La chimie en agriculture : les tensions et les défi s pour l'agronomie
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Pierre Stengel La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie Agriculture certains pays ; mais succès 1 et chimie : une longue et tumultueuse histoire parfois accompagné d’em- bûches, lesquelles contri- buent en grande partie à la C’est au XIXe siècle qu’est née mise en cause actuelle de l’agronomie scientifique. Elle ce modèle dans les sociétés a conduit à la création et à des pays développés, ce qui la généralisation du modèle peut s’apparenter à une crise de l’agriculture dite intensive de l’agriculture intensive, (Figure 1), telle que nous la que nous sommes en train connaissons aujourd’hui dans de vivre. nos pays développés, tout Plus que jamais, il existe particulièrement en Europe une attente forte de la part mais aussi dans les pays des consommateurs et des émergents, notamment les pouvoirs publics à l’égard des pays asiatiques. Un succès agronomes, qui ont la lourde historique qui a permis une responsabilité de répondre croissance fulgurante de la aux enjeux du développe- Figure 1 population mondiale et l’éra- ment durable planétaire, par L’agriculture intensive dication des famines dans la conception d’une nouvelle est née au XIXe siècle.
La chimie et l’alimentation agriculture qui prenne en nibilités pour la plante ils compte les besoins alimen- pouvaient avoir, et quels flux taires et les contraintes envi- cela pouvait induire du sol ronnementales très pressants vers la plante. de ce début du XXIe siècle. C’est une préoccupation au cœur 2.1.2. Maîtriser la fertilité de laquelle se trouve depuis et optimiser les plantes longtemps la chimie, un acteur Cette nouvelle connaissance important de l’agronomie des plantes a ouvert la voie au scientifique (Figure 2). Or, les développement de la chimie relations actuelles entre agri- du sol et a conduit aux prin- culture, chimie et société sont cipes de la maîtrise de la loin d’être simples. fertilité qui ont été acquis au Quels sont les principaux début du XXe siècle, dès lors défis des agronomes et des que l’industrie chimique a chimistes face à des attentes été capable de produire des fortes, nombreuses et parfois engrais (Figure 4) en quan- contradictoires ? tité abondante et à des prix Figure 2 accessibles, pour améliorer Les scientifiques (chimistes La chimie agricole la qualité nutritive de surfaces et biologistes), des acteurs clés dans l’agronomie moderne. 2 et la révolution verte de terres de plus en plus grandes. Il s’est instauré une 2.1. L’agronomie scientifique, collaboration très étroite fille de la chimie entre les chimistes – qui ont Figure 3 notamment mis au point la Les plantes ont besoin d’eau, 2.1.1. Découverte synthèse de l’ammoniac1 – d’éléments nutritifs, de dioxyde des fondements de et les agronomes – qui ont de carbone (CO2) apporté par l’air l’alimentation des plantes appris à utiliser ces éléments et d’énergie solaire nécessaire L’agronomie est une fille de la fertilisants, distribués aux à la synthèse chlorophyllienne. Quand on a découvert qu’elles chimie qui est née au XIXe siècle plantes de plus en plus préci- se nourrissent de nitrates, avec la découverte des fonde- sément en fonction de leurs ammonium, phosphate, potassium, ments de l’alimentation miné- besoins. Les aboutissements oligo-éléments… on s’est rale des plantes. Avant cette techniques les plus élaborés mis à développer l’agronomie époque, on ne savait pas de en sont l’irrigation localisée scientifique. quoi elles s’alimentaient, fertilisante ou la culture sur même si l’on savait bien que solution pratiquée en serre. l’ajout de matières organiques De leur côté, et c’est l’une de telles que le fumier était favo- leurs contributions majeures, rable à leur croissance, mais les agronomes ont apporté sans en connaître l’explica- une amélioration génétique tion. Puis l’on s’est aperçu que des plantes, qui résistent les plantes se nourrissent de mieux aux agresseurs et molécules minérales d’azote, sous forme de nitrate (NO3−) 1. Traditionnellement, l’ammoniac et d’ammonium (NH4+), de NH3 était obtenu par distillation phosphore et de divers autres du purin (déchet issu de l’élevage éléments (Figure 3). Dès lors d’animaux domestiques et que l’on a compris cela, on a pouvant être utilisé comme fertilisant azoté) et du fumier. Sa recherché ces éléments dans production industrielle s’effectue le sol, on a voulu comprendre essentiellement par synthèse sous quelles formes ils s’y directe à partir d’hydrogène et 218 trouvaient, quelles dispo- d’azote (procédé Haber-Bosch).
