La Vie économique Plateforme de politique économique - Die Volkswirtschaft
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
91e année N° 10 / 2018 Frs. 12.– La Vie économique Plateforme de politique économique ENTRETIEN UN CERTAIN REGARD MOBILITÉ DOSSIER Gerhard Fehr, spécialiste Brexit : l’UE reste ferme Travailler dans un Comment prévenir du comportement, veut 34 véhicule autonome la pauvreté ? améliorer la réglementation 40 49 28 L’ÉVÉNEMENT L’économie comportementale : de la tête au cœur
ÉDITORIAL L’État guide-t-il nos pas en Suisse ? Dans le monde modélisé par les économistes, la figure de l’homo œconomicus, un agent rationnel maximisant sa satisfaction, est longtemps restée incontestée. Or, depuis quelques décennies, l’économie comportementale scrute le comportement réel des êtres humains. Forte de nombreuses expériences, elle parvient à la conclusion que nous ne sommes pas aussi rationnels que le prétend la théorie. Cette discipline a connu un nouvel essor depuis que Richard Thaler, pionnier de l’économie comportementale, a reçu le prix Nobel l’année dernière. On peut également se demander si l’économie comporte- mentale n’a pas fait son entrée dans la politique écono- mique. Selon l’OCDE, elle fait désormais partie intégrante des outils gouvernementaux à travers le monde. À cet égard, le Royaume-Uni est à l’avant-garde des incitations douces. L’État donne ainsi un « coup de pouce » à ses ci- toyens pour les orienter vers le comportement désiré, tout en leur laissant la liberté de choisir. Les autorités fiscales britanniques, par exemple, ont envoyé à une partie de leurs contribuables une lettre où il était spécifié que neuf Britanniques sur dix payaient leurs impôts à temps et que la plupart de leurs voisins s’étaient déjà acquittés de ce paiement. L’exercice s’est révélé concluant : trois mois plus tard, les récipiendaires de la lettre étaient nettement plus nombreux à avoir payé leurs impôts que les contribuables du groupe témoin qui ne l’avaient pas reçue. La Suisse a-t-elle aussi besoin d’une politique d’incitation vis-à-vis de ses citoyens ? Gerhard Fehr, chef de la société de conseil FehrAdvice, est partisan d’une intégration des enseignements de l’économie comportementale sur le plan décentralisé. Eric Scheidegger, chef de la Direction de la politique économique, estime que la retenue est de mise à l’éche- lon national. Ce numéro est le dernier auquel Christian Maillard participe en tant que responsable de la version francophone de La Vie économique. Après 18 ans passés à son service, celui-ci est poussé à la retraite. Nous le remercions de son engagement sans faille et formulons nos meilleurs vœux pour ce nouveau chapitre qui commence. Bonne lecture ! Susanne Blank et Nicole Tesar Rédactrices en chef de La Vie économique
SOMMAIRE 12 24 L’ÉVÉNEMENT L’économie comportementale 4 L’économie comportementale 8 L’homo œconomicus, révolutionne la recherche une espèce menacée ? économique Heinz D. Kurz Université de Graz Christian Zehnder Université de Lausanne 12 En politique économique, 16 Les connaissances l’économie comportementale comportementales, un outil n’a pas réponse à tout pour les politiques publiques Eric Scheidegger Faisal Naru, Filippo Cavassini, Secrétariat d’État à l’économie James Drummond OCDE 20 Repenser la mobilité 24 Inciter la population suisse à 28 ENTRETIEN Matthias Sutter plus de gestion durable Universités de Cologne et d’Innsbruck Ester Osuna, Anna-Lena Köng, « Nous ne réglementons Matthias Holenstein pas trop, nous réglemen- Fondation Dialogue Risque tons mal » Entretien avec Gerhard Fehr, responsable de l’entreprise de conseil Fehr Advice 59 CHIFFRES 61 DANS LE PROCHAIN NUMÉRO 61 IMPRESSUM
SOMMAIRE 43 46 RUBRIQUES Toute l’actualité 34 UN CERTAIN REGARD 36 L’ÉTUDE 40 MOBILITÉ Brexit : l’UE reste ferme Le libre-échange entre la Travailler dans un véhicule Stefanie Walter Université de Zurich Suisse et Taïwan n’est pas une autonome utopie Nicole A. Mathys Office fédéral du développement territorial Patrick Ziltener Université de Zurich André Müller Ecoplan 43 CHÔMAGE 46 LOI SUR LES MÉDIAS 60 INFOGRAPHIE L e chômage, ennemi de Les mutations technologiques Étudier signifie travailler l’employabilité exigent une nouvelle loi Christian Imdorf sur les médias Université norvégienne de sciences et de Bernard Maissen Ofcom technologie Stefan Sacchi Université de Berne Robin Samuel Université du Luxembourg Shi Lulu P. Université de Bâle DOSSIER Comment prévenir la pauvreté ? 50 Ensemble contre la pauvreté 52 Mesurer la pauvreté en Suisse 55 L’emploi, la meilleure Gabriela Felder, Thomas Vollmer Tom Priester, Martina Guggisberg protection contre la pauvreté Office fédéral des assurances sociales Office fédéral de la statistique Charlotte Miani Insertion Suisse 57 Renforcer la formation 58 PRISE DE POSITION professionnelle et les Mieux coordonner la compétences de base prévention Heike Suter Martin Klöti Secrétariat d’État à la formation, à la Conférence des directrices et directeurs recherche et à l’innovation cantonaux des affaires sociales
ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE L’économie comportementale révolutionne la recherche économique L’économie comportementale explique souvent mieux que l’approche traditionnelle la démarche suivie lors de choix économiques à opérer. Elle ouvre ainsi la voie à des me- sures ciblées inspirées des méthodes douces. Christian Zehnder Abrégé Ces trente dernières années, la recherche économique a subi une intéressés d’un peu plus près aux interactions véritable révolution. En s’appuyant sur les résultats de nombreuses expé- stratégiques hors des structures classiques du riences en laboratoire et sur le terrain, les économistes comportementaux marché. Dans les années soixante et septante, ont élargi le modèle classique, de sorte qu’il explique et prédit mieux les la théorie des jeux – un concept mathématique décisions humaines. Interdisciplinaire, l’économie comportementale com- pour l’analyse de décisions stratégiques – a bine les découvertes d’autres sciences sociales et les approches tradition- nelles de la recherche économique. Là où la théorie économique classique ainsi gagné en importance. Au début des années suppose rationalisme et avantage personnel, l’économie comportemen- quatre-vingt, des économistes créatifs ont com- tale admet que les humains sont des êtres sociaux avec une multitude de mencé à tester expérimentalement des pronos- motifs qui, tout en essayant de faire les bons choix, peuvent également se tics d’interaction sociale établis selon la théorie tromper. L’analyse des paramètres économiques comportementaux ouvre des jeux. Ces tests ont rapidement montré que, la voie à des méthodes comme les incitations douces (« nudges ») ou le pour expliquer le comportement humain en si- choix par défaut (« defaults »). tuations stratégiques, les théories tradition- nelles du rationalisme et de l’avantage person- P endant longtemps, la recherche comporte- mentale économique a longtemps été in- fluencée par le modèle de l’homo œconomicus, un nel ne suffisaient pas. Motivés par ce décalage entre le comporte- ment observé et les pronostics de la théorie stan- concept clé de la théorie économique classique. dard, des économistes comportementaux ont L’homo economicus est un décideur rationnel qui tenté depuis la fin des années quatre-vingt – et poursuit ses seuls intérêts économiques. malgré une forte réticence initiale de leurs Il ne fait aucun doute que le modèle tradi- pairs – d’adapter la théorie économique afin tionnel a de sérieux atouts. D’abord, il repose sur qu’elle puisse mieux expliquer et prédire le com- quelques hypothèses simples et peut donc s’ap- portement humain effectif. Leurs travaux se sont pliquer à une vaste échelle. Ce caractère univer- souvent appuyés sur les conclusions existantes sel est un avantage de l’économie par rapport de disciplines connexes comme la psychologie, la à d’autres sciences sociales comme la psycho- biologie, la sociologie ou la neurologie. logie ou la sociologie, où les théories sont sou- Pour la plupart des économistes comporte- vent contextuelles et difficiles à généraliser. En- mentaux, le but n’a jamais été de rejeter entiè- suite, la théorie de l’intérêt personnel rationnel rement le modèle traditionnel. Ainsi, l’avantage permet de formuler des prévisions étonnam- personnel est toujours considéré comme un mo- ment précises… dans certains contextes ! Les teur important du comportement humain et la expériences de Vernon Smith, pionnier de la majorité des économistes comportementaux recherche économique expérimentale, ont dé- pensent également que les gens essaient d’ef- montré, dès les années cinquante et soixante, fectuer leurs choix le plus rationnellement pos- que la théorie classique pouvait prédire avec sible. Contrairement aux partisans de la théorie succès les balances commerciales de marchés classique, ils ont compris qu’à côté de l’avantage compétitifs. personnel, d’autres motifs étaient également Les bases de l’économie comportementale pertinents et que la voie de la rationalité pouvait ont été posées lorsque les économistes se sont également être synonyme d’échec. 4 La Vie économique 10 / 2018
Les décisions humaines ne sont pas toujours rationnelles. C’est l’une des découvertes centrales de l’économie comporte- SHUTTERSTOCK mentale.
ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE L’aversion à la perte, un facteur pousse les individus à éviter les risques, même économique si cela entraîne des coûts élevés. Les assurances pour les voitures de location ou les appareils Au cours des trente dernières années, l’écono- électroniques en sont un bon exemple. Parce que mie comportementale a documenté une grande les gens veulent à tout prix éviter des pertes, ils variété de comportements humains que le mo- sont d’accord de payer un prix énorme pour ce dèle classique n’est pas en mesure d’expliquer. genre d’assurance, même si le risque objectif de Notre degré de satisfaction, par exemple, dé- subir un dommage élevé est relativement faible. pend moins de la quantité que nous avons À cela s’ajoute la tendance à surestimer nette- d’une chose que de l’ampleur du changement ment les faibles probabilités. que celle-ci a subi. Quelqu’un qui devient su- Une autre implication de l’aversion à la perte bitement riche est – pour un temps – plus sa- est qu’elle augmente la susceptibilité à cer- tisfait qu’avant, alors que les personnes ayant taines techniques de vente. Les offres en pro- toujours vécu dans l’opulence et habituées à motion fonctionnent parce que, dans le ressen- vivre sur un grand pied ne sont, en moyenne, ti des consommateurs, ne pas obtenir le produit pas beaucoup plus heureuses que les autres. en question équivaut à une perte. Ils sont même Il semble que nous comparions sans cesse disposés à payer un prix élevé pour un produit nos acquis à des points dits de référence. Tan- de substitution quand l’offre originale n’est plus dis qu’une surprise agréable comme une prime disponible. Ce principe explique aussi pourquoi inattendue nous rend heureux, une mauvaise les vendeurs d’automobiles commencent sou- surprise comme l’effondrement des cours vent par présenter à leur client un modèle doté boursiers affecte notre bien-être. Il est intéres- de tous les équipements. Après cela, le client res- sant de constater que dans ces comparaisons, sentira chaque option manquante comme une nous accordons toujours plus d’importance perte. aux pertes qu’aux gains. En d’autres termes, la plupart des gens sont bien plus affectés par Des réductions de salaire injustes une perte de 1000 francs que comblés par le gain d’une même somme. C’est ce qu’on appelle Une autre conclusion majeure de l’économie l’aversion à la perte. Les psychologues Daniel comportementale est que, lors de décisions Kahneman et Amos Tversky ont été les pre- stratégiques, les individus s’écartent souvent miers à la documenter à la fin des années sep- de la maximisation de l’avantage personnel. tante. Depuis, elle a été confirmée à de multi- Très tôt, les expériences de chercheurs com- ples reprises dans de nombreuses expériences portementaux comme Werner Güth, Richard en laboratoire comme sur le terrain. Thaler ou Ernst Fehr ont démontré de ma- Le fait que les êtres humains pensent généra- nière convaincante que beaucoup de gens sont lement en termes de comparaisons et que notre prêts à récompenser les actions équitables des bien-être soit davantage affecté par des pertes autres ou punir les injustices – quitte à subir a des implications importantes pour les choix des coûts importants. L’équité n’a, toutefois, économiques. Par exemple, l’aversion à la perte pas la même valeur pour tous : tandis que cer- tains sont disposés à accepter beaucoup pour atteindre un résultat équitable, de nombreux Incitations douces et choix par défaut autres recherchent plutôt l’avantage person- Les incitations douces plus sainement, on dresse- pour certaines décisions nel. L’équité diminue en outre lorsqu’on se (« nudges ») désignent ra le buffet de desserts en (p. ex. pour la prévoyance croit à l’abri des regards ou que l’on sait mas- une intervention subtile plaçant les fruits devant les vieillesse), ce qui augmente par laquelle on essaie de douceurs. la probabilité qu’ils la choi- quer son égoïsme. pousser les gens à faire de Le choix par défaut (« de- sissent. Il est alors impor- L’intégration de motifs d’ordre social dans meilleurs choix sans pour fault ») constitue une forme tant que la liberté de choix la théorie économique permet d’expliquer des autant limiter leur liberté d’incitation douce sous ne soit pas restreinte, car décisionnelle. Un exemple forme d’option standard. l’option peut être modifiée phénomènes empiriques qui ne sont pas en simple : pour encourager les L’idée est d’offrir aux gens à tout moment. ligne avec le modèle classique. Un exemple : en consommateurs à manger une bonne option standard période de récession, les employeurs sont plus 6 La Vie économique 10 / 2018
L’ÉVÉNEMENT enclins à licencier leurs employés qu’à réduire mentation saine). La théorie classique affirme les salaires. Pour quelle raison ? Les réduc- que les acteurs rationnels évaluent soigneuse- tions de salaire sont souvent ressenties comme ment les conséquences immédiates et futures, injustes. Il y a donc un risque que les travail- puis prennent ensuite la décision optimale. leurs punissent l’employeur en diminuant leurs Cependant, les résultats des recherches de prestations. Des raisons d’équité peuvent aus- David Laibson et Matthew Rabin suggèrent que si expliquer pourquoi les gens sont détermi- la plupart des gens sous-évaluent l’impact à nés à faire respecter des normes sociales et à long terme au profit de l’effet immédiat. combattre les infractions. Le courage civil que La tendance d’accorder plus d’importance au certaines personnes manifestent face aux dé- présent qu’à l’avenir explique de nombreux com- chets sauvages dans les parcs ou aux nuisances portements économiques problématiques tels dans l’espace public en est un bon exemple. À que la prévoyance vieillesse insuffisante dans l’inverse, des inconnus qui ne se rencontreront des pays comme les États-Unis ou la progres- plus