La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ?
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politique étrangère 1:2013 DOSSIER La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ? Par Frédéric Pichon Frédéric Pichon, docteur en histoire contemporaine et diplômé d’arabe, est membre de l’équipe Monde arabe et Méditerranée de l’université François Rabelais à Tours. Il est l’au- teur de Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (ouvrage collectif, Paris, PUF, 2012) et Maaloula (xixe-xxie siècle). Du vieux avec du neuf : histoire et identité d’un village chrétien de Syrie (Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2010). Très variés sont les intérêts russes qui se manifestent dans l’affaire syrienne. Les livraisons d’armement ont aisément survécu à l’effondre- ment de l’URSS. Mais Moscou défend aussi traditionnellement dans cette région les minorités chrétiennes, en même temps qu’elle valorise le laïcisme affiché du régime alaouite contre les tentations islamistes. Plus largement, la Russie se réinsère dans le jeu moyen-oriental, tout en réaf- firmant contre l’Occident la prééminence du principe de non-ingérence. politique étrangère Depuis maintenant près de deux ans qu’a débuté la crise syrienne, la posi- tion de la Russie est l’objet de tous les commentaires. Présenté comme le seul et dernier soutien de poids au régime de Damas, Moscou se démarque par la constance de sa politique, voire de son intransigeance. Ayant opposé son veto à plusieurs reprises à toute intervention internationale, la Russie ferait tout pour préserver son dernier pion dans le monde arabe : considé- rations économiques et stratégiques s’entremêleraient alors pour dessiner les contours d’une politique qualifiée d’immorale et d’impasse sur le long terme. La réalité est évidemment beaucoup plus nuancée. Si le soutien russe est indéniable depuis le début du conflit, la position de Moscou est à la fois plus mesurée qu’on ne le dit, tout en ayant évolué au gré des événements. Une approche globale se doit donc de considérer le spectre remarquable- ment varié des intérêts russes en Syrie. De l’URSS à la Russie : les aléas d’une alliance stratégique Si, à l’instar des principales puissances européennes, la Russie tsariste a joué au xixe siècle la carte des chrétiens orthodoxes pour asseoir son 1
politique étrangère 1:2013 influence dans le Bilad el-Cham1, l’histoire de la relation syro-russe com- mence véritablement au lendemain de la crise de Suez, en 1956. Malgré la reconnaissance par l’URSS de l’État d’Israël dès 1948, les dirigeants syriens, à la suite de l’Égypte, se tournent vers l’URSS. Dans un contexte de décolonisation où toute alliance avec l’Occident viendrait contredire le discours indépendantiste, le mot d’ordre est : « Nous voulons vos armes, mais vous laissons vos idées. » Dès la fin des années 1950 commence une coopération bilatérale entre les deux pays. Les Soviétiques restent en général peu soucieux d’orthodo- xie marxiste dans la mise en œuvre de ces projets de nature économique et militaire, même si le dirigisme et la planification donnent une touche socialisante à cette politique. L’arrivée au pouvoir du parti Baas en 1963 et la rectification opérée par Hafez el-Assad2 à partir de 1970 n’accélèrent cependant pas l’entrée de la Syrie dans l’orbite de l’Union soviétique, alors que l’Irak et l’Égypte sont plus avancés dans leur relation avec Moscou. Mais la défection de l’Égypte, qui signe la paix avec Israël en 1978, pousse H. el-Assad dans les bras des Soviétiques, qui, de leur côté, sont contraints de remplacer le maillon égyptien par la Syrie. Après une visite officielle du président syrien en 1979 à Moscou, il faut attendre le traité d’amitié de 1980 pour que soit consacrée une coopération intense entre les deux pays. Il s’agit là d’un rapprochement tout à fait circonstanciel, et que seuls commandent les intérêts stratégiques. Il est paradoxal de constater que l’arrivée d’Hafez el-Assad au pouvoir en 1970 et son « mouvement de rec- tification » ont abouti à un virage « bourgeois » pour la politique écono- mique syrienne, qui s’appuie sur les grandes familles sunnites et s’attire dans le même temps les grâces financières des pays du Golfe. Sur le plan