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie aux conditions climatiques 2.2. Vers l’agriculture Figure 4 des lieux où on les cultive intensive Fumier et cendres ont été (Figure 5). 2.2.1. Optimiser les surfaces remplacés par les engrais agricoles industriels pour fertiliser les sols. 2.1.3. Lutter contre À grande échelle, ils sont épandus les bioagresseurs Grâce à l’apport des engrais et par irrigation ou par avion. L’autre contribution majeure des produits phytosanitaires de la chimie, apparue durant industriels, les agriculteurs la deuxième moitié du des pays développés ont pu XXe siècle avec l’essor de la maîtriser progressivement chimie de synthèse, est la lutte les contraintes liées au sol contre les bioagresseurs des (contraintes « édaphiques »), plantes. Il s’agit de l’ensemble ainsi que les contraintes Figure 5 des organismes ravageurs liées aux bioagresseurs (contraintes « biotiques »). Les plantes sélectionnées sont (insectes), pathogènes (cham- plus résistantes et valorisent au pignons), ou des concurrents D’un point de vue pratique, mieux les potentialités climatiques des plantes, c’est-à-dire il a dès lors été possible de des milieux. les mauvaises herbes2. Une série de molécules phytosa- nitaires – herbicides, fongi- cides, insecticides – de plus en plus performantes et effi- caces sont progressivement distribuées sur le marché depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, permet- tant aux agriculteurs d’être dotés de moyens puissants de lutte contre les épidémies qui menacent leurs cultures. 2. En botanique, les mauvaises herbes sont désignées par le terme adventices. 219
La chimie et l’alimentation Figure 6 s’affranchir peu à peu des légumineuses leur apportent rotations, à savoir l’alternance des sucres issus de la photo- Champ de blé, champ de colza… de cultures différentes, prati- synthèse (Voir la Figure 15). la spécialisation des cultures est une caractéristique de l’agriculture quée autrefois pour nettoyer Tout ceci a progressivement intensive. le sol des mauvaises herbes laissé place à des spécia- (labours), empêcher le déve- lisations de l’agriculture. loppement des pathogènes Cette spécialisation s’étend et ravageurs des plantes tels au niveau régional : la France que les vers nématodes, ou possède des régions de encore maintenir la fertilité culture très majoritairement du sol en reconstituant ses dominées par les « grandes réserves minérales. On a eu effectivement recourt à la cultures » : céréales, colza, fixation symbiotique des légu- maïs (Figure 6). Elle affecte la mineuses telles que les hari- plupart des exploitations, dont cots, fèves, luzernes, trèfles le nombre d’espèces cultivées ou pois. Cela consistait à n’a cessé de se réduire. Cette laisser des micro-organismes spécialisation permet des symbiotiques du genre Rhizo- économies d’échelle en équi- bium se fixer sur les racines pement et en technicité. Une de ces plantes hôtes, pour autre conséquence notable de produire à partir de l’azote ce changement de pratique Figure 7 atmosphérique des molécules agricole est un découplage L’élevage est aussi concerné par azotées qui alimentent les entre la production végétale l’intensification de l’agriculture. plants (en échange de quoi les et l’élevage (Figure 7). 220
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie L’ensemble de ces boulever- agricoles. À titre d’exemple, le sements a abouti à ce que rendement du blé en France a l’on appelle aujourd’hui l’agri- quadruplé depuis les années culture intensive, avec un 1950. Un bilan dans notre pays accroissement sans précédent est présenté dans l’Encart : de la productivité physique, « Retour sur 50 ans d’agricul- c’est-à-dire des rendements ture intensive en France ». RETOUR SUR 50 ANS D’AGRICULTURE INTENSIVE EN FRANCE L’apport des engrais Autrefois, le sol était fertilisé de façon empirique, par ajout de fumier (en général des excré- ments d’animaux mélangés à de la paille) qui apporte de l’azote, par ajout d’os pour le phos- phate, ou encore de cendres pour le potassium. L’avènement de l’industrie chimique, charbonnière et pétrolière au XXe siècle a permis d’ac- céder à de grandes quantités de formes chimiques purifiées d’engrais, qui ont été largement utilisées en France notamment. Leur composition de base est généralement constituée du trio « NPK », pour azote/phosphate/potassium, l’azote étant l’élément le plus important. Quel est le bilan de l’apport des engrais azotés dans les grandes cultures en France, notam- ment pour les céréales et le colza ? La Figure 8 donne une image de la relation possible entre la consommation d’engrais azoté en France et la productivité des cultures de céréales et de colza, depuis 1960. Un parallélisme y apparaît de manière flagrante. On note cependant un certain détachement à partir des années 1990, qui pourrait être rapproché de la baisse du soutien européen au prix des denrées agricoles. Cela implique, de façon économiquement justifiée, un moindre recourt aux engrais. On observe que cela n’affecte pas pour autant les rendements, ce qui montre qu’il peut y avoir eu parfois des consommations inutiles d’engrais, éventuellement mal pondérées en fonction des rendements que l’on peut espérer obtenir. Indice base 100 en 1980 160 140 120 100 80 60 Production de céréales + colza 40 Livraison d’azote 20 0 1972 1960 1962 1964 1966 1968 1970 1974 1976 1978 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 Figure 8 Quel est l’impact des engrais azotés sur la productivité des grandes cultures (céréales, colza) en France ? Source : Ministère de l’agriculture et de la pêche (Scees – Agreste) – Union des industries de la fertilisation (Unifa). 221
