La poésie scientifique : approches pédagogiques

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© Hugues Marchal – UMR 7171 (Paris 3 – CNRS)                                                1

               La poésie scientifique : approches pédagogiques

     Jusqu’au dix-neuvième siècle, une tradition continue a vu fleurir des textes en vers,
chargés d’archiver et de répandre un savoir d’ordre scientifique, toutes disciplines
confondues. Or cette alliance entre science et poésie a largement cessé d’être jugée
possible à partir du romantisme, au point que l’existence même du genre est aujourd’hui
largement ignorée, chaque domaine semblant exclure l’autre. Dès lors, traiter ces textes
en classe permet d’aborder des enjeux variés.
     -      D’une part, leur propre mixité favorise une approche interdisciplinaire,
            ouvrant à des collaborations entre tous les membres de l’équipe pédagogique,
            de manière à remettre en cause le lieu commun, souvent entretenu par les
            processus d’orientation, qui opposent élèves « littéraires » et « scientifiques ».
     -      D’autre part, la disparition du genre, et la reconfiguration des relations entre
            science et poésie (ou, plus largement, littérature) relève d’un processus de
            longue durée, de nature à éclairer des notions comme celles d’humanisme,
            de Lumières, etc., et à rendre sensibles les élèves à la temporalité de l’histoire
            culturelle.
     -      Enfin, au sein des enseignements de littérature, ce type de corpus a
            l’avantage de corriger l’association factice, mais dominante, souvent établie
            entre la poésie et le seul lyrisme, en montrant les interfaces entre parole
            poétique, didactisme et argumentation, tout en établissant des liens avec
            les genres de l’essai en prose ou de la science-fiction, ainsi qu’avec des
            écritures non littéraires.

     On trouvera donc ici un bref exposé général relatif au genre, accompagné de
propositions ponctuelles d’exploitation pédagogique.

     1. Spectres de la poésie

      La modernité poétique qui débute, en France, avec le romantisme, concevable
comme première manifestation de la dynamique des avant-gardes qui allait rythmer
l’évolution littéraire durant deux siècles, est souvent présentée, avec raison, comme une
conquête de libertés nouvelles. La diversification des formes, la remise en cause des
régulations collectives au profit de la création individuelle (telles que les diagnostique par
exemple Mallarmé dans « Crise de vers ») et l’intégration de la prose sont autant de
mutations aux termes desquelles les frontières de la poésie peuvent sembler s’être
élargies, et même avoir disparu, rendant au passage sa définition de moins en moins
formulable. Toutefois, cette extension s’est accompagnée d’un mouvement simultané de
réduction du territoire de la poésie, par exclusion progressive et massive de nombreuses
pratiques attestées, mais jugées erronées et désormais inacceptables. Pour ne citer que
quelques étapes connues de ce processus, Mme de Staël, dans De l’Allemagne, associe
étroitement poésie et émotion individuelle, sous l’angle du sublime ; Poe, relayé par
Baudelaire, proclame la fin du poème long et du didactisme en vers ; Mallarmé renvoie
narration, enseignement et description à « l’universel reportage », et suscite des lectures
affirmant le primat de l’autoréférentialité. Parallèlement, épopée, poèmes de circonstance,
fable, théâtre en vers, etc., tendent à disparaître de la pratique en même temps qu’ils sont
condamnés en théorie. L’élargissement s’accompagne ainsi d’exclusions
thématiques et génériques massives, de sorte que toute une partie du spectre poétique
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classique – fondé, entre autres, sur la « roue » virgilienne associant l’épique (Énéide), le
lyrique (Bucoliques) et le didactique (Géorgiques) – passe à l’état autrement spectral de
fantôme. Ce mouvement a été parfaitement noté par les poètes et associé à une forme
d’appauvrissement. En 1913, Valéry le constate de manière neutre, en évoquant un
      Symbolisme par exhaustion.
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      Suppression de la poésie historique, philosophique, didactique, sentimentale directe .

      Dans William Shakespeare, Hugo souligne le danger du processus, qui équivaut à
l’abandon par les poètes de vastes domaines, un enjeu qui explique l’insistance avec
laquelle il défend une conception large de la poésie, notamment dans sa célèbre liste de
« poètes », où figurent de nombreux noms d’écrivains inattendus sous cette étiquette. Sa
position sera reprise, par Sully Prudhomme ou Queneau, qui dénonce avec vigueur, en
1938, un étrécissement conceptuel :
       La poésie ne se réduit pas au lyrisme, encore moins le lyrisme à la métaphore. Je ne scandaliserai
que les ignorants et les sots en rappelant qu’il existe des genres poétiques ; et que Victor Hugo, pourtant un
« maître des métaphores », nous a laissé de convaincants exemples de poésie épique, et de poésie
satirique, et de poésie comique, et de poésie dramatique, et de poésie didactique. Oui : de poésie
didactique, genre particulièrement agaçant pur ceux qui se repaissent de leur propre ignorance ou se
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vautrent dans leur inculture .

    Malgré ces charges, l’oubli a été consommé. L’ancienne extension est désormais
mal repérée, voire insoupçonnée par les élèves et le grand public. Comme le note
Dominique Combe :
       Les distinctions fines entre différents types de poésie – épique, lyrique, satirique, didactique, etc. –
autrefois essentielles, semblent s’être estompées derrière l’idée générale de poésie, probablement parce
                                                                         3
que le « lyrisme » a fini par l’emporter et s’identifier à la poésie même .

     On pourrait également associer à ce primat du lyrisme l’essor des approches
autoréférentielles de la poésie. Ce qui importe ici, c’est que l’inclusion des pratiques
oubliées permet de rendre les élèves sensibles à cette évolution. Elle leur donne les
moyens de reconstituer les traditions interrompues dans lesquelles une partie
considérable de la production littéraire antérieure s’est inscrite, mais elle doit aussi leur
permettre de repérer la manière dont ces traditions peuvent encore hanter – au
double sens d’une présence implicite ou d’une phobie face à des modèles rejetés –
les créations ultérieures. C’est ce que je me propose de montrer à partir de l’exemple de
la poésie scientifique, et plus particulièrement, sur la base d’un corpus illustrant les liens
entre poésie et sciences du vivant, des Lumières à nos jours.