intérieur, cette rectification s’est accompagnée d’une traque méthodique des éléments politiques marxistes, communistes mais aussi socialistes nassériens. Pour l’URSS, l’enjeu est régional : l’alliance avec la Syrie vient contrebalancer la relation américano-égyptienne instaurée par les accords de Camp David. Pour Damas, il s’agit d’acquérir, grâce à Moscou, une « parité stratégique » avec Israël par le biais d’une coopération militaro- technique. En réalité, la nature des armes livrées et la modération des Soviétiques aboutiront à une situation plaisant aux deux parties. Hafez el-Assad se rend indispensable à toute négociation régionale. Pour les 1. Le terme désigne les provinces arabes de l’Empire ottoman situées au Moyen-Orient, moins l’Irak. On trouve aussi parfois le terme de « Grande Syrie ». 2. Ce dernier avait pourtant déjà séjourné en URSS. En 1958, Hafez el-Assad y a passé 11 mois, dans le cadre de sa formation de pilote de chasse, et y a appris le russe. Il ne le parla jamais officiellement, comme d’ailleurs aucune langue autre que l’arabe. 2
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ? DOSSIER Soviétiques, attachés à la résolution du conflit israélo-palestinien par la négociation, la coopération permet de ne pas accorder d’avantage straté- gique majeur à la Syrie, tout en donnant l’impression d’appuyer le « front du refus » constitué par la Syrie et par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Mais les Syriens se révèlent parfois des alliés encombrants pour Moscou : ainsi les Soviétiques sont-ils mis devant le fait accompli lors de l’invasion du Liban par les troupes syriennes en juin 1976, destinée à soutenir les chrétiens contre les Palestiniens et la gauche libanaise. À la suite de l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, Hafez el-Assad sent le vent tourner : l’URSS n’a plus les moyens de financer son aide militaire (en partie à perte), dans un contexte d’implosion de l’éco- nomie soviétique. H. el-Assad se range dès lors aux côtés des États-Unis lors de la première guerre contre l’Irak. Après la dislocation de l’URSS en décembre 1991, la coopération ne cesse pas mais devient de plus en plus conditionnée à la capacité syrienne de payer, laquelle reste limitée. Les années 1990 voient la Syrie se rapprocher progressivement des États-Unis et de l’Union européenne (UE), à la suite du processus de Barcelone. Les excellentes relations qu’entretiendra Bachar el-Assad avec Recep Erdogan (qui le comparait à son « petit frère ») et le rapprochement de la Syrie avec l’Arabie Saoudite, et même le Qatar, achèvent de distendre les liens avec Moscou, sans toutefois que les contrats d’armement cessent d’être honorés. La Russie entreprend de son côté la réactivation des anciens réseaux soviétiques à partir de 2003-2004, dans un contexte de montée de l’antia- méricanisme dans le monde arabe après l’occupation de l’Irak. La Syrie se présente donc comme un des relais de cette poli- tique. En janvier 2005, Bachar el-Assad renoue La réactivation des avec la Russie : sa rencontre avec Vladimir Poutine anciens réseaux à Moscou permet de régler définitivement la ques- soviétiques tion lancinante de la dette syrienne, annulée à 75 %. Juste à temps : un mois plus tard, l’assassinat de Rafic Hariri à Beyrouth et les soupçons qui pèsent sur les services de sécurité syriens isolent à nouveau le régime, qui doit évacuer le Liban. Au-delà de la per- pétuation des contrats d’armement, il est indéniable que le rapprochement entre les deux pays a pris un nouveau cours dès le déclenchement de la contestation en Syrie, en mars 2011. Mais les liens entre les deux peuples étant assez ténus3, ce sont les représentations symboliques, essentiellement 3. On dénombre toutefois en Syrie près de 50 000 couples mixtes (pour la plupart comprenant un conjoint chrétien). 3
