La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ?

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La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ?
Par Frédéric Pichon
Frédéric Pichon, docteur en histoire contemporaine et diplômé d’arabe, est membre de
l’équipe Monde arabe et Méditerranée de l’université François Rabelais à Tours. Il est l’au-
teur de Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (ouvrage collectif, Paris, PUF,
2012) et Maaloula (xixe-xxie siècle). Du vieux avec du neuf : histoire et identité d’un village
chrétien de Syrie (Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2010).

Très variés sont les intérêts russes qui se manifestent dans l’affaire
syrienne. Les livraisons d’armement ont aisément survécu à l’effondre-
ment de l’URSS. Mais Moscou défend aussi traditionnellement dans
cette région les minorités chrétiennes, en même temps qu’elle valorise le
laïcisme affiché du régime alaouite contre les tentations islamistes. Plus
largement, la Russie se réinsère dans le jeu moyen-oriental, tout en réaf-
firmant contre l’Occident la prééminence du principe de non-ingérence.

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Depuis maintenant près de deux ans qu’a débuté la crise syrienne, la posi-
tion de la Russie est l’objet de tous les commentaires. Présenté comme le
seul et dernier soutien de poids au régime de Damas, Moscou se démarque
par la constance de sa politique, voire de son intransigeance. Ayant opposé
son veto à plusieurs reprises à toute intervention internationale, la Russie
ferait tout pour préserver son dernier pion dans le monde arabe : considé-
rations économiques et stratégiques s’entremêleraient alors pour dessiner
les contours d’une politique qualifiée d’immorale et d’impasse sur le long
terme.

   La réalité est évidemment beaucoup plus nuancée. Si le soutien russe
est indéniable depuis le début du conflit, la position de Moscou est à la fois
plus mesurée qu’on ne le dit, tout en ayant évolué au gré des événements.
Une approche globale se doit donc de considérer le spectre remarquable-
ment varié des intérêts russes en Syrie.

De l’URSS à la Russie : les aléas d’une alliance stratégique

Si, à l’instar des principales puissances européennes, la Russie tsariste
a joué au xixe siècle la carte des chrétiens orthodoxes pour asseoir son
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         influence dans le Bilad el-Cham1, l’histoire de la relation syro-russe com-
         mence véritablement au lendemain de la crise de Suez, en 1956. Malgré
         la reconnaissance par l’URSS de l’État d’Israël dès 1948, les dirigeants
         syriens, à la suite de l’Égypte, se tournent vers l’URSS. Dans un contexte
         de décolonisation où toute alliance avec l’Occident viendrait contredire le
         discours indépendantiste, le mot d’ordre est : « Nous voulons vos armes,
         mais vous laissons vos idées. »

            Dès la fin des années 1950 commence une coopération bilatérale entre
         les deux pays. Les Soviétiques restent en général peu soucieux d’orthodo-
         xie marxiste dans la mise en œuvre de ces projets de nature économique
         et militaire, même si le dirigisme et la planification donnent une touche
         socialisante à cette politique. L’arrivée au pouvoir du parti Baas en 1963
         et la rectification opérée par Hafez el-Assad2 à partir de 1970 n’accélèrent
         cependant pas l’entrée de la Syrie dans l’orbite de l’Union soviétique, alors
         que l’Irak et l’Égypte sont plus avancés dans leur relation avec Moscou.
         Mais la défection de l’Égypte, qui signe la paix avec Israël en 1978, pousse
         H. el-Assad dans les bras des Soviétiques, qui, de leur côté, sont contraints
         de remplacer le maillon égyptien par la Syrie. Après une visite officielle
         du président syrien en 1979 à Moscou, il faut attendre le traité d’amitié de
         1980 pour que soit consacrée une coopération intense entre les deux pays.

             Il s’agit là d’un rapprochement tout à fait circonstanciel, et que seuls
         commandent les intérêts stratégiques. Il est paradoxal de constater que
         l’arrivée d’Hafez el-Assad au pouvoir en 1970 et son « mouvement de rec-
         tification » ont abouti à un virage « bourgeois » pour la politique écono-
         mique syrienne, qui s’appuie sur les grandes familles sunnites et s’attire
         dans le même temps les grâces financières des pays du Golfe. Sur le plan
         intérieur, cette rectification s’est accompagnée d’une traque méthodique
         des éléments politiques marxistes, communistes mais aussi socialistes
         nassériens. Pour l’URSS, l’enjeu est régional : l’alliance avec la Syrie vient
         contrebalancer la relation américano-égyptienne instaurée par les accords
         de Camp David. Pour Damas, il s’agit d’acquérir, grâce à Moscou, une
         « parité stratégique » avec Israël par le biais d’une coopération militaro-
         technique. En réalité, la nature des armes livrées et la modération des
         Soviétiques aboutiront à une situation plaisant aux deux parties. Hafez
         el-Assad se rend indispensable à toute négociation régionale. Pour les

