La ville à l'ère de la globalisation des loisirs

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DE L’INFLUENCE DES LOISIRS SUR L’URBANISME CONTEMPORAIN

      La ville à l’ère de
       la globalisation
          des loisirs
                                                          M A R I A G R AVA R I - B A R B A S
                                              Professeur de géographie à l’Université d’Angers, ESTHUA
                                            Chercheur au Carta (Géographie humaine et sociale, UMR 6590)
                                                           (maria.gravari-barbas@univ-angers.fr)

      Le modèle du parc à thème, qui a déjà fortement marqué le monde
      des musées, influence l’urbanisme de la ville contemporaine. Une dose

      C’
      d’expériences ludiques, un peu d’art contemporain et beaucoup de
      commerces constituent désormais la locomotive du développement urbain.

                      est en 1954 qu’est inauguré à Anaheim                                     c’est vrai aussi pour d’austères
                      (Californie) le premier parc de Walt Disney.                              centres administratifs ou de vieilles
                      Au moment de son ouverture, personne                                      cités industrielles et minières.
                      n’imagine qu’il deviendra le prototype des                                   Dans des territoires délimités et
      transformations de la ville de la fin du XXe siècle et que                                soigneusement choisis, la ville des
      la fiction urbaine proposée dans l’enceinte du parc ins-                                  loisirs instaure une ambiance qui
      pirera la réalité de la ville contemporaine.                                              emprunte pour beaucoup à celle
         Or, l’environnement ludique et festif créé de toutes                                   dans laquelle plonge le visiteur des
      pièces à Disneyland est aujourd’hui en train de gagner                                    parcs à thème : une urbanité créée
      les villes autour du monde. C’est vrai pour des villes dans                               de toutes pièces, où le citadin-client
      lesquelles l’orchestration des loisirs et des festivités a tou-                           peut trouver convivialité et
      jours été une dimension essentielle (cités balnéaires, sta-                               ambiance festive et s’adonner à la
      tions thermales ou destinations culturelles majeures), mais                               consommation du plaisir (consom-

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URBANISME TOURISTIQUE

mation à proprement parler, mais                                        communication ; la volonté des grandes entreprises du
aussi loisirs, distractions ou acti-                                    spectacle et du divertissement de se positionner sur le
vités culturelles préférés), tout en                                    marché familial et de proximité ; la désindustrialisation,
prenant un bain de foule et en se                                       qui a libéré les vastes espaces localisés souvent dans les
laissant agréablement surprendre                                        centres-villes ; le souci des responsables publics de qua-
par une ambiance de fête bon                                            lifier ou requalifier les villes…
enfant.                                                                     L’importante désindustrialisation des villes occiden-
   La ville, en effet, a connu des                                      tales dans l’après-guerre a bouleversé l’organisation de
mutations profondes au cours des                                        la vie économique et sociale. Tout en provoquant l’af-
dernières décennies. Dans les années                                    faiblissement et la désintégration des classes ouvrières,
1960, en effet, elle était conçue                                       elle a confirmé l’influence progressive des classes moyennes
pour répondre essentiellement à                                         en termes de consommation, de culture, de loisirs(2). Elle
des impératifs de production. Sa                                        a accompagné l’essor formidable des activités urbaines
conception était dominée par un                                         “non productives”. On serait d’ailleurs tenté de penser
fonctionnalisme rigoureux et par                                        que l’acception même de l’essor urbain, associée jusqu’à
un zonage marqué. Aujourd’hui,                                          il y a quelques années aux forces productives, est désor-
elle est guidée par la volonté d’as-                                    mais associée à la célébration du déclin de la ville indus-
surer en son sein (et non unique-                                       trielle, comme si la désindustrialisation était la condition
ment dans des sites de loisirs situés                                   nécessaire à l’émergence d’un nouvel ordre économique
dans ses périphéries lointaines) la                                     et d’une organisation spatiale urbaine, fondés sur l’im-
pratique de nouveaux plaisirs                                           matériel, le festif, le ludique(3).
urbains. Une bonne partie de la
ville contemporaine est construite                                         LES LOISIRS TRANSFORMENT LA VILLE
pour satisfaire les besoins des cita-
dins pour plus d’urbanité, plus de                                         Si la place des loisirs dans nos sociétés change consi-
convivialité, plus de rencontres,                                       dérablement (et globalement), plusieurs évolutions parmi
cela dans un cadre qui s’inspire                                        celles citées plus haut tendent à affirmer notamment l’im-
beaucoup des parcs à thème de la                                        portance des loisirs hors domicile. Cela est à mettre en
compagnie Disney.                                                       rapport avec l’explosion du tourisme observée pendant
   Plusieurs chercheurs(1) ont mis en                                   la même période. Une partie importante du budget loi-
évidence ces glissements, rendus                                        sirs est toutefois dépensée non loin du domicile, dans des
très visibles au cours des dernières                                    loisirs de “proximité”. Ces tendances profitent en pre-
décennies du XXe siècle. Divers fac-                                    mier lieu aux centres-villes qui deviennent potentielle-
teurs ont été évoqués pour les cer-                                     ment des “attractions” susceptibles d’attirer des larges
ner et les expliquer : une sensibi-                                     populations régionales(4).
lité prononcée des individus pour                                          Ces évolutions ont des répercussions notables sur l’ur-
le tourisme, les loisirs et la culture ;                                banisme et, de manière plus générale, sur la manière dont
une mobilité croissante ; l’explo-                                      la ville est pensée et construite. Les loisirs, la fête, la cul-
sion de la sphère de communica-                                         ture, gagnent des espaces qui, jusqu’à une date récente,
tion et, notamment, l’essor des tech-                                   étaient dédiés à la production. Les friches industrielles
nologies de l’information et de la                                      deviennent des lieux culturels ; les ports se transforment
                                                                        en lieux de promenade ; les installations industrielles ou
(1)
– Michael SORKIN (dir.), Variations on a Theme Parc, éd. Hill and       portuaires se mettent en scène et s’offrent à la contem-
Wang, New York, 1992.                                                   plation de touristes et visiteurs ; les corons deviennent
– Susan FAINSTEIN et Robert James STOKES, “Spaces for play : the
impacts of entertainment development on New York city”, Econo-          des destinations touristiques ; les usines désaffectées se
mic Development Quarterly, vol.12, n° 2, 1998, pp. 150-165.             transforment en parcs de loisirs ou en centres commer-
(2) Susan FAINSTEIN, Ian GORDON et Michael HARLOE (directeurs),         ciaux. Ainsi, les loisirs transforment la ville.
Divided Cities, éd. Blackwell, Oxford, 1992.
                                                                           Pour la plupart des villes, le passage de la ville indus-
(3) Richard Florida, The Rise of the Creative Class, éd. Basic
Books, New York, 2002.
                                                                        trielle à la ville post-industrielle a impliqué un travail en
(4) William FULTON, “Entertainment districts are turning tired cities
                                                                        profondeur au niveau de leur paysage. Les villes tendent
into money-making theme parcs”, Governing, avril 1997, pp. 22-26.       à se mettre en scène, voire à devenir des scènes sur les-