La chimie et l’alimentation L’apport des produits phytosanitaires : les pesticides Cela fait des millénaires que l’on cherche à protéger les plantes cultivées, en luttant chimique- ment contre les organismes nuisibles. Du soufre était déjà utilisé en Grèce antique (1000 ans avant J.-C.), de même que l’arsenic était recommandé en tant qu’insecticide par le naturaliste romain Pline l’Ancien. Des produits à base de plomb étaient même utilisés au XVIe siècle en Chine et en Europe, tandis que les propriétés insecticides du tabac étaient reconnues dès 1690. Depuis l’essor de la chimie organique et minérale au XIXe siècle, les agriculteurs ont pu accéder à de nombreux pesticides à base de cuivre, tels que des fongicides à base de sulfate de cuivre CuSO4 (la bouillie bordelaise est un mélange de sulfate de cuivre et de chaux, qui permet de lutter contre les invasions fongiques de la vigne et de la pomme de terre). À partir des années 1940, l’usage du DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) s’est répandu et a ouvert la voie au déve- loppement de nombreux autres organochlorés utilisés en tant qu’insecticides. S’en est suivi le développement des organophosphorés après la Seconde Guerre mondiale, puis des herbi- cides de la famille des urées (linuron, diuron), des ammoniums quaternaires (triazines), suivis des fongicides des familles des imidazoliques et triazoliques. Les insecticides de la famille des pyréthrinoïdes sont apparus dans les années 1970-80. Les tonnages utilisés dans le monde ont régulièrement augmenté depuis soixante ans, notamment au États-Unis et en France. Quel recul pouvons-nous avoir sur l’impact de l’utilisation des pesticides sur la production végétale en France ? La Figure 9 révèle une corrélation similaire à celle constatée au sujet de l’impact des engrais (Figure 8) (la courbe de production végétale semble croître à un niveau plus faible, mais à même échelle, cette croissance est comparable à celle de la production des grandes cultures de la Figure 8). Il est difficile d’établir des liens directs de causalité entre d’une part l’utilisation d’engrais et de pesticides, indépendamment l’un de l’autre, et d’autre part l’augmentation des productions agricoles. Il n’y a cependant pas de doute sur la contribution des produits phytosanitaires dans l’augmentation des volumes de production et dans la stabilisation des rendements agricoles. En effet, ces derniers ne sont plus sujets aux effondrements catastrophiques qui ont eu lieu dans l’histoire en conditions climatiques favorables à la prolifération des pathogènes. Cette sécurité, qui a éloigné les crises associées aux disettes et aux famines, n’a réalisé que partiel- lement le rêve de l’humanité d’échapper au manque de nourriture. Elle reste fragile comme l’ont montré les effets des mauvaises récoltes de 2007, menacées notamment par le change- ment climatique. Indice de volume : 100 en 1959 900 800 700 600 Phytosanitaires 500 400 Production végétale 300 200 100 0 65 68 71 83 86 89 98 01 04 59 62 74 77 80 92 95 07 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 19 20 20 20 Figure 9 Quel est l’impact des pesticides sur la productivité végétale en France ? 222
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie 2.2.2. Mécaniser l’agriculture et à la possibilité pour les Figure 10 Parallèlement aux progrès familles de consacrer leurs budgets à d’autres marchés La mécanisation a décuplé liés à l’optimisation des sols et la productivité des agriculteurs. des plantes, des outils méca- issus des développements niques puissants ont été déve- industriels parallèles que loppés et mis à disposition des l’on connaît dans les sociétés agriculteurs (Figure 10), ce qui modernes. a décuplé la productivité du Le fondement conceptuel en travail. En France, alors que termes de schéma de fonc- les rendements agricoles ont tionnement de l’agriculture été multipliés en moyenne par est qu’elle a été assimilée à trois ou quatre, la productivité un processus industriel. Le du travail a été multipliée par terme le plus achevé en est vingt voire par trente ! Il en a l’utilisation des serres, qui résulté une diminution consi- reviennent à « faire entrer dérable de la population agri- des engrais dans le process » cole en Europe, notamment et à faire « fonctionner » une dans notre pays. plante en condition artifi- cielle parfaitement contrôlée : Figure 11 2.3. Les conséquences des conditions typiquement Faire pousser des plantes du modèle agricole intensif industrielles (Figure 11). en serre : des conditions L’intensification de l’agricul- Même en plein champ, nous typiquement industrielles. ture dans de nombreux pays a abouti à un succès remar- quable et unique dans l’his- toire de l’humanité, on parle de « révolution verte ». Elle a permis un accroissement de la population, qui est passée de 2 à 6,5 milliards en quelques décennies. Elle a également eu pour conséquence la réduction des coûts alimentaires. Les prix des produits en valeur rela- tive n’ont cessé de diminuer, contribuant à améliorer le niveau de vie des populations, 223
La chimie et l’alimentation n’en sommes pas loin avec les nitrates, qui ont fait l’objet l’irrigation localisée fertili- d’attentions très fortes dès sante : le milieu est alors un les années 1970, lorsque l’on support physique qui sert prévoyait déjà que l’utilisation simplement à ancrer la plante d’excédents d’azote aurait et à faire circuler les engrais pour effet cette augmenta- à destination de ses racines. tion de concentration. Effec- Globalement, ce système est tivement, aux exutoires du très dépendant de ce qu’on bassin versant agricole, l’aug- peut appeler les « intrants mentation de concentration chimiques » : engrais, produits des nitrates a été régulière phytosanitaires, retardateurs et continue entre les années de croissance, etc. 1970 et la fin du XXe siècle. L’Europe avait pourtant pris Bilan des coûts des mesures et mis en place 3 et risques : un modèle intensif des directives au milieu des années 1970 pour stopper remis en cause ? cette progression menaçante, mais sans changements mani- 3.1. Premières mises en festes jusqu’à présent, notam- ment en France (Figure 12). En cause : les contaminants un siècle, les taux de nitrates des eaux des rivières bretonnes ont été Le premier fait marquant, multipliés par dix ! Figure 12 