La création pour jeune public : camaïeu de styles musicaux Composing for Young Audiences: A Cameo of Musical Style

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Circuit
Musiques contemporaines

La création pour jeune public : camaïeu de styles musicaux
Composing for Young Audiences: A Cameo of Musical Style
Lucie Renaud

Musique de création et jeunes publics                                             Résumé de l'article
Volume 16, numéro 2, 2006                                                         La musique d’aujourd’hui présentée au jeune public est multiple dans ses
                                                                                  approches, dans ses sonorités et dans les messages qu’elle cherche à
URI : https://id.erudit.org/iderudit/902396ar                                     transmettre. Tour à tour didactique, expressive ou émotive, elle varie
DOI : https://doi.org/10.7202/902396ar                                            énormément de par sa forme, son contenu et sa présentation. Certains des
                                                                                  compositeurs québécois les plus actifs dans le domaine, dont Denis Gougeon,
                                                                                  Yves Daoust, Ana Sokolovic, Isabelle Panneton et Zack Settel, ainsi que John
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                                                                                  Estacio (Canada), Julian Wachner (États-Unis), Isabelle Aboulker et Coralie
                                                                                  Fayolle (France), font la lumière sur ce genre musical particulier, en
                                                                                  perpétuelle évolution. Ils évoquent les raisons qui les ont motivés à écrire pour
Éditeur(s)                                                                        les jeunes, les défis liés au genre, le choix des livrets qui les inspirent, le
                                                                                  langage musical adopté, la prolifération du multimédia, la portée des
Les Presses de l'Université de Montréal
                                                                                  spectacles et l’avenir du genre.

ISSN
1183-1693 (imprimé)
1488-9692 (numérique)

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Citer cet article
Renaud, L. (2006). La création pour jeune public : camaïeu de styles musicaux.
Circuit, 16 (2), 43–56. https://doi.org/10.7202/902396ar

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                                                                                 https://www.erudit.org/fr/
La création pour jeune publi
camaïeu de styles musicaux
Lucie Renaud

La musique d'aujourd'hui présentée au jeune public est forcément, comme les
enfants qui l'éeoutent, multiple dans ses approches, dans ses sonorités et dans
les messages qu'elle cherche à transmettre. Si certains compositeurs, comme
Ana Sokolovic avec son Bouba ou les tableaux d'une expédition ou Gilles
Bellemare avec Le petit air et Le chat Debussy, choisissent de fouler les sentiers
didactiques, d'autres, comme Yves Daoust avec son Trip Tympan électroa-
coustique, abordent plutôt l'univers délicat des émotions et de leur expression
en musique. Entre ces deux pôles, on retrouve une série de propositions dont
la forme, le contenu, la présentation, varient énormément d'une production à
l'autre. Nous avons évoqué cet univers en mouvement avec certains des com-
positeurs québécois les plus actifs dans le domaine, notamment Denis
Gougeon, Yves Daoust, Ana Sokolovic, Isabelle Panneton et Zack Settel, mais
aussi avec John Estacio, Julian Wachner et deux compositrices françaises qui
ont décidé d'aborder l'opéra pour enfants et les spectacles musicaux contem-
porains pour jeune public, Isabelle Aboulker et Coralie Fayolle. Leurs témoi-
gnages dessinent un portrait en couleurs vives et en demi-teintes d'un genre
musical en perpétuelle évolution.

Survol historique d'un genre en pleine croissance
La composition d'œuvres musicales contemporaines destinées au jeune public
est une entreprise relativement récente, au Québec, même si on peut par
exemple relever, dès les premières années d'existence des Matinées jeunesse
(saison 1941-1942) de l'Orchestre symphonique de Montréal, la création du
                                                 Diable dans le beffroi, de Jean Vallerand, ou, quelques années plus tard (saison
                                                 1966-1967), de Fantasmes, d'André Prévost, et de la Fantasia, d'Harry Somers. Si
                                                 ces œuvres étaient présentées dans le cadre d'un programme pédagogique dédié
                                                 au jeune public, elles étaient néanmoins intégrées à une présentation d'œuvres
                                                 symphoniques d'allégeance plus classique, plutôt que de devenir matière sonore
                                                 première d'un spectacle axé avant tout sur la musique d'aujourd'hui.
                                                     Seulement quelques-uns des organismes québécois se consacrant à la pro-
                                                 duction de spectacles musicaux pour jeune public choisissent de mettre de
                                                 l'avant la musique contemporaine. Dès 1978, Lorena Corradi et Reggi Ettore
     1. Organisation qui a, à ce jour, créé      fondent L'Arsenal à musique1. Après avoir exploré avec les frères Baschet, à
     quelque 20 productions musicales (dont
                                                 Paris, les sculptures sonores dans lesquelles prévalent le son plutôt que la tona-
     quelques-unes basées sur des œuvres
     originales) et les a présentées à plus de   lité, ils prennent le parti, au début des années 1990, d'initier les enfants à la
     trois millions d'enfants au Québec, au      musique contemporaine, en choisissant d'intégrer les nouvelles technologies à
     Canada, aux États-Unis, en Europe et en
                                                 leurs spectacles. Les compositeurs Yves Daoust et Denis Gougeon ont ainsi
     Asie.
                                                 signé à quatre mains la trame sonore de Planète Baobab et d'Alice, deux des pro-
                                                 ductions les plus récentes de l'organisme.
     2. Sous la direction artistique de Marie-       La mission des productions du Moulin à Musique2 est claire : permettre un
     Hélène Da Silva, Le Moulin à Musique a
                                                 plus grand accès à l'art musical, trop souvent considéré complexe et élitdste. Des
     créé, produit et diffusé 11 spectacles
     musicaux pour la jeunesse depuis 1980,      commandes d'œuvres ont notamment été passées à Marc Tremblay, Vincent
     diffusés principalement dans le réseau      Dionne, Jean-Luc Ethier, Alain Dauphinais (La maîtresse rouge) et, en colla-
     scolaire du Québec, mais aussi en
     Ontario, au Nouveau-Brunswick et en
                                                 boration, Michael Oesterle et Serge Arcuri (Bonnes nouvelles).
     Belgique.                                       Depuis sa naissance en 1995, la SMCQ Jeunesse a, pour sa part, commandé
                                                 plusieurs œuvres à des compositeurs et écrivains, matériau de base qui se trans-
                                                 forme, au contact des arts visuels, du théâtre et de la danse, en spectacle
                                                 unique. Plusieurs de ces projets sont devenus, depuis, des classiques du genre,
                                                 dont Le piano muet (musique de Denis Gougeon sur un texte de Gilles
                                                 Vigneault), Uhistoire du petit tailleur (musique de Tibor Harsanyi) et Bouba ou
     3. Ces trois productions (sur sept          les tableaux d'une expédition (musique d'Ana Sokolovic)3.
     présentées depuis 1995) sont d'ailleurs
                                                     Chants Libres présentait, en 2002, l'opéra pour enfants Pacamambo (com-
     récipiendaires du prix Opus « production
     de Tannée, jeune public» du Conseil         mande passée au compositeur Zack Settel) ; le Festival Les Coups de Théâtre,
     québécois de la musique.                    en 2004, l'opéra L'arche (musique d'Isabelle Panneton) ; tandis que le chef et
                                                 compositeur Gilles Bellemare mettait en musique pour l'Orchestre sympho-
                                                 nique de Trois-Rivières, en 2004, deux contes originaux de Kim Yaroshevskaya,
                                                 Le petit air et Le chat Debussy.

