La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie

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La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
Pierre Stengel La chimie en agriculture :
                                                                       les tensions et les défis pour l’agronomie
La chimie
en agriculture :
les tensions et les défis
pour l’agronomie

     Agriculture                  certains pays ; mais succès
1    et chimie : une longue
et tumultueuse histoire
                                  parfois accompagné d’em-
                                  bûches, lesquelles contri-
                                  buent en grande partie à la
C’est au XIXe siècle qu’est née   mise en cause actuelle de
l’agronomie scientifique. Elle     ce modèle dans les sociétés
a conduit à la création et à      des pays développés, ce qui
la généralisation du modèle       peut s’apparenter à une crise
de l’agriculture dite intensive   de    l’agriculture intensive,
(Figure 1), telle que nous la     que nous sommes en train
connaissons aujourd’hui dans      de vivre.
nos pays développés, tout         Plus que jamais, il existe
particulièrement en Europe        une attente forte de la part
mais aussi dans les pays          des consommateurs et des
émergents, notamment les          pouvoirs publics à l’égard des
pays asiatiques. Un succès        agronomes, qui ont la lourde
historique qui a permis une       responsabilité de répondre
croissance fulgurante de la       aux enjeux du développe-            Figure 1
population mondiale et l’éra-     ment durable planétaire, par     L’agriculture intensive
dication des famines dans         la conception d’une nouvelle     est née au XIXe siècle.
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie et l’alimentation

                                                                    agriculture qui prenne en           nibilités pour la plante ils
                                                                    compte les besoins alimen-          pouvaient avoir, et quels flux
                                                                    taires et les contraintes envi-     cela pouvait induire du sol
                                                                    ronnementales très pressants        vers la plante.
                                                                    de ce début du XXIe siècle. C’est
                                                                    une préoccupation au cœur           2.1.2. Maîtriser la fertilité
                                                                    de laquelle se trouve depuis        et optimiser les plantes
                                                                    longtemps la chimie, un acteur      Cette nouvelle connaissance
                                                                    important de l’agronomie            des plantes a ouvert la voie au
                                                                    scientifique (Figure 2). Or, les     développement de la chimie
                                                                    relations actuelles entre agri-     du sol et a conduit aux prin-
                                                                    culture, chimie et société sont     cipes de la maîtrise de la
                                                                    loin d’être simples.                fertilité qui ont été acquis au
                                                                    Quels sont les principaux           début du XXe siècle, dès lors
                                                                    défis des agronomes et des           que l’industrie chimique a
                                                                    chimistes face à des attentes       été capable de produire des
                                                                    fortes, nombreuses et parfois       engrais (Figure 4) en quan-
                                                                    contradictoires ?                   tité abondante et à des prix
                               Figure 2                                                                 accessibles, pour améliorer
                               Les scientifiques (chimistes               La chimie agricole             la qualité nutritive de surfaces
                               et biologistes), des acteurs clés
                               dans l’agronomie moderne.
                                                                    2    et la révolution verte         de terres de plus en plus
                                                                                                        grandes. Il s’est instauré une
                                                                    2.1. L’agronomie scientifique,       collaboration très étroite
                                                                    fille de la chimie                   entre les chimistes – qui ont
                               Figure 3
                                                                                                        notamment mis au point la
                               Les plantes ont besoin d’eau,        2.1.1. Découverte                   synthèse de l’ammoniac1 –
                               d’éléments nutritifs, de dioxyde     des fondements de                   et les agronomes – qui ont
                               de carbone (CO2) apporté par l’air   l’alimentation des plantes          appris à utiliser ces éléments
                               et d’énergie solaire nécessaire
                                                                    L’agronomie est une fille de la      fertilisants, distribués aux
                               à la synthèse chlorophyllienne.
                               Quand on a découvert qu’elles        chimie qui est née au XIXe siècle   plantes de plus en plus préci-
                               se nourrissent de nitrates,          avec la découverte des fonde-       sément en fonction de leurs
                               ammonium, phosphate, potassium,      ments de l’alimentation miné-       besoins. Les aboutissements
                               oligo-éléments… on s’est             rale des plantes. Avant cette       techniques les plus élaborés
                               mis à développer l’agronomie         époque, on ne savait pas de         en sont l’irrigation localisée
                               scientifique.
                                                                    quoi elles s’alimentaient,          fertilisante ou la culture sur
                                                                    même si l’on savait bien que        solution pratiquée en serre.
                                                                    l’ajout de matières organiques
                                                                                                        De leur côté, et c’est l’une de
                                                                    telles que le fumier était favo-
                                                                                                        leurs contributions majeures,
                                                                    rable à leur croissance, mais
                                                                                                        les agronomes ont apporté
                                                                    sans en connaître l’explica-
                                                                                                        une amélioration génétique
                                                                    tion. Puis l’on s’est aperçu que
                                                                                                        des plantes, qui résistent
                                                                    les plantes se nourrissent de
                                                                                                        mieux aux agresseurs et
                                                                    molécules minérales d’azote,
                                                                    sous forme de nitrate (NO3−)        1. Traditionnellement, l’ammoniac
                                                                    et d’ammonium (NH4+), de            NH3 était obtenu par distillation
                                                                    phosphore et de divers autres       du purin (déchet issu de l’élevage
                                                                    éléments (Figure 3). Dès lors       d’animaux       domestiques      et
                                                                    que l’on a compris cela, on a       pouvant être utilisé comme
                                                                                                        fertilisant azoté) et du fumier. Sa
                                                                    recherché ces éléments dans
                                                                                                        production industrielle s’effectue
                                                                    le sol, on a voulu comprendre       essentiellement par synthèse
                                                                    sous quelles formes ils s’y         directe à partir d’hydrogène et
218                                                                 trouvaient, quelles dispo-          d’azote (procédé Haber-Bosch).
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
aux conditions climatiques         2.2. Vers l’agriculture           Figure 4
des lieux où on les cultive        intensive
                                                                     Fumier et cendres ont été
(Figure 5).
                                   2.2.1. Optimiser les surfaces     remplacés par les engrais
                                   agricoles                         industriels pour fertiliser les sols.
2.1.3. Lutter contre
                                                                     À grande échelle, ils sont épandus
les bioagresseurs                  Grâce à l’apport des engrais et   par irrigation ou par avion.
L’autre contribution majeure       des produits phytosanitaires
de la chimie, apparue durant       industriels, les agriculteurs
la deuxième moitié du              des pays développés ont pu
XXe siècle avec l’essor de la      maîtriser     progressivement
chimie de synthèse, est la lutte   les contraintes liées au sol
contre les bioagresseurs des       (contraintes « édaphiques »),
plantes. Il s’agit de l’ensemble   ainsi que les contraintes
                                                                      Figure 5
des organismes ravageurs           liées    aux    bioagresseurs
                                   (contraintes « biotiques »).      Les plantes sélectionnées sont
(insectes), pathogènes (cham-
                                                                     plus résistantes et valorisent au
pignons), ou des concurrents       D’un point de vue pratique,       mieux les potentialités climatiques
des plantes, c’est-à-dire          il a dès lors été possible de     des milieux.
les mauvaises herbes2. Une
série de molécules phytosa-
nitaires – herbicides, fongi-
cides, insecticides – de plus
en plus performantes et effi-
caces sont progressivement
distribuées sur le marché
depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, permet-
tant aux agriculteurs d’être
dotés de moyens puissants de
lutte contre les épidémies qui
menacent leurs cultures.