     NB : On trouvera en bibliographie des indications plus larges, portant notamment sur
les périodes antérieures.

1
  Paul Valéry, Cahiers [Cahier L, 1913].
2
  Raymond Queneau, « Lyrisme et poésie », Volontés, 1938, n° 6, p. 6.
3
  Dominique Combe, Les Genres littéraires, Hachette supérieur, 1992, p. 16.
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      2. Poésie et sciences naturelles de Buffon à nos jours

     Le choix des sciences naturelles permet d’éviter les difficultés de compréhension des
matières scientifiques davantage liées aux mathématiques, soit cette discipline elle-même,
mais aussi la physique, l’astronomie, etc.

      21. L’héritage antique et le programme des Lumières

       On commencera par rappeler qu’aux origines de la culture occidentale, les
distinctions disciplinaires contemporaines ne sont pas pertinentes. Ce rappel peut
s’accompagner d’une réflexion sur la nature même de la poésie en vers, qui, dans le cadre
de sociétés étrangères à l’écriture, constitue moins une pratique esthétique autonome
qu’un média essentiel d’archivage et de transmission des énoncés, dans le temps et dans
l’espace4. Sur cette base, on évoquera l’exemple d’Empédocle et ses œuvres en vers –
aujourd’hui perdues – pour montrer que l’association entre science et poésie possède des
racines immémoriales, puis on pourra esquisser une typologie des grands discours
justifiant cette alliance.
       En gros, trois arguments majeurs coexistent :
       a) Argument mnémotechnique, la forme-vers préserve les savoirs.
       b) Argument régulateur, la complexité des figures permet de restreindre
           l’accès au sens aux seuls lecteurs savants.
       c) Argument esthétique, la poésie rend les leçons plaisantes et agréables.

     Les deux premiers mobiles sont employés par le médecin Galien5, qui, bien qu’il
écrive en prose, cite des pharmacopées en vers, plus anciennes, et loue leur auteur
d’avoir choisi cette forme, en expliquant que le l’emploi du mètre assure la transmission
correcte des posologies (texte mesuré, le vers fixe les quantités), tandis que la complexité
des figures empêche les profanes de déchiffrer trop aisément les ingrédients,
potentiellement dangereux (cela peut être expliqué par une discussion sur le doublet
potion/poison). Le troisième mobile, appelé à une fortune beaucoup plus importante dans
un régime culturel fondé sur l’écriture et l’association entre prose et données factuelles,
apparaît sous sa forme la plus complète dans le De natura rerum, première œuvre
majeure exploitable ici. On citera le passage célèbre dans lequel Lucrèce se compare au
médecin cachant sous le miel l’amertume du médicament :

        Et maintenant, apprends les vérités qui me restent à te découvrir, tu vas entendre de plus claires
révélations. Je n’ignore pas l’obscurité de mon sujet ; mais d’un coup de son thyrse un grand espoir de gloire
a frappé mon cœur, il m’a pénétré du doux amour des Muses ; et dans l’enthousiasme je parcours sur la
cime des Piérides une région que nul mortel encore n’a foulée. J’aime puiser aux sources vierges, j’aime
cueillir des fleurs inconnues et en tresser pour ma tête une couronne unique dont les Muses n’ont encore
ombragé le front d’aucun poète. C’est que, tout d’abord, grandes sont les leçons que je donne ; je travaille à
dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition. C’est aussi que sur un sujet obscur je compose
des vers brillants de clarté qui le parent tout entier des grâces de la poésie. N’est-ce pas une méthode
légitime ? Les médecins, quand ils veulent faire prendre aux enfants l’absinthe amère, commencent par
dorer d’un miel blond et sucré les bords de la coupe ; ainsi le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées

4
  On pourra employer ici les remarques de Michel Butor, Utilité de la poésie (Circé, 1995), ou encore, si l’on
me pardonne cette référence, se reporter à H. Marchal, La Poésie, GF-Corpus, 2007 – anthologie où
d’autres sources et textes exploitables sont disponibles.
5
  Voir Jean-Marie Jacques, « Nicandre de Colophon, poète et médecin », in Cusset Christophe (dir.), Musa
docta. Recherches sur la poésie scientifique dans l’Antiquité, Publications de l’Université de Saint-Etienne,
2006, p. 32.
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par la douceur, avale en même temps l’amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé.
Ainsi, moi-même aujourd’hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l’a point pratiquée et que le
vulgaire recule d’horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans le doux langage des Muses et, pour ainsi
dire, l’imprégner de leur miel : heureux si je pouvais, tenant ainsi ton esprit sous le charme de mes vers, te
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faire pénétrer tous les secrets de la nature et jusqu’aux lois selon lesquelles la nature est formée .

