce à ce mécanisme, on peut dépasser le           caricaturer l’opinion qu’on veut remplacer, pour mieux en
simple codage des comportements et s’interroger sur leur            démontrer le caractère archaïque et définitivement dépassé.
signification pour l’individu. C’est par l’empathie, telle
qu’on l’exerce dans la relation qu’on noue avec lui, qu’on          Hypothèses psychanalytiques
peut ressentir la manière qu’a l’enfant d’entrer en relation
avec les objets animés et inanimés, qu’on peut distinguer,          La tarte à la crème des journaux scientifiques, aussi bien
au moins de manière hypothétique, s’il contracte avec               que des médias généralistes, consiste ainsi à affirmer que,
un objet total ou avec un objet partiel, avec un objet              pendant un demi-siècle, les psychanalystes ont mis en cause
bidimensionnel ou avec un objet doté de profondeur, s’il            l’influence supposée délétère de la mère et qu’avec
prête à cet objet des intentions persécutoires ou s’il peut         l’abandon de cette théorie nocive la psychanalyse n’a plus
apprécier son caractère secourable, etc. Une brillante              rien à dire sur l’autisme. Qu’en est-il en réalité ?
clinicienne américaine des années 1950, Bender, faisait                Les premiers à avoir décrit un portrait type des parents
ainsi état des sensations d’écoulement qu’elle éprouvait en         d’autistes n’étaient pas des psychanalystes. Kanner, comme
prenant un enfant psychotique de type symbiotique dans ses          Asperger, l’un pédopsychiatre d’inspiration psychobiologi-
bras [4]. Ces distinctions, passées sous silence, quand on se       que, l’autre pédiatre, avaient été frappés par le caractère
contente d’une observation rapportée par un tiers ou du             froid et distant des pères, généralement des intellectuels plus
remplissage d’un questionnaire, aussi détaillé soit-il,             préoccupés par de hautes spéculations ou par leur carrière
amènent à supposer, chez les enfants souffrant de troubles          que par leurs relations avec leurs enfants. Les mères, selon
graves du développement, derrière une même façade                   eux, ne s’intéressaient que superficiellement à leur pro-
apparemment autistique, des modalités relationnelles variées,       géniture et méritaient parfois l’étiquette de « mère frigi-
justiciables d’approches pychothérapiques et éducatives             daire » forgée par Kanner (et non, comme on l’écrit
différentes. Une telle approche peut être considérée                souvent, par Bettelheim). Il est vrai que Kanner devait
comme subjective, largement conjecturale et non scientifi-          ensuite revenir partiellement sur ses premières constata-
que, mais, dans un domaine où il s’agit de diagnostiquer un         tions. Il remarquait que les autres enfants, élevés pourtant
trouble de l’intersubjectivité, cette « théorie de l’esprit » est   dans le même milieu, n’étaient pas autistes, qu’on trouvait
peut-être épistémologiquement plus solide qu’une objecti-           parfois des enfants autistes chez des parents d’allure
vité illusoire, fondée sur des manuels et des arbres de             différente et que certains parents identiques à ceux qu’il
décision précontraints qui fabriquent artificiellement du           avait décrits n’avaient pas d’enfant autiste. Il parlait d’un
consensus. Le fait est qu’elle réduit considérablement la           trouble inné du contact affectif, analogue à un trouble
population d’autistes, mais elle peut contribuer à affiner et       sensoriel ou moteur congénital. Plus tard, il devait
à individualiser les indications de traitements. Les premiers       s’indigner contre la tendance de plus en plus répandue à
psychopathologues ont décomposé l’idiotie puis la schizo-           « chercher la mère » (en français dans le texte) et se
phrénie infantile. Il est temps peut-être de décomposer             résoudre à « acquitter » les mères de toute responsabilité,
l’autisme qui est à son tour devenu ce que Kanner appelait          une responsabilité qu’il avait pourtant contribué à établir. Il
un hodgepodge, un salmigondis de troubles divers,                   concluait que l’autisme était quelque chose de trop
104                                                                                    Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111

compliqué pour être le simple produit d’un environnement,           particularités de cet enfant, qu’elle a pris en traitement,
et que les traits de caractère parentaux étaient une                semble-t-il avec d’assez bons résultats, à une disposition
constatation clinique dont il était difficile de dire si elle       innée, à une incapacité constitutionnelle à tolérer l’angoisse
était la cause ou la conséquence de l’autisme de l’enfant [5].      et à la projeter dans les objets qui l’entoure, donc à
Asperger tenait un discours voisin et y ajoutait l’hypothèse        symboliser l’angoisse dans le jeu avec ces objets, procédé
génétique de traits autistiques a minima transmis à l’enfant        utilisé par les autres enfants pour maîtriser leurs difficultés
par les parents et aggravés chez lui. Cette hypothèse était         émotionnelles.