2. En botanique, les mauvaises
herbes sont désignées par le
terme adventices.                                                                                            219
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie et l’alimentation

                               Figure 6                               s’affranchir peu à peu des         légumineuses leur apportent
                                                                      rotations, à savoir l’alternance   des sucres issus de la photo-
                               Champ de blé, champ de colza…
                                                                      de cultures différentes, prati-    synthèse (Voir la Figure 15).
                               la spécialisation des cultures est
                               une caractéristique de l’agriculture   quée autrefois pour nettoyer       Tout ceci a progressivement
                               intensive.                             le sol des mauvaises herbes        laissé place à des spécia-
                                                                      (labours), empêcher le déve-
                                                                                                         lisations de l’agriculture.
                                                                      loppement des pathogènes
                                                                                                         Cette spécialisation s’étend
                                                                      et ravageurs des plantes tels
                                                                                                         au niveau régional : la France
                                                                      que les vers nématodes, ou
                                                                                                         possède des régions de
                                                                      encore maintenir la fertilité
                                                                                                         culture très majoritairement
                                                                      du sol en reconstituant ses
                                                                                                         dominées par les « grandes
                                                                      réserves minérales. On a eu
                                                                      effectivement recourt à la         cultures » : céréales, colza,
                                                                      fixation symbiotique des légu-      maïs (Figure 6). Elle affecte la
                                                                      mineuses telles que les hari-      plupart des exploitations, dont
                                                                      cots, fèves, luzernes, trèfles      le nombre d’espèces cultivées
                                                                      ou pois. Cela consistait à         n’a cessé de se réduire. Cette
                                                                      laisser des micro-organismes       spécialisation permet des
                                                                      symbiotiques du genre Rhizo-       économies d’échelle en équi-
                                                                      bium se fixer sur les racines       pement et en technicité. Une
                                                                      de ces plantes hôtes, pour         autre conséquence notable de
                                                                      produire à partir de l’azote       ce changement de pratique
                               Figure 7                               atmosphérique des molécules        agricole est un découplage
                               L’élevage est aussi concerné par       azotées qui alimentent les         entre la production végétale
                               l’intensification de l’agriculture.     plants (en échange de quoi les     et l’élevage (Figure 7).

220
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
L’ensemble de ces boulever-            agricoles. À titre d’exemple, le
sements a abouti à ce que              rendement du blé en France a
l’on appelle aujourd’hui l’agri-       quadruplé depuis les années
culture intensive, avec un             1950. Un bilan dans notre pays
accroissement sans précédent           est présenté dans l’Encart :
de la productivité physique,           « Retour sur 50 ans d’agricul-
c’est-à-dire des rendements            ture intensive en France ».

  RETOUR SUR 50 ANS D’AGRICULTURE INTENSIVE EN FRANCE

  L’apport des engrais
  Autrefois, le sol était fertilisé de façon empirique, par ajout de fumier (en général des excré-
  ments d’animaux mélangés à de la paille) qui apporte de l’azote, par ajout d’os pour le phos-
  phate, ou encore de cendres pour le potassium.
  L’avènement de l’industrie chimique, charbonnière et pétrolière au XXe siècle a permis d’ac-
  céder à de grandes quantités de formes chimiques purifiées d’engrais, qui ont été largement
  utilisées en France notamment. Leur composition de base est généralement constituée du
  trio « NPK », pour azote/phosphate/potassium, l’azote étant l’élément le plus important.
  Quel est le bilan de l’apport des engrais azotés dans les grandes cultures en France, notam-
  ment pour les céréales et le colza ? La Figure 8 donne une image de la relation possible entre
  la consommation d’engrais azoté en France et la productivité des cultures de céréales et de
  colza, depuis 1960. Un parallélisme y apparaît de manière flagrante. On note cependant un
  certain détachement à partir des années 1990, qui pourrait être rapproché de la baisse du
  soutien européen au prix des denrées agricoles. Cela implique, de façon économiquement
  justifiée, un moindre recourt aux engrais.
  On observe que cela n’affecte pas pour autant les rendements, ce qui montre qu’il peut y
  avoir eu parfois des consommations inutiles d’engrais, éventuellement mal pondérées en
  fonction des rendements que l’on peut espérer obtenir.

    Indice base 100 en 1980
    160

    140

    120

    100

     80

     60
                                  Production de céréales + colza
     40
                                  Livraison d’azote
     20

     0
                 1972
          1960
          1962
          1964
                 1966
                 1968
                 1970

                 1974
                 1976
                 1978
                 1980
                 1982
                 1984
                 1986
                 1988
                 1990
                 1992
                 1994
                 1996
                 1998
                 2000
                 2002
                 2004

   Figure 8
   Quel est l’impact des engrais azotés sur la productivité des grandes cultures (céréales, colza) en France ?
   Source : Ministère de l’agriculture et de la pêche (Scees – Agreste) – Union des industries
   de la fertilisation (Unifa).
                                                                                                                 221
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie et l’alimentation