politique étrangère 1:2013 russes, qui expliquent la force de cette relation politique et sa traduction par un soutien militaire et diplomatique appuyé. La Syrie, une clientèle ? Commençons d’abord en nous plaçant dans une logique de soft power. Le positionnement russe est très paradoxal. D’une part, la dimension reli- gieuse joue un grand rôle dans les représentations des dirigeants comme de l’opinion quant au conflit syrien. L’orthodoxie russe reste très attachée à une forme d’universalisme du Patriarcat de Moscou, qui fait de la Russie la protectrice traditionnelle des minorités chrétiennes dans le monde arabe4. La dimension symbolique de la minorité chrétienne est sans conteste l’une des facettes du soutien russe. Les chrétiens dits « grecs-orthodoxes » sont en effet les plus nombreux parmi cette communauté et les liens entre les deux Patriarcats encore très vivaces, 70 ans après la visite du Patriarche d’Antioche à Staline en 1943. Cette présence syrienne orthodoxe est encore très visible en Russie. Toutes choses égales d’ailleurs, la Russie renoue en quelque sorte avec la tradition impériale, où la communauté chrétienne orthodoxe servait de levier à l’influence russe dans la région. Mais la « laïcité » du régime syrien est également une des raisons du soutien de Moscou à Damas. Il faut rappeler que les pays arabes parte- naires de l’URSS (Algérie, Libye, Égypte du temps d’Hosni Moubarak) étaient tous des régimes réputés « laïcs », ou inspirés d’une idéologie considérée à tort ou à raison comme séculière. Le soutien russe au dernier régime baasiste revêt donc une dimension psychologique indéniable, dans un Moyen-Orient que les dirigeants russes perçoivent comme de plus en plus dominé par l’islam politique. Plus généralement, les autorités russes n’ont de cesse de poser la ques- tion du futur des minorités5 dans le pays, dont il faut bien admettre que le sort n’est absolument pas garanti et demeure une source d’inquié- tude pour les chancelleries occidentales. Moscou a aussi formé dans le passé des générations d’officiers, notamment alaouites, mais aussi 4. A. Curanovič, The Religious Factor in Russia’s Foreign Policy: Keeping God on our Side, Londres, Routledge, 2012. En témoigne la récente annonce par le ministère russe des Affaires étrangères de sa participation à la rénovation de la basilique de la Nativité à Bethléem. 5. Le rapport du Club Valdaï de juin 2012 extrapole quelque peu le poids de ces « minorités » en Syrie en avançant, toutes confessions et ethnies confondues, le chiffre de 40 %. Tout dépend de l’estimation faite par chacune d’elles, aucune statistique confessionnelle ou ethnique n’étant effectuée par les auto- rités syriennes. Logiquement, à l’instar de celles qui concernent le groupe chrétien, ces évaluations sont souvent optimistes. Valdaï Discussion Club, Transformation in the Arab World and Russia’s Interests, juin 2012, « Analytical Report », p. 54. 4
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ? DOSSIER d’universitaires6. La symbiose culturelle entre les deux peuples est pour- tant restée limitée, les Russes vivant entre eux dans leurs bases et gardant de solides préjugés envers les Arabes. Du côté syrien, les clichés sur les Russes sont légion. Si la présence russe est désormais beaucoup moins marquée qu’à l’époque soviétique, nombre de panneaux d’échoppes en russe demeuraient visibles à Alep ces dernières années. C’est incontestablement dans le domaine de l’armement que se trouve le cœur de la relation entre les deux pays. À la mort de Léonid Brejnev en 1982, Hafez el-Assad parvient habilement à intensifier les livraisons à des- tination de ses forces armées. La Syrie aurait reçu entre 1982 et 1986 ce qui constitue encore son arsenal de base actuel, sensiblement vétuste. La dota- tion de l’armée syrienne passe alors de 3 200 à 4 400 chars, et de 440 à 650 avions. Côté artillerie, La base de Tartous elle est dotée de 4 000 pièces, et les sites de défense et les livraisons antiaérienne passent de 100 à 1807. Les observa- d’armes teurs s’étonnent que la Syrie soit le premier pays tiers (hors Pacte de Varsovie) à recevoir ce type d’armement : ainsi des SS-21, missiles sol-sol d’une portée de 100 kilomètres, entrés en service en 1982, sont livrés en 1983. De même, des batteries de SAM-5 très perfor- mants sont livrées pour protéger le port de Lattaquié, lesquels sont instal- lés notamment sur les bases de Homs et de Dmeir. Des stations radars comme celle de Kassab ont aussi été implantées pour « écouter » les instal- lations de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en terri- toire turc. Les équipes de conseillers militaires russes