                                                                                                             F É V R I E R 2 0 0 6 • E S PA C E S 2 3 4   49
DE L’INFLUENCE DES LOISIRS SUR L’URBANISME CONTEMPORAIN

      quelles se déroulent des divertissements, des happenings                                  d’autres produits du groupe via
      et des animations selon un calendrier et un planning qui                                  notamment la commercialisation
      ne doivent rien au hasard. Elles deviennent le produit                                    de produits dérivés ; ils incitent les
      d’acteurs de plus en plus spécialisés qui cherchent à effa-                               visiteurs à voir les productions ciné-
      cer les hiatus de l’espace urbain, à le rendre lisse, à éli-                              matographiques suivantes (qui, à
      miner dangers et incertitudes.                                                            leur tour, relancent le cycle pro-
         Les nouveaux projets urbains, à caractère ludique, tou-                                duction-consommation, et ainsi de
      ristique et festif, sont souvent appelés à jouer le rôle de                               suite).
      projets “locomotives”, structurants, pour l’ensemble de                                      Pendant environ quatre décen-
      la ville, que ce soit dans les périphéries urbaines ou dans                               nies, Disney fut la seule compagnie
      le centre-ville. Au cours des deux dernières décennies, les                               de divertissement exploitant à fond
      centres-villes ont été réaménagés, voire “reconquis”, grâce                               une stratégie de ce type. Or, depuis
      essentiellement à des projets à caractère ludique ou cul-                                 notamment les années 1990, les
      turel conçus pour répondre aux nouveaux besoins liés                                      concurrents de Disney (Viacom,
      au tourisme et aux loisirs. Les nouveaux espaces ludiques                                 AOL Time Warner, etc.) l’ont éga-
      sont non seulement indissociables de projets ayant une                                    lement adoptée. Outre ces entre-
      visée économique plus large, mais ils en sont aussi les                                   prises du secteur du divertissement,
      “porteurs”. Centres de congrès, parcs technologiques ou                                   des entreprises d’autres secteurs,
      industriels, centres tertiaires… sont, de plus en plus,                                   comme Sony, Nike, Adidas, Apple,
      construits en étroite relation, à la fois spatiale et ges-                                ont conçu des nouveaux espaces
      tionnaire, avec des lieux de loisirs.                                                     vitrines pour leurs produits qui relè-
                                                                                                vent beaucoup du “miniparc à
          DE NOUVEAUX ZONAGES LUDIQUES                                                          thème”. Ces évolutions ont contri-
                                                                                                bué à territorialiser le loisir dans
          Musées, centres commerciaux, aquariums, galeries et                                   la ville selon des modalités spatiales
      lieux patrimoniaux relookés ont créé le mouvement et ont                                  différentes de celles qu’on connais-
      réussi à attirer des touristes, mais aussi des nouveaux                                   sait jusqu’alors.
      employés et des nouveaux résidents vers le centre-ville. La                                  En effet, les “grands” parcs à
      gentrification, mouvement d’occupation des quartiers cen-                                 thème ne représentent qu’une petite
      traux par une nouvelle gentry, est symptomatique de l’in-                                 partie du marché urbain du tou-
      terpénétration du travail et du loisir, de l’utile et du plai-                            risme et des loisirs. Conscientes que
      sir, dans ces nouveaux centres-villes réqualifiés et ludicisés(5).                        l’espace urbain représente un poten-
          La ville post-industrielle remet en cause les zonages                                 tiel important, susceptible d’atti-
      fonctionnels caractéristiques à la ville du XXe siècle et,                                rer un public très large, les grandes
      assez paradoxalement, y apparaissent de nouvelles zones                                   entreprises du spectacle et du diver-
      spécifiquement dédiées aux loisirs. Celles-ci ne sont plus                                tissement ont commencé à inves-
      uniquement situées dans les périphéries urbaines (ce qui                                  tir dans de vastes projets de loisirs
      est le cas des grands parcs de loisirs ou des parcs à thème)                              désormais situés, non à la péri-
      mais aussi dans des espaces interstitiels : friches urbaines                              phérie, mais au centre des villes.
      et no man’s lands situés dans des villes, souvent même                                    De dimensions variables (de 3 000
      dans ou à proximité du centre.                                                            à 65 000 m2), ces zones s’appuient
          Leur localisation, la diversité des propositions ludiques
      offertes, l’identité de leurs promoteurs et leur logique             (5) D’une manière générale, la gentrification, mouvement d’occu-
                                                                           pation des quartiers centraux, célèbre l’interpénétration du tra-
      organisationnelle (exprimée souvent par une auto-orien-              vail et des loisirs, de l’utile et du plaisir. Elle ne peut être com-
      tation proche de celle des enclaves ludiques des périphé-            prise que dans le contexte de la post-industrialisation et de
                                                                           l’hypermodernité. Si son impact est souvent quantitativement
      ries urbaines) méritent une analyse plus approfondie.                limité, il est qualitativement important sur le plan de l’urbanisme.
          On sait que, pour la compagnie Disney, les parcs à               Plusieurs chercheurs tendent à confirmer qu’il est difficile de par-
                                                                           ler de retour significatif vers le centre-ville. La “renaissance”
      thème sont à la fois un lieu de consommation et de pro-              urbaine n’est souvent qu’un mirage, produit habile du marketing
      motion. Ils jouent un rôle de vitrine et font la promotion           urbain. Mais l’idéologie de l’inner city living, avec tous les attributs
                                                                           qui séparent “citadins” et “banlieusards”, produit des discours
      des films et des personnages de la compagnie ; ils contri-           triomphants qui servent à la mise en place de la ville festive,
      buent à fidéliser les clients et permettent la promotion             ludique et touristique.

