La vision de l'étranger : de Juvénal à l'UDC - Louis NOËL, 3m3 - Gymnase Auguste Piccard

 
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La vision de l'étranger : de Juvénal à l'UDC - Louis NOËL, 3m3 - Gymnase Auguste Piccard
Gymnase Auguste Piccard                                Travail de maturité 2010

     La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

                             Louis NOËL, 3m3

                 Sous la direction de Monsieur Eric Chevalley

                                                       Date de reddition : 8.11.10
La vision de l'étranger : de Juvénal à l'UDC - Louis NOËL, 3m3 - Gymnase Auguste Piccard
La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

                                      Louis Noël, 3m3

« Les rues de notre ville sont désormais plus dangereuses que l’était la bataille de Gaugamèle
pour le soldat grec, et ce ne sont pas les exemples qui manquent.
Des requérants d’asile noirs enlèvent vigoureusement dans une ruelle sombre l’innocence de
votre fille.
De jeunes Kosovars imbibés de vin pur, auxquels leurs parents ont appris à ne pas toucher au
porc, élevant ainsi la chair de cet animal au niveau de celle de l’humain, traînent dans les rues
mal éclairées par de scabreux lampadaires. Ils s’impatientent, souffrant le martyr, de ne pas
avoir encore lynché quelqu’un, et tombent finalement sur le premier venu helvète, le rouant
d’insultes et de coups. Si ce dernier peut encore se relever, ce seront des arabes islamistes, qui,
couteau à la main, viendront le détrousser au nom de leur dieu, lui ou son corps gisant.
Ou même encore, si tu as le malheur de refuser la drogue qu’on te propose, le trafiquant
nigérian t’empêchera de rentrer entier chez toi et de revoir ta femme adultère et les six bâtards
qu’elle a conçus avec ton libidineux plombier basané.
Et ce n’est pas tout : notre capitale du fric marche comme un incroyable élévateur social pour
les rapaces opportunistes de Bulgarie ou de Roumanie, qui abusent outrageusement de notre
système.
Ces exemples illustrent le flot ininterrompu qui s’est déversé dans la ville, et dont ma plume
témoigne. Qu’ils retournent dans leur campagne lointaine, ces étrangers criminels. »

Voilà ce qu’aurait pu écrire Juvénal, satiriste latin, dans son style hyperbolique et
xénophobe, s’il avait été mandaté par l’UDC pour la campagne sur le renvoi des
étrangers criminels. Ce texte peut choquer, l’UDC n’est pas aussi violente dans ses
discours, du moins elle est beaucoup plus implicite. Mais ce rapprochement illustre à
la fois la différence du degré de caricature entre les deux époques, et la xénophobie
comme constante historique.

Il s’agira d’abord dans ce travail de situer Juvénal dans son contexte historique et
littéraire. Des auteurs romains étaient en effet, eux aussi, peu « aimables » avec les
étrangers, à l’exemple de Tacite sur les Juifs ou Cicéron avec les Égyptiens. Le travail
détaillera ensuite les griefs de Juvénal contre les trois principales populations
étrangères à Rome, soit les Grecs, les Juifs et les Égyptiens.

L’attitude anti-étrangère de l’UDC sera quant à elle analysée au travers de ses
récentes affiches de campagne mais aussi de son programme.

Nous pourrons alors comparer ces deux visions séparées par deux mille ans
d’histoire.

Et de conclure : Alia tempora, similes mores.
La vision de l'étranger : de Juvénal à l'UDC - Louis NOËL, 3m3 - Gymnase Auguste Piccard
Louis Noël                                          La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

                                   Sommaire

   1. Introduction                                                                3
   2. Juvénal                                                                     4
             2.1.   Biographie                                                    4
             2.2.   Contexte historique                                           6
             2.3.   Époque littéraire                                             8
                        2.3.1. Le genre satirique                                 9
   3. La vision de l’étranger de Juvénal                                          12
             3.1.   Les Juifs                                                     12
             3.2.   Les Grecs                                                     14
             3.3.   Les Égyptiens                                                 16
   4. Synthèse générale                                                           19
             4.1.   Synthèse comparative                                          19
             4.2.   Rôle de Juvénal                                               20
             4.3.   Contextualisation de cette vision à l’époque : la vision romaine
                    de l’étranger                                                 21
                        4.3.1. Les Juifs                                          24
                        4.3.2. Les Grecs                                          26
                        4.3.3. Les Égyptiens                                      27
   5. La vision de l’étranger de l’UDC                                            29
             5.1.   Contexte politique suisse et présentation de l’UDC            29
             5.2.   Vision de l’UDC                                               30
             5.3.   Synthèse de la vision de l’UDC                                38
   6. Juvénal et l’UDC : face à face                                              39
   7. Conclusion                                                                  42
   8. Bibliographie                                                               44
   9. Traduction                                                                  45

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La vision de l'étranger : de Juvénal à l'UDC - Louis NOËL, 3m3 - Gymnase Auguste Piccard
Louis Noël                                       La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

Remerciements

Ce travail de maturité a été discuté et suivi par Monsieur Eric Chevalley qui m’a
laissé une grande liberté tout en étant là quand il le fallait. Qu’il trouve ici
l’expression de ma gratitude.