ont été davantage présentes, pour servir ces équipements ou former les équipages syriens à la maîtrise des avions de chasse et des chars livrés. À la fin des années 1980, ces conseillers sont près de 5 000, dont les personnels de la base navale de Tartous, que l’URSS utilise depuis 1971 comme point d’appui logistique et de ravitaillement pour sa flotte de la mer Noire. Il faut ajouter aux conseillers militaires les centaines d’assistants techniques pour les grands projets industriels ou agricoles, qui se désengagent progressive- ment à partir de 1991. La profondeur et la complexité de la défense antiaé- rienne syrienne impliquent toujours de nos jours la présence de nombreux instructeurs russes, pour former sur place les servants de ces pièces8. 6. Rifat el-Assad, le frère d’Hafez, recevra ainsi dans les années 1970 un doctorat honoris causa de science politique de l’Académie des sciences d’URSS. L’actuel « ambassadeur » de la Coalition nationale syrienne à Paris, Monzer Makhous, est titulaire d’un doctorat en géologie obtenu en 1993 à l’université d’État de Moscou. 7. P. Seale, Asad of Syria, The Struggle for the Middle East, Berkeley, University of California Press, 1989, p. 398. 8. Il s’agit notamment des systèmes de missiles Buk-M2 et Pantsir-S1 (respectivement SA-17 et SA-22 pour l’OTAN). Précisons que toute intervention extérieure prendrait ainsi le risque supplémentaire de causer des pertes parmi ces conseillers militaires russes. 5
politique étrangère 1:2013 Comme l’a récemment rappelé le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov, « l’Union soviétique a fourni à la Syrie l’essentiel de son armement, mais à l’heure actuelle nous nous contentons de mettre en œuvre nos engagements, qui sont liés essentiellement à la fourniture de certains systèmes de défense aérienne9 ». Pour Moscou, ces livraisons, étant de nature défensive, ne violent pas les traités internationaux. En février 2011, juste avant que n’éclate la crise, les Israéliens s’étaient émus de la livraison, confirmée par les Russes, à la Syrie – en vertu d’un accord datant de 2007 – du SS-N-26 Yakhont, missile antinavire supersonique. Ces matériels ont été livrés comme prévu en décembre 2011. De plus, les chaînes logistiques des pièces de rechange sont restées intactes, tant pour l’aviation que pour les chars, pour la plupart de fabrication russe. Mais Moscou n’est pas dupe des livraisons d’armes clandestines qui sont effectuées par certains alliés arabes à l’opposition. Durant l’été 2012, Sergueï Lavrov avait évoqué la livraison de Stinger (arme très symbolique puisqu’elle avait permis aux moudjahidin afghans de porter des coups décisifs contre l’Armée rouge dans les années 1980) aux rebelles syriens. Plus récemment, le Washington Post assurait que les missiles utilisés, appa- remment pour la première fois, fin novembre contre l’aviation syrienne avaient été livrés par le Qatar10. La Russie a œuvré de façon active pour éviter une asphyxie économique de la Syrie, soumise très tôt à divers types d’embargos de la part de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce sur quoi comptaient dès le début les chan- celleries occidentales souhaitant sur le terrain le maintien du conflit à un niveau de basse intensité. Les experts pariaient sur un écroulement de l’armée, du fait de l’impossibilité de continuer à payer les traitements des fonctionnaires et ceux des soldats. La Russie, qui dénonce par ailleurs les salaires versés par l’Arabie Saoudite aux soldats de l’Armée syrienne libre, a consolidé deux domaines principaux : l’approvisionnement en produits pétroliers raffinés et les réserves en devises du régime syrien. En août 2012 était conclu un accord de livraison en essence en échange de brut syrien, alors que l’embargo décidé par l’Union européenne avait commencé à s’appliquer dès septembre 2011. Si la production syrienne de pétrole reste modeste – autour de 150 000 barils par jour depuis la crise –, la Russie ne se contente pas de se substituer aux importateurs pour assurer des revenus à l’économie syrienne. L’accord russo-syrien est stratégique, dans la mesure où il prévoit la livraison de produits que la Syrie, comme nombre de pays 9. Entretien accordé au quotidien égyptien El-Ahram, 5 novembre 2012. 10. J. Warrick, « Officials: Syrian Rebels’ Arsenal Includes up to 40 Antiaircraft Missile Systems », The Washington Post, 28 novembre 2012. 6