jamais sont souvent prêts à s’entraider. Il sion du surpoids, des addictions et du surendet- suffit de penser aux dons anonymes ou aux per- tement. En identifiant les causes de ces phéno- sonnes qui secourent des accidentés. mènes, les économistes comportementaux ont Des motifs sociaux peuvent également avoir ouvert la voie à des méthodes ciblées comme les une influence sur la formulation de contrats incitations douces (« nudges ») ou le choix par ou le style de conduite des dirigeants. Dans des défaut (voir encadré). études menées avec Ernst Fehr et Oliver Hart, On peut donc en conclure qu’en tenant nous démontrons que, en contradiction avec la compte des travaux de disciplines connexes, théorie classique, il est judicieux de formuler l’économie comportementale a élargi et adapté les contrats de manière très rigide, car cela peut le modèle économique, si bien qu’il peut mieux empêcher des conflits dans les relations écono- expliquer et prédire la démarche suivie dans de miques. Dans un travail récent avec John Anto- nombreux processus de décision. Une vision nakis, Giovanna d’Adda et Roberto Weber, nous réaliste de l’homme est nécessaire, car pour être avons analysé l’effet des discours de motivation en mesure de fournir des analyses pertinentes tenus par des dirigeants d’entreprises. Il s’avère et proposer des interventions ayant des chances que l’élan de motivation donné aux employés de succès, les économistes doivent comprendre par un discours charismatique est comparable à la cause des développements économiques sur l’effet d’incitations financières. le plan comportemental. Vivre au présent Les décisions intertemporelles sont également importantes dans l’économie comportemen- tale : de nombreux choix effectués au quotidien ont un effet direct sur le futur proche, mais aussi des conséquences dans un avenir plus lointain. Cela vaut pour tous les genres d’in- Christian Zehnder vestissements (placements financiers, forma- Professeur ordinaire et directeur du Département de tions, sécurité) comme pour beaucoup de choix comportement organisationnel, Faculté des HEC, université de Lausanne en matière de consommation (stupéfiants, ali- Bibliographie Ariely Dan, C’est (vraiment ?) moi qui décide: Les Kahneman Daniel, Système 1 / Système 2: Les Zehnder Christian, Herz Holger et Bonar- raisons cachées de nos choix, 2008, Flammarion. deux vitesses de la pensée, 2012, Flammarion. di Jean-Philippe, « A Productive Clash of Fehr Ernst, Hart Olivier et Zehnder Christian, Levitt Steven et Dubner Stephen, Freakonomics, Cultures : Injecting Economics into Leadership « Contracts as Reference Points–Experimental 2007, Folio. Research », Leadership Quarterly, 28(1), 2017, Evidence », American Economic Review, 101(2), Thaler Richard et Sunstein Cass, Nudge : la mé- pp. 65–85. 2011, pp. 493–525. thode douce pour inspirer la bonne décision, 2012, EVOL DEV’T PERS. La Vie économique 10 / 2018 7
ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE L’homo œconomicus, une espèce menacée ? Enracinée au cœur du XVIIIe siècle, l’économie comportementale était fondée sur la ratio- nalité, un principe multidimensionnel que les grands économistes comme Adam Smith considéraient déjà comme difficile à appréhender. Heinz D. Kurz Abrégé Les premières théories économiques ont pour pivot l’homme réel, « Une accumulation de celui qui, confronté à des situations fort différentes, réagit selon ses sen- timents moraux. L’homo œconomicus est au cœur de l’événement, mais contradictions » ne le maîtrise pas, comme le soutiendra ultérieurement la théorie néoclas- Comment les fondateurs de l’économie politique sique. Adam Smith avait compris que le système ne résisterait pas si tous classique, comme David Hume et Adam Smith, ses acteurs se comportaient de façon purement égoïste. Actuellement en plein essor, l’économie comportementale revient à une vision qui dominait considèrent-ils la question du bois noueux ? chez les pères fondateurs de l’économie. La critique néoclassique aura-t- Tous deux fondent leur théorie sur l’anthropo- elle une incidence marginale ou provoquera-t-elle une « destruction créa- logie empirique, Hume dans son Traité de la na- trice » ? ture humaine (1738–1740), Smith dans sa Théo- rie des sentiments moraux (1759). Selon Hume, la «L e bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites », écrivait Emmanuel Kant en 1784. Appli- connaissance se fonde sur l’expérience, l’obser- vation et l’expérimentation. Cet illustre penseur des Lumières mise sur la raison et la réflexion, qué à la théorie économique, l’adage pourrait de- mais admet que ces deux mécanismes sont sou- venir : alors que l’économie nationale classique vent dominés par des instincts innés faisant de tourne autour de ce bois noueux qu’est l’homme la raison l’esclave des passions. réel, les néoclassiques s’évertuent à façonner des Quels sont les grands principes qui motivent pièces rectilignes. L’économie comportementale l’individu ? Hume en identifie quatre : il doit redécouvre la nodosité de ce bois et en explore les consommer pour survivre ; il ne peut s’empêcher courbes grâce à de nouvelles méthodes. de suivre ses passions ; il aime agir et se lancer Écoutons les Anciens : Aristote affirme que des défis ; enfin, il veut faire du profit. La pondé- l’homme est par nature un animal politique. La ration de ces quatre moteurs évolue en fonction société hiérarchisée de la cité d’Athènes réserve à du développement de la société. Au stade primi- chaque habitant une place bien définie, de l’aris- tif, les deux premiers dominent. Plus tard, c’est tocrate à l’esclave. Le respect de l’ordre social le troisième, puis le quatrième dans les socié- garantit la « vie harmonieuse » des citoyens et la tés modernes. L’homo œconomicus n’est donc pérennisation de la société. La « chrématistique pas à l’origine du développement, mais bien naturelle » liée à la nécessité de l’approvisionne- plutôt son résultat. Même au quatrième stade, ment vise un objectif fini alors que la « chréma- l’être humain n’a pas que des intérêts écono- tistique mercantile » consiste à multiplier ses ri- miques : ce n’est pas un simple hédoniste, mais chesses à l’infini 1. Il s’agit bien sûr de l’ancêtre plutôt un acteur pluriel animé par une constel- de l’homo œconomicus, comme John Stuart Mill lation de motifs multidimensionnels – un « soi le désignera un jour. Il joue au trouble-fête, c’est multiple » (Jon Elster). Comprenant bien les mo- un cas pathologique, dont les actes « n’ont plus tifs antinomiques de la nature humaine, Hume de fondement naturel » puisqu’il s’enrichit sur le voit dans l’« accumulation des contradictions » dos des autres – c’est l’« exploitation » selon Karl l’émergence d’un sujet insatiable qui n’agit pas Marx (1867), fin connaisseur de la philosophie toujours pour son bien. Décédé l’an dernier, 1 Aristote (2018): 26. grecque. l’économiste américain Kenneth Arrow a forgé 8 La Vie économique 10 / 2018
L’ÉVÉNEMENT le théorème d’impossibilité : les préférences des thie d’un observateur neutre ? Selon Smith, cela différences acteurs ne peuvent être agrégées de dépend de la situation : la sympathie de l’obser- manière cohérente. Ce théorème trouve son il- vateur peut être éveillée par des actes exprimant lustration dans la multitude de sujets écono- une perception intelligente de l’intérêt indivi- miques jouant des rôles différents : l’« acteur re- duel par la bonne volonté, le besoin incondition- présentatif » de la macroéconomie classique est nel de justice, etc. En clair, il ne sert à rien de une pure fiction, tout comme ses résultats. vouloir ramener tous les principes d’action à un métaprincipe : cette approche est vouée à l’échec L’égoïsme n’est pas une parce que les situations en question sont beau- coup trop variables, tout comme les sentiments garantie de longévité moraux qui leurs sont liés. Le « profit » ne peut Parfois critique envers Hume, Adam Smith donc pas devenir le principe dominant. Smith cherche lui aussi à définir la morale à partir de reproche ainsi à Hume d’être allé trop loin. l’analyse comportementale2. Son argumentaire La « société commerciale » transforme tourne autour du penchant inné de l’être hu- chaque individu en vendeur, écrit Smith dans main pour la sympathie – le partage des bon- son ouvrage La richesse des nations (1776). heurs et des malheurs d’autrui – qu’il ne faut Certes, la logique du marché, guidée par le pro- pas confondre avec l’altruisme. D’ailleurs, elle fit, joue un rôle croissant, mais elle n’échappe n’est pas toujours louable : la sympathie unilaté- pas totalement à la morale, contrairement à ce rale des individus pour les puissants et les riches que Bernard Mandeville avait admis par erreur soutient le régime dominant, voire la tyrannie. dans sa Fable des abeilles (1705). En effet, la re- Smith y voit l’expression de la « corruption » des cherche inconditionnelle de l’intérêt individuel sentiments moraux. ébranlerait la confiance réciproque des acteurs, La sympathie dépasse l’égoïsme pur et dé- elle saperait leur coopération et nuirait à la pros- clenche un apprentissage moral. En d’autres périté économique. termes, quels seraient les motifs et les modes Il existe des marchands honorables, mais 2 Kurz et Sturn (2013): d’action susceptibles de déclencher la sympa- aussi des escrocs et de fieffés coquins : comment Partie II, chapitre 3. Aversion à la dépos- session, surestimation de nos propres capaci- tés et compétition in- fluencent nos actions. KEYSTONE Courtiers en Bourse à New-York. La Vie économique 10 / 2018 9
ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE donc augmenter la proportion des premiers ? Se- une classe d’acteurs, de l’aristocratie féodale par lon Smith, c’est la mission de l’État et du légis- exemple. Succombant peu à peu aux tentations lateur, chargés de définir l’ordre général et les attisées par les nouveaux biens de luxe et autres institutions régissant la société de marché, de symboles de statut social, cette classe aban- veiller à la justice, de limiter les comportements donne peu à peu, et sans le vouloir, son pouvoir sociaux inadéquats et de favoriser les conduites et sa position dominante pour satisfaire les va- utiles. Le comportement des acteurs dépend nités les plus enfantines, les plus triviales et les dès lors des orientations de la société, des codes plus élémentaires3. Les conséquences involon- usuels et de la conception des bonnes mœurs. taires de l’action humaine – une question cen- trale dans le débat philosophique des Lumières Le problème Adam Smith écossaises – sont importantes, parfois plus que les conséquences voulues. L’homo œconomi- Adam Smith a-t-il développé deux conceptions cus, omniscient, conscient de toutes les options contradictoires de l’individu dans sa Théorie des économiques, privilégiant l’analyse rationnelle, sentiments moraux et sa Richesse des nations ? n’existe pas chez Smith, qui a par ailleurs de- Ici, l’individu bienveillant, altruiste, conscien- vancé plusieurs acquis théoriques de l’économie cieux et justicier, là, le commerçant égoïste comportementale et empirique4. et dénué de sentiments ? Non, le fameux pro- blème Adam Smith est inventé de toutes pièces. Une espèce en mue permanente Ses deux ouvrages présentent des situations différentes qui appellent des réactions com- L’homo œconomicus n’entre pas dans la sphère portementales distinctes. Il est normal qu’un économique comme un être omniscient, mais marchand cherche à atteindre son objectif com- comme un acteur en mue permanente. Le phy- mercial pour ne pas se faire exclure du marché siocrate François Quesnay nous le présente par la concurrence. Il lui faut aussi prendre soin comme quelqu’un qui veut à la fois maximiser de sa réputation pour conserver la