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URBANISME TOURISTIQUE

sur l’expérience de jeux sophisti-                                        rendre, voire pour y passer quelques jours. Au contraire,
qués, de simulateurs ou de machines                                       des lieux comme City Walk à Los Angeles, ou Navy Pier(9)
à base de réalité virtuelle. Dans ces                                     à Chicago, s’adressent, tout en ciblant également un public
miniparcs à thème, le loisir est                                          touristique, à une clientèle régionale ou de proximité qui
exploité à l’heure et non plus à la                                       viendra pour la plupart en fin de journée pour dîner, flâ-
journée(6).                                                               ner, aller au cinéma, s’amuser sur des machines à base
   Pour Susan Davis, “ce sont les                                         de réalité virtuelle ou aller en discothèque.
mêmes entreprises qui, après avoir                                           Ces destinations de loisirs représentent une catégorie
persuadé le public de consommer                                           de projet urbain à part : elles se situent en effet au croi-
toutes sortes de loisirs à domicile,                                      sement de plusieurs demandes et besoins. Elles répon-
tentent de le convaincre de sortir                                        dent tout à la fois à la demande des consommateurs pour
de chez lui(7)”. L’auteur cite un indus-                                  plus de loisirs urbains, aux besoins des responsables
triel qui s’interroge : “pourquoi ris-                                    locaux qui cherchent à réhabiliter ou à relancer des zones
quer un milliard de dollars sur un                                        qui terminent un cycle productif et qui doivent être réin-
grand parc à thème tout neuf, dont                                        tégrés dans le marché, à la demande du secteur immobi-
la rentabilité exigera une fréquen-                                       lier qui cherche à revaloriser les valeurs foncières et, enfin,
tation d’au moins douze millions                                          aux intérêts des compagnies du spectacle et du divertis-
de visiteurs par an, alors qu’on                                          sement qui maximalisent ainsi les apports financiers de
peut, pour la même somme,                                                 leurs marques et de leur propriété intellectuelle par des
construire trente petites unités                                          effets cumulés de commercialisation et de promotion.
locales, proches ou intégrées à des                                          Le contenu de ces zones est variable, aussi divers, fina-
centres commerciaux ?(8).”                                                lement, que les secteurs couverts par les sociétés du spec-
   Ces zones se présentent en géné-                                       tacle, du divertissement, du sport (cinéma, animation,
ral sous forme d’espaces réunissant                                       vidéo, électronique, sport, etc.). On y trouve des restau-
plusieurs pôles de loisirs. L’ensemble                                    rants à thème (Hard Rock Café, Planet Hollywood), des
est organisé de manière à créer un                                        multiplexes cinématographiques, des centres ludiques hi-
lieu festif, dense, animé, dans lequel                                    tech (jeux vidéo, jeux de réalité virtuelle), des salles Imax,
le parcours du visiteur est censé                                         du spectacle vivant, des casinos, des commerces de détail
s’inscrire dans une expérience glo-                                       (Disney Stores, boutiques Sony, Virgin Megastore), etc.
bale lui apportant des sensations                                         Dans la plupart des cas, les visiteurs y trouvent plusieurs
“inédites”. Ces territoires ludiques                                      propositions organisées de manière cohérente permettant
urbains sont à la fois proches et                                         de passer plusieurs heures dans le même environnement
différents des parcs à thème. Ces                                         ludique.
derniers, situés à l’extérieur des                                           Les configurations sont donc nombreuses : depuis le
villes (pour des questions liées au                                       multiplexe localisé en centre-ville au miniparc de loisirs
foncier, notamment), vendent leurs                                        localisé en périphérie, différentes formes de “terrains de
loisirs à la journée et majoritaire-                                      jeu urbains” ont été expérimentées dans les villes euro-
ment à une clientèle touristique qui                                      péennes ou américaines. Ces tendances semblent désor-
effectue le déplacement pour s’y                                          mais être “globales”, et on les retrouve également dans
                                                                          les pays en voie de développement où, d’ailleurs, les “ingré-
(6) Susan G. DAVIS, “L’espace urbain perverti par les ‘loisirs’”, Le      dients” sont les mêmes franchises, comme Hard Rock
Monde Diplomatique, janvier 1998.
                                                                          Café, Planet Hollywood ou Virgin Megastore).
(7) Idem.
                                                                             Bien entendu, tous les nouveaux projets ludiques urbains
(8) Idem.
                                                                          ne sont pas localisés en centre-ville, notamment aux États-
(9) Maria GRAVARI-B ARBAS, “Les enclaves ludiques, le cas du Navy
Pier, Chicago”, in Cynthia GHORRA-GOBIN (dir.), Réinventer le sens        Unis où, depuis longtemps, les centres tertiaires subur-
de la ville : les espaces publics à l’heure globale, L’Harmattan, 2001.   bains sont eux-mêmes devenus les principaux pôles d’ani-
(10) En fait, l’intégration de propositions ludiques, voire de véri-      mation des aires métropolitaines. Il n’est donc pas étonnant
tables complexes de loisirs dans des centres commerciaux, est
une tendance bien affirmée depuis les années 1970, dont l’inaugu-
                                                                          de constater que la plupart des centres tertiaires subur-
ration du West Edmonton Mall en 1986 marque l’apothéose. Mar-             bains, et notamment les centres commerciaux, abritent
garet Crawford a souligné le parallèle entre le shopping mall et le
centre de loisirs (Margaret CRAWFORD, “The world in a shopping
                                                                          désormais des complexes ludiques(10).
mall”, in Michael SORKIN (dir.), op. cit., 1992).                            Ce qui est plus notable c’est que, malgré l’importance