                                                 Pourquoi écrire pour les jeunes?
                                                 Tous les compositeurs interrogés dans le cadre de cet article s'accordent à dire,
44                                               comme Denis Gougeon, que ces spectacles musicaux pour jeune public « ne
sont pas une part mineure de [leur] œuvre ». Gilles Bellemare, pour sa part,
s'enthousiasme quand il évoque ce type d'écriture : « La création pour jeunes
est aussi exaltante que le reste de la création. On ne s'amuse pas plus qu'autre-
ment, on s'amuse toujours ! »
   John Estacio, qui a écrit en 2000 la musique de The Twins and the Monster*,         4. Interprétée pour la première fois par
                                                                                       le Edmonton Symphony Orchestra, cette
voue un profond amour au monde de l'enfance : « Je suis moi-même un
                                                                                       production a été reprise par l'Orchestre
enfant! Dès que j'en ai la chance, j'aime me glisser en salle et assister à des pro-   du Centre national des arts d'Ottawa et
ductions pour enfants. J'ai toujours voulu écrire pour les enfants. » Cela             sera présentée en 2006 par le Toronto
                                                                                       Symphony.
explique aussi son enthousiasme à mettre sur pied le High School Composers
Program, où les élèves du secondaire écrivent des œuvres originales pour
orchestre symphonique. Même si Ana Sokolovic n'a pour le moment parti-
cipé à la création que d'une seule production pour jeune public au Québec,
son intérêt pour le genre remonte à son enfance en ex-Yougoslavie : « Je faisais
moi-même du théâtre et, quand j'ai grandi, j'ai continué à collaborer avec mes
anciens professeurs de théâtre, et j'écrivais de la musique pour ce même théâtre.
Cette musique était assez accessible, mais cela restait de la musique savante
écrite par un compositeur. Ecrire pour un jeune public, je pense que c'est un
sentiment, un goût, personnels. Je crois qu'il y a tout simplement des gens qui
peuvent le faire et d'autres qui ne le peuvent pas. C'est la même chose dans
tous les domaines musicaux : certains aiment beaucoup écrire de la musique
pour orchestre, certains n'ont pas d'affinités avec la musique soliste. »
   Yves Daoust abonde dans le même sens : « Je me suis toujours préoccupé de
ces questions-là, du rapport entre la musique d'aujourd'hui, d'expression
contemporaine, et les jeunes, particulièrement sur le plan de la pédagogie. » Il
n'hésite d'ailleurs pas, tout comme Denis Gougeon, à tester ses idées musi-
cales sur les enfants de son entourage, qui, bien souvent, n'ont pas peur de
rendre un jugement lapidaire. « Les enfants sont un public beaucoup plus exi-
geant que les adultes », précisait quant à lui le compositeur américain Julian
Wachner, lors de la création de Midnight Ride (sur un poème célèbre d'Henry
Wadsworth Longfellow, Paul Reveres Ride)5. « La première chose que j'ai dû             5. Dans une entrevue accordée au
                                                                                       Boston Globe et publiée le 18 juin 2004.
faire est de chasser toute inhibition par rapport à ce que mes collègues adultes
penseraient de cette pièce. »