                               L’apport des produits phytosanitaires : les pesticides
                               Cela fait des millénaires que l’on cherche à protéger les plantes cultivées, en luttant chimique-
                               ment contre les organismes nuisibles. Du soufre était déjà utilisé en Grèce antique (1000 ans
                               avant J.-C.), de même que l’arsenic était recommandé en tant qu’insecticide par le naturaliste
                               romain Pline l’Ancien. Des produits à base de plomb étaient même utilisés au XVIe siècle en
                               Chine et en Europe, tandis que les propriétés insecticides du tabac étaient reconnues dès 1690.
                               Depuis l’essor de la chimie organique et minérale au XIXe siècle, les agriculteurs ont pu accéder
                               à de nombreux pesticides à base de cuivre, tels que des fongicides à base de sulfate de cuivre
                               CuSO4 (la bouillie bordelaise est un mélange de sulfate de cuivre et de chaux, qui permet de
                               lutter contre les invasions fongiques de la vigne et de la pomme de terre). À partir des années
                               1940, l’usage du DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) s’est répandu et a ouvert la voie au déve-
                               loppement de nombreux autres organochlorés utilisés en tant qu’insecticides. S’en est suivi
                               le développement des organophosphorés après la Seconde Guerre mondiale, puis des herbi-
                               cides de la famille des urées (linuron, diuron), des ammoniums quaternaires (triazines), suivis
                               des fongicides des familles des imidazoliques et triazoliques. Les insecticides de la famille des
                               pyréthrinoïdes sont apparus dans les années 1970-80. Les tonnages utilisés dans le monde ont
                               régulièrement augmenté depuis soixante ans, notamment au États-Unis et en France.
                               Quel recul pouvons-nous avoir sur l’impact de l’utilisation des pesticides sur la production
                               végétale en France ? La Figure 9 révèle une corrélation similaire à celle constatée au sujet de
                               l’impact des engrais (Figure 8) (la courbe de production végétale semble croître à un niveau
                               plus faible, mais à même échelle, cette croissance est comparable à celle de la production des
                               grandes cultures de la Figure 8).
                               Il est difficile d’établir des liens directs de causalité entre d’une part l’utilisation d’engrais et
                               de pesticides, indépendamment l’un de l’autre, et d’autre part l’augmentation des productions
                               agricoles. Il n’y a cependant pas de doute sur la contribution des produits phytosanitaires dans
                               l’augmentation des volumes de production et dans la stabilisation des rendements agricoles.
                               En effet, ces derniers ne sont plus sujets aux effondrements catastrophiques qui ont eu lieu
                               dans l’histoire en conditions climatiques favorables à la prolifération des pathogènes. Cette
                               sécurité, qui a éloigné les crises associées aux disettes et aux famines, n’a réalisé que partiel-
                               lement le rêve de l’humanité d’échapper au manque de nourriture. Elle reste fragile comme
                               l’ont montré les effets des mauvaises récoltes de 2007, menacées notamment par le change-
                               ment climatique.

                                                                 Indice de volume : 100 en 1959
                                        900
                                        800
                                        700
                                        600      Phytosanitaires
                                        500
                                        400                                              Production végétale
                                        300
                                        200
                                        100
                                          0
                                          65
                                          68
                                          71

                                          83
                                          86
                                          89

                                          98
                                          01
                                          04
                                          59

                                          62

                                          74
                                          77
                                          80

                                          92

                                          95

                                          07
                                       19

                                       19
                                       19
                                       19

                                       19

                                       19
                                       19
                                       19

                                       19

                                       19
                                       19
                                       19

                                       19
                                       19
                                       20

                                       20

                                       20

                                    Figure 9
                                   Quel est l’impact des pesticides sur la productivité végétale en France ?
222
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
2.2.2. Mécaniser l’agriculture      et à la possibilité pour les      Figure 10
Parallèlement aux progrès           familles de consacrer leurs
                                    budgets à d’autres marchés        La mécanisation a décuplé
liés à l’optimisation des sols et                                     la productivité des agriculteurs.
des plantes, des outils méca-       issus des développements
niques puissants ont été déve-      industriels parallèles que
loppés et mis à disposition des     l’on connaît dans les sociétés
agriculteurs (Figure 10), ce qui    modernes.
a décuplé la productivité du        Le fondement conceptuel en
travail. En France, alors que       termes de schéma de fonc-
les rendements agricoles ont        tionnement de l’agriculture
été multipliés en moyenne par       est qu’elle a été assimilée à
trois ou quatre, la productivité    un processus industriel. Le
du travail a été multipliée par     terme le plus achevé en est
vingt voire par trente ! Il en a    l’utilisation des serres, qui
résulté une diminution consi-       reviennent à « faire entrer
dérable de la population agri-      des engrais dans le process »
cole en Europe, notamment           et à faire « fonctionner » une
dans notre pays.                    plante en condition artifi-
                                    cielle parfaitement contrôlée :   Figure 11
2.3. Les conséquences               des conditions typiquement        Faire pousser des plantes
du modèle agricole intensif         industrielles    (Figure 11).     en serre : des conditions
L’intensification de l’agricul-      Même en plein champ, nous         typiquement industrielles.
ture dans de nombreux pays
a abouti à un succès remar-
quable et unique dans l’his-
toire de l’humanité, on parle
de « révolution verte ». Elle
a permis un accroissement
de la population, qui est
passée de 2 à 6,5 milliards en
quelques décennies.
Elle a également eu pour
conséquence la réduction des
coûts alimentaires. Les prix
des produits en valeur rela-
tive n’ont cessé de diminuer,
contribuant à améliorer le
niveau de vie des populations,                                                                            223
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie et l’alimentation

                                                                     n’en sommes pas loin avec         les nitrates, qui ont fait l’objet
                                                                     l’irrigation localisée fertili-   d’attentions très fortes dès
                                                                     sante : le milieu est alors un    les années 1970, lorsque l’on
                                                                     support physique qui sert         prévoyait déjà que l’utilisation
                                                                     simplement à ancrer la plante     d’excédents d’azote aurait
                                                                     et à faire circuler les engrais   pour effet cette augmenta-
                                                                     à destination de ses racines.     tion de concentration. Effec-
                                                                     Globalement, ce système est       tivement, aux exutoires du
                                                                     très dépendant de ce qu’on        bassin versant agricole, l’aug-
                                                                     peut appeler les « intrants       mentation de concentration
                                                                     chimiques » : engrais, produits   des nitrates a été régulière
                                                                     phytosanitaires, retardateurs     et continue entre les années
                                                                     de croissance, etc.               1970 et la fin du XXe siècle.
                                                                                                       L’Europe avait pourtant pris
                                                                         Bilan des coûts               des mesures et mis en place
                                                                     3   et risques :
                                                                     un modèle intensif
                                                                                                       des directives au milieu des
                                                                                                       années 1970 pour stopper
                                                                     remis en cause ?                  cette progression menaçante,
                                                                                                       mais sans changements mani-
                                                                     3.1. Premières mises en           festes jusqu’à présent, notam-
                                                                                                       ment en France (Figure 12). En
                                                                     cause : les contaminants
                                                                                                       un siècle, les taux de nitrates
                                                                     des eaux
                                                                                                       des rivières bretonnes ont été
                                                                     Le premier fait marquant,         multipliés par dix !
                               Figure 12                             cause de large contestation
                                                                     du modèle de l’agriculture        3.1.2. La contamination
                               La concentration en nitrates en       intensive, est la contamination   par les pesticides
                               aval des bassins versants agricoles
                                                                     des eaux par les engrais, puis    Pour les pesticides, la situa-
                               n’a fait qu’augmenter en France,
                               contribuant à une eutrophisation      par les pesticides. Faisons un    tion s’est avérée de même
                               (modification et dégradation           retour sur les faits.             nature que pour les nitrates,
                               du milieu aquatique liées à                                             mais les questions ont été
                               l’apport exagéré de substances        3.1.1. La contamination           mises en avant de façon plus
                               nutritives, qui augmentent la         par les nitrates                  tardive, notamment en raison
                               production d’algues et de plantes
                                                                     Les premiers éléments quan-       de difficultés et du coût beau-
                               aquatiques). Ce phénomène a
                               été particulièrement observé en       titatifs recueillis ont été les   coup plus élevé des analyses.
                               Bretagne, par exemple dans            niveaux observés de conta-        À mesure que les perfor-
                               la Baie de Saint-Brieuc.              mination des eaux douces par      mances analytiques se sont