dérivée de la théorie de la dégénérescence, qui avait dominé           D’autres psychanalystes sont restés tout aussi prudents.
le siècle précédent. Elle postulait la transmission progres-        Ainsi, Mahler parle, elle aussi, de disposition innée, en
sive dans une famille d’une tare héréditaire d’abord                allemand Anlage, et affirme qu’elle a rencontré des mères
extériorisée par de simples stigmates physiques (un                 de toutes sortes. Utilisant la technique des thérapies mère-
strabisme, un doigt surnuméraire, une déformation de la             enfant, elle cherche à rétablir un lien entre le bébé et sa
physionomie, du nez ou des oreilles) ou psychiques (une             mère, mais sans attribuer à la mère une responsabilité
tendance obsessionnelle, une appétence aux toxiques ou à            unilatérale dans un dysfonctionnement interactif qu’elle
l’alcool, une prodigalité excessive ou une orientation              affirme plutôt lié à l’incapacité du bébé à réagir aux offres
sexuelle qualifiée de perverse). De génération en généra-           maternelles et à savoir utiliser sa mère comme organisateur
tion, cette tare s’aggravait pour produire tout le catalogue        de sa vie émotionnelle anarchique. Inspirée à la fois par
des troubles mentaux et pour aboutir, en fin de course, à           Mahler et par Klein, Tustin, si elle distingue un autisme
l’idiotie, terme ultime de ce processus fatal qui a notamment       psychogène pur des traits autistiques associés à des
inspiré Les Rougon Macquart d’Émile Zola.                           pathologies organiques reconnues, si elle évoque une
    Freud, on le sait, s’est élevé contre le caractère pessimiste   possible dépression transitoire de la jeune mère qui la
et manifestement inexact de cette théorie, souvent infiltrée        rend moins capable d’accompagner son enfant dans la
de jugements moraux, qui mettait dans le même sac toute             difficile épreuve du sevrage, insiste, comme son contem-
une série de troubles sans rapport les uns avec les autres          porain Meltzer, sur l’intolérance à la frustration native des
[14]. Sa première conceptualisation, qui attribuait les             futurs autistes [28,38]. C’est cette intolérance qui les rend
névroses à un traumatisme sexuel vécu dans l’enfance et             incapables de renoncer à la continuité sein-bouche et les
retrouvant sens après coup au moment de l’éclosion de la            plonge dans un vécu d’arrachement et de mutilation au
puberté, était construite comme un contre-type de la théorie        moment de la séparation d’avec le mamelon. C’est encore
de la dégénérescence. Elle visait à donner au médecin une           cette intolérance qui les engage ensuite dans un processus
possibilité d’intervenir. On ne peut rien sur une tare              de démantèlement psychique, contre lequel ils essaient de se
transmise de manière inexorable (sinon éviter les croise-           défendre par un retour autosensuel à la fascination par des
ments néfastes et la reproduction des tarés en les isolant ou       formes autistiques, par des stéréotypies ou par la manipula-
en les stérilisant). On peut, par contre, aider le sujet à          tion d’objets autistiques. Au même moment, des auteurs
prendre conscience d’un traumatisme dont la représentation          français, dans la suite des travaux de Julian de Ajurria-
refoulée est devenue inconsciente, et les affects liés à cette      guerra, ont insisté sur l’intrication complexe, chez le bébé,
représentation continuent à le faire souffrir. On sait aussi        du développement neurologique et du développement
que Freud, dans son élaboration ultérieure, devait relativiser      psychique. C’est peut-être René Diatkine qui a le mieux
le rôle accordé au début au traumatisme réellement advenu           résumé leur position sur l’autisme. Selon lui, le premier
et laisser toute la place au fantasme, c’est-à-dire à l’activité    développement de l’enfant est guidé par un équilibre entre
psychique du sujet, à la manière dont le sujet s’est                deux tendances adverses : une tendance à explorer la
représenté son monde infantile et non à l’environnement             nouveauté, l’imprévu, une tendance à rétablir l’homéostasie,
dans lequel il a grandi tel qu’aurait pu le décrire un              le connu. L’enfant autiste souffre d’un déséquilibre entre
observateur indépendant. Freud ne s’est pas intéressé aux           ces deux tendances qui le mène à privilégier l’immuable et
troubles graves du développement de l’enfance et, comme             que l’environnement échoue à compenser, voire qu’il peut
tout le monde, de son temps, il aurait tenu probablement nos        involontairement aggraver, chaque stimulation nouvelle
autistes pour des idiots sinon pour des dégénérés. C’est une        étant vécue par l’enfant sur le mode d’un traumatisme (ce
psychanalyste de troisième génération, Klein, qui, en 1929,         qui justifiait, aux yeux de Diatkine, une guidance précoce
avec son célèbre cas « Dick », a décrit probablement le             des parents et ensuite une aide spécialisée pour aider
premier cas d’autisme qu’elle appelle schizophrène [24]. Il         l’enfant à apprivoiser, sur un mode progressif et non
est remarquable que, dans la présentation qu’elle fait de ce        destructeur, la nouveauté).