Les défis liés au genre
Les défis reliés à l'écriture pour jeune public sont multiples et diffèrent bien
souvent d'un compositeur à l'autre. Certaines constantes reviennent cepen-
dant dans le propos de tous les compositeurs. Réussir à se limiter dans la durée
(de 45 à 50 minutes pour que le spectacle puisse être facilement acheté par
les écoles, clientèle principale de ces productions) et la nécessité de soutenir                                                  45
l'intérêt du jeune public, forcément imprévisible de par sa nature, restent deux
                                      des défis fondamentaux auxquels tous ont affirmé avoir dû faire face. Isabelle
                                      Panneton, qui a écrit l'opéra pour enfants Varche, sur un livret original d'Anne
                                      Hébert, s'est glissée dans la salle lors de quatre des cinq représentations qui
                                      ont eu lieu en novembre 2004. Elle choisit de parler du « côté réactif» de la
                                      salle plutôt qu'évoquer le silence religieux avec lequel les jeunes spectateurs
                                      avaient découvert son œuvre : « En tant que compositrice, mon écoute en salle
                                      était démultipliée. J'aimais être en salle pour être témoin de la réaction des
                                      enfants. Certaines salles ont réagi plus rapidement que d'autres. Quand les
                                      enfants bougent, il ne faut pas nécessairement assumer qu'ils n'écoutent pas,
                                      ils réagissent plutôt à ce qu'ils voient. » Une fois dans la salle, Ana Sokolovic
                                      parle plutôt de « faire confiance à l'œuvre. Dès que l'œuvre sort, on devient
                                      auditeur, et cela nous fait plaisir. »
                                         Le langage musical choisi peut lui aussi représenter un défi, lors de la
                                      conceptualisation et de la réalisation d'un spectacle. Yves Daoust, spécialiste
                                      de l'électroacoustique, peut témoigner des écueils qui ont ponctué le parcours
6. Spectacle électroacoustique        des premières représentations de Trip Tymparfi. Le compositeur en parle
multimédia réalisé en collaboration   aujourd'hui comme étant le plus osé, le plus expérimental, mais peut-être
avec L'Arsenal à musique en 1993,
présenté en ouverture du Festival     celui qui reste le plus actuel des trois spectacles pour jeune public auxquels il
international de musique actuelle     a participé à ce jour : « Lors d'un spectacle pour jeune public, l'histoire permet
de Victoriaville et joué au Québec,
                                      aux enfants de suivre, mais en même temps, l'inconvénient, c'est que la
au Canada et aux États-Unis, avant
de tourner en France (Paris et        musique se "fonctionnalise". Dans Trip Tympan, il n'y avait pas d'histoire, on
Perpignan) et en Irlande (Dublin).    traitait des affects des enfants. Chaque tableau correspondait à une situation,
                                      par exemple l'amour, l'amitié, la mort, les rêves, etc. On y retrouvait des entre-
                                      vues d'enfants, ce qui permettait aux enfants de se reconnaître à travers ce
                                      qu'ils entendaient. La musique complétait le propos et le lien se faisait entre
                                      ce que racontaient les enfants et son évocation musicale, la direction affective
                                      devenant direction musicale. »
                                         Ce parti pris d'évoquer des sentiments plutôt que de narrer une histoire de
                                      façon plus traditionnelle avait, lors de la création de l'œuvre, créé plus d'un
                                      remous. Reggi Ettore se souvient encore de l'enthousiasme des enfants, large-
                                      ment tempéré par l'incompréhension marquée des professeurs qui les accom-
                                      pagnaient. « Il y a douze ans, c'était une révolution, se souvient-il. Nous n'avions
                                      même pas droit à un merci ou un au revoir de la part des adultes. » Les ventes de
                                      spectacles tombent en chute libre, mais, plutôt que de plier, L'Arsenal à musique
                                      persiste. Yves Daoust poursuit : « Ils ne savaient pas trop dans quoi ils s'embar-
                                      quaient, et j'admire leur courage! (Rires.) Ils changeaient complètement de
                                      zone esthétique, si je puis dire, et ils ont changé d'image à travers cela, pour
                                      prendre une approche plus contemporaine en termes de marketing. Il y avait
beaucoup à faire pour convaincre les écoles d'acheter leurs nouveaux spectacles.
Il fallait convaincre les producteurs d'un certain nombre de choses, par exemple
qu'on pouvait se permettre d'aller dans des zones sonores très douces. "Ils vont
décrocher, on ne pourra pas aller les chercher avec du son et du beat...77, me
répétaient-ils. J'ai parié le contraire et j'ai gagné mon pari. Dans les productions
des dix dernières années auxquelles j'ai collaboré, il y a des moments très doux
qui fonctionnent admirablement. Il faut aussi que, sur scène, les interprètes
soient convaincus. Si les sonorités vous envoûtent vous-même, elles envoûteront
les enfants. Ce sont souvent les moments les plus doux, les plus fins, les plus
poétiques, qui vont les chercher. Il y a alors un silence incroyable, on entendrait
les mouches voler, ne serait-ce que parce qu'ils ont une acuité auditive
incroyable. Ils n'ont pas besoin qu'on les bombarde d'information sonore. »
   Cette attention aux jeunes oreilles est, selon Daoust, l'un des défis spéci-
fiques à l'écriture pour jeune public : « Les oreilles des enfants sont quasi
vierges. Ils ne se posent pas de questions esthétiques, à savoir ce qui est musique
et ce qui ne l'est pas. On peut les amener très loin. Ce n'est pas difficile de les
prendre et de les amener dans le monde imaginaire. Il faut néanmoins consi-
dérer un certain nombre de choses qui sont plus de l'ordre de la psychoa-
coustique : leur oreille n'est pas tout à fait pareille à celle d'un adulte et c'est
une chose, je pense, qu'on ne considère pas assez, ne serait-ce qu'en matière
d'intensité sonore. Souvent, dans les écoles, lors des cours de danse, la sono est
à tue-tête, les enceintes acoustiques sont de mauvaise qualité, il y a un niveau
de décibels effrayant; c'est totalement aberrant, quand on considère que les
enfants ont une oreille d'une finesse incroyable. Ils entendent des choses que
les oreilles adultes ne perçoivent pas. Il faut prendre en compte ces éléments-
là et jouer avec ceux-ci. »
   Denis Gougeon, qui a collaboré à la création de deux spectacles avec Yves
Daoust, Planète Baobab (en 2000) et Alice (en 2004)7, mentionne également le           7. En plus d'écrire pour un jeune public
                                                                                       Le piano muet, conte musical sur un
souci de qualité qui doit habiter le compositeur en tout temps, lorsqu'il s'adresse
                                                                                       texte de Gilles Vigneault (1995), et la
à un jeune public : « Il faut s'élever à la hauteur des enfants. » Pour lui, la com-   partition de Silverwing (basé sur des
position d'oeuvres pour jeune public est particulièrement exigeante relative-          livres de l'auteur Kenneth Oppel),
                                                                                       présenté au Manitoba Theatre for
ment au temps investi, surtout quand on travaille en collaboration avec un
                                                                                       Young People en décembre 2005.
autre compositeur : « Cela demande un échange sur le plan de la conception
de l'œuvre, par exemple du contrôle du temps, puisque les compositeurs tra-
vaillent avec le temps. Il faut aussi savoir ce qu'on veut apporter à l'autre. On
pense à l'œuvre, à ce qu'on veut en faire, notamment en ce qui concerne la
construction dramatique, à faire le point sur la forme, à répartir le travail entre
les deux. Le contenu est déjà dans le contact humain. Il n'y a pas de limites à
ce qu'on peut faire, quand on se met au service de l'imagination. »                                                               47
Le défi réside parfois dans la forme, comme Isabelle Panneton l'a constaté
                                           lorsqu'elle s'est mise à la composition d'un opéra, une forme qu'elle n'avait
                                           pas encore abordée. « Les difficultés sont multiples », explique-t-elle. « Il faut
                                           tenir compte de l'histoire à raconter, réussir à faire passer le texte, le rendre
                                           plus palpable, aller y chercher les interstices, le non-dit. » Elle a privilégié une
                                           narration claire au service de l'intensité dramatique, en tentant de rester « dis-
                                           crètement proche » du texte d'Anne Hébert : « Le sonore ne doit pas noyer le
                                           contenu. Il fallait que le textefile,que les enfants aient accès à l'univers d'Anne
                                           Hébert, dont je me sentais très proche. Les contraintes externes à la musique
                                           régimentaient ce que j'en ferais. » Il a notamment fallu penser à la façon de
                                           transmettre l'action sur scène en musique, façonner l'œuvre pour qu'elle
                                           atteigne un niveau dramatique, planifier les transitions. Entre la première ver-
                                           sion de travail, avec piano (qui permet bien évidemment des atmosphères plus
                                           limitées) et celle présentée au jeune public en novembre 2004, elle a procédé
                                           à des ajustements de ces transitions, a modifié la durée de certains airs, éli-
                                           miné deux passages, de façon à ce que les messages narratif et dramatique
                                           deviennent limpides.
                                              Cette recherche de clarté, Zack Settel y a également fait une référence
                                           consciente, lors de la composition de Pacamambo, son opéra « pour tout âge »,
                                           créé en décembre 2002 et représenté à quelques reprises depuis. « Rendre le
     8. Dans une entrevue accordée en      sujet parfaitement compréhensible a été mon idée maîtresse », explique-t-il8.
     novembre 2002 à la station            «J'ai tenu compte de la notion de perception, du moins celle que j'ai de la per-
     radiophonique CKUT 903 FM Montréal.
                                           ception qu'ont les enfants des choses. Je sais que quand les choses deviennent
                                           trop compliquées inutilement, elles dérapent, et les enfants deviennent distraits,
                                           abandonnent. Si tout est assez clair, le spectacle ne peut qu'être meilleur. »