         1. Le terme désigne les provinces arabes de l’Empire ottoman situées au Moyen-Orient, moins l’Irak. On
         trouve aussi parfois le terme de « Grande Syrie ».
         2. Ce dernier avait pourtant déjà séjourné en URSS. En 1958, Hafez el-Assad y a passé 11 mois, dans
         le cadre de sa formation de pilote de chasse, et y a appris le russe. Il ne le parla jamais officiellement,
         comme d’ailleurs aucune langue autre que l’arabe.

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Soviétiques, attachés à la résolution du conflit israélo-palestinien par la
négociation, la coopération permet de ne pas accorder d’avantage straté-
gique majeur à la Syrie, tout en donnant l’impression d’appuyer le « front
du refus » constitué par la Syrie et par l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP).

   Mais les Syriens se révèlent parfois des alliés encombrants pour Moscou :
ainsi les Soviétiques sont-ils mis devant le fait accompli lors de l’invasion
du Liban par les troupes syriennes en juin 1976, destinée à soutenir les
chrétiens contre les Palestiniens et la gauche libanaise.

   À la suite de l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, Hafez
el-Assad sent le vent tourner : l’URSS n’a plus les moyens de financer son
aide militaire (en partie à perte), dans un contexte d’implosion de l’éco-
nomie soviétique. H. el-Assad se range dès lors aux côtés des États-Unis
lors de la première guerre contre l’Irak. Après la dislocation de l’URSS en
décembre 1991, la coopération ne cesse pas mais devient de plus en plus
conditionnée à la capacité syrienne de payer, laquelle reste limitée. Les
années 1990 voient la Syrie se rapprocher progressivement des États-Unis
et de l’Union européenne (UE), à la suite du processus de Barcelone. Les
excellentes relations qu’entretiendra Bachar el-Assad avec Recep Erdogan
(qui le comparait à son « petit frère ») et le rapprochement de la Syrie avec
l’Arabie Saoudite, et même le Qatar, achèvent de distendre les liens avec
Moscou, sans toutefois que les contrats d’armement cessent d’être honorés.

   La Russie entreprend de son côté la réactivation des anciens réseaux
soviétiques à partir de 2003-2004, dans un contexte de montée de l’antia-
méricanisme dans le monde arabe après l’occupation de l’Irak. La Syrie se
présente donc comme un des relais de cette poli-
tique. En janvier 2005, Bachar el-Assad renoue La réactivation des
avec la Russie : sa rencontre avec Vladimir Poutine anciens réseaux
à Moscou permet de régler définitivement la ques- soviétiques
tion lancinante de la dette syrienne, annulée à
75 %. Juste à temps : un mois plus tard, l’assassinat de Rafic Hariri à
Beyrouth et les soupçons qui pèsent sur les services de sécurité syriens
isolent à nouveau le régime, qui doit évacuer le Liban. Au-delà de la per-
pétuation des contrats d’armement, il est indéniable que le rapprochement
entre les deux pays a pris un nouveau cours dès le déclenchement de la
contestation en Syrie, en mars 2011. Mais les liens entre les deux peuples
étant assez ténus3, ce sont les représentations symboliques, essentiellement

3. On dénombre toutefois en Syrie près de 50 000 couples mixtes (pour la plupart comprenant un conjoint
chrétien).

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         russes, qui expliquent la force de cette relation politique et sa traduction
         par un soutien militaire et diplomatique appuyé.

         La Syrie, une clientèle ?