cas au Congrès international de psychanalyse d’Oxford, elle            On est loin, on le voit de la culpabilisation alléguée des
ne porte aucun jugement négatif sur la mère dont elle               familles. Alors d’où vient ce reproche si universellement
comprend la très naturelle angoisse. Elle attribue les              répété ? Il est de fait que, contrairement aux auteurs qui
Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111                                                                             105

viennent d’être cités, d’autres psychanalystes ont voulu         vieil homme physiquement très diminué, reclus dans une
relier directement l’autisme soit à un dysfonctionnement         maison de retraite), une campagne de presse l’accusa
familial global, soit à une pathologie maternelle masquée.       d’avoir menti sur ses diplômes, d’avoir truqué ses résultats
Contemporain des premiers travaux de Kanner, un certain          et fit paradoxalement de lui une sorte de bourreau
nombre de psychanalystes américains, accoutumés à                comparable aux nazis dont il avait été la victime. On en
distinguer de manière rigide les troubles qu’ils qualifiaient    oublia du coup tout son apport au traitement institutionnel
de « fonctionnels », donc curables, des troubles dits            des enfants autistes et psychotiques qui, aujourd’hui encore,
« lésionnels », donc incurables, s’étaient, comme Kanner,        doit beaucoup à ses recherches [7].
attachés à repérer chez les parents des traits de caractère         En France, le livre à succès d’une jeune psychanalyste
et des comportements susceptibles de barrer l’accès au           d’origine belge, Mannoni, élève de Françoise Dolto, publié
complexe d’Œdipe et de maintenir une fixation ou de              en 1963, L’enfant arriéré et sa mère, fut une des étincelles
déterminer une régression vers des phases archaïques, dites      qui devaient, quelques années plus tard, mettre le feu aux
prégénitales, du développement [13]. L’absence d’autorité        poudres. Ce livre, où il n’est pas encore directement
du père et l’excès de présence d’une mère angoissée étaient      question d’autisme, apporte un regard nouveau sur la
donc considérés comme pouvant être générateurs d’autisme         déficience mentale en essayant d’en montrer les ressorts
ou de psychose. Concrètement, cette position engageait           défensifs et, par conséquent, améliorables par un traitement
à proposer aux parents des cures individuelles ou des            psychothérapique. Il insiste malheureusement dans des
thérapies familiales associées à la prise en charge de           termes dogmatiques sur l’effet destructeur de la parole
l’enfant. Ces propositions, souvent pleines de bonnes            maternelle, soit que cette parole scelle définitivement de
intentions, furent, un temps, assez bien acceptées par les       lourds secrets qui empêche le développement intellectuel de
familles américaines des classes moyennes, avant de donner       l’enfant, soit qu’elle véhicule une fantasmatique inconsciente
naissance, comme on l’a vu, à un mouvement de rébellion.         qui lui interdit le droit à sa propre parole, l’incarcère
D’emblée, elles suscitèrent en France, où la psychanalyse        dans la jouissance de la mère ou le précipite pieds et
était alors moins acclimatée, une forte résistance. Le           poings liés dans l’abîme ouvert par un désir mortifère [27].