                                En mg NO3/l
                                22
                                20
                                18
                                16
                                14
                                12
                                10
                                                                     Concentrations
                                 8
                                                                     Moyenne mobile sur 5 ans
                                 6
                                 4
                                  1970     1975     1980     1985     1990    1995    2000 2005
224
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
accrues, on s’est aperçu que
l’on trouvait de façon assez           Dans les cours d'eau (SEQ-Eau « qualité globale eaux superficielles »)
fréquente dans les eaux              100 %
superficielles et souterraines
des pesticides ou des molé-           80 %              41 %
                                             44 %                               46 %       49 %         49 %
cules issues de la dégrada-                                        53 %
tion des pesticides. D’après          60 %
les statistiques produites par
l’Institut français de l’environ-    40 %
nement (IFEN) sur la période                 56 %       59 %                    54 %
                                                                                           51 %         51 %
de 1998 à 2004 (on observe           20 %                          47 %
une relative stabilité de la
qualité des eaux superficielles        0%
                                       1998-1999 1999-2000 2001               2002         2003      2004
au cours des années 1998 à               305 pts   397pts  493 pts           624 pts      493 pts   607 pts
2004 ; Figure 13), la majorité
                                         Trés bonne et bonne qualité            Qualité moyenne à mauvaise
des eaux superficielles fran-
çaises peut être considérée
comme contaminée par la
présence d’au moins un type         Dans ce contexte, l’agriculture
de molécule, avec des concen-                                             Figure 13
                                    intensive est souvent montrée
trations dépassant le seuil         du doigt…                             Fréquence des contaminations
de 0,2 μg/L pour une molé-                                                par les pesticides.
cule donnée, ou le seuil de         3.2. Des effets sur
0,7 μg/L pour un ensemble de        l’atmosphère et le climat
molécules. Ces seuils restent
très bas, comparativement à         En même temps que la ques-
la norme qui avait été adoptée      tion de l’effet de serre et du
en Europe sur les eaux de           réchauffement       climatique
boisson, qui fixait le seuil à       préoccupe de plus en plus les
0,1 μg/L, correspondant à           sociétés modernes, l’agricul-
l’époque au seuil de détection.     ture en a été désignée comme
Ce qui montre que l’Europe          un contributeur important.
s’engageait déjà dans une voie      En première ligne, a été
conduisant à dire : « il faut       dénoncée l’utilisation des
zéro pesticide dans les eaux »,     engrais azotés en France, qui
un défi extrêmement difficile à       seraient responsables des
tenir, et qui n’a pas de signi-     trois quarts des émissions de
fication connue en termes de         protoxyde d’azote N2O, un gaz         Figure 14
toxicité ou d’écotoxicité.          à effet de serre au pouvoir de        Le protoxyde d’azote tient une part
Petit à petit, ces premières        réchauffement trois cent fois         importante dans les émissions de
mises en cause de l’agriculture     supérieur à celui du dioxyde          gaz à effet de serre.
fondée sur un usage intensif        de carbone CO2, représentant          PFC = perfluorocarbures ;
                                    ainsi 15 % des émissions des          HFC = hydrofluorocarbure.
de la chimie se sont étendues
à d’autres domaines, à mesure       gaz à effet de serre expri-
                                                                          CO2
que les questions environ-          mées en pouvoir de réchauf-                                         N2 O

nementales prenaient une            fement (Figure 14) !
ampleur croissante. Depuis          Le passage de l’état d’en-                               14,8 %
                                                                                                               CH4
1990, la question du réchauf-       grais au gaz protoxyde d’azote               70,3 %        11,9 %
fement climatique planétaire        s’effectue soit directement
et de la biodiversité est plus      à travers les processus de                                          3%
que jamais abordée dans les         nitrification ou de dénitrifica-                                    PFC + HFC
                                                                                                      + SF6
sociétés des pays développés.       tion de l’azote dans les sols                                                    225
La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
La chimie et l’alimentation

                                                                   (voir Encart : « Le cycle de           3.3 Des effets sur
                                                                   l’azote dans l’agriculture »),         la biodiversité
                                                                   soit indirectement à travers
                                                                                                          Les impacts de l’agriculture
                                                                   les effluents d’élevage et leur         intensive sur la biodiversité
                                                                   gestion, ou encore à travers           ont depuis plus longtemps
                                                                   les émissions vers les milieux         donné lieu à des alertes, et
                                                                   humides ou aquatiques où se            ces impacts sont aujourd’hui
                                                                   produisent les même phéno-             davantage renseignés que
                                                                   mènes que dans les sols.               ceux sur l’effet de serre. L’une

                               LE CYCLE DE L’AZOTE DANS L’AGRICULTURE

                               L’azote suit un cycle biogéochimique, durant lequel il est successivement transformé en
                               différentes formes : azote gazeux N2, nitrate NO3-, nitrite NO2-, ammoniac NH4+, azote organique.
                               L’une des étapes de transformation de l’azote est le processus de nitrification que réalisent
                               des micro-organismes du sol. Il conduit à la transformation de l’ammoniac NH4+ en nitrite
                               NO2- (nitrification par Nitrosomonas) puis à la transformation du nitrite en nitrate NO3-
                               (nitratation par Nitrobacter) (Figure 15).

                                                                                                 (N2)

                                                                                                                (NO3-)

                                                                             (NH4+)                                 (NO2-)

                               Figure 15
                               Le cycle de l’azote dans l’agriculture. Comment s’y insèrent les engrais chimiques azotés ?
                               Comment le protoxyde d’azote est-il produit ?
226
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
des premières alertes a fait          3.3.1. Les engrais
suite à la parution aux États-        et l’eutrophisation
Unis du livre Le printemps            de l’eau et des sols
silencieux, écrit en 1962 par la      Un premier effet massif sur la
biologiste Rachel Carson. Ce          biodiversité est l’eutrophisa-
livre est largement reconnu           tion (Encart : « L’eutrophisa-
pour avoir contribué à lancer         tion des milieux aquatiques »),
le mouvement écologiste               des     milieux     aquatiques,
dans le monde occidental,             effet généralement specta-
montrant les dégâts que les           culaire et bien quantifiable.
pesticides pouvaient produire         Nous sommes aujourd’hui
sur l’environnement, et plus          malheureusement familiers
particulièrement      sur    les      aux dégâts qu’ont pu causer
oiseaux. Ce qui a notamment           les activités agricoles sur les
conduit en 1972 à l’interdiction      milieux aquatiques. L’utili-
du DDT aux États-Unis, un             sation parfois mal mesurée
insecticide qui a montré des          d’engrais azotés et phos-
conséquences néfastes sur la          phatés provoque des désé-
santé humaine3.                       quilibres dans les milieux qui
                                      reçoivent les eaux de ruissel-
3. L’arrêt de l’utilisation du DDT
en 1996 a cependant conduit à         lement ou d’infiltration issues
une augmentation considérable         de l’agriculture. Ces éléments
des cas de paludisme en Afrique,      minéraux nourrissent par
jusqu’à ce que l’Organisation         excès des algues bien souvent
mondiale de la santé (OMS)            indésirables,      qui    pren-
recommande le maintien de son
utilisation dans ces pays, ce qui a   nent la place de toute autre
contribué à abaisser les cas de la    forme de vie à cause de leur
maladie.                              surdéveloppement.