         Commençons d’abord en nous plaçant dans une logique de soft power. Le
         positionnement russe est très paradoxal. D’une part, la dimension reli-
         gieuse joue un grand rôle dans les représentations des dirigeants comme
         de l’opinion quant au conflit syrien. L’orthodoxie russe reste très attachée à
         une forme d’universalisme du Patriarcat de Moscou, qui fait de la Russie la
         protectrice traditionnelle des minorités chrétiennes dans le monde arabe4.
         La dimension symbolique de la minorité chrétienne est sans conteste l’une
         des facettes du soutien russe. Les chrétiens dits « grecs-orthodoxes » sont
         en effet les plus nombreux parmi cette communauté et les liens entre les
         deux Patriarcats encore très vivaces, 70 ans après la visite du Patriarche
         d’Antioche à Staline en 1943. Cette présence syrienne orthodoxe est encore
         très visible en Russie. Toutes choses égales d’ailleurs, la Russie renoue en
         quelque sorte avec la tradition impériale, où la communauté chrétienne
         orthodoxe servait de levier à l’influence russe dans la région.

            Mais la « laïcité » du régime syrien est également une des raisons du
         soutien de Moscou à Damas. Il faut rappeler que les pays arabes parte-
         naires de l’URSS (Algérie, Libye, Égypte du temps d’Hosni Moubarak)
         étaient tous des régimes réputés « laïcs », ou inspirés d’une idéologie
         considérée à tort ou à raison comme séculière. Le soutien russe au dernier
         régime baasiste revêt donc une dimension psychologique indéniable, dans
         un Moyen-Orient que les dirigeants russes perçoivent comme de plus en
         plus dominé par l’islam politique.

            Plus généralement, les autorités russes n’ont de cesse de poser la ques-
         tion du futur des minorités5 dans le pays, dont il faut bien admettre que
         le sort n’est absolument pas garanti et demeure une source d’inquié-
         tude pour les chancelleries occidentales. Moscou a aussi formé dans
         le passé des générations d’officiers, notamment alaouites, mais aussi

         4. A. Curanovič, The Religious Factor in Russia’s Foreign Policy: Keeping God on our Side, Londres,
         Routledge, 2012. En témoigne la récente annonce par le ministère russe des Affaires étrangères de sa
         participation à la rénovation de la basilique de la Nativité à Bethléem.
         5. Le rapport du Club Valdaï de juin 2012 extrapole quelque peu le poids de ces « minorités » en Syrie
         en avançant, toutes confessions et ethnies confondues, le chiffre de 40 %. Tout dépend de l’estimation
         faite par chacune d’elles, aucune statistique confessionnelle ou ethnique n’étant effectuée par les auto-
         rités syriennes. Logiquement, à l’instar de celles qui concernent le groupe chrétien, ces évaluations sont
         souvent optimistes. Valdaï Discussion Club, Transformation in the Arab World and Russia’s Interests, juin
         2012, « Analytical Report », p. 54.

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d’universitaires6. La symbiose culturelle entre les deux peuples est pour-
tant restée limitée, les Russes vivant entre eux dans leurs bases et gardant
de solides préjugés envers les Arabes. Du côté syrien, les clichés sur les
Russes sont légion. Si la présence russe est désormais beaucoup moins
marquée qu’à l’époque soviétique, nombre de panneaux d’échoppes en
russe demeuraient visibles à Alep ces dernières années.

   C’est incontestablement dans le domaine de l’armement que se trouve
le cœur de la relation entre les deux pays. À la mort de Léonid Brejnev en
1982, Hafez el-Assad parvient habilement à intensifier les livraisons à des-
tination de ses forces armées. La Syrie aurait reçu entre 1982 et 1986 ce qui
constitue encore son arsenal de base actuel, sensiblement vétuste. La dota-
tion de l’armée syrienne passe alors de 3 200
à 4 400 chars, et de 440 à 650 avions. Côté artillerie, La base de Tartous
elle est dotée de 4 000 pièces, et les sites de défense et les livraisons
antiaérienne passent de 100 à 1807. Les observa- d’armes
teurs s’étonnent que la Syrie soit le premier pays
tiers (hors Pacte de Varsovie) à recevoir ce type d’armement : ainsi des
SS-21, missiles sol-sol d’une portée de 100 kilomètres, entrés en service en
1982, sont livrés en 1983. De même, des batteries de SAM-5 très perfor-
mants sont livrées pour protéger le port de Lattaquié, lesquels sont instal-
lés notamment sur les bases de Homs et de Dmeir. Des stations radars
comme celle de Kassab ont aussi été implantées pour « écouter » les instal-
lations de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en terri-
toire turc. Les équipes de conseillers militaires russes ont été davantage
présentes, pour servir ces équipements ou former les équipages syriens à
la maîtrise des avions de chasse et des chars livrés. À la fin des années
1980, ces conseillers sont près de 5 000, dont les personnels de la base
navale de Tartous, que l’URSS utilise depuis 1971 comme point d’appui
logistique et de ravitaillement pour sa flotte de la mer Noire. Il faut ajouter
aux conseillers militaires les centaines d’assistants techniques pour les
grands projets industriels ou agricoles, qui se désengagent progressive-
ment à partir de 1991. La profondeur et la complexité de la défense antiaé-
rienne syrienne impliquent toujours de nos jours la présence de nombreux
instructeurs russes, pour former sur place les servants de ces pièces8.