                                                                                                              F É V R I E R 2 0 0 6 • E S PA C E S 2 3 4   51
DE L’INFLUENCE DES LOISIRS SUR L’URBANISME CONTEMPORAIN

      des développements suburbains, les centres-villes affir-                               gié l’approche FMP, dans les années
      ment un renouveau certain en termes de concentration                                   1990, l’accent a été surtout mis sur
      d’activités ludiques et récréationnelles. Cette distribution                           la construction de vastes équipe-
      spatiale est due aux choix stratégiques des industries du                              ments sportifs situés dans les centres-
      divertissement. Elle est assez étonnante quand l’on sait                               villes. Des villes comme Baltimore,
      que, du moins aux États-Unis, les investissements de                                   Denver, Cleveland (toutes villes du
      grande échelle dans les centres-villes continuent à être ris-                          frostbelt américain) ont lancé des
      qués pour les autres secteurs économiques.                                             équipements sportifs de qualité,
         Ce choix d’investissement s’explique cependant du fait                              autrement plus évolués que les
      que, contrairement aux autres secteurs, la production de                               vieilles infrastructures sportives
      spectacles et de divertissements était traditionnellement                              urbaines(14).
      (et est d’ailleurs en partie toujours) localisée dans les                                 Le Bank One Ballpark, à Phœnix
      centres-villes. Hollywood a ainsi su tirer profit de son                               (Arizona), transcende largement
      passé de lieu de production cinématographique. Après                                   son statut de stadium de base-ball
      une période de déclin, les visiteurs sont de nouveau atti-                             et est représentatif d’une nouvelle
      rés par des lieux de spectacle et de loisirs dans cette cité                           ère de lieux sportifs situés au croi-
      mythique (dont une ancienne salle de cinéma rénovée par                                sement du sportif, du loisir et du
      Disney, réservée à la projection des films de la compa-                                commercial. Les infrastructures
      gnie). De la même façon, c’est la proximité des studios                                sportives à proprement parler sont
      de Universal City qui peut expliquer la création de                                    en effet complétées d’un musée du
      l’Universal City Walk par la compagnie MCA Universal(11).                              base-ball, de plusieurs restaurants,
         Le terme d’enclave ludique peut paraître extrême dans                               d’un centre de loisirs à thème spor-
      le cas de ces territoires dédiés aux loisirs. Contrairement                            tif destiné aux enfants et de plu-
      aux grands parcs de loisirs ou à thème, ils ne sont pas                                sieurs aires de pique-nique situées
      physiquement fermés. Mais leur disposition auto-centrée                                dans le terrain de jeu. Localisé en
      tend à les couper des territoires environnants. Leur amé-                              centre-ville, il est censé dynamiser
      nagement esthétique et fonctionnel et leur gestion sont                                l’offre des loisirs en proposant
      assurés par une même entreprise(12), ce qui les différencie                            notamment “325 soirées-événe-
      considérablement des espaces environnants. En outre, la                                ments” par an, et en assurant une
      nécessité de se garer dans des espaces de parking payants                              animation pratiquement quoti-
      correspond quasiment à acquitter un droit d’entrée.                                    dienne(15).
         Si, en Europe, on observe une permanence de concen-                                    Aux États-Unis, l’Urban Land
      tration des fonctions ludiques et recréationnelles dans les
                                                                      (11) Il s’agit, en l’occurrence, d’un parc qui se veut une “microgra-
      centres-villes, le retour de ces fonctions dans les centres-    phie” de la ville contemporaine et qui concentre le long d’une rue
      villes américains date d’il y a environ vingt-cinq ans.         artificielle des commerces, des cafés, restaurants, pubs, disco-
                                                                      thèques, salles de cinémas.
                                                                      (12) Plusieurs de ces territoires sont gérés selon le principe du
          DES FESTIVAL MARKET PLACES                                  town center management (TMC) qui repose sur l’idée que le
                                                                      centre-ville peut (et doit) être géré comme une entité cohérente.
                                                                      Selon l’Association des villes anglaises gérées selon le principe du
          AUX URBAN ENTERTAINMENT DEVELOPMENTS
                                                                      town center management, celui-ci consiste en “la coordination effec-
         Les premiers projets de ce type ont été les festival mar-    tive entre les secteurs privé et public, y compris les professionnels des
                                                                      autorités publiques, afin de créer, en partenariat, un centre-ville réussi.
      ket places (FMP) que le promoteur James Rouse a
                                                                      ciaux.” Le town center management est fondé sur un partenariat
                                                                      La ville n’a qu’à gagner de la gestion faite dans les centres commer-
      construites, aux États-Unis, sur plusieurs fronts d’eau
                                                                      public-privé. Les autorités locales tendent à financer les éléments
      reconquis(13). Ces places ont été utilisées comme des “loco-    stratégiques du programme ; le secteur privé finance différentes
      motives” dans la revalorisation des centres-villes. Dans        initiatives, comme l’organisation d’un festival ou d’un événement
                                                                      artistique, l’installation d’un système de vidéo-surveillance ou le
      des zones métropolitaines d’une certaine importance, qui        salaire du manager.
      disposent d’un important réservoir de population, les fes-      (13) Maria GRAVARI-B ARBAS, “La festival market place ou le tou-
      tival market places ont contribué à démontrer que le tou-       risme sur le front d’eau. Un modèle urbain à exporter ?”, in Villes
                                                                      et Tourisme, numéro thématique sous la direction de
      risme et les loisirs peuvent être une solution pour le salut    Maria GRAVARI-B ARBAS et Philippe VIOLIER, éd. Norois, n° 178,
      des centres-villes.                                             avril-juin 1998, pp. 261-278.
         Si, dans les années 1980, les villes américaines en pre-     (14) Maria GRAVARI-B ARBAS, 2001, op. cit.
      mier lieu, mais aussi les villes européennes, ont privilé-      (15) William FULTON, op. cit., 1997.