                                           Textes choisis
                                           La musique écrite pour un jeune public est presque toujours tributaire d'un
                                           texte, qu'il soit narratif, pédagogique ou simplement porteur d'émotions. « Le
                                           texte nous évoque les images musicales qui relient le texte au monde extérieur»,
                                           affirme Ana Sokolovic. Parfois créés spécialement pour la production (comme
                                           dans le cas de L'arche, Le piano muet et The Twins and the Monster), ils sont le
                                           plus souvent des versions adaptées pour jeune public de textes existants, en
                                           tenant compte notamment des limitations temporelles, mais aussi de la rapidité
                                           des dialogues. L'Arsenal à musique a ainsi demandé à Denis Gougeon et Yves
                                           Daoust de mettre en musique deux textes phares de la littérature, Le petit prince,
                                           de Saint-Exupéry, et Alice aux pays des merveilles, de Lewis Caroll. Reggi Ettore
                                           croit fermement que le choix de ces histoires très connues permet au public de
48                                         s'approprier plus facilement la musique contemporaine. « Nous voulons que
les jeunes soient fascinés par le monde magique, étonnant, des œuvres litté-
raires évoquées », ajoute Denis Gougeon, « pas nécessairement d'aller lire la
chose. La musique doit aussi être pédagogique et rejoindre les enfants. Les
enfants sont mis en face de choses étonnantes qui peuvent certainement libé-
rer quelque chose dans leur imagination. »
   Reconnue comme spécialiste des voix d'enfants, la compositrice française
Coralie Fayolle a écrit pour elles Les naufragés du Mélocroche, Parking de
l'Océan, Morceaux déboucher (1997)9, Ballon d'or (1998)10, Le roman de Renard        9. Cette œuvre a été créée à la Cité

(1998), La farce de Maître Pathelin (1999)11, Le clown des neiges et Kikou (2005).   de la musique.
                                                                                     10. Cet opéra pour enfants a été
Elle recherche avant tout des « personnages avec du caractère, des histoires
                                                                                     interprété pour la première fois lors
pas bébêtes et un penchant un peu comique ». Elle a ainsi notamment eu l'oc-         d'un concert «Coupe du monde», avec
casion de mettre en scène des textes écrits par des enfants.                         Barbara Hendricks comme soliste.