      On pourra s’attarder sur la manière dont les pouvoirs de la poésie sont représentés
dans ces textes, et les associer à des compléments littéraires antiques7 ou puisés dans
les œuvres médiévales, de la Renaissance ou du dix-septième siècle8. Dans tous les cas,
le lien avec le siècle des Lumières est aisé à établir dès lors qu’on explique qu’au dix-
huitième siècle, les figures du savant et de l’homme de lettres restent largement co-
extensives. On pourra demander aux élèves une enquête sur des auteurs comme
Voltaire, Diderot, Montesquieu, Rousseau, Buffon ou d’Alembert, et réfléchir à leur double
statut scientifique et littéraire, à partir de listes de leurs œuvres, correspondants et
travaux, ou de leur insertion institutionnelle (notamment dans les différentes académies).
On montrera sur cette base que la République des lettres inclut des auteurs et des
lecteurs polymathes, dont les compétences, selon Voltaire, vont « des épines des
mathématiques aux fleurs de la poésie9 », et l’on citera, en expliquant les termes
soulignés10, Vigneul-Marville, pour qui cette communauté « est composée de gens de
toute nation, de toute condition, de tout âge de tout sexe […]. Les arts y sont joints aux
lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang11 ». On expliquera que dans la pensée des
Lumières, la raison et l’agrément sont indissociables, de sorte que tout projet d’éducation
doit savoir séduire son destinataire. Cette posture anthropologique conservait au modèle
de Lucrèce une pleine actualité, dans la mesure où le vers, « langue des dieux », restait
conçu comme la forme d’expression littéraire la plus séduisante. Par exemple, on citera
Condillac, pour qui le poète « affiche qu’il veut plaire, et s’il instruit, il paraît cacher qu’il en
ait le projet12 », ou le commentateur anonyme d’un poème scientifique médical de 1792,
La Luciniade ou l’art des accouchemens, de Sacombe, qui explique :
       La poésie didactique a le double objet d’instruire, ou de plaire. L’instruction est le but du philosophe &
du poëte ; mais leurs moyens pour parvenir à leur fin, sont très-différens. L’un cherche la méthode,
l’exactitude, la clarté ; l’autre veut encore y joindre les images, l’harmonie, les grâces du style. L’un va droit à
la raison, par le chemin le plus court ; l’autre y arrive par des sentiers détournés & semés de fleurs. L’un
nous expose la vérité dans un jour qui ne nous permet pas de la méconnoître ; l’autre l’embellit si bien, que
nous ne pouvons nous empêcher de l’aimer, etd e l’embrasser.
       Il résulte que les leçons des poëtes sont plus utiles que celles des philosophes, par cela même
qu’elles sont plus agréables. Des exemples connus peuvent être cités à l’appui de ce que j’avance. Ne sait-
on pas que chez les Romains la doctrine d’Épicure dut beaucoup plus de partisans à l’admirable poëme de
                                                    13
Lucrèce, qu’aux écrits même de ce philosophe ?

6
  Lucrèce, De la nature, trad. H. Clouard, GF-Flammarion, 1964, p. 42-43.
7
  Par exemple, mettre en parallèle l’ouverture des Géorgiques, didactique, et l’épisode final où Virgile passe
de l’agriculture à l’histoire d’Orphée aux Enfers, permet de montrer son souci de plaire à différents types de
lecteurs, tandis que la description de la genèse des abeilles (qui pour Virgile naissent de carcasses en
putréfaction) permet une réflexion sur la péremption des savoirs et le risque qu’elle fait courir à la pérennité
des textes à la fois littéraires et didactiques.
8
  Par exemple, Le Roman de la rose, la Sepmaine de Du Bartas ou le Poème du quinquina de La Fontaine.
9
  Article « Gens de lettres » de l’Encyclopédie.
10
   Via par exemple une consultation des éditions successives du Dictionnaire de l’académie, interrogeables
en ligne sur le site de l’Inalf.
11
   Vigneul-Marville, Mélanges d’histoire et de littérature (1701) cité in « République des lettres », M. Blay et
R. Halleux dir., La Science classique, p. 149.
12
   Condillac, Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme, Genève, Duvillard et Nouffer, 1780, p. 262.
13
   L’Esprit des journaux français et étrangers, année 23, t. VI, juin 1794, p. 109.
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  L’alliance entre poésie et science est donc largement validée par la société, mais aussi
par les savants eux-mêmes. Condorcet, devant ses collègues de l’Académie des
sciences, souligne la nécessité de créer des textes capables d’amener le public vers leurs
disciplines, en notant, dans son éloge de Buffon :

        Peut-être le talent d’inspirer aux autres son enthousiasme, de les forcer à concourir aux mêmes vues,
n’est pas moins nécessaire que celui des découvertes au perfectionnement de l’espèce humaine ; peut-être
n’est-il pas moins rare, n’exige-t-il pas moins les grandes qualités de l’esprit, qui nous forcent à l’admiration.
[…] Si donc la gloire doit avoir l’utilité pour mesure […], les hommes éloquents, nés avec le talent de
répandre la vérité, ou d’exciter le génie des découvertes, mériteront d’être placés au niveau des inventeurs,
puisque, sans eux, ces inventeurs ou n’auraient pas existé, ou auraient vu leurs découvertes demeurer
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inutiles et dédaignées .

 Surtout, on pourra employer et commenter le célèbre frontispice de l’Encyclopédie, par
Cochin…

    … que l’on complètera par sa légende (et éventuellement par le tableau des
connaissances et facultés humaines, inspiré de Bacon) :

14
     Condorcet, Nicolas de, Eloge de M. le Comte de Buffon. Paris, Buisson, 1790, p. 48.
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       Exploitation :
       Occasion de traiter de l’allégorie, cette image montre que l’Imagination et la Raison,
d’une part, et la Philosophie et les différentes formes de Poésie, d’autre part, sont placées
rigoureusement au même niveau et chargées de participer à égalité à la divulgation de la
Vérité, de sorte que l’image offre un programme équivalent à ceux que proposent les
citations qui précèdent. On insistera sur l’expression « couronner et embellir », pour
compléter l’analyse qui précède, en montrant que le premier verbe souligne que la poésie
conserve encore sa prérogative de consécration (renvoyer, par exemple, à Malherbe), qui
justifie sa place au sommet des genres esthétiques. Bref, on expliquera que de la date de
cette image à la fin de l’Empire, les sciences, dont la reconnaissance ira croissant à partir
des succès des savants sous la Révolution, et la poésie, dont le pouvoir symbolique va au
contraire s’éroder, disposent d’un degré de prestige proche, qui justifie leur quête d’une
alliance mutuelle. Éventuellement, on poussera l’analyse de l’image jusqu’à une réflexion
sur la manière dont la diffusion des connaissances peut, paradoxalement, jouir de
l’obscurité relative que les ornements de la poésie ajoutent à la vérité (on analysera pour
cela les lignes de force de la gravure, en montrant qu’à la dynamique d’éclaircissement du
vrai, symbolisé par les nuées chassées, s’opposent le mouvement de recouvrement dont
l’Imagination est investie).