  L’EUTROPHISATION DES MILIEUX AQUATIQUES

  L’eutrophisation (du grec eu = bien, vrai ; trophein = nourrir) est la modification et la dégradation
  d’un milieu aquatique, lié en général à un apport excessif de substances nutritives, qui
  augmentent la production d’algues et de plantes aquatiques.
  Le phénomène peut se décomposer en quelques étapes : des nutriments, notamment les
  phosphates et les nitrates issus de l’agriculture, sont déversés en grande quantité dans le
  milieu aquatique ; les eaux ainsi enrichies permettent la multiplication rapide des végétaux
  aquatiques, en particulier la prolifération d’algues (l’« efflorescence algale ») ; le stock
  d’oxygène étant très limité dans l’eau, celui-ci est rapidement épuisé lors des périodes
  pendant lesquelles la respiration des organismes et la décomposition des matières
  produites excèdent la production par photosynthèse et les échanges possibles avec l’oxygène
  atmosphérique. Le développement éventuel de plantes flottantes empêche le passage de la
  lumière, donc la photosynthèse dans les couches d’eau inférieures, et gêne également les
  échanges avec l’atmosphère ; le milieu devient alors facilement hypoxique puis anoxique,
  favorable à l’apparition de composés dits réducteurs et de gaz délétères (thiols, méthane) ; il
  peut en résulter la mort d’organismes aquatiques aérobies – insectes, crustacés, poissons,
  mais aussi végétaux –, dont la décomposition, consommatrice d’oxygène, amplifie le
  déséquilibre.
                                                                                                         227
La chimie et l’alimentation

                                                                    C’est ainsi que nous connais-      agricoles utilisant des fertili-
                                                                    sons actuellement le phéno-        sants (Figure 17).
                                                                    mène des marées vertes
                                                                    en Bretagne, qui sont une          3.3.2. Les pesticides
                                                                    manifestation      d’eutrophi-     et l’écotoxicologie
                                                                    sation massive détériorant         L’effet des pesticides sur des
                                                                    complètement le milieu et          populations bien ciblées est
                                                                    aboutissant à des problèmes        généralement bien connu,
                                                                    sanitaires    qui    n’étaient     souvent davantage observé
                                                                    pas forcement soupçonnés           au niveau expérimental que
                               Figure 16                                                               mesuré dans les conditions
                                                                    jusqu’à une époque récente
                               Les marées vertes sont apparues      (Figure 16). L’accumulation        naturelles, même s’il arrive
                               en Bretagne et se sont amplifiées     de ces éléments dans les           que l’on suive une espèce
                               dans les années 1970, ne cessant                                        dans la nature, dans des
                                                                    cours d’eau peut avoir un
                               de s’aggraver depuis cette époque.
                               Sur la façade ouest, on observe      impact important sur le milieu     conditions particulières. Il
                               surtout la pullulation des espèces   marin, à l’endroit même où         est toutefois très difficile de
                               Ulva armoricana.                     se déversent des fleuves,           quantifier les effets des pesti-
                                                                    ou par le retour des nappes        cides (mis à part les conta-
                                                                    souterraines qui forment des       minations massives, mais qui
                                                                    sources sous-marines ou            sont devenues extrêmement
                                                                    proches du bord de mer.            rares en Europe). La raison
                                                                    Ces constats ont donné lieu à      en est que, de manière géné-
                                                                    des actions très fortes, notam-    rale, une masse d’eau polluée
                                                                    ment pour préserver des            ne l’est pas par un seul type
                                                                    milieux aquatiques terrestres      de molécules, mais par un
                                                                    comme les grands lacs alpins,      ensemble de molécules, à des
                                                                    dans lesquels le phosphore,        niveaux de concentration en
                                                                    plus que l’azote, joue un rôle     pesticides très bas, et avec
                                                                    prépondérant, la combinaison       l’intervention de nombreux
                                                                                                       autres facteurs, qui parfois
                                                                    des deux éléments aboutis-
                                                                                                       sont plus délétères pour les
                                                                    sant à une aggravation consi-
                                                                                                       populations que les pesticides
                                                                    dérable du problème.
                                                                                                       eux-mêmes : température de
                                                                    Dans le cas des sols, il est       l’eau, oxygénation, etc.
                                                                    plus difficile de parler d’eu-
                                                                                                       C’est donc un grand défi pour
                                                                    trophisation ; la situation
                                                                                                       les scientifiques qui étudient
                                                                    est différente : le fait d’avoir
                                                                                                       l’écotoxicologie, que de déter-
                                                                    cherché à adapter un grand
                                                                                                       miner précisément l’effet d’un
                                                                    nombre de sols à l’agriculture,
                                                                                                       ou plusieurs pesticides sur la
                                                                    notamment en améliorant
                               Figure 17                                                               biodiversité.
                                                                    leur fertilité, a progressive-
                               Les prairies sont des milieux        ment conduit à la disparition
                               riches en biodiversité.                                                 3.4. Agriculture intensive
                                                                    des sols peu riches ou acides.
                                                                                                       et environnement :
                                                                    Or, beaucoup de végétaux
                                                                                                       un ensemble complexe
                                                                    s’étaient adaptés à ces condi-
                                                                    tions extrêmes et disparais-       L’ensemble de ces observa-
                                                                    sent dès lors que l’on a enrichi   tions – gaz à effet de serre,
                                                                    ces sols en éléments nutritifs.    pollution des eaux et des sols,
                                                                    C’est particulièrement le cas      appauvrissement de la biodi-
                                                                    des prairies, où la biodiversité   versité –, mêlées aux incer-
                                                                    s’est trouvée significativement     titudes dues à la complexité
228                                                                 réduite par suite des activités    des phénomènes en jeu,
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
aboutit à des réactions de          de la situation globale (voir
mise en cause de l’effet global     Encart : « Des populations
de l’agriculture intensive sur      d’oiseaux : un bon indicateur
l’environnement.                    de la biodiversité »).
Au premier plan sont montrés
du doigt les fertilisants et les
produits phytosanitaires. On          DES POPULATIONS D’OISEAUX, UN BON INDICATEUR
peut pour l’instant dire que les      DE LA BIODIVERSITÉ
techniques de culture utilisant
ces produits ont surtout un           Appréhender et suivre la biodiversité dans son ensemble est
effet sur la biodiversité locale,     humainement et techniquement impossible. Actuellement,
celle attachée à la surface du        seules quelque 1,4 millions d’espèces ont été identifiées
sol où elle est nourrie, que ce       sur un potentiel de quinze à cent millions, et parmi celles
soit une plante sauvage, ou           qui sont décrites, seulement quelques milliers sont
la faune et la microflore du           relativement bien suivies. On a donc recours à des modèles
sol. Mais cet effet est aussi         utilisant des indicateurs pertinents, qui peuvent donner une
dû à la réduction du nombre           idée réaliste de la situation, afin d’aider les scientifiques, les
d’espèces cultivées, du fait          pouvoirs publics et les citoyens à hiérarchiser les priorités
des spécialisations de l’agri-        et prendre des décisions (par exemple : implanter des haies
culture : des paysages très           ou des zones enherbées, habitats de l’avifaune (oiseaux) et
homogènes ont beaucoup de             de l’entomofaune (insectes)).
mal à héberger une multi-             Les oiseaux sont fréquemment choisis comme un baromètre
tude d’espèces. Enfin, entrent         précis et pratique de la répartition de la biodiversité et du
en jeu d’autres effets qui ne         changement de l’environnement mondial. Le suivi de la
proviennent pas de l’agri-            population des oiseaux communs dans les zones agricoles
culture intensive en tant que         peut ainsi être un bon indicateur de l’impact de l’agriculture
telle, mais par le fait que la        sur la biodiversité : il tient compte à la fois de la disparition
mécanisation et l’expansion           d’habitats, de lieux de reproduction et de disponibilités
des exploitations ont conduit         trophiques, ou d’actions toxiques sur les oiseaux.
à modifier les paysages en             On observe une diminution tendancielle de ces
éliminant une grande part des         populations depuis la fin des années 1980, qui se poursuit
espaces dits semi-naturels.           malheureusement jusqu’à l’époque présente sans aucune
Parmi ces espaces, on compte          manifestation d’inversion de cette tendance (Figure 18).
les bordures de champs, les
fossés, les bordures de
                                       1,2
chemins, sans oublier un
certain nombre d’éléments
                                        1
appréciés pour leur valeur
esthétique mais qui jouent
                                       0,8
aussi un grand rôle dans la
préservation de la biodiver-
sité : les haies, les bosquets,        0,6
les arbres isolés.
                                       0,4
L’ensemble de ces facteurs                  1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 19961997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004
contribue à réduire la biodi-                     Indice d'abondance          Tendance
versité dans l’espace agricole,
sans que l’on soit, à ce stade,
véritablement capable de              Figure 18
quantifier la part de chacun           Évolution de l’indice d’abondance des oiseaux communs
d’entre eux. Il existe néan-          caractéristiques des zones agricoles.
moins un certain nombre               Source : Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).
d’indicateurs      révélateurs                                                                                               229
La chimie et l’alimentation