                                                                                           2
Louis Noël                                           La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

                                1. Introduction
Le thème de ce travail est la vision de l’étranger de Juvénal et celle de l’UDC. Cet
auteur latin de la fin du premier siècle ap. J.-C. et du début du deuxième dépeint en
seize Satires les vices humains et la décadence de Rome, qu’il associe en partie aux
étrangers qui ont envahi, pour lui, la ville éternelle.

Après avoir présenté la vie de Juvénal, le contexte historique et littéraire de son
temps, j’étudierai sa vision personnelle de l’étranger ainsi que celle de son époque. Je
ferai alors une synthèse de sa vision, soulignant les points communs ou divergents
d’un type d’étranger à l’autre.

Nous nous intéresserons ensuite au rapport qu’entretient l’Union Démocrate du
Centre (UDC) aux étrangers. C’est le parti suisse le plus à droite de ceux qui sont
représentés au gouvernement fédéral. En effet les prises de position de ce parti,
notamment en matière d’immigration, sont très souvent polémiques. Le ton rappelle
celui de Juvénal. On peut donc tenter de rapprocher ces deux visions de l’étranger, ce
que nous ferons.

Le centre de mon travail demeure la vision de l’étranger chez Juvénal. J’ai utilisé la
vison de l’UDC comme extension actuelle à celle-ci, voulant rendre mon travail plus
contemporain, mais voulant aussi rapprocher ces deux visions séparées par deux
mille ans d’histoire. Ce rapprochement soulève des questions sur les êtres humains
en société, et en particulier lorsque cette société se mondialise, à l’époque des
Romains comme de nos jours.

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Louis Noël                                                        La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

                                            2. Juvénal
2.1. Biographie
Nous ne savons que très peu de choses sur la vie de Juvénal, qui se construit surtout
sur de nombreuses suppositions. Cela s’explique en partie par le fait que Juvénal a
été délaissé durant deux siècles ; en effet lorsqu’on a commencé à s’intéresser à lui,
dès l’Antiquité tardive et au Moyen Âge, toute nouvelle recherche sur la personne de
Juvénal était presque impossible, car Juvénal était mort depuis longtemps et que
presque aucune source à son propos ne subsistait, le satiriste n’ayant été que peu
connu de son vivant (vraisemblablement).
La plupart des informations fiables sont tirées des satires elles-mêmes ; à cela
s’ajoutent quelques scholies, une inscription sur pierre mutilée se trouvant dans sa
ville d’origine et des écrits de contemporains à son propos. Les vitae figurant en tête
de certains manuscrits de Juvénal contiennent un grand nombre de contradictions et
d’incohérences. Sans nom d’auteur et sans date, ces biographies ne sont donc pas
fiables.
De plus, l’œuvre elle-même ne donne « que très peu d’éléments pour une datation
certaine ; en revanche, les allusions [à sa vie] y abondent et suivant la façon dont on
les interprète, il est possible de proposer des hypothèses parfaitement cohérentes»1.
Il demeure donc un grand nombre d’incertitudes sur la vie de Juvénal, à commencer
par sa date de naissance. Donner une biographie de Juvénal n’est point chose aisée.
Celle que j’ai composée essaie d’être la plus proche possible des Satires, et ne
s’appuie pour le reste que sur les hypothèses reconnues comme les plus probables
par des auteurs sérieux.

Decimus Iunius Iuuenalis est né à Aquin, ville du Latium, aux alentours de 45 ap J.-
C.2 Il vient d’une famille de la classe moyenne supérieure3 ; il n’est donc pas noble. Il
fréquente l’école d’un grammairien, puis celle d’un rhéteur. Il ne suit pas de
formation philosophique, mais il en a tout de même quelques notions. Il vit seul une
fois adulte.
Sa résidence principale est à Rome, aux alentours de la Subura, quartier populaire.
En effet, il est assez peu fortuné : il a conservé le petit domaine familial à Aquin en
pays volsque et il possède une ferme et une vigne à Tibur, ainsi que deux ou trois
esclaves de famille à Rome. Il doit souffrir les obligations d’un client.
Juvénal est un ami intime de Martial, poète à la mode et courtisan de Domitien. De
pensée cynico-stoïcien, ce dernier déclare, à l’instar de Démocrite, qu’il faut rire de
tout.
Juvénal aurait pratiqué un temps la déclamation en amateur, comme pourrait le
monter les premiers vers de la 1ère satire4. En effet la forme même des Satires le donne

1
  Jean Gérard, 1976, p. 5.
2
   Juvénal pourrait être né entre 45 et 65 ap. J.-C. Selon Olivier Sers dans son édition des Satires
(Classique en Poche bilingue, Les Belles Lettres, Paris, 2005), Juvénal serait né plutôt vers 45 : il
s’appuie pour cela sur la quatrième satire qui qualifie un conseiller de Domitien de «tempestate mea»
(vers 139-140). Et ce conseiller est né au plus tard en 45.
D’autre part, j’ai privilégié cette date, car je trouve que, au-delà de 45, la différence d’âge avec Martial,
un poète né en 40 ap. J.-C avec lequel Juvénal entretenait une grande amitié, devient un peu grande et
donc surprenante.
3
  Un coiffeur à la mode a coupé sa première barbe, « Quand on voit un ex-barbier dont le coupe-chou
fit crisser mon gros poil de jeune homme s’être amassé à lui seul assez de richesses pour ridiculiser
tous les patriciens réunis », Satire I, vers 24-25.
4
  « Dites donc, moi aussi j’ai dérobé ma main aux coups de férule, moi aussi j’ai composé des discours
à Sylla pour lui conseiller la retraite et le sommeil », Satire I, vers 15-17.