52    E S PA C E S 2 3 4   • FÉVRIER 2006
URBANISME TOURISTIQUE

Institute a proposé un nouveau                                     Sony et Disney sont devenus l’avant-garde de la trans-
terme pour désigner ces nouvelles                                  formation d’une grande partie du Midtown. Plus qu’un
zones ludiques urbaines : les urban                                simple complexe de loisirs, l’ensemble ludique créé autour
entertainment developments (UED).                                  de la 42e rue constitue désormais une attraction touris-
   Tout en restant dans un contexte                                tique à New York.
d’offre et de pratiques très proche                                    Le projet de Potsdamer Platz à Berlin, un des princi-
de celui décrit plus haut, il s’agit                               paux projets de redéveloppement urbain des années 1990,
en l’occurrence de désigner non                                    montre pertinemment que ces évolutions ne se limitent
seulement des projets qui relèvent                                 plus au contexte américain, mais que ce phénomène est
du miniparc à thème, urbain ou                                     désormais universel. Un des éléments majeurs de la nou-
suburbain, mais des zones urbaines,                                velle composition urbaine est le Sony Center : autour
non strictement monofonction-                                      d’une vaste plazza urbaine qui concentre cafés, restau-
nelles, dans lesquelles s’implantent                               rants, commerces et appartements de standing, on trouve
une ou plusieurs entreprises de loi-                               un magasin à plusieurs étages qui fait la promotion des
sirs, spectacles, divertissement. Ce                               produits de Sony, un multiplexe cinématographique et
type de projet permet d’engager le                                 un musée de cinéma. À proximité du Sony Center, le com-
requalification d’un quartier ou                                   plexe de Daimler Bentz comporte, entre autres, un cine-
d’une zone urbaine.                                                max, un cinéma 3D, un casino, un théâtre de vaudeville,
   Le cas de Times Square est symp-                                un théâtre musical. Sony Retail Entertainment, nouvelle
tomatique des changements radi-                                    filiale de la société Sony, projette la construction de larges
caux intervenus dans le Midtown                                    complexes de divertissement dans plusieurs villes, ce qui
de Manhattan depuis 1994, lorsque                                  nous incite à penser que nous nous trouvons devant des
la compagnie Disney a fait savoir                                  changements majeurs susceptibles d’affecter largement la
son intention de réhabiliter le New                                structure de la culture urbaine et la nature de l’espace
Amsterdam Theater, un théâtre de                                   public.
variétés sur la 42e rue. Cette déci-                                   Les projets de Times Square et de Potsdamer Platz met-
sion a modifié le plan d’urbanisme                                 tent ainsi en évidence l’impact urbanistique des nouvelles
du quartier (le département de pla-                                stratégies des grands groupes du spectacle et du diver-
nification de New York prévoyait                                   tissement, c’est-à-dire l’importante concentration d’acti-
l’installation de bureaux). Elle a                                 vités ludiques dans des secteurs urbains centraux. Cette
facilité la transformation de Times                                tendance à la concentration est tout à fait compatible (et
Square en “Mecque du divertisse-                                   complémentaire) avec la tendance à l’internationalisation
ment de masse”(16). La présence                                    de ces sociétés.
préalable de Sony dans le quartier
a été décisive pour Disney et, à son                                  PROXIMITÉ ENTRE LOISIRS ET CULTURE
tour, l’initiative de Disney a attiré
d’autres sociétés, telles que Madame                                  On pourrait tenter ici un parallèle entre les grands
Tussaud’s, American Multi-                                         groupes culturels et les grandes fondations culturelles
Cinemas, AMC et MTV (idem).                                        comme Guggenheim, même si les contenus sont, en l’oc-
Le musée de cire Madame Tussaud’s                                  currence, significativement différents. En effet, on observe,
présente notamment des person-                                     pour ces deux types d’entreprise, les mêmes tendances :
nages issus du monde de l’anima-                                   agglomération des sites culturels dans des complexes
tion, le multiplexe des effets spé-                                ludiques ou touristiques d’une part, et stratégie de déve-
ciaux expérimentés par Disney ou                                   loppement international, de l’autre. Selon Claude Gintz,
par les Cinemax de Sony et les                                     “une institution comme le Guggenheim fait désormais
théâtres mettent en scène des comé-                                partie intégrante de l’industrie des loisirs culturels qui
dies musicales inspirées de Disney.                                s’est développée aux États-Unis d’abord dans l’industrie
                                                                   cinématographique ou les parcs à thème avant d’inves-
(16) Susan FAINSTEIN et Robert James STOKES, op. cit., 1998.
                                                                   tir d’autres champs comme celui des arts plastiques, dont
(17) Claude GINTZ, “Les Guggenheim”, conférence donnée le 6 juin
2001, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Compte-rendu de
                                                                   on aurait pu penser qu’ils avaient précisément vocation
l’exposition “Les territoires en revue”, n° 5, 2001.               d’y échapper(17)”.