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ? DOSSIER pétroliers, peine à fournir, faute de capacités de raffinage suffisantes, et qui sont pourtant essentiels à l’entretien de ses forces armées. Plus récemment, il semblerait aussi que la Russie ait aidé le régime à contourner l’embargo européen sur le papier-monnaie ; la Banque centrale de Syrie se fournissant usuellement auprès d’un fabricant autrichien auquel s’applique l’embargo européen, elle se tourne désormais vers la Russie11. En septembre 2012, ce ne serait pas moins de 240 tonnes de billets qui auraient été livrées. S’il s’agit officiellement de remplacer les billets usagés et d’accompagner le produit intérieur brut (PIB) syrien, le régime de Damas semble engagé dans un inévitable processus d’inflation fabriquée. À voir l’étendue de la coopération russe avec le régime syrien, on peut se poser la question de savoir si l’enjeu syrien n’est tout simplement pas pour Moscou une façon de marquer un précédent dans une nouvelle approche de l’ordre international. Le retour de la Russie dans le jeu mondial : l’obsession de la parité Les années 1990 ont été vécues par la diplomatie russe comme une « décen- nie noire » correspondant à un incontestable déclassement des positions du pays face à une Amérique « hyperpuissante ». L’intervention de l’OTAN en 1999 en Serbie et l’imposition d’un Kosovo souverain et indépendant ont été perçus comme une humiliation sans précédent à Moscou. La Russie parvient à revenir dans le jeu mondial depuis 2000, esquissant même un rapprochement de circonstance avec les États-Unis après le 11 septembre 2001, au nom d’une lutte commune contre le terrorisme. La gestion du dossier tchétchène, essentiel dans l’approche russe du conflit syrien, n’est pas parvenue à bannir la Russie de l’ordre international. L’enjeu actuel dépasse largement la Syrie : les États-Unis sont solidement ancrés dans la région depuis le pacte du Quincy de 1945. Leur présence dans le Golfe est un des piliers de leur puissance mondiale et ils entendent continuer à en faire leur chasse gardée, notamment face aux appétits éner- gétiques chinois et aux dernières positions de la Russie dans la région. À cet égard, le maintien de la base navale de Tartous, seule fenêtre maritime méditerranéenne de la marine russe, constitue un enjeu important, sans être toutefois essentiel. Il est probable que les Russes, comme le rappelle Hubert Védrine12, craignent tout autant de la perdre que de devoir laisser celle de Sébastopol, en territoire ukrainien. De même, les stations radars, 11. Il s’agit de l’imprimerie nationale russe Goznak. « Billets syriens imprimés en Russie : satisfaire les besoins économiques », RIA Novosti, 3 août 2012. 12. H. Védrine, Dans la mêlée mondiale, 2009-2012, Paris, Fayard, 2012, p. 257. 7
politique étrangère 1:2013 dont celle de Kassab, qui permet de surveiller la Turquie, font l’objet d’une maintenance russe : la protestation récente contre l’installation de missiles Patriot par l’OTAN à la frontière syro-turque va dans le sens de la défense des intérêts stratégiques russes en Syrie. Les raisons de la rigidité de la position russe renvoient également au « précédent libyen ». Les Russes (suivis par les Chinois) avaient négocié et finalement décidé de s’abstenir « pour des raisons de principe » sur la résolution 1 973 du 17 mars 2011, qui instaurait une zone d’exclusion aérienne en Libye, pour autant qu’elle ne préjugeait pas d’un changement de régime par la force. Or la responsabilité directe de l’intervention de l’OTAN dans la capture, puis dans l’exécution de Mouammar Kadhafi a été perçue comme une violation de ladite résolution. C’est dans cette dis- position d’esprit que la Russie aborde durant l’année 2011 les discussions au Conseil de sécurité touchant le dossier syrien : d’où trois veto successifs et le refus d’accepter toute résolution sous chapitre VII concernant la Syrie. Moscou tente depuis de construire une alternative aux projets occidentaux. La Russie a cru remporter une victoire avec l’accord de Genève arraché le 30 juin 2012 au Groupe d’action sur la