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à penser, on s’aperçoit que « l’influence de la déclamation est évidente dans le choix
des sujets et dans l’encadrement des idées »5.
Sa carrière professionelle est inconnue. L’hypothèse d’une carrière militaire repose
sur une inscription mutilée trouvée dans un temple d’Aquin qui présente un certain
Juvénal comme un tribun de la première cohorte des Dalmates, duumvir
quinquennal, flamine de Vespasien6 :

C[ere]RI SACRUM
[d. iu]NIVS JUVENALIS
[trib.] COH. [I] DELMATARUM
II [uir] QUINQ FLAMEN
DIVI VESPASIANI
VOVIT DEDICAV[itq]VE
SVA                 PEC.

Dans la Satire XV, Juvénal narre un fait divers qui s’est passé en Égypte, sous le
consulat de Juncus. Juvénal aurait donc peut-être séjourné en Égypte en 127, date du
consulat de ce Juncus7. Or une hypothèse retient que ce séjour en Égypte serait une
sorte d’exil8, Juvénal aurait déplu à un proche de l’Empereur9 dans une lecture
publique trop applaudie d’un passage de la Satire VII « où l’allusion aux faveurs
dispensées par Pâris à Stace a été amplifiée et actualisée à mots couverts »10 ; il aurait
été alors nommé préfet de cohorte, titre pompeux pour une activité fantôme, mais
qui l’aurait obligé à rester en Égypte. Cette hypothèse est alléchante et coïncide avec
la chronologie, mais encore une fois il n’y a aucune preuve déterminante de ce séjour.
De plus, nommer un octogénaire à un poste militaire paraît impensable et va contre
toute la tradition romaine.
Juvénal meurt peu de temps après vers 128-129 ap. J.-C.11

Prenons un autre exemple : la satire VI est une illustration exagérée de l’énoncé « Un homme devrait-il
se marier », sujet standard donné aux étudiants romains s’exerçant à la déclamation, selon S. Morton
Braund (1996, p. 19).
Ces deux points démontrent que Juvénal est familiarisé avec l’éducation dans le domaine de la
déclamation dispensée aux jeunes gens de l’élite romain.
5
  S. Morton Braund, 1996, p. 19.
6
   Mais le fait que cette inscription soit altérée du nom complet et d’une partie du texte ôte toute
certitude à cette hypothèse. Certes l’évocation d’éléments exotiques et sa connaissance du
fonctionnement militaire qu’il nous montre dans ses Satires (Satire XVI) vont dans le sens de cette
hypothèse. Mais celle-ci rend incongrus certains éléments de sa biographie : d’abord cela correspond
mal avec son âge, de plus il est décrit dans cette inscription comme un personnage important dans son
municipe ce qui va à l’encontre de sa situation assez peu fortunée décrite dans les Satires. Et
finalement, comment aurait-il pu tirer un portrait si mordant de Rome en y étant resté si peu ? Je vois
mal l’esprit des Satires être le fait d’un ancien militaire.
7
   Un séjour en Égypte dans l’optique de carrière militaire est congruent avec sa vie, mais le fait qu’il
aurait eu alors une huitantaine d’années l’affaiblit considérablement.
8
   Là encore il n’y a aucune preuve décisive d’exil. Ce possible exil qui serait dû à la Satire VII peut
avoir eu lieu, selon les hypothèses, à plusieurs périodes de sa vie (sous Néron, Domitien, Trajan ou
Hadrien). Plusieurs éléments s’opposent à cet exil : premièrement on ne peut le situer temporellement
puisqu’on ne connaît pas l’empereur responsable de l’exode (Néron, Domitien, Trajan ou Hadrien),
deuxièmement on ne peut en déterminer le lieu précis (Égypte ou Grande-Bretagne, deux lieux qu’il
décrit comme s’il y avait séjourné). D’autre part encore, un exil en milieu de carrière ne concorde pas
vraiment avec la chronologie. Et finalement, le meilleur contre-argument, me semble-t-il, est qu’un
homme tel que Juvénal n’en parle pas dans ses Satires, ni même n’y fait la moindre allusion ! Cela
semble inconcevable.
9
  On suppose que c’est Hadrien.
10
   Juvénal, Satires, 2005, p. 332.
11
   Il serait donc peut-être mort en Égypte, lors de son exil.

                                                                                                          5
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Concernant la date de rédaction des Satires, le flou est tout aussi complet que sur sa
vie. Entrer dans les détails des rédactions des différentes Satires, aussi intéressant que
cela puisse être, serait ici superflu. Contentons-nous des remarques suivantes : les
deux premiers livres12 des Satires ont paru sous Trajan (98-117) et les trois suivants
sous Hadrien (117-138)13. Cependant des sujets et des faits antérieurs à cette période,
s’étant déroulés par exemple durant le principat de Domitien (81-96) (comme
certainement certains sujets ou actualités des Satires II, IV et VII) ont pu être publiés
par Juvénal plus tard ; il faut ajouter que certaines Satires ont été peut-être modifiées,
amplifiées, actualisées après leur écriture initiale. Ces éléments prouvent à quel point
il est compliqué d’établir une chronologie de leur date de rédaction.
La réalité contemporaine de Juvénal s’étend donc du règne de Domitien jusqu’au
milieu de celui d’Hadrien.