faveur de sa son plaisir et réduire son investissement – une clientèle et de ses fournisseurs. La recherche in- tâche insoluble. Fondateur de l’utilitarisme, Je- telligente de l’intérêt individuel domine certes remy Bentham (1789) croit savoir que « la na- dans la Richesse des Nations, mais ce n’est pas ture a placé l’humanité sous le joug de deux l’unique motif. forces souveraines, la douleur et la joie, qui nous Smith se révèle dans sa profonde connais- guident dans tout ce que nous faisons, disons et sance de l’être humain. Il développe de nom- pensons. » Les deux forces sont comparables : breux phénomènes abordés par les ténors de « Une aiguille est aussi bonne que la poésie. » l’économie comportementale : Vernon Smith, Le principe de l’utilité marginale a été dé- Daniel Kahneman, Amos Tversky, Richard fini assez tôt : c’est le concept pivot de l’homo Thaler, Ernst Fehr, et bien d’autres encore. Chez œconomicus, qui maximise ses profits. On le Adam Smith, les acteurs sont généralement dé- trouve par exemple chez l’allemand Karl Hein- terminés par leur origine et leur milieu, myopes, rich Rau (1833), pour qui les préférences lexi- obérés par des flous cognitifs de toutes sortes, cales jouent un rôle important dans la mesure enclins à surestimer leurs propres capacités où elles peuvent faire obstacle à l’émergence et sûrs d’eux-mêmes à l’excès. Ils peuvent éga- d’une fonction d’utilité. Hermann Heinrich lement être cupides et souffrir d’aversion à la Gossen (1854) a pour lui d’avoir élucidé le des- perte, imiter les riches et les puissants pour se sein de la création. Celui-ci oblige les indivi- démarquer du reste de la population ; ils veulent dus à l’hédonisme pur dans l’idée de créer un être admirés et soignent leur réputation, in- véritable paradis terrestre. Étant donné que voquent l’impartialité et la conformité aux l’accès aux plaisirs prend du temps, il faut par- règles, etc. tager de manière optimale le temps à disposi- 3 Smith, A. (1976b): III. Selon Smith, les ruptures sociales profondes tion entre toutes les autres activités – une cir- iv.10. 4 Ashraf, Camerer et sont généralement imputables au comportement constance largement occultée dans toute la Loewenstein (2005). égoïste, déraisonnable à long terme, de toute littérature économique. Si l’on en tient compte, 10 La Vie économique 10 / 2018
L’ÉVÉNEMENT plusieurs axiomes de la microéconomie clas- un correctif et non comme un défi posé par la sique ne résistent pas à l’examen5. Si des ac- théorie néoclassique générale. Il est trop tôt teurs sont soumis à deux restrictions (revenu pour dire si cette approche résistera au pro- et temps) au lieu d’une seulement (revenu), les cessus de « destruction créatrice » (Joseph effets sur le revenu et les effets de substitution Schumpeter) qui s’est instauré. On observe tou- doivent être redéfinis, tout comme des fonc- tefois que les grands piliers de l’économie clas- tions de distribution. On obtient des résultats sique sont remis en question, comme la théorie parfois surprenants en ce qui concerne la de- de l’utilité espérée, l’hypothèse de l’efficience mande de biens de consommation et le marché des marchés financiers ou l’abstraction géné- du travail, et leurs implications au niveau de la rale des effets de cadrage, selon laquelle la for- théorie du bien-être. Selon Gossen, la question mulation d’une chose ou d’une question in- de savoir ce que je veux et quelles préférences fluence le comportement des participants. me guident précède la question de savoir quels Les comportements grégaires et conta- biens j’aimerais acquérir. Cette problématique gieux, les effets de dotation (aversion à la dé- nous tient en haleine toute notre vie. possession)6 et d’autres notions similaires La personnalité de l’homo œconomicus sapent les modes de pensée traditionnels et les n’est donc pas définie une fois pour toutes, mais postulats d’efficacité. La redécouverte de la ri- connaît une mue permanente. Elle apparaît as- chesse analytique de l’acteur selon la théorie sez tôt, mais comme réalité sociale plutôt mar- économique classique donne à supposer que ginale et pas spécialement appréciée. Elle prend, cette dernière renferme encore bien des tré- ensuite, un contour plus précis pour devenir sors inexplorés qu’il s’agit d’arracher à l’oubli. un acteur rationnel, axé sur l’optimisation de Dans tous les cas, le marché des idées écono- l’utilité ou du profit et dont les préférences res- miques n’est visiblement pas régi par un méca- 5 Steedman (2001). pectent certains axiomes (exhaustivité, réflexi- nisme de sélection parfait qui filtrerait seule- 6 Ces effets apparaissent quand le fait de possé- vité, transitivité). On ne peut, toutefois, en res- ment les bonnes idées. Il est à craindre que des der un objet a plus de ter là sans s’exposer à la critique d’être un « idiot bulles se forment ailleurs que sur les marchés valeur que celle de l’ob- jet en lui-même. rationnel » (Amartya Sen), soit quelqu’un qui financiers7. 7 Kurz (2016). exploite en sous-main le fonctionnement har- monieux d’une société fondée sur la confiance réciproque. Au fil du temps, il sera pourvu de nouvelles caractéristiques par ses partisans. Il devra ainsi résister à de nouvelles analyses, réelles et i ntra-scientifiques. Où va l’économie néoclassique ? Heinz D. Kurz De nombreux théoriciens de l’économie com- Professeur émérite d’économie publique, université de Graz portementale conçoivent leurs travaux comme Bibliographie Aristote, Politique, Paris, 2002–2018, Les Belles Gossen H. H., Entwickelung der Gesetze des Kurz H.D. et Sturn R., Adam Smith für jedermann. Lettres. menschlichen Verkehrs, und der daraus Pionier der modernen Ökonomie, Frankfort, Ashraf N., Camerer C. F. et Loewenstein G., fliessenden Regeln für menschliches Handeln, 2013, Frankfurter Allgemeine Buch. « Adam Smith, Behavioral Economist », Journal Braunschweig 1854, Friedrich Vieweg und Smith A., Théorie des sentiments moraux, 1759 ; of Economic Perspectives, vol. 19, 2005, Sohn. réédition : Paris, 2003, PUF. pp. 131–145. Hume D., A Treatise of Human Nature, 3 vol., Smith A., Recherches sur la nature et les causes Bentham J., Introduction to the Principles of Mo- Londres, 1738–40, John Noon. de la richesse des nations, 1776 ; diverses réé- rals and Legislation, 1789 ; réédition : New York Kant E., « Idee zu einer allgemeinen Geschichte ditions. 1948: Hafner Publishing. in weltbürgerlicher Absicht », Berlinische Mo- Steedman I., Consumption Takes Time. Implica- natsschrift, novembre 1784, pp. 385–411. tions for Economic Theory, The Graz Schumpe- Kurz H.D., Economic Thought: A Brief History, ter Lectures, Londres, 2001, Routledge. New York, 2016, Columbia University Press. La Vie économique 10 / 2018 11
ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE En politique économique, l’économie comportementale n’a pas réponse à tout De nombreux États appliquent les enseignements de l’économie comportementale dans leur politique économique. La Suisse se montre prudente dans ce domaine. À juste titre, eu égard aux résultats encore modestes constatés à ce jour. Eric Scheidegger Abrégé L’économie comportementale a permis de mieux cerner les mé- plus de valeur aux pertes qu’ils pourraient subir canismes humains liés à la prise de décision. Elle compte de nombreuses qu’aux gains potentiels (aversion à la déposses- applications concrètes dans les domaines du marketing et de la politique sion). Au quotidien, nous ne privilégions pas tou- économique générale. Elle montre toutefois ses limites dans le domaine jours les calculs économiques, mais intégrons ré- réglementaire. Les critiques ne portent pas uniquement sur les « leviers gulièrement dans l’équation des considérations de décision » étatiques actionnés pour permettre aux individus de dé- fendre leurs intérêts « plus intelligemment ». Les données empiriques de de normes et d’équité. Enfin, tout le monde sait cette branche de la recherche sont généralement le fruit d’études théo- à quel point il est difficile de ne pas déroger aux riques. Une question fondamentale se pose dès lors : comme ces résultats principes que l’on s’est fixés (manque de maîtrise peuvent-ils s’appliquer aux grandes questions de politique économique ? de soi). Ces observations, comme bien d’autres, Les interventions étatiques basées sur l’économie comportementale exi- sont étudiées avec succès au moyen de méthodes gent assurément beaucoup de transparence, de conscience et de doigté. spécifiques de l’économie comportementale mê- lant recherches théorique et pratique. L’ économie comportementale est à la mode. Trois pionniers de ce domaine re- lativement récent des sciences économiques L’homo œconomicus a encore de beaux jours devant lui ont déjà été récompensés par un prix Nobel : Tout bien considéré, l’intérêt que suscite au- Daniel Kahneman et Vernon L. Smith en 2002, jourd’hui l’économie comportementale rend et R ichard H. Thaler en 2017. L’économie com- justice à une évolution qui vient compléter la portementale est née d’échanges universitaires théorie néoclassique moderne dans bien des fructueux entre les sciences économiques, la domaines. Toutefois, on aurait tort de relati- psychologie, les neurosciences et la sociolo- viser les enseignements issus des branches gie. Aujourd’hui, on peut démontrer sur une de recherche traditionnelles. En effet, des no- base empirique plus large que le comportement tions comme la « confiance » ou la « réputation » des individus n’est que « partiellement » ration- constituaient déjà d’importants champs de re- nel et varie en fonction des situations. Nous cherche avant que l’économie comportemen- fondons rarement nos décisions sur une éva- tale ne devienne autonome. En tant que science luation exhaustive des informations à notre sociale, l’économie s’est toujours intéressée aux disposition et sur des mécanismes de pure lo- comportements humains. Le modèle compor- gique, mais plutôt sur l’expérience et l’heuris- temental traditionnel est l’homo œconomicus. tique, qui nous guident dans le labyrinthe des Cet archétype d’être humain évalue la totalité décisions à prendre au quotidien. des informations à sa disposition, connaît les Mus par nos émotions, nous accordons sou- contraintes fixées (revenus, prix, règles, réac- vent plus de valeur à un bien qui nous appartient tion des autres acteurs) et opte de manière cohé- qu’à un autre, comparable, que nous ne possé- rente, à l’issue d’une évaluation rationnelle des dons pas (effet de dotation). Il est également bien coûts et du bénéfice, pour la meilleure décision. connu qu’au moment de peser le pour et le contre L’homo œconomicus réagissant, par définition, d’une décision, les individus accordent souvent de manière systématique et prévisible aux chan- 12 La Vie économique 10 / 2018
L’ÉVÉNEMENT Les fruits et légumes à l’école sont-ils synonymes de sucre- ries à la maison ? Les impulsions données par l’économie com- portementale ne sont KEYSTONE pas toujours exemptes d’effets secondaires. gements de son environnement décisionnel, il Comprendre les comportements continue d’occuper, en tant que base théorique, d’achat une place de choix dans la recherche et l’ensei- gnement économiques. Quand, par exemple, L’économie comportementale compte de nom- le prix relatif d’un bien ou d’une activité aug- breux domaines d’application. Très tôt, le marke- mente ou diminue par rapport aux autres pos- ting s’est révélé un terreau particulièrement fer- sibilités, il adapte son comportement décision- tile. L’intérêt commercial à mieux comprendre nel, toutes choses étant égales par ailleurs. Ce les motivations psychologiques sous-tendant qu’il est convenu d’appeler la loi de la demande les actes d’achat est évident. La stratégie consis- est une composante