      Une fois ce cadre général posé, on pourra proposer la lecture d’extraits de poèmes
scientifiques proprement dits. Par exemple, on pourra choisir de travailler sur Les Trois
Règnes de la nature de l’abbé Delille (1808). On opposera l’oubli dans lequel le poète est
tombé et sa gloire anthume, et on expliquera la structure de ce texte en huit chants
d’alexandrins, complété par des notes scientifiques établies par une pléiade de savants
alors prestigieux, dont Cuvier lui-même. L’extrait qui suit est tiré du chant VI, consacré à la
flore. Ce chant commence par déplorer la perte des anciennes croyances merveilleuses
associées aux végétaux. Delille, jouant de l’intertexte des Métamorphoses, établit la liste
des fables qui ont cessé d’être liées aux plantes (ainsi, nous ne voyons plus Narcisse
dans le narcisse, etc.). Toutefois, il récuse cette tonalité élégiaque aussitôt la liste close,
en appelant à découvrir d’autres phénomènes incroyables, mais pourtant vrais. Ici, il décrit
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le polype. Aujourd’hui reconnu comme un animal vivant en colonie, comme le corail, le
polype ou hydre d’eau douce avait passionné la communauté savante quand le Suisse
Tremblay avait découvert et exposé son aptitude à se reconstituer après amputation, bien
qu’il soit doué de mouvement et se nourrisse de proies. Cette mixité en fait un être
merveilleux, dont l’essence complexe de zoophyte ramène à une méditation sur l’hybridité,
qui s’appuie cette fois, non sur la fable ovidienne, mais bien sur un constat scientifique.
         De l’humide séjour ces douteux habitants,
         A l’œil inattentif échappèrent long-temps ;
         Ils vivaient inconnus, et, sujets de deux mondes,
         En se multipliant voyageaient sur les ondes.
         Nos sages cependant, d’un regard curieux
         Sondaient, les uns la terre, les autres les cieux ;
         Celui-ci dirigeait les flèches du tonnerre,
         Ou sur son double pôle aplatissait la terre ;
         Des mines, des volcans, d’autres fouillaient le sein ;
         Le polype parut, tout s’éclipsa soudain.
         Tous ces nomenclateurs qui, séparant les classes,
         Aux règnes différents avaient marqué leurs places,
         Virent un corps nouveau, fier de ses nouveaux droits,
         Des règnes étonnés braver les vieilles lois,
         Et, joignant en lui seul leur nature rivale,
         De leur borne incertaine occuper l’intervalle.
         Eh ! qui n’admirerait cet être mitoyen,
         Des règnes qu’il unit étrange citoyen ?
         Une plante en flottant se présente à ma vue :
         Tout à coup je la vois, ô surprise imprévue !
         Vers l’humble vermisseau choisi pour son repas,
         S’élancer de sa tige et déployer ses bras.
         Sur le haut de l’arbuste une étroite ouverture
         Est sa bouche où ses doigts portent sa nourriture,
         Et bientôt, vil rebut d’un viscère secret,
         De ses mets consommés le vestige paraît.
         Souvent la fleur modeste, en coupe façonnée,
         S’arrondit en olive à la vue étonnée,
         Se partage, descend, et, glissant sur les eaux,
         Forme de ses débris des arbustes nouveaux.
         Sur sa tige sensible un peuple entier fourmille ;
         Même instinct, même vie anime la famille ;
         Des milliers d’animaux semblent n’en former qu’un ;
         Communs sont leurs besoins, leur mouvement commun.
         Chacun transmet sa proie à l’arbuste vorace.
         J’approche, je le prends ; sans détruire sa race,
         Ma main tourne en tous sens et retourne sa peau ;
         Je la coupe : il repousse un nouvel arbrisseau ;
         Je redouble, il renaît ; je le mutile encore,
         Un troisième arbrisseau tout à coup vient éclore.
         Lui-même il donne l’être à de nouveaux enfants,
         Du fer mutilateur comme lui triomphants,
         Dont la race à son tour, de vingt races suivie,
         Semble de chaque point reproduire la vie.
         Je fais plus : sur son corps ma main greffe un tronçon,
         Du fertile animal fertile nourrisson :
         Tous pullulent sans fin ; de cette hydre innocente
         Je vois se propager la tige renaissante,
         Et renaître, en débit des ciseaux destructeurs,
                                                             15
         Des bouquets d’animaux et des peuples de fleurs .

15
     J. Delille, Les Trois règnes de la nature, Paris, Mame, 1808, t. II, p. 55-88.
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      Exploitation :
       Axes de lecture pour un commentaire
      - Une merveille de la nature : une stupéfaction – champ lexical de la surprise,
(étonner x 2, nouveau x 2, admirer, surprise, imprévue, etc.) et de l’instantané (soudain,
tout un coup) – face à un être qui défie les frontières (relever les formules comme
« mitoyen », « deux mondes », etc.) en alliant faune et flore (relevé des isotopies), mais
aussi vie et mort (thème de la démultiplication vs. lexique de la destruction ou de la
blessure).
      - Un éloge de la science : une découverte mise en perspective avec celles de
Franklin (paratonnerre) et les expéditions de mesure du méridien, qui toutes, font
l’actualité ; un portrait du savant en « sage », « curieux », etc., dont toute enquête s’avère
utile (antithèse entre la petitesse du polype et l’effet et impact épistémologique de sa
découverte) et dont le savoir évolue (rappel de l’évolution constante des certitudes et des
taxinomies) ; une hypotypose par laquelle le locuteur se mue lui-même en
expérimentateur, sans dommage d’ailleurs pour l’animal.
      - L’alliance du vers et du savoir : le poème comme technique de l’agrément
(musicalité métrique et homophonique, souci interne de variété énonciative et rythmique)
se met au service de la diffusion des connaissances ; mais il y trouve aussi matière à se
renouveler (mots techniques, allusion usuellement proscrite à une matière basse, la
défécation) ; et prouve peut-être sa capacité essentielle à créer dans le langage le moyen
de dire ce qui remet en cause nos catégorisations (fonction des figures, notamment du
chiasme final), ce qui fait in fine de l’animal hybride l’image même de la poésie
scientifique, elle aussi entre deux champs.
       Possibilités de compléments.
      Textes de Tremblay ou Réaumur, extraits du Rêve de d’Alembert, collaboration avec
les SVT sur la notion de classification ou pour des images de l’animal, etc.
Éventuellement, le chant entier peut former la base d’une lecture suivie.