Syrie13. Cet accord avait réussi à exclure la question du départ préalable de Bachar el-Assad du pouvoir, au profit d’une déclaration sur la constitution d’un gouvernement de transi- tion comprenant des membres du régime actuel. Les Occidentaux avaient ainsi accepté une déclaration qui contredisait apparemment leur position et qui semblait se rapprocher des thèses russes, renvoyant dos à dos les forces de répression et les rebelles. Très rapidement, l’interprétation du document est devenue un objet de frictions, les États-Unis, par la voix d’Hillary Clinton, faisant savoir que leur vision de la situation incluait un départ de B. el-Assad. Le document fut enterré par l’accord de Doha qui a fondé, en novembre 2012, la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution. Mais il pourrait à nouveau servir, tant il correspond à la vision russe du règlement de la crise syrienne. Le « réalisme » de la position russe Dans la droite ligne de ce qu’on a baptisé le « consensus de Pékin14 », la position russe en matière de relations internationales se veut « réaliste », 13. Le Groupe d’action sur la Syrie, constitué par Kofi Annan au printemps 2012, rassemblait les chefs de la diplomatie des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, de pays représentant la Ligue arabe, Irak, Koweït et Qatar, de la Turquie, et les secrétaires généraux de la Ligue arabe et de l’Organisation des Nations unies (ONU), ainsi que la Haute représentante pour les affaires étrangères de l’Union européenne. 14. Le « consensus de Pékin » décrit une diplomatie suivant la logique d’un « modèle chinois », qui reposerait sur le respect mutuel entre États, sur la non-ingérence, sur le développement économique et structurel, sur une plus grande tolérance envers la corruption des élites, etc. 8
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ? DOSSIER sorte d’actualisation wébérienne15 de l’éthique de responsabilité, que Moscou oppose à une éthique de conviction que véhiculeraient les invo- cations humanitaires, les indignations (jugées sélectives) et la « morale » des Occidentaux16. Pour Moscou, une intervention extérieure et un ren- versement brutal du régime viendraient ajouter au chaos ambiant. Il est vrai que la position russe rappelle régulièrement le poids des « parrains » arabes des révolutionnaires syriens, peu enclins à faire respecter chez eux les valeurs prônées par l’Occident17. La présentation du conflit par cer- tains médias occidentaux et arabes est perçue comme mainstream ; et les Russes soulignent combien ces médias se sont fait les avocats de l’option d’une intervention armée en Syrie auprès des opinions publiques, fût-ce en manipulant l’information, en maniant l’émotion, ou en privilégiant sys- tématiquement les sources d’opposition18. L’objectif principal de la diplomatie russe est donc de s’en tenir au res- pect de la souveraineté de la Syrie et au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États. La question du regime change constitue donc le cheval de bataille de Moscou dans le conflit syrien. C’est à l’aune de ces principes que doit se comprendre la réaction russe à la reconnaissance unilatérale par la France de la Coalition Le principe de nationale formée à Doha le 11 novembre 2012. Une non-ingérence reconnaissance qualifiée par Dmitri Medvedev d’« inacceptable ». L’objectif de cet embryon de « gouvernement provi- soire » inclut le départ de B. el-Assad et écarte toute possibilité de négocia- tion avec le régime19. Pire, pour les Russes, la charte adoptée prévoit le démantèlement des structures politico-militaires, ce qui semble promettre la réédition du scénario irakien après l’intervention américaine de 2003. Plus fondamentalement, les Russes, qui tiennent à un règlement poli- tique de la crise en Syrie, voient dans la militarisation du conflit et dans l’ascendant de plus en plus visible pris par les groupes armés d’inspiration djihadiste dans l’offensive contre les forces gouvernementales un danger sur le long terme, y compris pour l’Occident lui-même. La séquence des 15. M. Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon,1959. 16. Rappelons qu’en février 2012, Alain Juppé avait parlé de « tache morale » pour qualifier la position russe sur le dossier syrien. 17. Ainsi le rapport Valdaï pointe-t-il l’empressement des Saoudiens et des Émiratis à étouffer dans l’œuf le soulèvement des chiites bahreïnis et leur diligence à soutenir l’opposition sunnite à Bachar el-Assad (cf. p. 53). 18. Ibid. 19. La charte de la Coalition comporte dix points, parmi lesquels : « 2. Les parties signataires ont pour objectif commun de renverser le régime, ses bases et ses symboles, démanteler les appareils sécuritaires et déférer en justice ceux qui ont été impliqués dans les crimes commis contre les Syriens » et « 3. La Coalition s’engage à n’engager ni dialogue, ni négociation avec le régime ». 9