                               3.5. Agriculture et produits         3.5.2. Une défiance croissante
                               chimiques, en ligne de mire          à l’égard du risque toxique
                                                                    La multiplication et la
                               3.5.1. Des contaminations            meilleure accessibilité des
                               de l’environnement mieux             données ont contribué à légi-
                               documentées et plus visibles         timer un contexte de défiance
                               Les contaminations de l’envi-        croissante à l’égard de la
                                                                    sécurité des produits alimen-
                               ronnement ont cependant des
                                                                    taires, largement induit par
                               origines multiples. Elles sont
                                                                    des crises sanitaires qui ont
                               de plus en plus précisément
                                                                    affecté nos sociétés, même
                               documentées grâce à des              si elles ne concernent pas le
                               moyens d’analyse et à la mise        champ de l’alimentation. Les
                               en place de systèmes d’ob-           pesticides sont en ce sens le
                               servations plus performants.         premier objet de préoccupa-
                               Certaines sources de pollu-          tion de nos concitoyens. Leurs
                               tions aquatiques massives,           effets sur la santé publique
                               urbaines et industrielles, ont       aux très faibles doses qui sont
                               pu être considérablement             en cause, et en condition d’ex-
                               réduites par les politiques          position à de très nombreuses
                               de limitation et d’épuration         molécules      potentiellement
                               des rejets. Il en est ainsi          toxiques, sont très difficiles
                               des matières organiques              à quantifier. Leur existence,
                                                                    à propos de certaines molé-
                               fermentescibles,4        grâce
                                                                    cules ou formulations, peut
                               notamment à l’extension du
                                                                    cependant être soutenue par
                               traitement des eaux urbaines         des tests à l’échelle cellu-
                               et à l’amélioration de son effi-      laire notamment, et la mise
                               cacité. Le résultat en est une       en cause corrélative des
                               amélioration de la qualité           conditions de test imposées
                               des eaux de grands fleuves,           pour autoriser la mise sur le
                               attestée par l’accroissement         marché. La persistance dans
                               du nombre d’espèces de pois-         les eaux, le sol ou l’atmos-
                               sons qui les habitent, comme         phère de molécules interdites
                               c’est le cas dans la Seine.          depuis plusieurs années,
                                                                    atrazine, lindane ou chlor-
                               Cette double amélioration,           décone par exemple, est par
                               des données d’observation et         ailleurs avérée. Les consom-
                               de la maîtrise des pollutions        mateurs tendent alors à
                               non agricoles, accroît la visi-      appliquer à titre personnel le
                               bilité et la part de l’agriculture   principe de précaution. Cela
                               comme source de contamina-           se traduit par une attente
                               tion des milieux aquatiques.         collective d’une agriculture
                               Ce commentaire peut être             plus saine et respectueuse de
                               étendu à l’atmosphère, à             l’environnement, voire par un
                               propos de l’ammoniac et des          rejet du système de produc-
                               pesticides.                          tion dominant qu’exprime le
                                                                    succès grandissant de l’agri-
                               4. Les déchets fermentescibles       culture biologique5.
                               sont composés de matière
                               organique biodégradable, car         5. Organisée à l’échelle mondiale
230                            susceptible de fermenter.            depuis 1972, l’agriculture biolo-
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
     Répondre aux enjeux               au moins un succès partiel.
4    agricoles du XXIe
siècle : les défis pour
                                       Néanmoins, les fonctionne-
                                       ments du système souffrent
l’agronomie                            d’une certaine inertie, à la
                                       fois sur le plan biologique,
4.1. Premières réponses :              physique et chimique, liée
protéger les eaux en                   au cycle de l’azote (voir l’En-
maîtrisant les fuites                  cart : « Le cycle de l’azote dans
                                       l’agriculture »). Ainsi, ce n’est
4.1.1. Maîtriser les fuites            pas l’engrais apporté l’année
d’azote                                N qui fuit en profondeur la
                                       même année ou l’année
L’agronomie a déjà tenté
                                       N+1. Il va s’incorporer à la
depuis longtemps de répondre
                                       matière organique du sol, qui
aux problèmes de pollution
                                       se re-minéralise et ainsi de
liés à l’azote, en s’efforçant
                                       suite. C’est ce cycle global de
d’en limiter les fuites.
                                       la matière organique du sol
C’est ainsi que dans la gestion        qui « fuit ». Cela implique que
de la fertilisation azotée, on         les excédents d’azote dans les
a cherché à estimer au plus            sols y séjournent longtemps
juste les besoins des plantes,         et peuvent aussi fuir pendant
ajusté et fractionné les doses,        très longtemps si l’on ne les
de façon à limiter les risques         exploite pas en les exportant
de fuites. Ces engrais étant           à travers la production. Mais
véhiculés par l’eau, soit par          il existe également une inertie
leur ruissellement soit par            de diffusion des changements
l’infiltration, on a introduit          de pratique chez les agricul-
des couvertures hivernales
                                       teurs : les pratiques visant
des sols, qui correspondent
                                       à répondre à la réglementa-
à des cultures intercalaires
                                       tion, notamment européenne,
pièges à nitrates. Ces tech-
                                       ne diffusent que lentement,
niques permettent de réduire
                                       et particulièrement dans
les concentrations des eaux
                                       les régions d’élevage où l’on
de drainage en général sous
                                       cumule la double pratique
le seuil réglementaire de
                                       d’une fertilisation avec des
50 mg/L. On peut donc consi-
                                       éléments minéraux, et l’épan-
dérer que cette méthode est
                                       dage des effluents d’élevage.
gique s’est constituée en réaction     Cela a abouti à des excédents
à l’avènement de l’agrochimie,         « structurels » considérables
au milieu du XIXe siècle, et surtout   dans les régions où l’élevage
au développement de l’usage des        est concentré. La limitation
engrais issus de la chimie de syn-     des apports totaux d’azote à
thèse. Ce système de production
                                       170 kilogrammes par hectare
agricole est basé sur le respect
du vivant et des cycles naturels, et   et par an, n’y a pas permis
gère de façon globale la produc-       de réduire massivement les
tion en favorisant l’agrosystème       pollutions. Mais on semble
mais aussi la biodiversité. Pour       assister à une stabilisation
atteindre ces objectifs, les agri-     récente : respecter la norme
culteurs « biologiques » choisis-
                                       de 50 mg/L est un objectif
sent d’exclure l’usage d’engrais
et de pesticides de synthèse, ainsi    qui peut être généralement
que d’organismes génétiquement         atteint. Si cette norme est
modifiés.                               prudente par rapport aux            231
La chimie et l’alimentation