     On insistera enfin sur les avantages que les poètes pouvaient trouver à de tels
objets, qui leur fournissaient une matière inédite, en citant par exemple Marmontel, qui, au
même moment, incitaient les auteurs à inclure les connaissances nouvelles dans leurs
textes16.

      22. Une liaison impossible ?

     La collaboration que les textes des Lumières cités illustrent ou appellent de leurs
vœux cesse de sembler légitime aux hommes de sciences comme aux poètes au tournant
du dix-neuvième siècle. La disparition progressive du genre reflète le divorce qui intervient
au sein de l’ancienne République des Lettres – scission, qui, selon l’essayiste et
romancier anglais C.P. Snow, a donné naissance au régime épistémique contemporain,
où coexisteraient sans grand dialogue « deux cultures » scientifique et littéraire
étrangères, voire antagoniste. La rupture est diagnostiquée très tôt par Bonald, qui use
d’une métaphore géopolitique filée :
            On aperçoit depuis quelque temps des symptômes de mésintelligence entre la république des
      sciences et celle des lettres. Ces deux puissances limitrophes, longtemps alliées, et même

16
   Cf. Marmontel, Eléments de littérature [1787], S. Le Ménahèze-Lefay (ed.), Paris, Desjonquères, 2005,
p. 525.
© Hugues Marchal – UMR 7171 (Paris 3 – CNRS)                                                                      9

      confédérées, tant qu’elles ont eu à combattre leur ennemi commun, l’ignorance, commencent à se
      diviser […]. Ce sont, de part et d’autre, des plaintes et des récriminations. Les sciences accusent les
      lettres d’être jalouses de leurs progrès. Les lettres reprochent aux sciences de la hauteur et une
      ambition démesurée ; et comme il arrive toujours entre gens aigris, l’observateur impartial aperçoit de
      part et d’autre plutôt l’envie de guerroyer que de justes motifs de guerre. […] Si la guerre éclate, les
      lettres entreront en campagne avec l’orgueil qu’inspire le souvenir d’une ancienne gloire ; les
      sciences, avec la confiance que donnent des succès récents. Celles-ci ont depuis quelques années
      réuni à leurs vastes domaines la chimie et la physiologie, toutes deux d’humeur guerrière, et qui
      brûlent de se signaler. La situation militaire des lettres n’est pas, à beaucoup près, si avantageuse. La
      tragédie et la haute comédie, qui faisaient leurs principales forces, ont essuyé depuis peu de rudes
      échecs ; la poésie épique est tombée… dans la prose, et l’histoire n’a guère paru en première ligne de
      notre armée littéraire. […] Les arts, peuple paisible, placés sur les confins des deux États, prendront
      parti suivant leurs inclinations et leurs intérêts. Les arts libéraux se rangeront du côté des lettres. Les
      arts mécaniques, les arts et métiers, déjà enrégimentés avec les sciences dans l’Encyclopédie,
      marcheront sous leurs drapeaux […]. L’imprimerie restera neutre […] et profitera sur les revers de l’un
      comme sur les succès de l’autre. Mais les lettres n’auront dans les arts libéraux que des alliés
      suspects ou même infidèles. Déjà, depuis quelque temps, elles luttent avec peine contre la faction de
      la peinture, qui aspire ouvertement au premier rang, et avec ses grandes compositions, fait des pages
      et presque des poëmes. […] L’architecture, que des idées de beau moral rapprochent des lettres, sera
      entraînée du côté des sciences par ses besoins. Enfin, la poésie, généreuse, mais toujours
      imprudente, a peut-être hâté la rupture en voulant la prévenir. Elle est entrée de son chef en
      négociation avec les sciences ; mais ses intentions pacifiques ont été mal récompensées. Les
      sciences l’ont éconduite comme peu exacte, et les lettres l’ont tancée comme trop descriptive, et,
      voulant au mépris des lois de l’empire littéraire, contracter des alliances étrangères. Tout annonce
      donc la chute prochaine de la république des lettres, et la domination universelle des sciences
                            17
      exactes et naturelles .

      Exploitation :
      On pourra débattre avec les élèves de la pertinence du pronostic final, en ayant soin
d’expliquer la légitimité désormais bien établie des sciences, à compléter, au besoin, par
une rapide liste des grandes découvertes qui vont marquer le siècle et de leurs
conséquences technologiques et sociales (révolution industrielle, etc.). Le transfert de
prestige peut aussi être mis en évidence à partir d’une comparaison entre les expressions
de « Siècles des Lumières » et de « Paris ville lumière », deux syntagmes emblématiques
des dix-huitième et dix-neuvième siècles, où la source et le référent du mot « lumière »
(philosophie, éclairage urbain) sont bien différents. Puis, pour éclairer la rupture du point
de vue littéraire, on s’interrogera sur les motifs qui ont pu conduire à exclure les énoncés
scientifiques des poèmes.

     - La complexification des savoirs et la disparition de la polymathie privent les
auteurs de lecteurs également compétents dans les deux domaines littéraire et savant, et
posent des problèmes de terminologie (en science, spécialisation et mathématisation des
langages, recours croissant aux illustrations, graphes, etc.).
     - La qualité poétique d’un texte non fictionnel a fait débat dès l’antiquité, notamment
chez Aristote, pour qui le poète ne peut se réduire à un artisan de la diction, mais doit
aussi forger des fables :

             On a coutume d’appeler [« poètes »] ceux qui exposent en mètres un sujet de médecine ou
      d’histoire naturelle ; et pourtant il n’y a rien de commun à Homère et à Empédocle sinon le mètre, si
      bien qu’il est légitime d’appeler l’un poète et l’autre naturaliste plutôt que poète. […] Car la différence
      entre le chroniqueur et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose (on
      pourrait mettre en vers l’œuvre d’Hérodote, ce ne serait pas moins une chronique en vers qu’en
      prose) ; mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour

17
  Louis de Bonald, « Sur la guerre des sciences et des lettres » [c. 1807], Œuvres complètes, Paris, Migne,
1859, col. 1071-1074.
© Hugues Marchal – UMR 7171 (Paris 3 – CNRS)                                                                   10

      cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt
      du général, la chronique du particulier. […] Il ressort clairement de tout cela que le poète doit être
                                                                                                          18
      poète d’histoires plutôt que de mètres, puisque c’est en raison de la représentation qu’il est poète .