6. Rifat el-Assad, le frère d’Hafez, recevra ainsi dans les années 1970 un doctorat honoris causa de science
politique de l’Académie des sciences d’URSS. L’actuel « ambassadeur » de la Coalition nationale syrienne à
Paris, Monzer Makhous, est titulaire d’un doctorat en géologie obtenu en 1993 à l’université d’État de Moscou.
7. P. Seale, Asad of Syria, The Struggle for the Middle East, Berkeley, University of California Press, 1989,
p. 398.
8. Il s’agit notamment des systèmes de missiles Buk-M2 et Pantsir-S1 (respectivement SA-17 et SA-22
pour l’OTAN). Précisons que toute intervention extérieure prendrait ainsi le risque supplémentaire de
causer des pertes parmi ces conseillers militaires russes.

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            Comme l’a récemment rappelé le ministre des Affaires étrangères russe
         Sergueï Lavrov, « l’Union soviétique a fourni à la Syrie l’essentiel de son
         armement, mais à l’heure actuelle nous nous contentons de mettre en
         œuvre nos engagements, qui sont liés essentiellement à la fourniture de
         certains systèmes de défense aérienne9 ». Pour Moscou, ces livraisons,
         étant de nature défensive, ne violent pas les traités internationaux. En
         février 2011, juste avant que n’éclate la crise, les Israéliens s’étaient émus
         de la livraison, confirmée par les Russes, à la Syrie – en vertu d’un accord
         datant de 2007 – du SS-N-26 Yakhont, missile antinavire supersonique.
         Ces matériels ont été livrés comme prévu en décembre 2011. De plus, les
         chaînes logistiques des pièces de rechange sont restées intactes, tant pour
         l’aviation que pour les chars, pour la plupart de fabrication russe.

           Mais Moscou n’est pas dupe des livraisons d’armes clandestines qui
         sont effectuées par certains alliés arabes à l’opposition. Durant l’été 2012,
         Sergueï Lavrov avait évoqué la livraison de Stinger (arme très symbolique
         puisqu’elle avait permis aux moudjahidin afghans de porter des coups
         décisifs contre l’Armée rouge dans les années 1980) aux rebelles syriens.
         Plus récemment, le Washington Post assurait que les missiles utilisés, appa-
         remment pour la première fois, fin novembre contre l’aviation syrienne
         avaient été livrés par le Qatar10.

            La Russie a œuvré de façon active pour éviter une asphyxie économique
         de la Syrie, soumise très tôt à divers types d’embargos de la part de l’Union
         européenne. C’est d’ailleurs ce sur quoi comptaient dès le début les chan-
         celleries occidentales souhaitant sur le terrain le maintien du conflit à un
         niveau de basse intensité. Les experts pariaient sur un écroulement de
         l’armée, du fait de l’impossibilité de continuer à payer les traitements des
         fonctionnaires et ceux des soldats. La Russie, qui dénonce par ailleurs les
         salaires versés par l’Arabie Saoudite aux soldats de l’Armée syrienne libre,
         a consolidé deux domaines principaux : l’approvisionnement en produits
         pétroliers raffinés et les réserves en devises du régime syrien. En août 2012
         était conclu un accord de livraison en essence en échange de brut syrien,
         alors que l’embargo décidé par l’Union européenne avait commencé à
         s’appliquer dès septembre 2011. Si la production syrienne de pétrole reste
         modeste – autour de 150 000 barils par jour depuis la crise –, la Russie ne se
         contente pas de se substituer aux importateurs pour assurer des revenus à
         l’économie syrienne. L’accord russo-syrien est stratégique, dans la mesure
         où il prévoit la livraison de produits que la Syrie, comme nombre de pays

         9. Entretien accordé au quotidien égyptien El-Ahram, 5 novembre 2012.
         10. J. Warrick, « Officials: Syrian Rebels’ Arsenal Includes up to 40 Antiaircraft Missile Systems », The
         Washington Post, 28 novembre 2012.