Cependant, le mieux à faire pour connaître réellement l’auteur, son esprit, son état
d’âme, ses pensées est de lire ses satires.

2.2. Contexte historique
Penchons-nous à présent sur les événements historiques marquants qui ont été
contemporains de la vie de Juvénal et de ses Satires. J’ai fait une synthèse,
notamment, de l’annexe I « Chronologie des temps juvénaliens » de l’édition de
poche des Satires, que j’ai complétée avec le dictionnaire de l’Antiquité14, pour établir
ma propre chronologie.

Juvénal est né en 45 ap. J.-C., sous le principat de Claude qui gouvernait l’Empire
romain. Il va connaître au total onze empereurs différents tout au long de sa vie.15
Voici ci-dessous une liste chronologique des événements historiques qui ont marqué
son époque :
-48 : assassinat de Messaline par son mari Claude.
-49 : Claude épouse Agrippine, sœur de Caligula et mère de Néron ; celle-ci pousse
son nouveau mari à adopter son fils une année plus tard.
-54 : Agrippine tue volontairement Claude, connu pour sa gourmandise, en lui
donnant un bolet vénéneux.
-55 : Néron ordonne que Britannicus, fils de Claude et Messaline, soit tué, voyant en
lui une menace.
-56-58 : premières débauches de Néron, qui inaugurent un règne qui sera empreint
de sa folie excessive. Néron entame une liaison avec Poppée, qui est la femme
d’Othon.
-56 : Néron ordonne l’assassinat de sa mère Agrippine.
-62 : Burrus, le ministre et précepteur de Néron avec Sénèque, meurt, tandis que son
ami Sénèque est quant à lui en disgrâce.
-64 : Néron, dans la lancée frénétique
de ses folies, donne lui-même des spectacles devant un public à Naples.

12
   Livre I : Satire I à V ; livre II : Satire VI ; livre III : Satire VII à IX ; livre IV : Satire X à XII ; livre V :
Satire XIII à XVI.
13
   Selon Jean Gérard dans sa thèse Juvénal et la réalité contemporaine, il n’est pas exclu que Juvénal ait
publié une première fois une de ses Satires, pour ensuite la publier à nouveau dans son premier livre
(1976, p. 15.)
14
   M. C. Howatson, 1993.
15
   Claude (41-54), Néron (54-68), Galba (69), Othon (69), Vitellius (69), Vespasien (69-79), Titus (79-81),
Domitien (81-96), Nerva (96-98), Trajan (98-117) et finalement Hadrien (117-138).

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Louis Noël                                            La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

Du 19 au 27 juillet a lieu l’incendie de Rome qui détruit trois quarts de la ville. Néron
engage sur le champ la reconstruction de Rome, vaste projet qui voit l’édification de
la Domus aurea, immense palais impérial.
-65 : premier mariage de Néron avec un prêtre de Cybèle.
La conspiration de Pison est découverte : elle mène aux suicides forcés de Pison,
Sénèque et de Lucain, neveu de Sénèque qui n’avait que 25 ans.
Mort de Poppée, alors qu’elle est enceinte.
-66 : Néron fait face à des gros problèmes financiers, dûs aux considérables dépenses
occasionnées par la reconstruction de Rome et de la Domus aurea.
Une vague de terreur est menée contre la noblesse stoïcienne, réunissant la plupart
des mécontents du règne de Néron.
Néron part en Grèce.
La Judée se soulève, c’est le début de la première guerre judéo-romaine.
-67 : lors de sa tournée en Grèce, les hellènes, soucieux que Néron leur soit clément et
favorable, lui donnent tous les premières places des concours (de poésie, de comédie,
de chant, de courses de char) auxquels celui-ci participe.
Second mariage de Néron avec à nouveau un prêtre de Cybèle.
-68 : retour de Néron à Rome, où il reçoit un accueil chaleureux du peuple.
En avril, c’est cependant Galba, un militaire de 70 ans, qui est déclaré empereur par
les prétoriens, suivis par le Sénat. Néron, devenu ennemi public, se donne la mort.
Galba entre dans Rome.
-69 : c’est l’année des quatre empereurs (Galba, Othon, Vitellus et Vespasien). C’est
une année particulièrement chargée et compliquée historiquement. Pour résumer, on
verra durant cette année quatre empereurs se succéder, proclamés empereur soit par
leur armée, soit par les prétoriens associés au sénat, soit encore par quelque préfet ou
gouverneur, et s’entretuer dans une guerre civile. Le seul « survivant » est Vespasien,
qui a finalement triomphé de Vitellius. L’année 69 s’achève avec Vespasien comme
empereur.
-70 : on assiste aux premiers actes de débauche de Domitien, fils de l’empereur
Vespasien.
Titus s’empare de Jérusalem.
Vespasien lance une série d’importants travaux à Rome, avec notamment la
construction sur le Palatin de la Domus Flavia, résidence impériale.
-79 : Vespasien meurt et est remplacé par Titus, qui a 40 ans.
Pompéi est enseveli sous les cendres du Vésuve.
-80 : Titus inaugure l’Amphithéâtre Flavien, que l’on connaît sous le nom de Colisée,
qui peut accueillir 50'000 spectateurs. Cent jours de fête sont donnés : plus de 9'000
bêtes et 2'000 gladiateurs sont tués16.
Nouvel immense incendie dans Rome après celui de 64 ; le centre est complètement
dévasté.
-81 : Titus meurt, Domitien, son frère cadet de dix ans, lui succède.
- Hiver 82-83 : première guerre contre des Germains de la Hesse actuelle, les Chattes.
-82-88 : des reconstructions titanesques sont entreprises à Rome.
-85 : Domitien se déclare censeur à vie et se fait appeler dominus et deus.
- Hiver 86-87 : guerre catastrophique en Dacie pour les Romains.
-86 : seconde guerre contre les Chattes.
-89 : la deuxième guerre contre les Daces aboutit à un compromis de paix. Domitien
reçoit un triomphe pour ses victoires sur les Chattes et les Daces.
-92 : campagne contre les Sarmates menée par Domitien.
-93 : Domitien revient en début d’année à Rome. On assiste aux débuts d’une lutte
meurtrière entre les délateurs dénonçant à la chaîne pour avoir les faveurs de
16
     Selon O. Sers, 2005, p. 80.