cause de large contestation du modèle de l’agriculture 3.1.2. La contamination La concentration en nitrates en intensive, est la contamination par les pesticides aval des bassins versants agricoles des eaux par les engrais, puis Pour les pesticides, la situa- n’a fait qu’augmenter en France, contribuant à une eutrophisation par les pesticides. Faisons un tion s’est avérée de même (modification et dégradation retour sur les faits. nature que pour les nitrates, du milieu aquatique liées à mais les questions ont été l’apport exagéré de substances 3.1.1. La contamination mises en avant de façon plus nutritives, qui augmentent la par les nitrates tardive, notamment en raison production d’algues et de plantes Les premiers éléments quan- de difficultés et du coût beau- aquatiques). Ce phénomène a été particulièrement observé en titatifs recueillis ont été les coup plus élevé des analyses. Bretagne, par exemple dans niveaux observés de conta- À mesure que les perfor- la Baie de Saint-Brieuc. mination des eaux douces par mances analytiques se sont En mg NO3/l 22 20 18 16 14 12 10 Concentrations 8 Moyenne mobile sur 5 ans 6 4 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 224
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie accrues, on s’est aperçu que l’on trouvait de façon assez Dans les cours d'eau (SEQ-Eau « qualité globale eaux superficielles ») fréquente dans les eaux 100 % superficielles et souterraines des pesticides ou des molé- 80 % 41 % 44 % 46 % 49 % 49 % cules issues de la dégrada- 53 % tion des pesticides. D’après 60 % les statistiques produites par l’Institut français de l’environ- 40 % nement (IFEN) sur la période 56 % 59 % 54 % 51 % 51 % de 1998 à 2004 (on observe 20 % 47 % une relative stabilité de la qualité des eaux superficielles 0% 1998-1999 1999-2000 2001 2002 2003 2004 au cours des années 1998 à 305 pts 397pts 493 pts 624 pts 493 pts 607 pts 2004 ; Figure 13), la majorité Trés bonne et bonne qualité Qualité moyenne à mauvaise des eaux superficielles fran- çaises peut être considérée comme contaminée par la présence d’au moins un type Dans ce contexte, l’agriculture de molécule, avec des concen- Figure 13 intensive est souvent montrée trations dépassant le seuil du doigt… Fréquence des contaminations de 0,2 μg/L pour une molé- par les pesticides. cule donnée, ou le seuil de 3.2. Des effets sur 0,7 μg/L pour un ensemble de l’atmosphère et le climat molécules. Ces seuils restent très bas, comparativement à En même temps que la ques- la norme qui avait été adoptée tion de l’effet de serre et du en Europe sur les eaux de réchauffement climatique boisson, qui fixait le seuil à préoccupe de plus en plus les 0,1 μg/L, correspondant à sociétés modernes, l’agricul- l’époque au seuil de détection. ture en a été désignée comme Ce qui montre que l’Europe un contributeur important. s’engageait déjà dans une voie En première ligne, a été conduisant à dire : « il faut dénoncée l’utilisation des zéro pesticide dans les eaux », engrais azotés en France, qui un défi extrêmement difficile à seraient responsables des tenir, et qui n’a pas de signi- trois quarts des émissions de fication connue en termes de protoxyde d’azote N2O, un gaz Figure 14 toxicité ou d’écotoxicité. à effet de serre au pouvoir de Le protoxyde d’azote tient une part Petit à petit, ces premières réchauffement trois cent fois importante dans les émissions de mises en cause de l’agriculture supérieur à celui du dioxyde gaz à effet de serre. fondée sur un usage intensif de carbone CO2, représentant PFC = perfluorocarbures ; ainsi 15 % des émissions des HFC = hydrofluorocarbure. de la chimie se sont étendues à d’autres domaines, à mesure gaz à effet de serre expri- CO2 que les questions environ- mées en pouvoir de réchauf- N2 O nementales prenaient une fement (Figure 14) ! ampleur croissante. Depuis Le passage de l’état d’en- 14,8 % CH4 1990, la question du réchauf- grais au gaz protoxyde d’azote 70,3 % 11,9 % fement climatique planétaire s’effectue soit directement et de la biodiversité est plus à travers les processus de 3% que jamais abordée dans les nitrification ou de dénitrifica- PFC + HFC + SF6 sociétés des pays développés. tion de l’azote dans les sols 225
La chimie et l’alimentation (voir Encart : « Le cycle de 3.3 Des effets sur l’azote dans l’agriculture »), la biodiversité soit indirectement à travers Les impacts de l’agriculture les effluents d’élevage et leur intensive sur la biodiversité gestion, ou encore à travers ont depuis plus longtemps les émissions vers les milieux donné lieu à des alertes, et humides ou aquatiques où se ces impacts sont aujourd’hui produisent les même phéno- davantage renseignés que mènes que dans les sols. ceux sur l’effet de serre. L’une LE CYCLE DE L’AZOTE DANS L’AGRICULTURE L’azote suit un cycle biogéochimique, durant lequel il est successivement transformé en différentes formes : azote gazeux N2, nitrate NO3-, nitrite NO2-, ammoniac NH4+, azote organique. L’une des étapes de transformation de l’azote est le processus de nitrification que réalisent des micro-organismes du sol. Il conduit à la transformation de l’ammoniac NH4+ en nitrite NO2- (nitrification par Nitrosomonas) puis à la transformation du nitrite en nitrate NO3- (nitratation par Nitrobacter) (Figure 15). (N2) (NO3-) (NH4+) (NO2-) Figure 15 Le cycle de l’azote dans l’agriculture. Comment s’y insèrent les engrais chimiques azotés ? Comment le protoxyde d’azote est-il produit ? 226