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pétroliers, peine à fournir, faute de capacités de raffinage suffisantes, et qui
sont pourtant essentiels à l’entretien de ses forces armées. Plus récemment,
il semblerait aussi que la Russie ait aidé le régime à contourner l’embargo
européen sur le papier-monnaie ; la Banque centrale de Syrie se fournissant
usuellement auprès d’un fabricant autrichien auquel s’applique l’embargo
européen, elle se tourne désormais vers la Russie11. En septembre 2012,
ce ne serait pas moins de 240 tonnes de billets qui auraient été livrées.
S’il s’agit officiellement de remplacer les billets usagés et d’accompagner
le produit intérieur brut (PIB) syrien, le régime de Damas semble engagé
dans un inévitable processus d’inflation fabriquée.

  À voir l’étendue de la coopération russe avec le régime syrien, on peut se
poser la question de savoir si l’enjeu syrien n’est tout simplement pas pour
Moscou une façon de marquer un précédent dans une nouvelle approche
de l’ordre international.

Le retour de la Russie dans le jeu mondial : l’obsession de la parité

Les années 1990 ont été vécues par la diplomatie russe comme une « décen-
nie noire » correspondant à un incontestable déclassement des positions du
pays face à une Amérique « hyperpuissante ». L’intervention de l’OTAN
en 1999 en Serbie et l’imposition d’un Kosovo souverain et indépendant
ont été perçus comme une humiliation sans précédent à Moscou. La Russie
parvient à revenir dans le jeu mondial depuis 2000, esquissant même un
rapprochement de circonstance avec les États-Unis après le 11 septembre
2001, au nom d’une lutte commune contre le terrorisme. La gestion du
dossier tchétchène, essentiel dans l’approche russe du conflit syrien, n’est
pas parvenue à bannir la Russie de l’ordre international.

   L’enjeu actuel dépasse largement la Syrie : les États-Unis sont solidement
ancrés dans la région depuis le pacte du Quincy de 1945. Leur présence
dans le Golfe est un des piliers de leur puissance mondiale et ils entendent
continuer à en faire leur chasse gardée, notamment face aux appétits éner-
gétiques chinois et aux dernières positions de la Russie dans la région. À
cet égard, le maintien de la base navale de Tartous, seule fenêtre maritime
méditerranéenne de la marine russe, constitue un enjeu important, sans
être toutefois essentiel. Il est probable que les Russes, comme le rappelle
Hubert Védrine12, craignent tout autant de la perdre que de devoir laisser
celle de Sébastopol, en territoire ukrainien. De même, les stations radars,

11. Il s’agit de l’imprimerie nationale russe Goznak. « Billets syriens imprimés en Russie : satisfaire les
besoins économiques », RIA Novosti, 3 août 2012.
12. H. Védrine, Dans la mêlée mondiale, 2009-2012, Paris, Fayard, 2012, p. 257.

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         dont celle de Kassab, qui permet de surveiller la Turquie, font l’objet d’une
         maintenance russe : la protestation récente contre l’installation de missiles
         Patriot par l’OTAN à la frontière syro-turque va dans le sens de la défense
         des intérêts stratégiques russes en Syrie.

            Les raisons de la rigidité de la position russe renvoient également au
         « précédent libyen ». Les Russes (suivis par les Chinois) avaient négocié
         et finalement décidé de s’abstenir « pour des raisons de principe » sur
         la résolution 1 973 du 17 mars 2011, qui instaurait une zone d’exclusion
         aérienne en Libye, pour autant qu’elle ne préjugeait pas d’un changement
         de régime par la force. Or la responsabilité directe de l’intervention de
         l’OTAN dans la capture, puis dans l’exécution de Mouammar Kadhafi a
         été perçue comme une violation de ladite résolution. C’est dans cette dis-
         position d’esprit que la Russie aborde durant l’année 2011 les discussions
         au Conseil de sécurité touchant le dossier syrien : d’où trois veto successifs
         et le refus d’accepter toute résolution sous chapitre VII concernant la Syrie.
         Moscou tente depuis de construire une alternative aux projets occidentaux.