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Domitien (ils n’hésitent d’ailleurs pas à se dénoncer entre eux) et le parti
aristocratique stoïcien. L’équilibre du règne se renverse.
-94 : c’est une période de grande terreur. Il y a des vagues de persécutions, que ce soit
contre les sénateurs opposants, des philosophes, des chrétiens ou des juifs.
-95 : les persécutions se poursuivent.
-96 : Domitien est assassiné. Son successeur est Nerva, déjà âgé de 70 ans.
-98 : Nerva meurt. Trajan devient alors empereur. C’est le premier empereur qui n’est
pas italien (il est d’origine espagnole).
-117 : Trajan meurt, son successeur est Hadrien, lui aussi d’origine espagnole.
-128-129 : « mort de Juvénal, dernier survivant de sa génération. »17 En effet, tous ses
contemporains étaient déjà morts (pour plus de références, voir la partie « Époque
littéraire »).

Comme on peut le constater à la lecture de cette chronologie, les temps juvénaliens
ont été particulièrement troublés, sombres, violents.
On y rencontre une pléthore de personnes avides de pouvoir et souvent sans état
d’âme. Les conspirations, les assassinats, les manipulations, les condamnations sont
nombreuses. De plus, deux grandes périodes de terreur sont provoquées par des
despotes et une guerre civile.

Bref, c’est une période remplie de tensions que Juvénal a connue, ce qui a eu, à mon
avis, un impact considérable sur ses Satires, notamment sur son style d’écriture noir,
amer et violent.

2.3. Époque littéraire
Penchons-nous maintenant sur son époque littéraire.
La situation littéraire à Rome aux alentours de l’époque de Juvénal peut être résumée
de manière générale :

                    Sous les Julio-Claudiens, l’activité littéraire connaît à Rome un déclin brutal.
                   Auguste avait su gagner à sa cause les écrivains de son temps ; à la génération
                   suivante, les grands auteurs — Lucain, Sénèque, Perse, Phèdre, Pétrone, Columelle
                                                                   18
                   — montrent peu de sympathie pour l’empire.

Durant le règne de la terreur de Domitien, la littérature décline encore. C’est l’époque
de Pline l’Ancien, de Stace, de Martial, de Quintilien. Tacite, Pline le Jeune et Juvénal
sont encore jeunes à cette époque, et leurs écrits témoignent plus des deux règnes
tranquilles de Nerva et Trajan (98-117).

Juvénal nous parle de la situation des hommes de lettres dans la Satire VII, où il
décrit l’infime profit obtenu dans des carrières littéraires, notamment en tant que
professeur. Il s’énerve de voir les hommes de lettres dans des situations précaires. Il
décrit le cadre des activités littéraires de l’époque. À travers cette Satire notamment, il
nous explique le déplacement de l’intérêt du public19, qu’il soit lettré ou populaire, à
son époque ; cela étant dû à la nouvelle situation (matérielle notamment) des
hommes de lettres qui n’est plus la même que l’ancienne ancrée depuis un siècle
dans la tradition, que ce soit du point de vue de la formation ou des moyens

17
   O. Sers, 2005, p. 323.
18
   M. C. Howatson, 1993, p. 878.
19
   Dont il se désole : il y a par exemple pour lui trop de poètes épiques ou élégiaques, et aussi trop de
récitations.

                                                                                                          8
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d’expression. Juvénal est conscient, comme déjà Sénèque, puis Perse ou Martial, de la
décadence de la littérature à son époque. Il y a de plus en plus d’œuvres, mais elles
sont de moins en moins de bonne qualité. Il explique cette déchéance par la mauvaise
formation littéraire, amplifiée et achevée par le nouveau statut humble du lettré et de
ses moyens d’expression dont la portée en est considérablement amenuisée. En effet,
« Rara in tenui facundia panno »20. Juvénal est en quelque sorte le représentant de ce
nouveau genre d’homme de lettres : il n’est en effet que peu fortuné, ne trouvant plus
de mécènes21 et ne tirant que peu de profit de sa carrière littéraire.
Le tableau de son époque est d’autant plus intéressant par son témoignage unique
sur la vie littéraire de la classe moyenne22. Il est d’une part plus proche socialement
du public de la classe moyenne. Nous ne connaissons pas sa vie littéraire : on ne
trouve en effet aucune mention à ce propos et aucune œuvre ne lui est destinée, car
les auteurs ne sont pas intéressés par elle. D’autre part, le genre satirique offre à
Juvénal une plus grande liberté.
Juvénal n’est pas un critique littéraire : tout au long de son œuvre, il ne nous indique
presque rien de profond sur les grands auteurs et les grandes œuvres de son temps
ou du passé.
De plus, Juvénal est un isolé à son époque, fait non négligeable et aussi non expliqué
jusqu’à maintenant. Les Satires n’ont jamais eu de répercussions dans les textes
contemporains, les trois épigrammes de Martial mis à part. Il devait
vraisemblablement appartenir à un milieu littéraire bien moins prestigieux et connu
que celui de Pline. D’autre part, on ne lui connaît aucune relation à vocation
littéraire : on est au courant de son amitié avec Martial, mais Martial le mentionne
comme un ami et non comme un auteur.