conflit s’aggrava notamment sous l’influence de deux             Cette vision de la mère sous les traits d’une Médée
personnalités.                                                   meurtrière, reprise par l’auteur dans d’autres travaux,
    Aux États-Unis, un émigré juif autrichien, Bettelheim,       s’imposa à de nombreux professionnels, qui la relayèrent
éducateur formé à la psychanalyse plutôt que psychanalyste       dans leurs équipes et la transmirent, sans preuves, d’une
stricto sensu, avait été chargé de la direction d’une école      manière quasi terroriste aux familles, tenues, de plus, à
pour enfants en difficultés émotionnelles en même temps          l’écart des institutions, sous prétexte d’y préserver un
que d’un poste de professeur de sciences de l’éducation à        espace pour l’enfant, pur de toute contamination mater-
l’université de Chicago. Dans cette école, qui servait de lieu   nelle. Ces excès théoriques firent oublier, là aussi, toute
de stages pour ses étudiants et qui fonctionnait principale-     l’œuvre institutionnelle de l’auteur et la création du
ment sur le mode de l’internat, il avait accueilli quelques      remarquable établissement qu’est encore l’école expéri-
enfants autistes auxquels il proposait un environnement          mentale de Bonneuil. Ils firent oublier aussi les regrets
structuré pour permettre l’expression de leurs émotions et le    tardifs exprimés par Mannoni elle-même, où elle se
rétablissement d’une communication. Très marqué par une          déclarait mal comprise et reconnaissait l’inefficacité
expérience concentrationnaire à Dachau et à Buchenwald,          d’attitudes consistant à culpabiliser les parents [34].
auteur d’un livre sur la psychologie du déporté, il avait           Bien qu’elles fussent minoritaires, bien qu’elles aient été
utilisé une comparaison malheureuse avec les camps pour          critiquées par d’autres psychanalystes, ce sont pourtant ces
décrire le monde tel que l’enfant autiste se le représentait :   deux œuvres, celle de Bettelheim, celle de Mannoni,
un monde sur lequel on n’a aucune influence, auquel on ne        généralement caricaturées et simplifiées, qui représentent
peut que se soumettre en renonçant à tout espoir, ce qu’il       aujourd’hui, aux yeux de l’opinion, le discours psychanaly-
appelait une situation extrême. Bien qu’il ait déclaré avec      tique dans sa totalité. On ne se préoccupe plus, dès lors, de
insistance que ce monde n’était pas nécessairement le            retourner aux sources, et on ne cite même plus dans
monde réel dans lequel l’enfant avait vécu, qu’aucun parent      l’historique bibliographique, contrairement à ce qui se
n’avait souhaité avoir un enfant autiste et bien qu’il se soit   passe dans d’autres domaines de la science, des travaux qui
élevé contre la mise en cause unilatérale des mères, son         tenaient encore le haut du pavé, il y a moins de 30 ans. Tenus
obstination à préconiser un traitement en internat et la         pour nuls ou non advenus, au même titre que l’alchimie ou
séparation d’avec la famille, ainsi qu’un certain nombre de      l’astrologie, les découvertes cliniques accumulées pendant
phrases outrancières sur les désirs de mort inconscients de      un demi-siècle de psychanalyse sont tombées dans les
certaines mères, firent de lui le modèle du psychanalyste        poubelles de l’histoire, quand elles ne font pas l’objet d’un
culpabilisateur [6]. Après sa mort tragique (le suicide d’un     interdit évoquant les régimes totalitaires.
106                                                                                 Psychiatr. Sci. Hum. Neurosci. (2009) 7:99-111

Recherches neurobiologiques                                      normale. Les anomalies sont de trois types : une modifica-
                                                                 tion de la substance blanche qui pourrait traduire un trouble
Qu’y a-t-il en face ? D’abord la proclamation maintes fois       sous-jacent de la connectivité cérébrale, un élargissement
répétée, dans les médias, d’une masse considérable de            des espaces de Virchow-Robin, des espaces entourant les
découvertes qui sont censées révolutionner le champ de           artères qui pénètrent dans le cerveau, enfin des anomalies
l’autisme et prouver définitivement que l’autisme est un trou-   diverses siégeant dans le lobe temporal. Aucune de ces
ble « neurodéveloppemental », « hautement génétique »            anomalies n’est spécifique de l’autisme et peut se retrouver
(des termes aussi mal définis que celui de « lésion méta-        dans de multiples troubles métaboliques ou génétiques ou
physique » employé par certains psychiatres du XIXe siècle).     dans certaines atteintes virales. Les auteurs, conscients de
Une étude attentive de la documentation disponible rend plus     l’aspect disparate de leurs découvertes, insistent surtout sur
humble, même si de nombreuses recherches sont en cours. On       l’intérêt de pratiquer systématiquement cet examen qui,
peut les classer en trois grandes catégories.                    associé à d’autres constatations cliniques ou biologiques,
                                                                 permettrait peut-être de contribuer à préciser l’étiologie [8].