essentielle de la théorie né- tant par exemple à proposer à des clients un pro- oclassique (du marché). duit ou un abonnement gratuitement à l’essai Dès le milieu du XXe siècle environ, les postu- exploite l’effet de dotation susmentionné. L’idée lats de base concernant l’homo œconomicus ont est la suivante : après une utilisation tempo- donc ouvert la voie à une modélisation différen- raire, ces consommateurs rechigneront à renon- ciée et à l’émergence, dans la sphère théorique, cer à la marchandise ou à la prestation. La pu- de spécialisations microéconomiques à forte blicité s’appuie aujourd’hui sur le phénomène de pertinence pour la politique économique. La l’aversion à la dépossession, à l’instar des plate- théorie de la décision, l’institutionnalisme ou la formes de réservation hôtelière qui nous infor- théorie des jeux, pour citer quelques exemples, ment, au cours de nos recherches et avec un sens jettent un éclairage nouveau sur la question du certain du minutage, qu’il ne reste que très peu comportement décisionnel en situation d’in- de chambres disponibles. Bien entendu, le fait certitude, d’asymétrie d’information (problème que ces approches marketing fassent appel à principal-agent, aléa moral) ou d’interdépen- l’économie comportementale ne saurait garantir dance entre décideurs (dilemme du prisonnier, que les clients souscriront effectivement à l’offre équilibre de Nash). proposée. Toutefois, compte tenu du ciblage La Vie économique 10 / 2018 13
ÉCONOMIE COMPORTEMENTALE systématique de situations décisionnelles ty- alors forcément optimale. La démarche consis- piques, on augmente les chances de succès. tant à donner un coup de pouce aux individus L’économie comportementale imprègne éga- pour obtenir d’eux un comportement social pré- lement certaines mesures étatiques touchant cis est aussi qualifiée de « paternalisme libéral » principalement la réglementation des secteurs par Richard H. Thaler, père de ce concept avec financier et des assurances ainsi que les poli- Cass R. Sunstein : l’État donne certes l’impul- tiques de santé, fiscale et environnementale. En sion, mais ne limite pas (pour l’instant) les pos- matière de politique réglementaire, les pays an- sibilités d’action. glo-saxons font figure de pionniers, eux qui ont Les incitations douces ont essuyé beau- mis en place des unités spécialisées dans les in- coup de critiques ces dernières années, car elles citations douces (« nudge units »). Celles-ci se posent un problème moral. Ses détracteurs y fondent généralement sur des études contrôlées voient une marge de manœuvre excessive lais- et randomisées dont le but est de comprendre, sée aux autorités pour ramener les individus à en termes de faits et de causalité, l’impact d’une « davantage de raison » dans leur propre intérêt. (nouvelle) intervention étatique sur le compor- Pour eux, cette intervention de l’État manque tement influençable des acteurs. Des organisa- de légitimité démocratique et frise la manipula- tions internationales de développement telles tion. En revanche, ses partisans pensent qu’une que la Banque mondiale s’attachent à tenir sys- intervention honnête et consciencieuse présup- tématiquement compte des mécanismes de pose, bien évidemment, des autorités qu’elles l’économie comportementale. présentent de manière exhaustive les objectifs Plusieurs de ces approches de la gouver- poursuivis et garantissent une pluralité d’op- nance économique ont pour finalité de four- tions : chacun doit pouvoir faire son propre nir une meilleure information aux décideurs et choix. Élargissant fortement le champ concep- de leur permettre de se forger une opinion plus tuel, nombreux invoquent également la longue tranchée. On peut établir un parallèle avec les tradition avérée des « coups de pouce » éta- approches, répandues dans le monde entier, qui tiques, citant pêle-mêle les campagnes d’infor- découlent d’un diagnostic microéconomique mation et de sensibilisation, la simplification de antérieur concernant la problématique de l’in- formulaires, l’amélioration de l’interface utilisa- formation asymétrique. teur des pages internet des autorités, les mises en garde visuelles sur les paquets de cigarettes « Inciter » les citoyens à adopter ou les bouteilles de vin et, parfois même, les in- citations financières (subventions, taxes). certains comportements Le caractère novateur des dispositifs (imagi- L’économie comportementale appliquée à la nés pour la politique économique) issus de l’éco- politique ambitionne d’aider les individus à nomie comportementale ne saute donc pas aux prendre de « meilleures » décisions. L’idée, fort yeux dans la pratique. D’où, pour les opposants, séduisante, est qu’elle les aide à dépasser leur le côté aléatoire de l’application, au sens large, rationalité limitée, qui se traduit par exemple des incitations douces : l’État nous prend par la par un manque de maîtrise de soi. Les incita- main, les entreprises aussi et on nous explique tions douces se sont rapidement imposées. Elles comment nous prendre nous-mêmes par la main ont fait l’objet, ces dernières années, d’une in- par des mesures que l’on s’impose, comme le tense couverture médiatique qui a boosté cette fait d’inscrire dans son agenda des séances de spécialité. fitness régulières. Si, dans le marketing, l’intérêt commercial motive les mesures destinées à influencer le Des effets secondaires indésirables comportement des individus, l’approche poli- tique recherche une meilleure cohésion sociale. Une autre critique méthodologique porte sur Le raisonnement courant est que si chaque ci- l’applicabilité des résultats des études théo- toyen défend ses intérêts de manière plus « intel- riques au monde réel. Même si des mesures ci- ligente », la somme de toutes les décisions sera blées, concernant par exemple le comportement 14 La Vie économique 10 / 2018
Vous pouvez aussi lire