                                                                   effets toxiques sur l’homme        favorise la dégradation micro-
                                                                   en l’état des connaissances,       bienne des pesticides.
                                                                   il est élevé vis-à-vis de l’en-    En 2005, une expertise de
                                                                   vironnement et de la maîtrise      l’INRA et du Cemagref6 a
                                                                   de l’eutrophisation. L’Union       conclu que ces diverses tech-
                                                                   Européenne recommande une          niques ne suffisent pas à
                                                                   valeur de 25 mg/L elle-même        garantir un niveau négligeable
                                                                   sans doute excessive quant à       d’impact      environnemental
                                                                   l’état écologique des masses       des pesticides. La conclusion
                                                                   d’eau. L’effort à accomplir en     majeure en était la nécessité
                                                                   vue de préserver l’environne-      d’adopter une stratégie de
                                                                   ment reste donc considérable.      réduction de leur usage et de
                                                                                                      modifier les systèmes et tech-
                                                                   4.1.2. Maîtriser les fuites        niques de production pour y
                                                                   de pesticides                      parvenir, en prenant exemple
                                                                   S’agissant des pesticides, un      sur d’autres États comme le
                                                                   effort est porté sur la limi-      Danemark.
                                                                   tation des fuites directes,
                                                                   liées par exemple au rinçage       4.2 Un lourd cahier
                                                                   des cuves ou au devenir des        des charges pour l’agronomie
                                                                   emballages. Les dérivés,
                                                                   c’est-à-dire l’atteinte directe    4.2.1. Produire autrement
                                                                   des eaux superficielles par         et d’autres choses
                                                                   le produit de traitement, en       Les agronomes se trou-
                                                                   proximité des rives, sont          vent devant la nécessité de
                                                                   mieux maîtrisés par l’exis-        remettre en cause un certain
                                                                   tence de bandes enherbées et       nombre de pratiques pour
                               Figure 19                           la qualité technique de l’appli-   « produire autrement », et
                                                                   cation des produits. Une autre     notamment « consommer
                               Zone de culture où un labour
                                                                   préoccupation est la gestion       moins ». Outre l’obligation
                               en terrasse a été associé à un
                               maillage de zones tampons           des transferts via la circula-     de réduire les impacts sur
                               (talus enherbés, haies ou bandes    tion de l’eau dans les bassins     l’environnement, la question
                               enherbées) pour restaurer et        versants agricoles. Le prin-       de limiter la consommation
                               protéger la qualité du sol et de    cipe est de réduire le ruissel-    d’énergie est redevenue prio-
                               l’eau. Exploitation agricole dans   lement superficiel, principal       ritaire. Elle concerne directe-
                               l’Iowa (1999).                      vecteur de contamination des       ment les agronomes, puisque
                                                                   eaux, et favoriser l’infiltra-      la synthèse des engrais
                                                                   tion permettant une réten-         azotés est, par exemple pour
                                                                   tion et une biodégradation         la culture de blé, la princi-
                                                                   accrue des pesticides dans         pale source de consomma-
                                                                   le sol. Un moyen utilisé est la    tion d’énergie. Dans le même
                                                                   technique des bandes enher-        temps, il leur est demandé de
                                                                   bées (Figure 19) particuliè-       limiter l’extension de l’espace
                                                                   rement en bordure des cours        agricole au détriment des
                                                                   d’eau. Les couvertures hiver-
                                                                   nales des sols y contribuent       6. Le Cemagref est un organisme
                                                                   également, en même temps           de recherche pour l’ingénierie de
                                                                   qu’elles retiennent l’azote.       l’agriculture. Il est spécialisé dans
                                                                                                      la gestion des ressources, de
                                                                   S’y ajoutent d’autres types
                                                                                                      l’aménagement et de l’utilisation
                                                                   d’aménagement         possibles    de l’espace à dominante rurale
                                                                   comme la création de fossés,       (systèmes         aquatiques       et
232                                                                de zones humides où l’on           technologie de l’eau notamment).
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie
espaces naturels, c’est-à-dire    niques d’origine urbaine, ou
de maintenir ou d’augmenter       pour entretenir la biodiversité
les rendements pour assurer       des paysages.
la suffisance alimentaire.
                                  4.2.2. Produire mieux et plus
Il est facile d’imaginer les
antagonismes entre ces objec-     Enfin, il faut « produire mieux
tifs. Mais le défi se complique    et plus ». C’est-à-dire non
encore quand on demande           seulement garantir l’inno-
à l’agriculture de produire       cuité des produits en évitant
des matières premières non        la présence de substances
alimentaires en substitut à       toxiques, mais aussi contri-
d’autres sources. On pense        buer à leur valeur nutri-
évidemment à l’énergie, avec      tive, gustative, hédonique et
les agrocarburants issus de       symbolique (ces aspects sont
la biomasse pour se substi-       abordés dans les Chapitres
tuer en partie aux carburants     de M. Desprairies, P. Etiévant,
pétroliers. Mais cela s’étend     S. Guyot et H. This).
à la production de molécules      Cette accumulation d’exi-
par la chimie du végétal ou       gences du cahier des charges,
de matériaux par l’agricul-       et    leurs     contradictions,
ture… ce qui nous rapproche       doivent être assumées sous
de la situation antérieure au     une condition impérative pour
XXe siècle, où l’énergie était    une agriculture durable : que
largement fournie par la trac-    les agriculteurs disposent du
tion animale, et les matériaux    revenu nécessaire au main-
étaient très souvent d’ori-       tien de leur activité.
gine biologique – la laine,
la paille, etc.                   4.3 Des perspectives
Cette rediversification des        pour l’avenir ?
usages des produits de l’agri-
culture, doit s’opérer sans       4.3.1. L’azote, une difficulté
affecter la sécurité alimen-      incontournable
taire mondiale, qui dépend        Les plantes ne peuvent croître
elle-même d’un fort accrois-      sans azote. Pour atteindre
sement de la production en        des rendements élevés, il faut
réponse à l’accroissement         donc leur en fournir d’une
démographique et au déve-         manière ou d’une autre. C’est
loppement économique des          un facteur de production sans
pays émergents.                   substitut. Or, nous l’avons
D’autre part, au-delà de          vu, l’azote pose un problème
la maîtrise de ses impacts        environnemental de taille. À
négatifs, il est attendu que      titre d’exemple, la production
l’agriculture contribue à la      du blé en France requiert une
production de « services          énergie s’élevant à environ
écosystémiques » ou services      20 500 MJ/ha, dont plus de
écologiques. Il s’agit de valo-   la moitié (13 000 MJ/ha) est
riser les agro-écosystèmes        liée à l’utilisation d’engrais
en stockant par exemple du        (essentiellement       azotés).
carbone dans les sols cultivés    S’ajoutent à la consomma-
ou ceux des prairies, ou pour     tion d’énergie, les émissions
recycler les déchets orga-        de gaz à effet de serre (voir le   233
La chimie et l’alimentation