       - La science est attaquée, sur le thème du désenchantement du monde, comme
chez Chateaubriand (le fait que Delille lui réponde implicitement au début du chant déjà
cité peut servir de base à un travail sur la dissertation). Réciproquement, la poésie devient
territoire du rêve et du vague :

              Les systèmes succèderont éternellement aux systèmes, et la vérité restera toujours inconnue
      […]. Plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l’homme dessèche le cœur,
      désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime ; que les
      beaux-arts, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de
      foi envers la Divinité, et conduisent par la religion à la pratique des vertus. […] Toute pénible que cette
      vérité puisse être pour les mathématiciens, il faut cependant le dire : la nature ne les a pas faits pour
      occuper le premier rang. Hors quelques géomètres inventeurs, elle les a condamnés à une triste
      obscurité ; et ces génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de l’oubli, si l’historien ne se charge de
      les annoncer au monde : Archimède doit sa gloire à Polybe, et Voltaire a créé parmi nous la
      renommée de Newton. […] D’Alembert aurait aujourd’hui le sort de Varignon et de Duhamel, dont les
      noms encore respectés de l’École n’existent plus pour le monde que dans les éloges académiques,
      s’il n’eût mêlé la réputation de l’écrivain à celle du savant. Un poète avec quelques vers passe à la
      postérité, immortalise son siècle, et porte à l’avenir les hommes qu’il a daigné chanter sur sa lyre : le
      savant, à peine connu pendant sa vie, est oublié le lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il ne peut
      rien pour le grand homme, pour le héros qui l’aura protégé. En vain il placera son nom dans un
      fourneau de chimiste ou dans une machine de physicien : estimables efforts, dont pourtant il ne sortira
      rien d’illustre. La Gloire est née sans ailes, il faut qu’elle emprunte celles des Muses, quand elle veut
      s’envoler aux cieux. […] Que les mathématiciens cessent donc de se plaindre, si les peuples, par un
      instinct général, font marcher les lettres avant les sciences ! C’est qu’en effet l’homme qui a laissé un
      seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la société que le géomètre
      qui a découvert les plus belles propriétés du triangle. […] Entêtés de leurs calculs, les géomètres-
      manœuvres ont un mépris ridicule pour les arts d’imagination : ils sourient de pitié quand on leur parle
      de littérature, de morale, de religion ; ils connaissent, disent-ils, la nature. N’aime-t-on pas autant
                                                                                          19
      l’ignorance de Platon, qui appelle cette même nature une poésie mystérieuse ?

     - Baudelaire proclame le « caractère extra-scientifique » de toute poésie en
s’appuyant sur Poe, contribuant à la diffusion de ses thèses en France. Pour l’Américain :

              Les exigences de la Vérité sont sévères. Elle n’a aucune sympathie pour les fleurs de
      l’imagination. Tout ce qu’il y a d’indispensable dans le Chant est précisément ce dont elle a le moins à
      faire. C’est la réduire à l’état de pompeux paradoxe que de l’enguirlander de perles et de fleurs. Une
      vérité, pour acquérir toute sa force, a plutôt besoin de la sévérité que des efflorescences du langage.
      Ce qu’elle veut, c’est que nous soyons simples, précis, élégants ; elle demande du calme, de la
      froideur, de l’impassibilité. En un mot, nous devons être à son égard, autant qu’il est possible, dans
      l’état d’esprit le plus directement opposé à l’état poétique. Bien aveugle serait celui qui ne saisirait pas
      les différences radicales qui creusent un abîme entre les moyens d’action de la Vérité et ceux de la
              20
      Poésie .

     Cette posture peut être rapprochée des positions de Platon, ou Buffon, pour qui la
poésie – entendue comme fiction ou diction versifiée – ne peut que distordre l’expression
du vrai. Et Poe fait écho à Chateaubriand dans son sonnet de jeunesse, « À la science »
(exemple de blâme) :

18
   Aristote, La Poétique, 47b et 51 a-b, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980, p. 35 et 65-67.
19
    Chateaubriand, Génie du christianisme [1802], III, 1 ; in Essai sur les révolutions. Le Génie du
Christianisme, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 804-818.
20
   Edgar Allan Poe, « Du principe poétique » (1850), trad. de l’américain par F. Rabbe (1887), in Œuvres
choisies, Livre Club Diderot, 1972.
© Hugues Marchal – UMR 7171 (Paris 3 – CNRS)                                                                  11

             Science ! true daughter of old time thou art !
             Who alterest all things with thy peering eyes.
             Why preyest thou thus upon the poet’s heart,
             Vulture, whose wings are dull realities ?
             How should he love thee, or deem thee wise
             Who wouldst not leave him in his wandering
             To seek for treasure in the jewelled skies,
             Albeit he soared with an undaunted wing ?
             Hast thou not dragged Diana from her car ?
             And driven the Hamadryad from the wood,
             To seek a shelter in some happier star ?
             Hast thou not torn the Nyad from her flood,
             The Elfin from the green grass, and from me
                                                            21
             The summer dream beneath the tamarind tree ?

      Tous ces extraits semblent confirmer l’existence d’une altérité, voire d’une animosité
réciproque des deux champs, opposition qu’illustrerait de manière extrême Aragon
quand il écrit : « Je maudis la science, cette sœur jumelle du travail22 ». Toutefois, il serait
aisé de nuancer la plupart de ces extraits, pour rappeler la présence de nombreuses
références aux sciences dans les textes de leurs auteurs (qu’on songe à Eureka de Poe, à
Mademoiselle Bistouri et à l’usage de termes médicaux chez Baudelaire, à la part de la
médecine chez Aragon, etc.). D’où l’intérêt de prolonger, éventuellement, l’exposé jusqu’à
la période contemporaine.