   La compositrice française Isabelle Aboulker, petite-fille du compositeur          11. Cet opéra comique est une
                                                                                     commande du Festival de Montreuîl-
Henri Février et nièce du pianiste Jacques Février, dédie une part importante        sur-Mer.
de son temps à la composition d'œuvres musicales pour enfants. On lui doit
notamment Le petit Poucet (1998)12, La fontaine et le corbeau, Fabl'opéra,           12. Ce conte musical a fait l'objet de
                                                                                     nombreuses reprises depuis sa création.
(2000)13, Les enfants du levant (2001), Douce et Barbe-Bleue (2002)14, Un renard
                                                                                     13. Une commande de l'École Nationale
à l'opéra (2004)15 et Marco Polo et la Princesse de Chine (2005)16. Le choix des
                                                                                     de Musique d'Alfortville, cet ouvrage a
œuvres qu'elle mettra en musique est pour elle déterminant : « Pour ce qui           été représenté depuis au Victoria Hall,
concerne ma démarche spécifique quand je m'adresse au jeune public, une fois         à Genève; à l'Opéra de Bordeaux; à la
                                                                                     Halle aux grains, à Toulouse ; et au
établi que mon écriture tonale et mon attention toute particulière à la proso-       Théâtre Impérial de Compiègne.
die sont en quelque sorte l'assurance de ne pas rebuter un public tout neuf,         14. Ce conte en forme d'opéra,
mon souci est de ne jamais "poser de notes" sur des textes n'ayant pas d'inté-       commandé par la Maîtrise de Radio
                                                                                     France, a été choisi par les Éditions
rêt littéraire. Mon choix se porte donc sur de grands auteurs : Charles Perrault,
                                                                                     Gallimard pour initier sa nouvelle
La Fontaine, Jules Renard, Ionesco ou encore sur des textes modernes d'au-           collection «Grand Répertoire» et a reçu
teurs-collaborateurs tels que Rémi Laureillard et Christian Eymery. »                un «Coup de cœur» de l'Académie
                                                                                     Charles Cros.
   Isabelle Panneton a voulu, elle aussi, avec L'arche, transmettre aux enfants
                                                                                     15. Cet opéra « pour petites et grandes
la qualité exceptionnelle de la langue du texte original d'Anne Hébert, qui          oreilles» a été repris en juin 2005 au
«sonnait bien dans le texte même». Elle affirmait d'ailleurs en entrevue,            Grand Théâtre de Rennes.
quelques jours avant la première17 : « Sa plume est d'une telle fluidité natu-       16. Cette œuvre a été créée en février
                                                                                     2005 à Shanghai, puis présentée à Pékin
relle que j'ai cerné aisément les inflexions vocales, comme un guide pour la
                                                                                     et Nankin.
déclamation et le chant, sans tenter de tout fragmenter. »
                                                                                     17. Dans une entrevue accordée à Guy
   Zack Settel a, quant à lui, mis en musique une version remaniée de la pièce       Marceau dans La Presse, 20 novembre
de théâtre de Wadji Mouawad, Pacamambo. La structure narrative de l'opéra            2004.

mise beaucoup sur les souvenirs, et une grande partie de l'action est consti-
tuée de flashbacks. En plus d'avoir à dépeindre un univers en demi-teintes,
empreint de non-dits, Settel a aussi dû faire face au défi de mettre en musique
un texte en français (langue seconde du compositeur), tout en respectant les
accents toniques du texte, un processus parsemé d'écueils.                                                                     49
Les thématiques didactiques, balisées par Prokofiev (Pierre et le loup) ou
Britten (A Young Persons Guide to the Orchestra), sont reprises par nombre de
compositeurs américains. On peut inclure dans cette catégorie de spectacles
plusieurs œuvres de Daniel Dorff, dont Billy and the Carnival (qui présente les
instruments, partie intégrante du texte), Goldilocks and the Three Bears (qui
traite principalement des contrastes sonores et des répétitions de séquences de
durée variable), The Tortoise and the Hare (qui traite des contrastes de timbres
et des oppositions rythmiques) et Blast off! (dans lequel les différentes familles
d'instruments de l'orchestre dépeignent des pans de l'histoire des programmes
spatiaux américains). Bruce Adolphe, avec Marita and her Heart's Desire;
Russell Peck, avec The Thrill of the Orchestra ; ou Daniel Pinkham, avec Make
Way for Ducklings, ont également repris cette même formule. Plus près de
nous, on peut noter Bouba ou les tableaux d'une expédition, d'Ana Sokolovic,
et les deux contes musicaux de Gilles Bellemare, trois projets qui offrent un pre-
mier contact avec les instruments de l'orchestre, en favorisant la reconnais-
sance de leurs timbres et l'étude de leurs diverses possibilités expressives.