                               paragraphe 3.2), qui nécessi-      grande consommatrice d’en-
                               tent d’être mieux quantifiées.      grais azoté, mais qui le valo-
                               Or, on peut soupçonner que         rise mal dans la production.
                               le problème est peut être plus
                               grave que ce qu’on imagine,        4.3.2. Les pesticides :
                               à en croire les propos du prix     une politique de forte
                               Nobel de chimie (1995) Paul        restriction d’usage
                               Josef Crutzen. Il annonçait il y   La conclusion de l’exper-
                               a trois ans que les coefficients    tise citée précédemment
                               d’émission calculés pour           s’est trouvée reprise dans
                               l’azote des milieux terrestres     la décision politique consé-
                               sont sans doute sous-estimés       cutive au « Grenelle de l’en-
                               à partir de la modélisation du     vironnement », à travers le
                               fonctionnement des oxydes          plan Ecophyto 20187, qui fixe
                               d’azote dans l’atmosphère.         une réduction de moitié de
                               En les corrigeant, on verrait      l’utilisation des pesticides
                               croître la part des gaz à effet    à l’échéance de 2018. Cette
                               de serre liée à la fertilisation   mesure doit pousser à une
                               azotée.                            maîtrise accrue des traite-
                               Quelles solutions trouver          ments, et impulser ce qui
                               au-delà     des     techniques     est appelé       « agriculture
                               efficaces déjà éprouvées,           raisonnée », n’utilisant les
                               mais d’effets limités sur la       pesticides qu’en cas de besoin
                               consommation d’engrais ?           avéré par un risque phytosani-
                               Revenir massivement à la           taire sérieux et très probable.
                               pratique d’utilisation de la
                                                                  Les autres solutions néces-
                               fixation symbiotique de l’azote
                                                                  saires pour atteindre la
                               par les bactéries qui accom-
                                                                  réduction de 50 %, consistent
                               pagnent les légumineuses ?
                                                                  à mobiliser des techniques
                               Cela impliquerait une modi-
                                                                  alternatives aux traitements
                               fication considérable de l’as-
                                                                  chimiques. Par différence
                               solement et une occupation
                                                                  avec la fertilisation azotée,
                               de milliers d’hectares par
                                                                  il en existe de différentes
                               la culture de luzerne ou du
                                                                  natures, même si aucune n’a
                               trèfle par exemple, au détri-
                                                                  la même efficacité et la même
                               ment du blé et du colza…
                                                                  commodité d’emploi que les
                               Pour une utilisation de ces
                               produits, il faudrait réasso-
                                                                  7. Le plan Ecophyto 2018 est
                               cier les productions végétales     en France l’une des mesures
                               et animales, réintroduire par      proposées par le Grenelle de
                               exemple des ruminants dans         l’environnement fin 2007 et
                               les grandes plaines du bassin      reprise par le PNSE 2 (second Plan
                               parisien, ce qui est loin d’être   national santé environnement) en
                               simple à organiser.                2009. Il vise à réduire et sécuriser
                                                                  l’utilisation des phytosanitaires
                               Une autre piste d’espoir est       (y compris en zone non agricole)
                               d’accroître l’efficience de         pour notamment diviser par
                               l’utilisation de l’azote par les   deux l’utilisation des pesticides
                               cultures. Des progrès impor-       avant 2018 (formulation ambiguë
                                                                  car ne précisant pas s’il s’agit
                               tants ont été accomplis dans
                                                                  de tonnage, de matière active,
                               le cas du blé. Ils sont moins      des produits les plus utilisés ou
                               avancés pour d’autres plantes      les moins utilisés ou les plus
234                            comme le colza, également          toxiques, etc.).
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