      23. Un dialogue maintenu

      Novatrices, la science et ses réalisations techniques deviennent des thèmes
ponctuels majeurs pour certaines des avant-gardes du vingtième siècle, attentives à
prouver leur ancrage dans le contemporain (que l’on songe à Marinetti, et, sur le plan
pictural, aux liens entre les photographies de Marey, réalisées à des fins scientifiques, et
certaines toiles majeures de Duchamp). Le savant est un créateur de monde que le
poète doit imiter et accompagner. Comme en témoigne Apollinaire, dans sa conférence
sur l’esprit nouveau, il s’agit à la fois de réagir aux nouveaux savoirs sur le réel et de
mimer la dynamique exploratoire de l’expérimentateur :

              Quoi ! on a radiographié ma tête. J’ai vu, moi vivant, mon crâne, et cela ne serait en rien de la
      nouveauté ? A d’autres ! […] Les airs se peuplent d’oiseaux étrangement humains. Des machines,
      filles de l’homme et qui n’ont pas de mère, vivent une vie dont les passions et les sentiments sont
      absents, et cela ne serait point nouveau ! […] Les jeux divins de la vie et de l’imagination donnent
      carrière à une activité poétique toute nouvelle.
              C’est que poésie et création ne sont qu’une même chose ; on ne doit appeler poète que celui
      qui invente, celui qui crée, dans la mesure où l’homme peut créer. Le poète est celui qui découvre de
      nouvelles joies, fussent-elles pénibles à supporter. On peut être poète dans tous les domaines : il
      suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte.

21
   Poe, « Sonnet – To Science ». On pourra utiliser le texte en anglais ou la traduction de Mallarmé :
« Science, tu es la vraie fille du vieux temps, qui changes toutes choses pour ton oeil scrutateur. Pourquoi
fais-tu ta proie ainsi du coeur du poète, Vautour dont les ailes sont de ternes réalités ? Comment t'aimerait-il
? ou te jugerait-il sage, toi qui ne le laisserais point, dans la promenade de son vol, chercher un trésor en les
cieux pleins de joyaux, encore qu'il y soit monté d'une aile indomptée. N'as-tu pas arraché Diane à son char
? et chassé du bois l'Hamadryade qui cherche un refuge dans quelque plus heureux astre ? N'as-tu pas
banni de son flot la Naïade, du vert gazon, l'Elfe et moi des rêves d'été sous le tamarin. »
22
   Aragon, « Fragments d’une conférence », 1925, cité par Henri Béhar in « Le surréalisme et la science »,
Mélusine n° 26, p. 9.
© Hugues Marchal – UMR 7171 (Paris 3 – CNRS)                                                                  12

              Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l’étendue est infinie étant l’imagination, il
      n’est pas étonnant que l’on ait réservé plus particulièrement le nom de poètes à ceux qui cherchent
      les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs.
              Le moindre fait est pour le poète le postulat, le point de départ d’une immensité inconnue où
      flambent les feux de joie des significations multiples. […] On peut partir d’un fait quotidien : un
      mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera tout un univers. On sait
      ce que la chute d’une pomme vue par Newton fut pour ce savant que l’on peut appeler un poète. C’est
      pourquoi le poète d’aujourd’hui ne méprise aucun mouvement de la nature, et son esprit poursuit la
      découverte aussi bien dans les synthèses les plus vastes et les plus insaisissables : foules,
      nébuleuses, océans, nations, que dans les faits en apparence les plus simples : une main qui fouille
      une poche, une allumette qui s’allume par le frottement, des cris d’animaux, l’odeur des jardins après
      la pluie, une flamme qui naît dans un foyer. Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau.
      Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu’il permet de pénétrer dans l’inconnu, si bien
      que la surprise, l’inattendu est un des principaux ressorts de la poésie d’aujourd’hui. Et qui oserait dire
      que, pour ceux qui sont dignes de la joie, ce qui est nouveau ne soit pas beau ? Les autres se
      chargeront vite d’avilir cette nouveauté sublime, après quoi elle pourra entrer dans le domaine de la
      raison, mais seulement dans les limites où le poète, seul dispensateur du beau et du vrai, en aura fait
      la proposition.
              L’esprit nouveau […] lutte […] pour ouvrir des vues nouvelles sur l’univers extérieur et intérieur
      qui ne soient point inférieures à celles que les savants de toutes catégories découvrent chaque jour et
      dont ils tirent des merveilles.
              Ces merveilles nous imposent le devoir de ne pas laisser l’imagination et la subtilité poétique
      derrière celle des artisans qui améliorent une machine. Déjà, la langue scientifique est en désaccord
      profond avec celle des poètes. C’est un état de choses insupportable. Les mathématiciens ont le droit
      de dire que leurs rêves, leurs préoccupations dépassent souvent de cent coudées les imaginations
      rampantes des poètes. C’est aux poètes à décider s’ils ne veulent point entrer résolument dans l’esprit
      nouveau, hors duquel il ne reste d’ouvertes que trois portes : celle des pastiches, celle de la satire et
      celle de la lamentation, si sublime soit-elle.
              Peut-on forcer à la poésie de se cantonner hors de ce qui l’entoure, de méconnaître la
      magnifique exubérance de la vie que les hommes par leur activité ajoutent à la nature et qui permet
      de machiner le monde de la façon la plus incroyable ?
              L’esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons. Un temps fertile en surprises. Les
      poètes veulent dompter la prophétie, cette ardente cavale que l’on n’a jamais maîtrisée.
              Ils veulent enfin un jour machiner la poésie comme on a machiné le monde. Ils veulent être les
      premiers à fournir un lyrisme tout neuf à ces nouveaux moyens d’expression qui ajoutent à l’art le
      mouvement et qui sont le phonographe et le cinéma. Ils n’en sont encore qu’à la période des
      incunables. Mais attendez, les prodiges parleront d’eux-mêmes et l’esprit nouveau, qui gonfle de vie
      tout l’univers, se manifestera formidablement dans les lettres, dans les arts et dans toutes les choses
                           23
      que l’on connaisse .