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie des premières alertes a fait 3.3.1. Les engrais suite à la parution aux États- et l’eutrophisation Unis du livre Le printemps de l’eau et des sols silencieux, écrit en 1962 par la Un premier effet massif sur la biologiste Rachel Carson. Ce biodiversité est l’eutrophisa- livre est largement reconnu tion (Encart : « L’eutrophisa- pour avoir contribué à lancer tion des milieux aquatiques »), le mouvement écologiste des milieux aquatiques, dans le monde occidental, effet généralement specta- montrant les dégâts que les culaire et bien quantifiable. pesticides pouvaient produire Nous sommes aujourd’hui sur l’environnement, et plus malheureusement familiers particulièrement sur les aux dégâts qu’ont pu causer oiseaux. Ce qui a notamment les activités agricoles sur les conduit en 1972 à l’interdiction milieux aquatiques. L’utili- du DDT aux États-Unis, un sation parfois mal mesurée insecticide qui a montré des d’engrais azotés et phos- conséquences néfastes sur la phatés provoque des désé- santé humaine3. quilibres dans les milieux qui reçoivent les eaux de ruissel- 3. L’arrêt de l’utilisation du DDT en 1996 a cependant conduit à lement ou d’infiltration issues une augmentation considérable de l’agriculture. Ces éléments des cas de paludisme en Afrique, minéraux nourrissent par jusqu’à ce que l’Organisation excès des algues bien souvent mondiale de la santé (OMS) indésirables, qui pren- recommande le maintien de son utilisation dans ces pays, ce qui a nent la place de toute autre contribué à abaisser les cas de la forme de vie à cause de leur maladie. surdéveloppement. L’EUTROPHISATION DES MILIEUX AQUATIQUES L’eutrophisation (du grec eu = bien, vrai ; trophein = nourrir) est la modification et la dégradation d’un milieu aquatique, lié en général à un apport excessif de substances nutritives, qui augmentent la production d’algues et de plantes aquatiques. Le phénomène peut se décomposer en quelques étapes : des nutriments, notamment les phosphates et les nitrates issus de l’agriculture, sont déversés en grande quantité dans le milieu aquatique ; les eaux ainsi enrichies permettent la multiplication rapide des végétaux aquatiques, en particulier la prolifération d’algues (l’« efflorescence algale ») ; le stock d’oxygène étant très limité dans l’eau, celui-ci est rapidement épuisé lors des périodes pendant lesquelles la respiration des organismes et la décomposition des matières produites excèdent la production par photosynthèse et les échanges possibles avec l’oxygène atmosphérique. Le développement éventuel de plantes flottantes empêche le passage de la lumière, donc la photosynthèse dans les couches d’eau inférieures, et gêne également les échanges avec l’atmosphère ; le milieu devient alors facilement hypoxique puis anoxique, favorable à l’apparition de composés dits réducteurs et de gaz délétères (thiols, méthane) ; il peut en résulter la mort d’organismes aquatiques aérobies – insectes, crustacés, poissons, mais aussi végétaux –, dont la décomposition, consommatrice d’oxygène, amplifie le déséquilibre. 227
La chimie et l’alimentation C’est ainsi que nous connais- agricoles utilisant des fertili- sons actuellement le phéno- sants (Figure 17). mène des marées vertes en Bretagne, qui sont une 3.3.2. Les pesticides manifestation d’eutrophi- et l’écotoxicologie sation massive détériorant L’effet des pesticides sur des complètement le milieu et populations bien ciblées est aboutissant à des problèmes généralement bien connu, sanitaires qui n’étaient souvent davantage observé pas forcement soupçonnés au niveau expérimental que Figure 16 mesuré dans les conditions jusqu’à une époque récente Les marées vertes sont apparues (Figure 16). L’accumulation naturelles, même s’il arrive en Bretagne et se sont amplifiées de ces éléments dans les que l’on suive une espèce dans les années 1970, ne cessant dans la nature, dans des cours d’eau peut avoir un de s’aggraver depuis cette époque. Sur la façade ouest, on observe impact important sur le milieu conditions particulières. Il surtout la pullulation des espèces marin, à l’endroit même où est toutefois très difficile de Ulva armoricana. se déversent des fleuves, quantifier les effets des pesti- ou par le retour des nappes cides (mis à part les conta- souterraines qui forment des minations massives, mais qui sources sous-marines ou sont devenues extrêmement proches du bord de mer. rares en Europe). La raison Ces constats ont donné lieu à en est que, de manière géné- des actions très fortes, notam- rale, une masse d’eau polluée ment pour préserver des ne l’est pas par un seul type milieux aquatiques terrestres de molécules, mais par un comme les grands lacs alpins, ensemble de molécules, à des dans lesquels le phosphore, niveaux de concentration en plus que l’azote, joue un rôle pesticides très bas, et avec prépondérant, la combinaison l’intervention de nombreux autres facteurs, qui parfois des deux éléments aboutis- sont plus délétères pour les sant à une aggravation consi- populations que les pesticides dérable du problème. eux-mêmes : température de Dans le cas des sols, il est l’eau, oxygénation, etc. plus difficile de parler d’eu- C’est donc un grand défi pour trophisation ; la situation les scientifiques qui étudient est différente : le fait d’avoir l’écotoxicologie, que de déter- cherché à adapter un grand miner précisément l’effet d’un nombre de sols à l’agriculture, ou plusieurs pesticides sur la notamment en améliorant Figure 17 biodiversité. leur fertilité, a progressive- Les prairies sont des milieux ment conduit à la disparition riches en biodiversité. 3.4. Agriculture intensive des sols peu riches ou acides. et environnement : Or, beaucoup de végétaux un ensemble complexe s’étaient adaptés à ces condi- tions extrêmes et disparais- L’ensemble de ces observa- sent dès lors que l’on a enrichi tions – gaz à effet de serre, ces sols en éléments nutritifs. pollution des eaux et des sols, C’est particulièrement le cas appauvrissement de la biodi- des prairies, où la biodiversité versité –, mêlées aux incer- s’est trouvée significativement titudes dues à la complexité 228 réduite par suite des activités des phénomènes en jeu,