2.3.1. Le genre satirique23
Penchons-nous maintenant sur le genre satirique. Le dictionnaire de l’Antiquité le
définit ainsi: « forme littéraire mixte, à demi-théâtrale, qui est un commentaire sur
des sujets actuels, sur la vie sociale, la littérature, les méfaits de tel ou tel,
commentaire personnel, drôle et mordant, ou moralisant »24. Le mot satire vient du
mot latin satura, « mélange », qui vient lui même de satur, « plein ».
Même si l’on trouve dans la littérature grecque les premières traces de satires, ce sont
bel et bien les Romains qui ont défini ce style, en en faisant un genre littéraire,
« caractérisé par la variété des sujets et parfois de la forme (dialogue, fable, anecdote,
précepte, vers de mètres variés, combinaison de prose et de vers) »7. Tite-Live nous
raconte dans l’Histoire romaine (Livre VII, ch. 2), qu’on donne aux anciennes
représentations dramatiques, accompagnées de chant, de danse et de musique, ayant
pour but d’apaiser les dieux en temps néfastes, le nom de saturae.
En plus d’avoir contribué à la création de la comédie latine, elles engendreront le
genre satirique.

Dressons à présent un bref portrait des principaux satiristes romains jusqu’à Juvénal,
afin de déterminer son originalité.

20
   « Le talent ne prospère guère sous les haillons », Satire VII, vers 145.
21
   « Chacun sait qu’un fauve ne coûte presque rien et qu’un estomac de poète est autrement avide ! »,
déclare Juvénal (Sat. VII, vers 78-79), en parlant d’un homme riche (couvrant sa femme de cadeaux et
ayant pu s’offrir un lion) qui n’aurait pas les moyens d’aider financièrement un ami poète…
22
   En effet, il mentionne dans la Satire VII la partie la plus populaire de la littérature de son époque, la
pantomime, qui logiquement touche les classes moyennes.
23
   Pour cette partie, je me suis inspiré de l’intéressant article Satire du Dictionnaire de l’Antiquité.
24
   Dictionnaire de l’Antiquité, article Satire, p. 896-897.

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Ennius (239-169 av. J.-C.) est considéré par les sources romaines comme le premier
satiriste, bien qu’il ne pratiquât pas la critique des personnes ni l’invective.
Lucilius (180-102 av. J.-C.) consacra toutes ses œuvres au genre satirique : il est le
premier à le faire. Il eut un très grande influence dans la littérature satirique : il lui
donna son caractère et établit l’hexamètre25 comme le vers de ce genre littéraire. En
effet, il sera reconnu par ses successeurs comme leur père fondateur.
Horace (65-8 av. J.-C.) : on sent dans ses œuvres la forte influence de Lucilius, il y
parle néamoins avec un ton plus léger, omettant les invectives menaçantes dirigées
contre les vices sombres et les hommes puissants, « et les accents personnels y sont
délicieusement autobiographiques »26.
Perse (32-62 ap. J.-C.) : ses satires sont caractérisées d’une part par sa morale
stoïcienne stricte et d’autre part par son absence de critiques contre des personnes
précises. Il est lui aussi influencé par Lucilius et cela se ressent dans son écriture.
Juvénal (45-128) : « la satire romaine atteint ses sommets avec Juvénal (publié dans la
première moitié du IIe siècle ap. J.-C.), qui dénonce avec amertume les vices et les
folies de son temps (prudemment attribués à des personnages de la génération
précédente), n’épargnant que peu d’hommes et aucune femme. »27
S’inspirant de ses prédécesseurs, il écrit dans la lignée de la tradition, mais altère et
innove tout le temps, afin de maintenir l’audience surprise et divertie. Il pose sur le
genre satirique sa marque : l’indignation. La structure et le format de ses Satires
change continuellement au cours de ses Satires. « Le style et la voix sont nouveaux,
distincts et en évolution »28. Il utilise un vocabulaire très étendu, passant dans une
même phrase d’un registre élevé à un registre beaucoup plus bas. « L’indignation, la
rhétorique déclamatoire et l’épopée sont les clés pour comprendre les premières
satires de Juvénal »29. L’ironie viendra compléter son style dans les satires suivantes.
En effet, le style de Juvénal varie au cours des Satires : c’est d’abord l’homme en
colère qui parle dans les deux premiers livres (Satires I-VI), comme il en avertit dans
la Satire I, puis dans les livres suivants, sa colère s’apaise, il paraît plus détaché, mais
il est aussi plus ironique. Il écrit même, par exemple, une consolation à un de ses
amis.
Tous ces éléments font de son style un style atypique, innovant et dont l’impact sur
le genre satirique sera important et durable. Ce style a cependant été aussi
passablement critiqué en raison de l’écriture très littéraire30 et des impuretés
stylistiques.
N’étant pas retenu par le « politiquement correct » d’aujourd’hui, Juvénal critique et
condamne sans retenue et sans gêne ses contemporains et leurs vices, comme la folle
poursuite de la richesse et de la renommée. Son humour est noir et ironique ; son
écriture, elle, est violente, vulgaire et amère.
« La voix poétique et sa grande imagination sont énergiques d’une manière unique,
mais passablement anarchique »31.