Un langage musical personnel
Si les compositeurs doivent se plier jusqu'à un certain point à la structure d'un
texte déterminé, l'habillage musical qu'ils lui donneront varie considérable-
ment, que ce soit sur le plan de l'instrumentation (mélange électroacoustique
et symphonique pour les deux collaborations Gougeon et Daoust; voix, flûte et
électronique pour Settel ; chœur d'enfants et voix solistes, très souvent, pour
Aboulker; ensemble de chambre pour Le piano muet, de Gougeon) ou sim-
plement du langage musical choisi. « On se sent plus libre, lorsqu'on écrit pour
la jeunesse», croit Coralie Fayolle. «Je n'ai jamais considéré qu'il fallait faire des
compromis à son langage, quand on travaillait pour des enfants ou qu'il fallait
aborder cela sur le mode léger», précise d'entrée de jeu Daoust. «J'ai toujours
eu un grand respect du public. Je m'implique autant dans une production pour
jeune public que lorsque j'écris une œuvre pour public spécialisé en musique
contemporaine. C'est aussi important, sinon plus, parce que ce sont de jeunes
oreilles et qu'on sème quelque chose, c'est évident. Quand je fais une musique
pour enfants, je l'aborde d'une certaine façon en pédagogue. Il s'agit de leur don-
ner quelque chose qui est inhabituel, qui évite, dans la mesure du possible, les
stéréotypes, les lieux communs, qui essaie de les amener vers une autre culture
sonore. » Bellemare et Sokolovic abondent dans le même sens. « Mon discours
musical ne sera pas plus libre, ni plus osé. L'écriture reste tributaire de la trame
dramatique du conte. Mon langage mise de toute façon sur un souci d'accessi-
bilité», précise Bellemare. «Je n'écris pas de la musique qui est plus facile»,
soutient Sokolovic. «Je ne pense pas aux difficultés techniques, c'est le résultat
qui compte. Peut-être que le jeu instrumental sera complexe, mais tant que
l'effet convient aux enfants, ils peuvent l'accepter de façon naturelle. » Elle est
d'ailleurs convaincue que l'absence de références musicales du jeune public
favorise son acceptation plus spontanée de la musique contemporaine.
    Les compositeurs privilégiant un langage musical moins traditionnel se sen-
tent d'ailleurs en quelque sorte libérés quand ils écrivent pour un jeune public.
« C'est un gros avantage, selon moi, quand on travaille avec une palette qui est
la mienne, plus électroacoustique, électronique », explique Daoust. « On ouvre
beaucoup plus au domaine du rêve, il n'y a pas la limitation de l'instrument
acoustique, de l'instrument traditionnel avec le langage traditionnel. Il n'y a pas
non plus l'élément visuel de l'instrumentiste produisant un son, donc on peut
aller très loin. » Lors des deux collaborations avec Denis Gougeon, cette liberté
lui a permis d'intégrer à l'habillage symphonique plus traditionnel des envolées
électroacoustiques audacieuses, transformant le produit fini en une mixture
étonnamment riche et novatrice.
   Settel explique que la technologie est devenue partie intégrante, et non vedette
du processus créatif, dans Pacamambo : « Les logiciels permettent un environ-
nement plutôt que de le générer. J'ai choisi de coordonner des instruments live
(flûte et percussions) et d'en transformer les sonorités de temps en temps à l'aide
de processeurs de signaux, amorcer certains segments en différé, manipuler les
voix des chanteurs. La technologie devient un side-car qui s'attache à l'opéra, plu-
tôt que d'être la source musicale. » Pauline Vaillancourt précise18 : « Nous avons     18. Dans une entrevue accordée à
volontairement tenté de réduire la prégnance de la technologie ; ce n'est pas          François Tousignant, Le Devoir, 30
                                                                                       novembre 2002.
comme Uenfant des glaces [un opéra précédent de Settel, créé par Chants
Libres], car nous devons respecter l'univers de l'enfance. La technologie se fait
donc plus discrète. Les sons sont ceux de Zack [Settel], l'instrumentation est
fine, et on joue de cela à fond pour arriver à ce qu'on veut. »
    En ce qui concerne les moyens d'écriture eux-mêmes, Settel a d'abord testé
certaines formules sur ses enfants, afin de comprendre ce qu'ils appréciaient
plus particulièrement. « Mes enfants détestent en général tout ce que je fais,
sauf si c'est commercial. En même temps, cette musique des années 1980 qu'ils
apprécient, elle fonctionne, et ce, non seulement parce qu'elle est hautement
simplifiée, mais à cause d'éléments musicaux tels que la répétition des motifs
et, jusqu'à un certain point, le rythme, l'harmonie. En fait, ces éléments ne sont
pas seulement valables pour les enfants, ils le sont pour tout le monde. » Un
grand sentiment de liberté se dégage néanmoins de la partition, puisque Zettel
a choisi d'y intégrer des passages improvisés ou aléatoires et ce, même si presque
tous les dialogues parlés sont notés rythmiquement.
Isabelle Aboulker s'insurge contre les conventions stylistiques préétablies :
« Je n'use d'aucune formule particulière ; le texte, l'action ou le caractère des
personnages me poussent vers des mélodies, des rythmes spécifiques, ou vers
l'atonalité, qui n'est jamais employée pour "faire moderne", mais pour rendre
un moment plus dramatique ou plus intense. » Elle mélange souvent les voix
lyriques de chanteurs professionnels aux voix d'enfants, « pour que ces derniers
s'accoutument à l'effet particulier d'une voix travaillée. Les chanteurs qu'ils
ont l'habitude d'écouter à la télévision ou sur CD ont des voix amplifiées ou
modifiées par les enregistrements et les micros, et la découverte d'une voix
lyrique, si celle-ci les dérange un peu à la première écoute, les fascine et les
charme à la seconde. »
   Julian Wachner avoue de son côté avoir pris des libertés musicales par rap-
port au texte original de Longfellow : « Le poème prend deux bonnes pages
avant de devenir palpitant. On y retrouve une description de Mystic River et des
bateaux voguant, et la musique aurait pu sembler un peu statique. J'ai fait
attention d'intégrer certains éléments rythmiques etjazzy, pour que les enfants
ne s'endorment pas. » Son traitement des masses orchestrales reste évocateur.
Desfifres,des tambours et des appels de trompette suggèrent par exemple la
fin du xvme siècle, et le compositeur a intégré en fin de partition une réfé-
rence au God Save the King qui, 56 ans après la mort de Revere, deviendra
America. L'orchestre interprète une inquiétante mélodie ondoyante quand le
texte mentionne le lever de la lune sur la baie, le basson solo évoque les bateaux
des envahisseurs, un choral pour cordes représente le cimetière d'Old North
Church, les enfants eux-mêmes illustrent les sabots des chevaux en tapant sur
leurs jambes rythmiquement. « La musique doit assumer les rôles des person-
nages et du cheval, en plus de dépeindre la fièvre de l'armée britannique qui
approche et la naissance de l'Amérique », explique le compositeur.
   John Estacio, qui soutient qu' « écrire la musique pour une histoire res-
semble beaucoup à écrire de la musique de film », partage cette opinion. Il a
choisi d'utiliser des Leitmotive, qui représentent des personnages, des émo-
tions, des événements spécifiques (par exemple, lorsque l'un des jumeaux tra-
vaille dans la forêt). Les jumeaux Aziza et Azizi sont représentés par deux séries
de motifs identiques, mais interprétés par deux instruments différents : hautbois
et cor français. Ce thème est basé sur la gamme pentatonique et contribue,
dès les premières mesures, à camper le décor de l'histoire en Afrique. La
majesté et le calme de la nature environnante sont évoqués par les cordes, qui
interprètent un thème lyrique et noble. Le monstre est symbolisé par un tuba
un peu folichon et le perroquet, par un cor anglais. Quand on comprend que
ces deux personnages partagent une relation symbiotique, leurs thèmes
respectifs sont présentés en superposition. Les instruments prennent ainsi les
enfants par la main, d'une certaine façon. « L'histoire est narrée musicale-
ment», explique Estacio, «sans costumes, sans masques, sans accessoires, à la
rigueur sans mots. Chaque thème les prépare pour que leur imagination puisse
être retenue dans la salle de concert. Ils l'entendent de différentes façons, tout
en voyant l'histoire qui est racontée, sans que des barrières soient placées entre
eux et l'orchestre. »
   Harry Somers a lui aussi traité l'orchestration et les voix de façon quasi ciné-
matographique. Dans son opéra pour jeune public A Midwinter Night's Dream
(1988), le chœur devient partie intégrante des éléments, alors qu'il siffle, souffle
et gronde comme le vent. Deux traitements musicaux fondamentalement dif-
férents séparent par ailleurs les humains de la nature qui les entoure. Alors
que Somers utilise une de ses techniques préférées, la peinture sonore (sound-
scapes), pour dépeindre la nature (la musique suggère la forêt, les oiseaux, le
vent soufflant dans les feuilles et le gargouillement du ruisseau), il attribue
aux humains des mélodies plus proches de l'esthétique classique européenne.
   Le compositeur allemand Hans Werner Henze, très impliqué auprès de la
jeunesse depuis une vingtaine d'années19, complétait en 1980 son opéra                 19. Notamment grâce à la fondation de
                                                                                       Cantiere à Montepulciano (Sienne), du
Pollicino, basé sur trois lectures complémentaires du conte de fées Le petit
                                                                                       Deutschlandsberg Jugendmusikfest
Poucet (dans les versions de Charles Perrault, des frères Grimm et de Collodi).        (Styrie) et de la Biennale de Munich
« On peut même dire », affirme Henze, « que ce sont les opinions des enfants           pour le Nouveau Théâtre Musical.