                                                                                                      F É V R I E R 2 0 0 6 • E S PA C E S 2 3 4   53
DE L’INFLUENCE DES LOISIRS SUR L’URBANISME CONTEMPORAIN

         La construction du Guggenheim de Bilbao et la machine                             désormais venir du domaine tou-
      médiatique qui l’a suivie mettent en évidence cette proxi-                           ristique, la culture ne faisant que
      mité (en termes de projet et d’impact urbains) entre indus-                          s’y inscrire. Ainsi, les parcs à thèmes
      trie de loisirs et industrie culturelle. La puissante archi-                         Disney, conçus initialement comme
      tecture de Frank O. Gehry contribue incontestablement                                des lieux de loisirs et de tourisme,
      à la création du spectacle urbain et au développement,                               ont initié une abondante produc-
      sur les rives du Nervion, d’une zone ludique et culturelle                           tion culturelle (films, séries télévi-
      dont l’objectif est de servir le marché international de                             sées, clips musicaux, etc.) qui a,
      l’art.                                                                               culturellement, profondément mar-
         Mais, plus que les autres musées Guggenheim, c’est                                qué les dernières générations.
      celui de Las Vegas qui a opéré ce rapprochement spec-                                   L’urbanisme et les grands équi-
      taculaire entre tourisme, loisirs et culture. Il montre la                           pements urbains suivent ces évo-
      manière dont les nouveaux loisirs s’intègrent dans la ville                          lutions. Par exemple, les musées
      contemporaine. Le musée, œuvre de Rem Koolhaas, inau-                                ont, pour l’instant, démontré un
      guré en 2001, se trouve dans l’enceinte du Venetian, l’un                            fort potentiel d’adaptation à la nou-
      des méga hôtels-casinos de la ville inauguré en 1999.                                velle demande des publics, ce qui
      Dans le même hôtel se trouve d’ailleurs la collection                                n’était pas, a priori, évident. De
      l’Ermitage Guggenheim, produit d’un partenariat entre                                nos jours, les musées sont pris d’as-
      le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et la fonda-                             saut par un public de plus en plus
      tion Salomon R. Guggenheim. La concentration des ini-                                friand, sinon de culture, au moins
      tiatives culturelles dans la capitale du jeu est symptoma-                           d’expériences            culturelles.
      tique des rapports que l’art entretient désormais avec le                            Contrairement à ce que craignaient
      capital global et des rapports que les grands groupes cul-                           les responsables de la culture, l’ins-
      turels entretiennent avec les industries du loisir et du tou-                        titution n’a pas disparu, mais elle
      risme.                                                                               a entamé une mutation impres-
                                                                                           sionnante. On peut se demander
          LES FRONTIÈRES ENTRE STRATÉGIES LUDIQUES,                                        après combien d’évolutions, l’ins-
          CULTURELLES ET TOURISTIQUES S’ESTOMPENT                                          titution mutera en quelque chose
                                                                                           d’autre que le musée tel que nous
         La différenciation structurelle qui, traditionnellement,                          le connaissons depuis le XVIIIe siècle.
      organisait les différentes sphères économiques et sociales                           Griffiths note, à propos du Moca
      (la religion, le travail, la science, le commerce, le tou-                           (Massachusetts Museum of
      risme, la culture) se trouve, dans l’ère postmoderne, pro-                           Contemporary              Art       and
      fondément modifiée.                                                                  Architecture)(19), inauguré en 1993
         Ainsi, selon John Urry(18), on est passé d’une sépara-                            à North Adams sur le site désaf-
      tion claire entre la culture et le tourisme, qui prévalait                           fecté de Sprague Technologies Inc. :
      au XIXe siècle (d’une part, des lieux touristiques spéciali-                         “Grâce à un marketing attentif,
      sés comme les stations balnéaires ; d’autre part, la cul-                            même des formes d’art réputées
      ture bourgeoise avec ses concerts, ses musées, ses gale-                             inaccessibles peuvent devenir des
      ries), à un premier rapprochement au cours des trois                                 éléments de l’industrie de loisir(20)”.
      premiers quarts du xxe siècle (pratiques culturelles de                                 L’interpénétration entre la cul-
      masse et pratiques touristiques de masse), pour arriver,                             ture, le tourisme et les loisirs devient
      à la fin du xxe siècle, à un état où le tourisme et les loi-                         souvent troublante. Ainsi, les murs
      sirs sont peu différenciés des pratiques culturelles. L’auteur
      souligne par ailleurs le fait que, depuis quelques années,       (18) John URRY, “Cultural change and contemporary tourism”,
                                                                       Leisure Studies 13, 1994, pp. 223-228.
      les pratiques touristiques sont purement et simplement
                                                                       (19) Ce nouvel équipement, qui comprend des magasins, des
                                                                       restaurants, un centre de congrès et plus de 12 000 m2 de salles
      culturelles, dans le sens où elles produisent des signes,
      des images, des textes et des discours.                          d’expositions, est conçu autant comme un musée que comme
                                                                       un élément de développement économique et commercial.
         Par ailleurs, certains phénomènes touristiques et de loi-
                                                                       (20) Ron GRIFFITHS, “The politics of cultural policy in urban
                                                                       regeneration strategies”, Policy and Politics, vol.21 No 1,
      sirs (dont les parcs de loisirs) témoignent, voire antici-
      pent, des changements culturels. L’innovation semble             pp. 39-46, 1993.