À noter que deux contemporains de Juvénal ont rédigé deux excellentes œuvres
apparentées aux satires durant le règne de Néron (54-68 ap. J.-C.), qui donnent au
genre une touche disparate :

25
   L’hexamètre est un vers de six pieds.
26
   Dictionnaire de l’Antiquité, article Satire, p. 896-897.
27
   Ibid.
28
   F. Jones, 2007, p. 148.
29
   S. Morton Braund, 1996, p. 17.
30
   « Dense literariness » en anglais.
31
   F. Jones, 2007, p.150.

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   ‐   L’Apocoloquintose du divin Claude de Sénèque, qui n’est pas à la base un
       satiriste.
   ‐   Le Satyricon de Pétrone, son unique œuvre.

                                                                                        11
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                    3. La vision de l’étranger chez Juvénal
Maintenant que nous avons une image plus précise de Juvénal et de l’environnement
dans lequel il a écrit ses Satires, nous pouvons passer à l’étude des étrangers dans ces
dernières. Pour ce faire, j’ai parcouru toute l’œuvre des Satires, crayon gris à la main,
pour mettre en évidence tous les éléments concernant les étrangers. J’en ai fait une
synthèse, tout en l’augmentant d’analyses et d’explications trouvées dans les
différents ouvrages (voir bibliographie) que je me suis procurés.
Dans ses Satires, Juvénal ne parle que (ou presque) de trois types d’étrangers : les
Juifs, les Grecs et les Égyptiens.

3.1. Les Juifs
La critique des Juifs chez Juvénal se retrouve essentiellement dans trois satires : la
satire III, la satire VI et la satire XIV. Il n’y a pas de satire entière consacrée
spécifiquement à leur critique, Juvénal profite donc de certaines occasions que lui
offrent ses autres thèmes pour critiquer les Juifs.
Les griefs dont ils les accusent sont :

- la mendicité :
Dans la troisième Satire qui met en scène l’ami de Juvénal Umbricius, juste avant
qu’Umbricius ne commence sa longue tirade sur la déchéance de Rome, Juvénal en
profite pour placer une critique sur les Juifs (vers 11-16) : il dénonce leur
comportement de mendiant.
Juvénal se plaint que un lieu sacré soit « loué » (c’est-à-dire massivement occupé) à
des Juifs, qui l’ont envahi. C’est pour lui une profanation.
Contrairement à l’image du Juif cupide qui est, aujourd’hui encore et ce depuis
l’époque médiévale, un des principaux stéréotypes du Juif, le Juif chez Juvénal est
pauvre ; « mais d’une pauvreté qui n’est pas honorable (ô combien différente de
celle, noble et pure, des premiers Romains !), car elle est la conséquence d’une
absence de métier, et donc de travail »32, et qu’elle réduit ainsi à la mendicité. Le Juif
chez Juvénal est un mendiant.

- le charlatanisme :
Dans la sixième Satire où Juvénal s’en prend vivement aux femmes, une autre activité
méprisable des Juifs est présentée aux vers 155-160 : le charlatanisme.
Dénonçant dans cette partie de la Satire la crédulité des femmes, Juvénal décrit une
espèce de voyante juive. Il l’affuble d’un grand nombre de titres méprisants. La Juive
est de plus présentée comme tremens, ce qui lui donne un côté sénile. En effet, comme
le tremens, chaque mot la décrivant donne une image pitoyable d’elle.
Le comble est que, même dans le charlatanisme, les Juifs ne réussissent pas : en effet
ils délivrent leur prophétie mensongère creuse « pour une pincée de petite
monnaie ». Juvénal reprend ici le thème de la mendicité juive : le charlatanisme n’est
en fait qu’une forme dissimulée de la mendicité (ce qui donne aussi un côté malin au
Juif), donc tout autant méprisable.

- le goût du luxe :
Toujours dans cette Satire VI qui blâme fortement les femmes, Juvénal esquisse de
manière avant-coureuse un trait du Juif qui sera par la suite, comme je l’ai dit plus
haut, son principal reproche : l’amour du luxe, qui est plus ou moins lié à la cupidité.