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie aboutit à des réactions de de la situation globale (voir mise en cause de l’effet global Encart : « Des populations de l’agriculture intensive sur d’oiseaux : un bon indicateur l’environnement. de la biodiversité »). Au premier plan sont montrés du doigt les fertilisants et les produits phytosanitaires. On DES POPULATIONS D’OISEAUX, UN BON INDICATEUR peut pour l’instant dire que les DE LA BIODIVERSITÉ techniques de culture utilisant ces produits ont surtout un Appréhender et suivre la biodiversité dans son ensemble est effet sur la biodiversité locale, humainement et techniquement impossible. Actuellement, celle attachée à la surface du seules quelque 1,4 millions d’espèces ont été identifiées sol où elle est nourrie, que ce sur un potentiel de quinze à cent millions, et parmi celles soit une plante sauvage, ou qui sont décrites, seulement quelques milliers sont la faune et la microflore du relativement bien suivies. On a donc recours à des modèles sol. Mais cet effet est aussi utilisant des indicateurs pertinents, qui peuvent donner une dû à la réduction du nombre idée réaliste de la situation, afin d’aider les scientifiques, les d’espèces cultivées, du fait pouvoirs publics et les citoyens à hiérarchiser les priorités des spécialisations de l’agri- et prendre des décisions (par exemple : implanter des haies culture : des paysages très ou des zones enherbées, habitats de l’avifaune (oiseaux) et homogènes ont beaucoup de de l’entomofaune (insectes)). mal à héberger une multi- Les oiseaux sont fréquemment choisis comme un baromètre tude d’espèces. Enfin, entrent précis et pratique de la répartition de la biodiversité et du en jeu d’autres effets qui ne changement de l’environnement mondial. Le suivi de la proviennent pas de l’agri- population des oiseaux communs dans les zones agricoles culture intensive en tant que peut ainsi être un bon indicateur de l’impact de l’agriculture telle, mais par le fait que la sur la biodiversité : il tient compte à la fois de la disparition mécanisation et l’expansion d’habitats, de lieux de reproduction et de disponibilités des exploitations ont conduit trophiques, ou d’actions toxiques sur les oiseaux. à modifier les paysages en On observe une diminution tendancielle de ces éliminant une grande part des populations depuis la fin des années 1980, qui se poursuit espaces dits semi-naturels. malheureusement jusqu’à l’époque présente sans aucune Parmi ces espaces, on compte manifestation d’inversion de cette tendance (Figure 18). les bordures de champs, les fossés, les bordures de 1,2 chemins, sans oublier un certain nombre d’éléments 1 appréciés pour leur valeur esthétique mais qui jouent 0,8 aussi un grand rôle dans la préservation de la biodiver- sité : les haies, les bosquets, 0,6 les arbres isolés. 0,4 L’ensemble de ces facteurs 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 19961997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 contribue à réduire la biodi- Indice d'abondance Tendance versité dans l’espace agricole, sans que l’on soit, à ce stade, véritablement capable de Figure 18 quantifier la part de chacun Évolution de l’indice d’abondance des oiseaux communs d’entre eux. Il existe néan- caractéristiques des zones agricoles. moins un certain nombre Source : Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). d’indicateurs révélateurs 229
La chimie et l’alimentation 3.5. Agriculture et produits 3.5.2. Une défiance croissante chimiques, en ligne de mire à l’égard du risque toxique La multiplication et la 3.5.1. Des contaminations meilleure accessibilité des de l’environnement mieux données ont contribué à légi- documentées et plus visibles timer un contexte de défiance Les contaminations de l’envi- croissante à l’égard de la sécurité des produits alimen- ronnement ont cependant des taires, largement induit par origines multiples. Elles sont des crises sanitaires qui ont de plus en plus précisément affecté nos sociétés, même documentées grâce à des si elles ne concernent pas le moyens d’analyse et à la mise champ de l’alimentation. Les en place de systèmes d’ob- pesticides sont en ce sens le servations plus performants. premier objet de préoccupa- Certaines sources de pollu- tion de nos concitoyens. Leurs tions aquatiques massives, effets sur la santé publique urbaines et industrielles, ont aux très faibles doses qui sont pu être considérablement en cause, et en condition d’ex- réduites par les politiques position à de très nombreuses de limitation et d’épuration molécules potentiellement des rejets. Il en est ainsi toxiques, sont très difficiles des matières organiques à quantifier. Leur existence, à propos de certaines molé- fermentescibles,4 grâce cules ou formulations, peut notamment à l’extension du cependant être soutenue par traitement des eaux urbaines des tests à l’échelle cellu- et à l’amélioration de son effi- laire notamment, et la mise cacité. Le résultat en est une en cause corrélative des amélioration de la qualité conditions de test imposées des eaux de grands fleuves, pour autoriser la mise sur le attestée par l’accroissement marché. La persistance dans du nombre d’espèces de pois- les eaux, le sol ou l’atmos- sons qui les habitent, comme phère de molécules interdites c’est le cas dans la Seine. depuis plusieurs années, atrazine, lindane ou chlor- Cette double amélioration, décone par exemple, est par des données d’observation et ailleurs avérée. Les consom- de la maîtrise des pollutions mateurs tendent alors à non agricoles, accroît la visi- appliquer à titre personnel le bilité et la part de l’agriculture principe de précaution. Cela comme source de contamina- se traduit par une attente tion des milieux aquatiques. collective d’une agriculture Ce commentaire peut être plus saine et respectueuse de étendu à l’atmosphère, à l’environnement, voire par un propos de l’ammoniac et des rejet du système de produc- pesticides. tion dominant qu’exprime le succès grandissant de l’agri- 4. Les déchets fermentescibles culture biologique5. sont composés de matière organique biodégradable, car 5. Organisée à l’échelle mondiale 230 susceptible de fermenter. depuis 1972, l’agriculture biolo-