54    E S PA C E S 2 3 4   • FÉVRIER 2006
URBANISME TOURISTIQUE

du café Picasso, situé dans le                                         plus en plus structurelle, ne peut qu’interroger les cher-
Bellagio, méga hôtel-casino de Las                                     cheurs. Le premier constat qui semble s’imposer est que
Vegas inauguré en 1998, sont ornés                                     les populations urbaines et les visiteurs (régionaux ou
de tableaux authentiques signés du                                     touristes) plébiscitent massivement ce type de produits.
maître. Dans le même méga resort,                                      Il serait d’ores et déjà rapide de conclure à une mani-
une galerie (Bellagio Gallery of Fine                                  pulation globale de Disney et de ses émules envers un
Art), dont l’accès est payant, pro-                                    public de consommateurs désabusés qui adoptent pas-
pose à la visite la très riche collec-                                 sivement une offre sans intérêt.
tion personnelle du propriétaire.                                         Les populations urbaines sont globalement sensibles
L’acquisition et la présentation au                                    au fait qu’on leur “redonne” leur ville, qu’on les incite
public de fonds de collection impor-                                   à fréquenter des zones industrielles ou portuaires fer-
tants s’inscrivent désormais dans                                      mées, des usines désaffectées, des quartiers souvent
une politique de consolidation du                                      situées dans le cœur des villes. La pratique festive et
positionnement touristique des                                         ludique de la ville renverse par ailleurs un certain nombre
mega resorts de Las Vegas.                                             de règles établies, change l’urbanité, transcende les habi-
   Dans ce secteur, les grands                                         tudes du quotidien, transforme radicalement les ambiances
patrons du tourisme, du spectacle                                      urbaines. L’offre ainsi créée répond indiscutablement à
et du divertissement semblent jouer                                    une demande de certaines couches sociales.
un rôle hégémonique qui peut dif-                                         Toutefois, l’impression de déjà-vu, la répétition des
ficilement être assuré par les musées                                  spectacles et des ambiances, la présence des mêmes com-
municipaux ou d’État qui fonc-                                         merces et des mêmes acteurs hyperspécialisés laissent le
tionnent souvent avec un maigre                                        chercheur sceptique.
fonds d’acquisition d’œuvres d’art.                                       La globalisation des loisirs et de la culture s’exprime,
   À Las Vegas, archétype de la ville                                  en effet, quasi-inévitablement par une homogénéisation
festive(21), l’argent du jeu est en                                    des propositions ludico-culturelles urbaines. L’urbanisme
mesure de doter la ville de collec-                                    ludique qui se met en place comporte des éléments de
tions d’œuvres d’art que beaucoup                                      la même nature et souvent les mêmes expressions archi-
de très grandes villes américaines                                     tecturales, que se soit dans les zones de loisirs ou dans
ou européennes ne sont pas en                                          les grands musées de la “globalisation culturelle(22)”.
mesure de posséder. Aussi surpre-                                      Mais elle s’exprime aussi par une privatisation crois-
nant que cela puisse paraître, dans                                    sante des espaces publics centraux.
l’hypothèse d’une candidature au                                          En effet, la ville ludique qui se met en place, joyeuse,
titre de “capitale américaine de la                                    animée, éclectique, entretient finalement peu de rap-
culture”, Las Vegas, capitale indis-                                   ports avec les espaces dont elle prétend s’inspirer (la
cutable du divertissement, a plu-                                      ville traditionnelle, son bazar ou son agora). Elle tend
sieurs cartes à jouer.                                                 à transformer l’expérience collective en consommation
                                                                       visuelle et la vie urbaine en spectacle exclusif.
   LA PRIVATISATION                                                       Que se soit Times Square, la Potsdamer Platz, le Navy
   DE L’ESPACE PUBLIC                                                  Pier, le Universal City Walk ou le Strip de Las Vegas,
                                                                       on ne peut que constater que c’est dans des espaces lar-
  La place des loisirs, de la cul-                                     gement privatisés, gérés de manière intégrale, instau-
ture, du tourisme dans la ville, de                                    rant leur propre ordre esthétique et comportemental,
moins en moins résiduelle et de                                        que les citadins, forcément solvables, peuvent désormais
                                                                       prendre leur bain de foule, dans une ambiance sécuri-
(21) Maria GRAVARI-B ARBAS, ”La leçon de Las Vegas, le tourisme
dans la ville festive”, Géocarrefour, Revue de géographie de Lyon,
                                                                       sante et bon enfant. Leur développement se fait souvent
Vol. 76, n° 2 (Le tourisme et la ville), Lyon, 2001, pp. 159-165.      au détriment des “vrais espaces” publics de la ville qui,
(22) Comment ne pas mentionner ici la présence de quelques             faute de moyens et d’attention de la part des autorités
architectes du star system international dans tous les chantiers des
grands musées dans le monde, en commençant par Frank Gehry
                                                                       publiques, assurent de moins en moins leur rôle.
ou Rem Koolhas ? Indépendamment de la qualité architecturale              Roost a mis en évidence, dans le cas de Times Square,
des œuvres produites, qu’il ne s’agit pas de mettre en cause, on
ne peut que ressentir un malaise devant l’inévitable “clonification”
                                                                       la manière dont les entreprises privées, lorsqu’elles s’im-
du paysage culturel et muséal qui en résulte.                          plantent dans des centres-villes, tendent à traiter ceux-