qui ont influencé l'écriture du livret, tout comme s'y retrouvent leurs peurs, leur
mélancolie, leurs rêves20. » Ayant choisi de présenter un opéra pour les enfants       20. http://www.opera-lyon.com/pdf/
mais aussi par les enfants (qui tiennent les rôles de Poucet et de ses frères, des     Le%2oPetit%2oPoucet.pdf

sept filles de l'ogre et des animaux de la forêt), le compositeur a dû s'adapter
au registre des jeunes interprètes et leur offrir des lignes vocales faciles à chan-
ter, soutenues par une orchestration distinctive. L'orchestre comprend notam-
ment douze flûtes à bec (instrument associé aux écoles primaires), neuf parties
de percussions (qui soulignent les moments de danger mais aussi le périple
de Poucet et ses frères), une guitare (pour des portraits de nature en subtilité)
et deux cromomes, ce qui permet d'intégrer un univers sonore propre à séduire
les jeunes auditeurs. En même temps, Henze choisit de faire des clins d'œil à
la culture musicale des parents (ou professeurs) qui accompagnement les
jeunes à l'opéra, en intégrant chansons populaires et pastiches savoureux d'airs
de Verdi, Donizetti ou Schubert, qui s'imbriquent admirablement dans la
trame musicale.
   Même si les compositeurs choisissent d'adapter leur style au public, ils restent
fidèles à leur personnalité musicale. « Le travail est abordé d'une façon un peu
plus distanciée peut-être, mais sur le plan du style, ce n'est pas fondamentalement                                            53
différent», exprime Yves Daoust. «Je pense que si Ton écoute une musique que
j'ai faite pour un spectacle destiné au jeune public, on va me reconnaître. On
dira : "C'est du Daoust." On reconnaîtra tel style, telle manie, telle façon de
faire, tel tic. »

Multimédia : plaie ou panacée?
En cette ère où la technologie règne en maître, le multimédia semble devenir
de plus en plus partie prenante des spectacles présentés au jeune public. Reggi
Ettore a décidé d'intégrer la technologie à toutes les productions de L'Arsenal
à musique. « Nous avons choisi, depuis une dizaine d'années, d'habiller le
concert», explique-t-il, «grâce à des images, des narrations, l'ajout de comé-
diens, afin de faciliter l'écoute. » Des projections sur écrans transparents sont
proposées avec leurs spectacles, et ils ont même inventé un nouvel instrument
(pour Alice), qui leur a causé de longues heures d'angoisse et des pertes
d'argent. « Cela n'enlève rien à la musique », précise-t-il. « C'est l'atteinte de
l'équilibre qui fera le succès. La musique reste le personnage principal, les
autres éléments viennent l'appuyer. Nous devons d'ailleurs constamment tem-
pérer les ardeurs de nos collaborateurs pour le leur rappeler. »
   Les parents et les professeurs, parfois nostalgiques des après-midi passés éten-
dus par terre devant le tourne-disque à écouter Le carnaval des animaux, tout en
laissant leur imagination dériver, ont parfois de la difficulté à accepter que le
monde du spectacle doive s'accommoder de ces nouveaux outils. « Les enfants
sont beaucoup plus dans un monde multimédia que celui que nous avons
connu », avance Ana Sokolovic. « Il faut s'adapter à l'offre et à la demande. Par
contre, je crois qu'on peut raconter une très belle histoire, avec un bon comé-
dien, une belle musique, et que ce soit suffisant. Le visuel et le musical sont
souvent reliés, parce que la musique instrumentale est abstraite. On pourrait
par contre avoir des images très abstraites et s'y plonger longuement. Les liens
entre la musique et la couleur se créent, même si les images bougent très peu,
et elles plongent le jeune public dans un autre univers. Souvent, il y a sur-
charge. Les enfants ont alors peur, pas du sujet lui-même mais de la surcharge,
et cela les rend confus. »
   «Il faut faire passer de belles choses sans insister trop fort», croit Isabelle
Aboulker. « Les enfants sont sensibles à la beauté. La magie d'un vrai spectacle
existe encore. Des enfants qui chantent pour des enfants restent forcément tou-
chants. » Yves Daoust est entièrement d'accord avec cette affirmation : « Je ne
pense pas qu'on ait besoin d'en mettre autant. Les enfants sont beaucoup trop
bombardés d'information, à mon avis. Il y a des spectacles européens célèbres
où il ne se passe presque rien, visuellement Je pense que tout est dans la poétique
qu'on réussit à créer. Je pense que c'est un lieu commun, une décision d'adultes,
cette décision de toujours vouloir leur en donner plus. On se dit : il faut du son,
il faut que ce soit fort, il faut qu'on les occupe beaucoup. Ensuite, on avance que
s'il n'y a que le son, ils vont s'ennuyer, qu'il leur faut des comédiens, des
"bébelles", etc. et on en rajoute. Je me souviens que les premières représentations
de Trip Tympan étaient tellement compliquées, à cause de l'ajout des projec-
tions, de la technique. Le lien avec les musiciens-animateurs ne se faisait pas,
parce qu'il y avait une distance incroyable créée par tout ça. Les directeurs artis-
tiques ont compris, ils ont bazardé presque tout le visuel, en gardant des choses
très simples, qui devenaient plus des commentaires, finalement. Ils se sont rap-
prochés physiquement, ils ont parlé avec les enfants, et la magie s'est recréée. »