            La Russie a cru remporter une victoire avec l’accord de Genève arraché
         le 30 juin 2012 au Groupe d’action sur la Syrie13. Cet accord avait réussi à
         exclure la question du départ préalable de Bachar el-Assad du pouvoir, au
         profit d’une déclaration sur la constitution d’un gouvernement de transi-
         tion comprenant des membres du régime actuel. Les Occidentaux avaient
         ainsi accepté une déclaration qui contredisait apparemment leur position
         et qui semblait se rapprocher des thèses russes, renvoyant dos à dos les
         forces de répression et les rebelles. Très rapidement, l’interprétation du
         document est devenue un objet de frictions, les États-Unis, par la voix
         d’Hillary Clinton, faisant savoir que leur vision de la situation incluait un
         départ de B. el-Assad. Le document fut enterré par l’accord de Doha qui a
         fondé, en novembre 2012, la Coalition nationale des forces de l’opposition
         et de la révolution. Mais il pourrait à nouveau servir, tant il correspond à
         la vision russe du règlement de la crise syrienne.

         Le « réalisme » de la position russe

         Dans la droite ligne de ce qu’on a baptisé le « consensus de Pékin14 », la
         position russe en matière de relations internationales se veut « réaliste »,

         13. Le Groupe d’action sur la Syrie, constitué par Kofi Annan au printemps 2012, rassemblait les chefs de
         la diplomatie des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, de pays représentant la Ligue arabe,
         Irak, Koweït et Qatar, de la Turquie, et les secrétaires généraux de la Ligue arabe et de l’Organisation des
         Nations unies (ONU), ainsi que la Haute représentante pour les affaires étrangères de l’Union européenne.
         14. Le « consensus de Pékin » décrit une diplomatie suivant la logique d’un « modèle chinois », qui
         reposerait sur le respect mutuel entre États, sur la non-ingérence, sur le développement économique et
         structurel, sur une plus grande tolérance envers la corruption des élites, etc.

8
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ?

                                                                                                                DOSSIER
sorte d’actualisation wébérienne15 de l’éthique de responsabilité, que
Moscou oppose à une éthique de conviction que véhiculeraient les invo-
cations humanitaires, les indignations (jugées sélectives) et la « morale »
des Occidentaux16. Pour Moscou, une intervention extérieure et un ren-
versement brutal du régime viendraient ajouter au chaos ambiant. Il est
vrai que la position russe rappelle régulièrement le poids des « parrains »
arabes des révolutionnaires syriens, peu enclins à faire respecter chez eux
les valeurs prônées par l’Occident17. La présentation du conflit par cer-
tains médias occidentaux et arabes est perçue comme mainstream ; et les
Russes soulignent combien ces médias se sont fait les avocats de l’option
d’une intervention armée en Syrie auprès des opinions publiques, fût-ce
en manipulant l’information, en maniant l’émotion, ou en privilégiant sys-
tématiquement les sources d’opposition18.

   L’objectif principal de la diplomatie russe est donc de s’en tenir au res-
pect de la souveraineté de la Syrie et au principe de non-ingérence dans les
affaires intérieures des États. La question du regime change constitue donc
le cheval de bataille de Moscou dans le conflit syrien. C’est à l’aune de ces
principes que doit se comprendre la réaction russe à la
reconnaissance unilatérale par la France de la Coalition Le principe de
nationale formée à Doha le 11 novembre 2012. Une non-ingérence
reconnaissance qualifiée par Dmitri Medvedev
d’« inacceptable ». L’objectif de cet embryon de « gouvernement provi-
soire » inclut le départ de B. el-Assad et écarte toute possibilité de négocia-
tion avec le régime19. Pire, pour les Russes, la charte adoptée prévoit le
démantèlement des structures politico-militaires, ce qui semble promettre
la réédition du scénario irakien après l’intervention américaine de 2003.

   Plus fondamentalement, les Russes, qui tiennent à un règlement poli-
tique de la crise en Syrie, voient dans la militarisation du conflit et dans
l’ascendant de plus en plus visible pris par les groupes armés d’inspiration
djihadiste dans l’offensive contre les forces gouvernementales un danger
sur le long terme, y compris pour l’Occident lui-même. La séquence des

15. M. Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon,1959.
16. Rappelons qu’en février 2012, Alain Juppé avait parlé de « tache morale » pour qualifier la position
russe sur le dossier syrien.
17. Ainsi le rapport Valdaï pointe-t-il l’empressement des Saoudiens et des Émiratis à étouffer dans l’œuf
le soulèvement des chiites bahreïnis et leur diligence à soutenir l’opposition sunnite à Bachar el-Assad
(cf. p. 53).
18. Ibid.
19. La charte de la Coalition comporte dix points, parmi lesquels : « 2. Les parties signataires ont pour
objectif commun de renverser le régime, ses bases et ses symboles, démanteler les appareils sécuritaires
et déférer en justice ceux qui ont été impliqués dans les crimes commis contre les Syriens » et « 3. La
Coalition s’engage à n’engager ni dialogue, ni négociation avec le régime ».