      La figure du savant, manipulateur du donné, a ainsi pu servir de modèle à certains
poètes conduisant des travaux de déformations ou de reconstruction du langage, tel
Michaux, qui trouve également dans le discours de la vulgarisation scientifique la matière
à de nombreux emprunts et détournements lui permettant d’édifier une Histoire naturelle
de l’imaginaire24.

      Mais la science offre aussi des médias nouveaux. Si les enregistrements audio ou
vidéo ont très vite été acclimatés dans le quotidien, il serait bon de rappeler l’origine
récente et scientifique de ces techniques, et de noter leur usage très précoce par des
poètes, comme si la fonction de ces derniers impliquait aussi une tâche de défrichage
des potentialités esthétiques de chaque technologie. On pourra s’appuyer sur les
exemples du phonographe (à rapprocher de « La Victoire » d’Apollinaire ou de l’usage de
l’enregistrement de sa voix par Cocteau) ou de l’informatique, ou encore, lire le récent

23
   Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes » [1918], Œuvres en prose complètes, Paris, Bibliothèque de
la Pléiade, t. II, 1991.
24
   Titre d’un récent recueil de Pierre Bettencourt (Lettres vives, 2007).
© Hugues Marchal – UMR 7171 (Paris 3 – CNRS)                                                              13

manifeste de la « Biopoésie », proposé par le plasticien et poète brésilien Eduardo Kac,
qui utilise dans son œuvre les outils de l’ingénierie du vivant :
             Depuis les années 1980, la poésie s’est réellement détachée de la page imprimée. Des
      expériences pionnières du minitel à l’usage du PC comme espace d’écriture et de lecture, on a vu de
      nouveaux langages poétiques se développer. La vidéo, l’holographie et le Web ont encore étendu les
      possibilités et l’audience de cette nouvelle poésie. À présent, dans un monde de clones, de chimères
      et de créatures transgéniques, il est temps de prendre en considération de nouvelles orientations pour
      une poésie in vivo. Je lance ici des propositions pour employer les biotechnologies et les organismes
                                                                                         25
      vivants en poésie comme un champ nouveau pour la création verbale, paraverbale et non verbale.
                                             26
             1) Performance par microbot : écrire et faire danser par un microbot, dans le langage des
      abeilles, pour un public d’abeilles, une danse mi fonctionnelle, mi fictionnelle.
             2) Ecriture atomique : mettre en place précisément des atomes pour créer des molécules en
      forme de mots. Donner à ces mots moléculaires une expression génétique dans des plantes et les
      laisser produire de nouveaux mots par mutation. Observer la grammatologie moléculaire des fleurs
      qui en résulteront, et en sentir le parfum […].
             4) Poésie transgénique : synthétiser de l’ADN en inventant des codes pour écrire des mots et
      des phrases au moyen de combinaisons de nucléotides. Incorporer ces mots et ces phrases dans le
      génome d’organismes vivants, qui les transmettront à leur descendance, en les combinant à des mots
      d’autres organismes. Par mutation, perte naturelle et échange de matériel ADN, de nouveaux mots et
      phrases émergeront. Lire ce transpoème en séquençant l’ADN en sens inverse pour le retraduire en
      texte.
             5) Infra-sons pour téléphants : les éléphants peuvent tenir des conversations, jusqu’à
      13kilomètres de distance, en émettant de puissants infra-sons. Ces derniers sont perceptibles par des
      humains entraînés, sous forme de variations de la pression de l’air. Créer des compositions par infra-
      sons qui fonctionnent comme des appels à longue distance entre éléphants, et les transmettre à
      distance à une population d’éléphants des forêts.
                                                                                        27
             6) Écriture amibienne : écrire à la main sur un support comme l’agar-agar en employant des
      colonies d’amibes comme substance d’inscription, et observer leur croissance, leur déplacement et
      leur interaction jusqu’à ce que le texte change ou disparaisse. Observer simultanément cette écriture
      amibienne à l’échelle macroscopique et microscopique.
             20) Scriptogénèse. Créer un organisme vivement entièrement neuf, n’ayant jamais encore
      existé, en commençant par assembler des atomes en molécule, par « écriture atomique » ou [par
      d’autres moyens]. Puis organiser ces molécules en un chromosome minimal, mais fonctionnel. Soit
      synthétiser un noyau qui contienne ce chromosome, soit l’introduire dans un noyau existant. Faire de
      même pour la cellule entière. La lecture a lieu par l’observation des transformations
                          28
      cytopoétologiques du chromosome scriptogénétique, tout au long de la croissance et de la
                                                   29
      reproduction de l’organisme monocellulaire .

      On trouvera sur le site du poète (http://www.ekac.org) de nombreux documents sur
son travail. L’important sera de noter que certaines des œuvres présentées ici comme des
projets ont été réalisées par l’artiste, qu’il s’agisse de son lapin fluorescent GFP Bunny, ou
de l’œuvre Genesis, qui est un exemple de « poésie transgénique ». Ces œuvres pourront
être l’occasion de réfléchir à la figure de démiurge traditionnellement associée au poète
(voir Orphée ou Amphion), mais aussi le moyen de souligner la pleine participation des
certains poètes aux évolutions les plus contemporaines de la science. On montrera que
Kac adopte une position ambiguë, qui incite le lecteur-spectateur à réfléchir sur la fabrique
actuel du vivant, ses dimensions éthiques et esthétiques.

25
   On nomme « paraverbal » l’ensemble de signes non langagiers, telle la gestuelle, associés à la parole.
26
   De micro et robot : machine autonome de très petite taille.
27
   Substance gélatineuse employée en bactériologie pour solidifier les milieux de culture, dans les boîtes de
Pétri.
28
   Mot forgé sur cyto- (relatif à la cellule) et poétologique (relatif à l’étude de la poésie).
29
   Eduardo Kac, Biopoésie (2002), trad. H. Marchal, in La Poésie, Paris, Flammarion, « GF-Corpus », 2007,
p. 101-105.
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