Portée des spectacles : gage de succès et de qualité?
« Notre souci le plus fondamental est d'être complètement séduits par
l'ensemble », précise Denis Gougeon, « et viser une fusion des éléments qui doi-
vent tous fonctionner (comme à l'opéra). » Si un élément est déficient, le tout
ne peut se tenir : « Il faut que tout soit parfait, les comédiens, la mise en scène,
les éclairages, l'image, la musique, que tout rentre au bon moment. On parti-
cipe à l'élaboration de quelque chose qui est plus grand que nous. Quand nous
écrivons ou interprétons de la musique de concert, nous sommes seuls, nous
pouvons décrire le monde comme nous le souhaitons, quand nous le souhai-
tons, avec les éléments que nous souhaitons. Avec les productions pour jeune
public, il faut viser l'intégration, afin d'offrir un spectacle le plus parfait pos-
sible. » «Je veux que ce moment-là, ils le vivent intensément et l'apportent
avec eux. Je souhaite qu'ils entrent dans ce monde et n'en sortent pas avant la
fin », précise Sokolovic.
   Si tous les éléments sont en place et que la séduction entre compositeur,
interprètes et jeune public opère, l'œuvre deviendra-t-elle pour autant intem-
porelle, comme peut maintenant l'être Pierre et le loup, 60 ans après sa créa-
tion ? « Notre rôle, c'est quand même de les éduquer, de leur offrir une base qui
va leur servir à créer un univers culturel. J'espère que les gens vont comprendre
l'importance d'offrir aux enfants, dès le jeune âge, la possibilité d'entendre des
choses », s'enflamme Sokolovic, elle-même mère d'un jeune enfant, « parce
que ce qui est important, c'est de réveiller chez les enfants leur imagination. »
La musique fera alors son chemin, qu'elle reste compagne épisodique et pas-
sive ou qu'elle devienne maîtresse exigeante si on se dévoue à sa pratique :
« Elle deviendra une habitude pour les enfants et, même s'ils ne deviennent pas
musiciens un jour, elle fera partie de leur personnalité. Au bout du compte,
c'est cela qui compte. »
Isabelle Aboulker se dit émue et surprise que ses spectacles touchent les
jeunes d'aujourd'hui, toutes origines confondues : « Mes dernières expériences
en juin 2005 sur l'impact et la force que peuvent avoir certains textes auxquels
la musique apporte une intensité particulière concerne des fables de La
Fontaine, qu'un jeune professeur a fait découvrir dans une banlieue parisienne
composée à 80% de jeunes Maghrébins. Le concert auquel j'ai eu la joie d'as-
sister était d'une qualité rare, et le rapport au sens et des mots et des phrases,
tout à fait remarquable. Quelques minutes après le spectacle, j'ai entendu dans
la cour de recréation au cours d'une dispute deux jeunes Algériens. "Tu seras
châtié de ta témérité", une phrase extraite du Loup et Vagneau, disait l'un à
l'autre avec un fort accent... Admirable, n'est-ce pas ? »
   Malgré les écueils fréquents qui se dressent sur la route du compositeur
alors qu'il se plonge dans la création d'une œuvre pour jeune public, tous les
compositeurs qui défendent ce répertoire le font avec conviction, sinon avec
abnégation. Qu'on pense aux espoirs de commande rémunérée déçus, au pro-
cessus souvent semé d'embûches des demande de subventions, au démarchage
multiple pour intéresser les ensembles musicaux à produire le spectacle, aux
appels aux écoles pour les sensibiliser au produit musical contemporain, aux
coupures importantes au contenu du projet éducatif musical, aux rencontres
et aux documents pédagogiques préparatoires au concert, il faut une conviction
profonde et même une certaine folie pour présenter une œuvre contempo-
raine pour jeune public. Pourtant, tous les compositeurs interrogés choisi-
raient, encore aujourd'hui, de refaire ce même parcours du combattant, parce
qu'ils croient profondément en la graine qu'ils auront semée. « On ne sait
jamais ce que le spectacle peut créer dans la tête d'un enfant de huit ou neuf
ans », conclut Daoust. Un spectacle à la fois, on peut néanmoins aujourd'hui
affirmer que la création contemporaine pour jeune public a non seulement
droit de cité, mais se voit progressivement offrir ses lettres de noblesse.
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