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politique étrangère 1:2013

          guerres de Tchétchénie continue d’être lue en Russie comme un conflit
          importé de l’extérieur par l’envoi de combattants djihadistes, à quoi
          Moscou a opposé la force mais aussi un règlement politique, en prenant
          appui sur les confréries soufies domestiques20. La Tchétchénie constitue
          sans conteste une des grilles d’analyse de Moscou sur le conflit syrien.
          La Russie ne manque jamais l’occasion de rappeler à ses partenaires que
          la fourniture d’armes sophistiquées, comme des missiles sol-air, ne ferait
          qu’ajouter au chaos. Moscou n’entend donc pas couvrir une stratégie dont
          elle pourrait être aussi la victime par contagion sur son propre espace,
          elle qui abrite près de 22 millions de musulmans. Cependant, Moscou se
          retrouve en quelque sorte en porte-à-faux sur sa position concernant la
          militarisation du conflit. Jusqu’à l’attentat du 18 juillet 2012, qui a frappé
          durement l’appareil militaire et sécuritaire du régime, les Russes avaient
          réussi à persuader leur allié de ne pas utiliser l’aviation, pour sauvegarder
          la possibilité de négociations entre le régime et les rebelles. Depuis, il sem-
          blerait que Damas se soit affranchi de cette contrainte et que Moscou ait
          laissé faire, laissant s’éloigner la solution politique.

          Le cas de Bachar el-Assad et le soutien à l’opposition interne

          La question du soutien à une opposition interne, modérée mais indiscutable,
          est beaucoup plus délicate à résoudre pour Moscou. Dès l’été 2011, Moscou a
          tenté de réactiver ses réseaux et de fédérer l’opposition pacifique au régime.
          Persuadés que le régime se trouvait dans une impasse et qu’il ne pouvait pas
          l’emporter sur le terrain militaire, les Russes ont essayé de persuader Damas
          de créer un espace politique de dialogue. On a évoqué le cas de Qadri Jamil,
          ancien leader d’un des trois partis se réclamant du communisme en Syrie et
          reçu à maintes reprises à Moscou. Bien qu’ayant dénoncé les fraudes mas-
          sives du scrutin constitutionnel du 26 février 2012, il a accepté de partici-
          per au gouvernement d’union nationale formé en juin de la même année
          comme vice-Premier ministre et ministre de l’Économie. Parmi les autres
          relais dont dispose la Russie dans sa recherche d’une solution négociée,
          on citera le Comité de coordination nationale pour le changement démo-
          cratique21 (CCNCD) de Haytham Manna, qui soutient les positions russes
          autour du tryptique : « Non à la violence. Non au confessionnalisme. Non
          à l’intervention étrangère », et le Forum démocratique syrien de l’opposant
          historique Michel Kilo. Ces deux forces ont refusé d’intégrer la Coalition
          formée à Doha, qu’elles accusent de favoriser les Frères musulmans.

          20. Voir, sur le sujet des infiltrations djihadistes en Tchétchénie et sur la pratique des attentats suicides,
          l’article de P. Larzillière, « Tchétchénie : le jihad reterritorialisé », Critique internationale, vol. 3, n° 20, 2003,
          p. 151-163.
          21. Créé en juin 2011 et animé notamment par le militant des Droits de l’homme Hattham Manna, exilé en
          France. Ce dernier préconise des négociations et est hostile à toute intervention extérieure.

10
La Syrie, quel enjeu pour la Russie au Moyen-Orient ?

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   La très faible marge de manœuvre et le manque de représentativité de ces
mouvements en font pourtant des relais peu efficaces. Ils ont d’ailleurs rejeté
le plan de paix proposé par le régime le 6 janvier 2013, mollement approuvé
par Moscou. Quant au régime, il ne s’est pas privé d’entraver toute initia-
tive politique émanant du CCNCD, pourtant adoubé par Moscou, comme
l’a montré l’affaire Al-Khayyer22. Haytham Manna a estimé depuis que
cette arrestation, attribuée au départ à des groupes rebelles, constituait « un
acte d’agression envers Moscou » et « une gifle pour la Russie ».