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie Répondre aux enjeux au moins un succès partiel. 4 agricoles du XXIe siècle : les défis pour Néanmoins, les fonctionne- ments du système souffrent l’agronomie d’une certaine inertie, à la fois sur le plan biologique, 4.1. Premières réponses : physique et chimique, liée protéger les eaux en au cycle de l’azote (voir l’En- maîtrisant les fuites cart : « Le cycle de l’azote dans l’agriculture »). Ainsi, ce n’est 4.1.1. Maîtriser les fuites pas l’engrais apporté l’année d’azote N qui fuit en profondeur la même année ou l’année L’agronomie a déjà tenté N+1. Il va s’incorporer à la depuis longtemps de répondre matière organique du sol, qui aux problèmes de pollution se re-minéralise et ainsi de liés à l’azote, en s’efforçant suite. C’est ce cycle global de d’en limiter les fuites. la matière organique du sol C’est ainsi que dans la gestion qui « fuit ». Cela implique que de la fertilisation azotée, on les excédents d’azote dans les a cherché à estimer au plus sols y séjournent longtemps juste les besoins des plantes, et peuvent aussi fuir pendant ajusté et fractionné les doses, très longtemps si l’on ne les de façon à limiter les risques exploite pas en les exportant de fuites. Ces engrais étant à travers la production. Mais véhiculés par l’eau, soit par il existe également une inertie leur ruissellement soit par de diffusion des changements l’infiltration, on a introduit de pratique chez les agricul- des couvertures hivernales teurs : les pratiques visant des sols, qui correspondent à répondre à la réglementa- à des cultures intercalaires tion, notamment européenne, pièges à nitrates. Ces tech- ne diffusent que lentement, niques permettent de réduire et particulièrement dans les concentrations des eaux les régions d’élevage où l’on de drainage en général sous cumule la double pratique le seuil réglementaire de d’une fertilisation avec des 50 mg/L. On peut donc consi- éléments minéraux, et l’épan- dérer que cette méthode est dage des effluents d’élevage. gique s’est constituée en réaction Cela a abouti à des excédents à l’avènement de l’agrochimie, « structurels » considérables au milieu du XIXe siècle, et surtout dans les régions où l’élevage au développement de l’usage des est concentré. La limitation engrais issus de la chimie de syn- des apports totaux d’azote à thèse. Ce système de production 170 kilogrammes par hectare agricole est basé sur le respect du vivant et des cycles naturels, et et par an, n’y a pas permis gère de façon globale la produc- de réduire massivement les tion en favorisant l’agrosystème pollutions. Mais on semble mais aussi la biodiversité. Pour assister à une stabilisation atteindre ces objectifs, les agri- récente : respecter la norme culteurs « biologiques » choisis- de 50 mg/L est un objectif sent d’exclure l’usage d’engrais et de pesticides de synthèse, ainsi qui peut être généralement que d’organismes génétiquement atteint. Si cette norme est modifiés. prudente par rapport aux 231
La chimie et l’alimentation effets toxiques sur l’homme favorise la dégradation micro- en l’état des connaissances, bienne des pesticides. il est élevé vis-à-vis de l’en- En 2005, une expertise de vironnement et de la maîtrise l’INRA et du Cemagref6 a de l’eutrophisation. L’Union conclu que ces diverses tech- Européenne recommande une niques ne suffisent pas à valeur de 25 mg/L elle-même garantir un niveau négligeable sans doute excessive quant à d’impact environnemental l’état écologique des masses des pesticides. La conclusion d’eau. L’effort à accomplir en majeure en était la nécessité vue de préserver l’environne- d’adopter une stratégie de ment reste donc considérable. réduction de leur usage et de modifier les systèmes et tech- 4.1.2. Maîtriser les fuites niques de production pour y de pesticides parvenir, en prenant exemple S’agissant des pesticides, un sur d’autres États comme le effort est porté sur la limi- Danemark. tation des fuites directes, liées par exemple au rinçage 4.2 Un lourd cahier des cuves ou au devenir des des charges pour l’agronomie emballages. Les dérivés, c’est-à-dire l’atteinte directe 4.2.1. Produire autrement des eaux superficielles par et d’autres choses le produit de traitement, en Les agronomes se trou- proximité des rives, sont vent devant la nécessité de mieux maîtrisés par l’exis- remettre en cause un certain tence de bandes enherbées et nombre de pratiques pour Figure 19 la qualité technique de l’appli- « produire autrement », et cation des produits. Une autre notamment « consommer Zone de culture où un labour préoccupation est la gestion moins ». Outre l’obligation en terrasse a été associé à un maillage de zones tampons des transferts via la circula- de réduire les impacts sur (talus enherbés, haies ou bandes tion de l’eau dans les bassins l’environnement, la question enherbées) pour restaurer et versants agricoles. Le prin- de limiter la consommation protéger la qualité du sol et de cipe est de réduire le ruissel- d’énergie est redevenue prio- l’eau. Exploitation agricole dans lement superficiel, principal ritaire. Elle concerne directe- l’Iowa (1999). vecteur de contamination des ment les agronomes, puisque eaux, et favoriser l’infiltra- la synthèse des engrais tion permettant une réten- azotés est, par exemple pour tion et une biodégradation la culture de blé, la princi- accrue des pesticides dans pale source de consomma- le sol. Un moyen utilisé est la tion d’énergie. Dans le même technique des bandes enher- temps, il leur est demandé de bées (Figure 19) particuliè- limiter l’extension de l’espace rement en bordure des cours agricole au détriment des d’eau. Les couvertures hiver- nales des sols y contribuent 6. Le Cemagref est un organisme également, en même temps de recherche pour l’ingénierie de qu’elles retiennent l’azote. l’agriculture. Il est spécialisé dans la gestion des ressources, de S’y ajoutent d’autres types l’aménagement et de l’utilisation d’aménagement possibles de l’espace à dominante rurale comme la création de fossés, (systèmes aquatiques et 232 de zones humides où l’on technologie de l’eau notamment).