politique étrangère 1:2013 guerres de Tchétchénie continue d’être lue en Russie comme un conflit importé de l’extérieur par l’envoi de combattants djihadistes, à quoi Moscou a opposé la force mais aussi un règlement politique, en prenant appui sur les confréries soufies domestiques20. La Tchétchénie constitue sans conteste une des grilles d’analyse de Moscou sur le conflit syrien. La Russie ne manque jamais l’occasion de rappeler à ses partenaires que la fourniture d’armes sophistiquées, comme des missiles sol-air, ne ferait qu’ajouter au chaos. Moscou n’entend donc pas couvrir une stratégie dont elle pourrait être aussi la victime par contagion sur son propre espace, elle qui abrite près de 22 millions de musulmans. Cependant, Moscou se retrouve en quelque sorte en porte-à-faux sur sa position concernant la militarisation du conflit. Jusqu’à l’attentat du 18 juillet 2012, qui a frappé durement l’appareil militaire et sécuritaire du régime, les Russes avaient réussi à persuader leur allié de ne pas utiliser l’aviation, pour sauvegarder la possibilité de négociations entre le régime et les rebelles. Depuis, il sem- blerait que Damas se soit affranchi de cette contrainte et que Moscou ait laissé faire, laissant s’éloigner la solution politique. Le cas de Bachar el-Assad et le soutien à l’opposition interne La question du soutien à une opposition interne, modérée mais indiscutable, est beaucoup plus délicate à résoudre pour Moscou. Dès l’été 2011, Moscou a tenté de réactiver ses réseaux et de fédérer l’opposition pacifique au régime. Persuadés que le régime se trouvait dans une impasse et qu’il ne pouvait pas l’emporter sur le terrain militaire, les Russes ont essayé de persuader Damas de créer un espace politique de dialogue. On a évoqué le cas de Qadri Jamil, ancien leader d’un des trois partis se réclamant du communisme en Syrie et reçu à maintes reprises à Moscou. Bien qu’ayant dénoncé les fraudes mas- sives du scrutin constitutionnel du 26 février 2012, il a accepté de partici- per au gouvernement d’union nationale formé en juin de la même année comme vice-Premier ministre et ministre de l’Économie. Parmi les autres relais dont dispose la Russie dans sa recherche d’une solution négociée, on citera le Comité de coordination nationale pour le changement démo- cratique21 (CCNCD) de Haytham Manna, qui soutient les positions russes autour du tryptique : « Non à la violence. Non au confessionnalisme. Non à l’intervention étrangère », et le Forum démocratique syrien de l’opposant historique Michel Kilo. Ces deux forces ont refusé d’intégrer la Coalition formée à Doha, qu’elles accusent de favoriser les Frères musulmans. 20. Voir, sur le sujet des infiltrations djihadistes en Tchétchénie et sur la pratique des attentats suicides, l’article de P. Larzillière, « Tchétchénie : le jihad reterritorialisé », Critique internationale, vol. 3, n° 20, 2003, p. 151-163. 21. Créé en juin 2011 et animé notamment par le militant des Droits de l’homme Hattham Manna, exilé en France. Ce dernier préconise des négociations et est hostile à toute intervention extérieure. 10