                                                                                                         F É V R I E R 2 0 0 6 • E S PA C E S 2 3 4   55
DE L’INFLUENCE DES LOISIRS SUR L’URBANISME CONTEMPORAIN

      ci de la même manière que les enclaves de leurs parcs à                            cities américaines mais aussi, et
      thème. Il donne l’exemple du lancement du New                                      de manière croissante, les villes
      Amsterdam Theater par Disney, accompagné de la mise                                européennes.
      en place d’un défilé conçu dans la tradition des parades                              En fait, le décloisonnement tem-
      des parcs Disney. Pour que son effet soit plus saisissant,                         porel des pratiques et l’interpé-
      la compagnie a prié 5 000 commerçants et bureaux                                   nétration croissante du temps loi-
      situés dans le quartier d’éteindre leurs lumières. La même                         sirs-travail induit un cloisonnement
      chose a été demandée à la ville de New York (qui y a                               sur le plan spatial, par l’intermé-
      d’ailleurs consenti). Le défilé a ainsi permis à une entre-                        diaire de la mise en place de lieux
      prise de spectacle et de divertissement de transformer                             organisés pour permettre le
      le centre-ville en support publicitaire pour ses produits.                         mélange loisirs et affaires dans des
      Autrement dit, la société Disney a intégré, pour sa cam-                           espaces bien circonscrits. Il contri-
      pagne marketing, l’espace public de New York, de la                                bue à l’organisation de territoires
      même manière qu’elle le fait dans le cas des parcs à                               créés de toutes pièces, à la créa-
      thème de la compagnie(23).                                                         tion d’enclaves qui vendent du loi-
         Ces exemples tendent à prouver que, depuis que les                              sir à l’heure ou à la demi-journée.
      industries du spectacle et du divertissement ont saisi                                Mais, même lorsque c’est l’en-
      l’intérêt d’intégrer les sites urbains dans leurs plans                            semble des villes qui est gagné par
      marketing, on assiste à des nouvelles formes de déve-                              ces nouvelles activités, cela se fait
      loppement urbain en centre-ville. Plusieurs travaux ont                            selon des logiques de différentia-
      mis en évidence la privatisation croissante de la ville                            tions spatiales qui tendent à
      contemporaine(24). La ville post-moderne procède du                                concentrer dans les centres-villes
      brouillage du modèle la ville post-libérale correspon-                             anciens et requalifiés les fonctions
      dant à l’urbanisme d’Haussmann, selon lequel la res-                               nobles pour repousser vers la péri-
      ponsabilité des superstructures était attribuée au privé,                          phérie celles qui attirent moins les
      tandis que les espaces extérieurs, les rues et les places,                         nouveaux usages (résidents, visi-
      les réseaux et les équipements collectifs étaient du res-                          teurs, employés) des centres
      sort du public(25).                                                                “reconquis”.
         Dans la ville contemporaine, on assiste, au contraire,                             Ces tendances confirment l’im-
      à la prolifération d’espaces appartenant au privé mais                             portance structurante des loisirs,
      “offerts” à un usage public(26). Cependant, contraire-                             du tourisme et de la culture dans
      ment à ce que l’on pouvait supposer, ce phénomène de                               la ville contemporaine. Le mélange
      l’espace public-privé ne correspond pas forcément à                                bien dosé des ingrédients ludicques,
      une extension des espaces urbains accessibles publi-                               commerciaux et culturels (une ins-
      quement, mais à la marchandisation des espaces publics.                            piration des parcs à thème, un peu
         Dans ces espaces, le citoyen tend à être traité comme                           d’art contemporain, une dose d’ex-
      un usager, voire comme un client. Ces nouveaux espaces                             périences ludiques, beaucoup de
      publics ou publics-privés sont essentiellement des espaces                         commerces) constitue désormais
      de consommation. Ce sont par conséquent les citoyens                               la locomotive du développement
      solvables qui y sont invités ou qui peuvent y trouver                              urbain. Las Vegas a décidément
      leur compte. Comme le souligne Claude Gintz(27) pour                               fait des émules !                  ■
      Guggenheim, les nouveaux équipements et espaces cul-
      turels “ont tendance à faire l’objet d’un spectacle à la      (23) Franck ROOST, “Recreating the city as entertainment
                                                                    center : the media industry’s role in transforming
      portée de tous, tout en demeurant – et c’est bien la          Potsdamer Platz and Times Square”, Journal of Urban Technology,
      contradiction qui les habite – aussi de plus en plus, une     vol. 5, n° 3, pp. 1-21, 1998.
      marchandise de luxe, ou un objet de spéculation.”             (24) Michael SORKIN (dir.), Variations on a Theme Parc, éd.
                                                                    Hill and Wang, New York, 1992.
         Plusieurs des lieux ludiques de la ville contemporaine
                                                                    (25) Françoise ASCHER, “La révolution des villes appelle un nouvel
      sélectionnent en effet leurs publics de manière beau-         urbanisme”, Le Monde, mardi 18 avril 2000.
      coup plus ségrégative que ne le faisaient les foires, les     (26) David HARVEY, The Condition of Post-Modernity. An Enquiry into
      pleasure piers ou les autres lieux de plaisir de la ville     the Origins of cultural Change, Basil Blackwell, Oxford, 1989.
      industrielle. Cela ne concerne pas uniquement les fun         (27) Claude GINTZ, op. cit., 2001.

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