Recherches sur les structures cérébrales                             D’autres examens d’IRM ayant montré un épaississe-
                                                                 ment du sillon temporal supérieur chez un petit nombre
Utilisant les moyens d’imagerie moderne et notamment             d’autistes, on a engagé des études d’IRM fonctionnelle (une
l’imagerie par résonance magnétique (IRM), elles sont de         méthode qui met en évidence l’activation de certaines zones
deux ordres : structurelles et fonctionnelles. Nous avons        cérébrales pendant l’exécution de certaines tâches) chez des
déjà parlé de l’hypothèse d’une anomalie de fonctionnement       autistes adultes d’assez bon niveau. Il faut en effet obtenir la
et de structure de la substance réticulée du tronc cérébral.     coopération du patient dans ces études qui, à la différence
Elle attribuait l’autisme à un trouble du filtrage des           de l’IRM anatomique, ne peuvent se faire sous sédation.
sensations du monde extérieur, excès ou, au contraire,           L’étude consistait à étudier l’activation de la zone à
déficit de ce filtrage, ou encore désorganisation des            l’audition de la voix humaine ou à celle d’un bruit quel-
sensations avant qu’elles atteignent le cortex. Cette            conque. On a remarqué alors que sur six autistes com-
hypothèse n’est plus guère d’actualité. Sur un très petit        parés à six sujets normaux volontaires, deux réagissaient
nombre de cas, un neuroradiologue américain, Courchesne,         comme les normaux, en activant cette zone de manière
avait eu son heure de célébrité en mettant en cause la partie    privilégiée à l’audition de la voix humaine, alors que quatre
médiane du cervelet, le vermis, dont on sait qu’il est           réagissaient indifféremment à la voix humaine et à un bruit
richement connecté avec l’ensemble du système nerveux            quelconque. En dépit de la modestie de ce résultat (qui a
central [12]. Des travaux ultérieurs n’ont pas confirmé cette    toutefois l’intérêt de pouvoir être rapproché d’autres études
constatation, mais l’on voit périodiquement reparaître des       sur la perception de la physionomie et la reconnaissance des
publications centrées sur l’étude de cellules cérébelleuses      émotions sur un visage), la presse s’en est emparée pour
particulières, les cellules de Purkinje, qui jouent un rôle      multiplier des annonces triomphalistes sur la solution de
dans l’apprentissage des mouvements. Récemment, le               l’énigme de l’autisme [15].
journal Le Monde annonçait la découverte par une équipe              De nombreuses autres hypothèses ont été proposées : un
française de « stigmates » de l’autisme [32]. L’article          trouble distribué de la connectivité cérébrale, une croissance
scientifique cité semble moins affirmatif. En 2000,              prématurée et excessive du cerveau. Elles inspirent des
l’American Academy of Neurology et la Child Neurology            travaux, mais aucune ne paraît aujourd’hui s’imposer par
Society, dans un avis conjoint, avaient estimé inutile la        rapport aux autres.
pratique systématique dans l’autisme de l’IRM. Cet examen
coûteux, qui nécessite, de plus, une sédation importante de      Recherches génétiques
l’enfant pour l’empêcher de bouger pendant l’examen, ne
donnait que peu de résultats ou des résultats difficilement      Un certain nombre d’arguments ont fait envisager, depuis
interprétables. En utilisant une méthode plus sophistiquée,      longtemps, l’intervention de facteurs génétiques dans
les auteurs, qui ont comparé 77 enfants entre 3 et 16 ans,       l’autisme : la disparité de la distribution entre les deux
atteints d’autisme non syndromique (c’est-à-dire sans            sexes (environ une fille pour quatre garçons), l’augmenta-
pathologies neurologiques ou génétiques connues asso-            tion de la prévalence chez les apparentés multipliée par dix
ciées) à 77 enfants sans aucun trouble psychiatrique ou          (ce qui, pour un trouble qui, jusqu’il y a peu, restait rare,
neurologique, apportent les constatations suivantes : 10 %       laissait le risque assez bas), la concordance entre les vrais
des IRM des enfants autistes sont ininterprétables, parce        jumeaux qui ont, comme on sait, le même génome. Mais le
qu’elles montrent des anomalies à la limite auxquelles il est    fait que le pourcentage chez les apparentés n’obéisse pas
impossible d’accorder une signification ; dans ce qui reste,     aux lois de l’hérédité mendélienne, qui devraient donner
48 % des enfants ont des anomalies et 52 % ont une IRM           une fréquence très supérieure, le fait que chez les vrais
Vous pouvez aussi lire