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ? DOSSIER La très faible marge de manœuvre et le manque de représentativité de ces mouvements en font pourtant des relais peu efficaces. Ils ont d’ailleurs rejeté le plan de paix proposé par le régime le 6 janvier 2013, mollement approuvé par Moscou. Quant au régime, il ne s’est pas privé d’entraver toute initia- tive politique émanant du CCNCD, pourtant adoubé par Moscou, comme l’a montré l’affaire Al-Khayyer22. Haytham Manna a estimé depuis que cette arrestation, attribuée au départ à des groupes rebelles, constituait « un acte d’agression envers Moscou » et « une gifle pour la Russie ». S’il semble bien que la personne de Bachar el-Assad ait été, dès le début du conflit en Syrie, écartée de toutes les discussions par le Kremlin, c’est paradoxalement le seul point sur lequel la diplomatie russe a évolué depuis mars 2011. Le 21 août 2012, lors d’une conférence de presse tenue à Moscou (et dans un russe impeccable) par Qadri Jamil, vice-président du Conseil des ministres pour les Affaires économiques, on releva un léger cafouillage, dans lequel s’engouffrèrent les médias occidentaux, sur la question du maintien au pou- L’avenir personnel voir de Bachar el-Assad. De fait, l’incident aboutit à de Bachar une clarification de la position russe. Les respon- sables répètent désormais que Bachar el-Assad ne jouit ni de la force ni de la qualité de relation que son père Hafez avait su établir avec les dirigeants soviétiques : une autre façon de dire que la Russie n’a jamais réellement accordé sa confiance à Bachar et à son clan. À la mi-septembre, Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre russe des Affaires étrangères, a rappelé combien la question de la stabilité du régime et la souveraineté syrienne impor- taient à la Russie, plutôt que la personne de B. el-Assad. Ce qui compte pour Moscou, c’est le maintien d’une structure politico-militaire, seule condition pour que l’arsenal syrien – y compris les armes chimiques – ne tombe pas en de mauvaises mains. En cela, les Occidentaux ont besoin de la Russie, ne serait-ce que pour répertorier les sites sensibles et contribuer à leur neutralisation. L’accord de Genève pourrait alors faire de nouveau consensus et demeurer une base pour l’après-Assad. *** La Russie ne permettra pas d’intervention étrangère en Syrie, avec ou sans mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU) – une intervention 22. Chef du Parti d’action communiste, formation tolérée par le pouvoir, Abdel-Aziz al-Khayyer est éga- lement un cadre du CCNCD. De retour d’un voyage en septembre 2012, où il avait reçu la caution des autorités russes à l’organisation d’une conférence de l’opposition intérieure, il a été enlevé par les services de renseignement de l’armée de l’Air à son retour à Damas. Par la suite, Moscou a dû faire pression sur Damas pour que la réunion puisse se tenir et les diplomates russes réserveront eux-mêmes l’hôtel qui abritera la conférence. 11
politique étrangère 1:2013 qu’elle sait, de toute façon, exclue par les Occidentaux. En cas d’effondre- ment du régime à Damas, Moscou accompagnerait techniquement un repli sur un « réduit alaouite » – où se trouve au demeurant sa base de Tartous. Les Russes risquent de perdre beaucoup, en termes d’image, dans le monde arabe, en raison de leur soutien à un régime honni par l’ensemble des États sunnites de la région, à l’exception de l’Algérie. Cela alors même que depuis 2003, les Russes avaient considérablement amélioré leur crédit en s’opposant aux projets de l’administration Bush dans la région, obtenu un statut de membre observateur dans l’Organisation de coopération isla- mique (OCI) et réussi à améliorer leurs relations avec les monarchies du Golfe… L’analyse de Moscou demeure inchangée. La crise en Syrie est le modèle même de ce qu’on appelle un no-win game, sans réel vainqueur. Moscou souhaite bilatéraliser le conflit, escomptant qu’au fil des mois l’enthou- siasme pour les « printemps arabes » retombera et que les États-Unis reviendront à une position réaliste. Le Kremlin entend persuader ces der- niers que leurs intérêts convergent, comme le prouve la mise sur liste noire de Jabhat al-Nosra par le département d’État. Il s’agit d’éviter un nouvel Irak – le chaos faisant suite au démantèlement des structures de l’État et de l’armée ; de préserver Israël d’une instabilité à ses portes ; bref, de conjurer la menace d’un « État défaillant » de plus. Pour les Russes, il s’agit enfin de lier le dossier syrien à d’autres dossiers internationaux, pour obtenir de Washington des concessions, notamment sur le bouclier antimissile ou sur le Caucase. MOTS CLÉS : Syrie Russie Armements Non-ingérence 12
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