La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie espaces naturels, c’est-à-dire niques d’origine urbaine, ou de maintenir ou d’augmenter pour entretenir la biodiversité les rendements pour assurer des paysages. la suffisance alimentaire. 4.2.2. Produire mieux et plus Il est facile d’imaginer les antagonismes entre ces objec- Enfin, il faut « produire mieux tifs. Mais le défi se complique et plus ». C’est-à-dire non encore quand on demande seulement garantir l’inno- à l’agriculture de produire cuité des produits en évitant des matières premières non la présence de substances alimentaires en substitut à toxiques, mais aussi contri- d’autres sources. On pense buer à leur valeur nutri- évidemment à l’énergie, avec tive, gustative, hédonique et les agrocarburants issus de symbolique (ces aspects sont la biomasse pour se substi- abordés dans les Chapitres tuer en partie aux carburants de M. Desprairies, P. Etiévant, pétroliers. Mais cela s’étend S. Guyot et H. This). à la production de molécules Cette accumulation d’exi- par la chimie du végétal ou gences du cahier des charges, de matériaux par l’agricul- et leurs contradictions, ture… ce qui nous rapproche doivent être assumées sous de la situation antérieure au une condition impérative pour XXe siècle, où l’énergie était une agriculture durable : que largement fournie par la trac- les agriculteurs disposent du tion animale, et les matériaux revenu nécessaire au main- étaient très souvent d’ori- tien de leur activité. gine biologique – la laine, la paille, etc. 4.3 Des perspectives Cette rediversification des pour l’avenir ? usages des produits de l’agri- culture, doit s’opérer sans 4.3.1. L’azote, une difficulté affecter la sécurité alimen- incontournable taire mondiale, qui dépend Les plantes ne peuvent croître elle-même d’un fort accrois- sans azote. Pour atteindre sement de la production en des rendements élevés, il faut réponse à l’accroissement donc leur en fournir d’une démographique et au déve- manière ou d’une autre. C’est loppement économique des un facteur de production sans pays émergents. substitut. Or, nous l’avons D’autre part, au-delà de vu, l’azote pose un problème la maîtrise de ses impacts environnemental de taille. À négatifs, il est attendu que titre d’exemple, la production l’agriculture contribue à la du blé en France requiert une production de « services énergie s’élevant à environ écosystémiques » ou services 20 500 MJ/ha, dont plus de écologiques. Il s’agit de valo- la moitié (13 000 MJ/ha) est riser les agro-écosystèmes liée à l’utilisation d’engrais en stockant par exemple du (essentiellement azotés). carbone dans les sols cultivés S’ajoutent à la consomma- ou ceux des prairies, ou pour tion d’énergie, les émissions recycler les déchets orga- de gaz à effet de serre (voir le 233
La chimie et l’alimentation paragraphe 3.2), qui nécessi- grande consommatrice d’en- tent d’être mieux quantifiées. grais azoté, mais qui le valo- Or, on peut soupçonner que rise mal dans la production. le problème est peut être plus grave que ce qu’on imagine, 4.3.2. Les pesticides : à en croire les propos du prix une politique de forte Nobel de chimie (1995) Paul restriction d’usage Josef Crutzen. Il annonçait il y La conclusion de l’exper- a trois ans que les coefficients tise citée précédemment d’émission calculés pour s’est trouvée reprise dans l’azote des milieux terrestres la décision politique consé- sont sans doute sous-estimés cutive au « Grenelle de l’en- à partir de la modélisation du vironnement », à travers le fonctionnement des oxydes plan Ecophyto 20187, qui fixe d’azote dans l’atmosphère. une réduction de moitié de En les corrigeant, on verrait l’utilisation des pesticides croître la part des gaz à effet à l’échéance de 2018. Cette de serre liée à la fertilisation mesure doit pousser à une azotée. maîtrise accrue des traite- Quelles solutions trouver ments, et impulser ce qui au-delà des techniques est appelé « agriculture efficaces déjà éprouvées, raisonnée », n’utilisant les mais d’effets limités sur la pesticides qu’en cas de besoin consommation d’engrais ? avéré par un risque phytosani- Revenir massivement à la taire sérieux et très probable. pratique d’utilisation de la Les autres solutions néces- fixation symbiotique de l’azote saires pour atteindre la par les bactéries qui accom- réduction de 50 %, consistent pagnent les légumineuses ? à mobiliser des techniques Cela impliquerait une modi- alternatives aux traitements fication considérable de l’as- chimiques. Par différence solement et une occupation avec la fertilisation azotée, de milliers d’hectares par il en existe de différentes la culture de luzerne ou du natures, même si aucune n’a trèfle par exemple, au détri- la même efficacité et la même ment du blé et du colza… commodité d’emploi que les Pour une utilisation de ces produits, il faudrait réasso- 7. Le plan Ecophyto 2018 est cier les productions végétales en France l’une des mesures et animales, réintroduire par proposées par le Grenelle de exemple des ruminants dans l’environnement fin 2007 et les grandes plaines du bassin reprise par le PNSE 2 (second Plan parisien, ce qui est loin d’être national santé environnement) en simple à organiser. 2009. Il vise à réduire et sécuriser l’utilisation des phytosanitaires Une autre piste d’espoir est (y compris en zone non agricole) d’accroître l’efficience de pour notamment diviser par l’utilisation de l’azote par les deux l’utilisation des pesticides cultures. Des progrès impor- avant 2018 (formulation ambiguë car ne précisant pas s’il s’agit tants ont été accomplis dans de tonnage, de matière active, le cas du blé. Ils sont moins des produits les plus utilisés ou avancés pour d’autres plantes les moins utilisés ou les plus 234 comme le colza, également toxiques, etc.).
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