   S’il semble bien que la personne de Bachar el-Assad ait été, dès le début
du conflit en Syrie, écartée de toutes les discussions par le Kremlin, c’est
paradoxalement le seul point sur lequel la diplomatie russe a évolué
depuis mars 2011. Le 21 août 2012, lors d’une conférence de presse tenue à
Moscou (et dans un russe impeccable) par Qadri Jamil, vice-président du
Conseil des ministres pour les Affaires économiques, on releva un léger
cafouillage, dans lequel s’engouffrèrent les médias
occidentaux, sur la question du maintien au pou- L’avenir personnel
voir de Bachar el-Assad. De fait, l’incident aboutit à de Bachar
une clarification de la position russe. Les respon-
sables répètent désormais que Bachar el-Assad ne jouit ni de la force ni de
la qualité de relation que son père Hafez avait su établir avec les dirigeants
soviétiques : une autre façon de dire que la Russie n’a jamais réellement
accordé sa confiance à Bachar et à son clan. À la mi-septembre, Mikhaïl
Bogdanov, vice-ministre russe des Affaires étrangères, a rappelé combien
la question de la stabilité du régime et la souveraineté syrienne impor-
taient à la Russie, plutôt que la personne de B. el-Assad. Ce qui compte
pour Moscou, c’est le maintien d’une structure politico-militaire, seule
condition pour que l’arsenal syrien – y compris les armes chimiques – ne
tombe pas en de mauvaises mains. En cela, les Occidentaux ont besoin de
la Russie, ne serait-ce que pour répertorier les sites sensibles et contribuer
à leur neutralisation. L’accord de Genève pourrait alors faire de nouveau
consensus et demeurer une base pour l’après-Assad.

                                                     ***

  La Russie ne permettra pas d’intervention étrangère en Syrie, avec ou
sans mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU) – une intervention

22. Chef du Parti d’action communiste, formation tolérée par le pouvoir, Abdel-Aziz al-Khayyer est éga-
lement un cadre du CCNCD. De retour d’un voyage en septembre 2012, où il avait reçu la caution des
autorités russes à l’organisation d’une conférence de l’opposition intérieure, il a été enlevé par les services
de renseignement de l’armée de l’Air à son retour à Damas. Par la suite, Moscou a dû faire pression sur
Damas pour que la réunion puisse se tenir et les diplomates russes réserveront eux-mêmes l’hôtel qui
abritera la conférence.

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politique étrangère 1:2013

          qu’elle sait, de toute façon, exclue par les Occidentaux. En cas d’effondre-
          ment du régime à Damas, Moscou accompagnerait techniquement un repli
          sur un « réduit alaouite » – où se trouve au demeurant sa base de Tartous.
          Les Russes risquent de perdre beaucoup, en termes d’image, dans le
          monde arabe, en raison de leur soutien à un régime honni par l’ensemble
          des États sunnites de la région, à l’exception de l’Algérie. Cela alors même
          que depuis 2003, les Russes avaient considérablement amélioré leur crédit
          en s’opposant aux projets de l’administration Bush dans la région, obtenu
          un statut de membre observateur dans l’Organisation de coopération isla-
          mique (OCI) et réussi à améliorer leurs relations avec les monarchies du
          Golfe…

             L’analyse de Moscou demeure inchangée. La crise en Syrie est le modèle
          même de ce qu’on appelle un no-win game, sans réel vainqueur. Moscou
          souhaite bilatéraliser le conflit, escomptant qu’au fil des mois l’enthou-
          siasme pour les « printemps arabes » retombera et que les États-Unis
          reviendront à une position réaliste. Le Kremlin entend persuader ces der-
          niers que leurs intérêts convergent, comme le prouve la mise sur liste noire
          de Jabhat al-Nosra par le département d’État. Il s’agit d’éviter un nouvel
          Irak – le chaos faisant suite au démantèlement des structures de l’État et de
          l’armée ; de préserver Israël d’une instabilité à ses portes ; bref, de conjurer
          la menace d’un « État défaillant » de plus. Pour les Russes, il s’agit enfin
          de lier le dossier syrien à d’autres dossiers internationaux, pour obtenir de
          Washington des concessions, notamment sur le bouclier antimissile ou sur
          le Caucase.

          MOTS CLÉS :
          Syrie
          Russie
          Armements
          Non-ingérence

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