32
     S. Laigneau, 2006, p. 50.

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Alors qu’il était en train de relever le véritable art des femmes pour trouer la bourse
de leur mari, Juvénal arrive à placer, dans un contexte qui n’aurait a priori aucun lien
avec les Juifs, une pique malveillante contre eux (vers 542-545) . Il décrit des bibelots
qui sont l’objet des razzias de femmes : des coupes en cristal, des vases précieux et un
diamant historique qui aurait été porté par une certaine Bérénice et qui est « une
pièce unique »33. Selon Sylvie Laigneau34, qui s’appuie sur les vers présentant les
relations coupables entre un frère et une sœur, « il s’agit de Bérénice d’Idumée,
amante de Titus et sœur d’Hérode Agrippa II, avec laquelle la rumeur publique
l’accusait d’inceste.»35
Selon Sylvie Laigneau, Juvénal essaie de montrer par ces quelques vers que cette
riche princesse juive étalant ostensiblement sa richesse à Rome encouragerait les
Romaines à se tourner vers la perversion et la corruption des mœurs de jadis si
chères à Juvénal. Bérénice a le même rôle que Cléopâtre chez les poètes moralistes du
siècle précédent. Juvénal reprend cette idée donc à son compte, insistant sur le fait
que c’est parce qu’elle est juive qu’elle aime le luxe.

– la débauche :
Si le charlatanisme est lié à la mendicité, la débauche est liée au goût du luxe. En effet
dans le même passage que ci-dessus (vers 542-545), Juvénal insiste sur le côté
incestueux de la relation entre Bérénice et son frère Aggripa.
Bien que le goût du luxe soit très répandu à l’époque et qu’on ait déjà découvert des
relations incestueuses, comme peut l’illustrer Néron, Juvénal, avec son côté
malignement vil, lie ces deux vices, qui ne sortent pas de l’ordinaire (cela s’applique
ici plus pour le goût du luxe que pour l’inceste bien sûr) au fait que Bérénice soit de
confession judaïque en disait « Agrippa en a fait cadeau à sa sœur, au pays où les rois
observent pieds nus les fêtes sabbatiques et où une antique bienveillance ménage aux
porcs une vieillesse choyée »36. Ce bout de phrase joint très étroitement les deux vices
décrits de la religion juive, ce qui suggère que ces étranges pratiques religieuses
mènent à de tels égarements : cela les rend en quelque sorte propres à la religion
juive.

- leur religion :
Continuons sur la lancée de la religion, qui est vraisemblablement l’élément que
Juvénal critique le plus chez les Juifs.
Juvénal est avant tout dans l’incompréhension face à cette religion, il trouve ces
pratiques complètement stupides ; il va donc les tourner en ridicule.
Les critiques de la religion se trouvent notamment dans la Satire XV, mais aussi dans
le passage traitant de Bérénice, dont nous venons de parler.
Dans la Satire XV, Juvénal nous parle de l’influence des parents dans l’éducation des
enfants, il en vient au père juif aux vers 95-106.
Juvénal ne peut concevoir le fait d’être monothéiste : comme les Juifs n’ont aucune
représentation de leur dieu et qu’ils lèvent les yeux en direction du ciel lorsqu’ils
prient, Juvénal en déduit qu’ils vénèrent le ciel et les nuages. En effet, la vieille juive
chevrotante de la satire VI est décrite comme étant « sûre messagère du ciel
suprême » et le père de la satire XIV est représenté en « adorateur des nues et de la
puissance du ciel »37. Ces deux observations de Juvénal font partie des raisons pour

33
   Satire VI, vers 157.
34
   S. Laigneau, 2006, p. 52.
35
   S. Laigneau, 2006, p. 52.
36
   Satire VI, vers 157-160.
37
   S. Laigneau, 2006, p. 53.

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lesquelles il considère les Juifs comme superstitieux ; de plus, ils craignent le
courroux divin38.
Juvénal nous parle aussi de trois des obligations auxquelles les Juifs sont soumis :
l’interdiction de manger de la viande de porc, qui est pour lui une preuve
supplémentaire de la perversion des Juifs, car ils se croiraient anthropophages en en
mangeant, ils ne distinguent donc pas à ce moment-là la viande de porc et celle
d’homme ( ! ). Juvénal sous-entend donc qu’ils sont cannibales ; le respect du sabbat
qu’il considère comme une marque de paresse et comme la mère de tous les vices ; la
circoncision, qu’il ne mentionnne que brièvement, sûrement à cause de l’horreur
qu’elle lui inspire, vu qu’elle est identifiée à l’époque à la castration.
Juvénal nous donne une image pittoresque et symbolique du Juif pauvre, mendiant,
superstitieux et rempli de rites religieux étranges.
Il évoque aussi des détails plutôt insignifiants dont l’unique but est de ridiculiser les
Juifs. Le panier plein de foin est mentionné deux fois dans les Satires. Il montre la
pauvreté extrême des Juifs, car cette corbeille sert à garder au chaud la nourriture
durant le sabbat, comme ils ne peuvent se livrer à aucune activité (comme allumer un
feu, d’où l’importance de maintenir la nourriture au chaud) ces jours-là. Juvénal
évoque aussi un roi juif pieds nus, ce qui donne aux Romains de l’époque une vision
indigne de ce personnage du haut de la pyramide sociale.
Juvénal souligne aussi la grande solidarité régnant entre eux, l’univers secret dans
lequel ils s’enferment et leur haine envers les autres. Tout cela tend à la définition
que nous pourrions aujourd’hui avoir d’une secte.
En effet, les Juifs mépriseraient les lois de la Ville, le droit romain, ce qui devait
vraisemblablement constituer pour les Romains de l’époque l’accusation la plus
grave : ils refusent de se soumettre aux obligations religieuses romaines comme le
culte impérial39, ce qui les marginalise aussi. Ils n’indiqueraient même pas aux non-
Juifs le chemin et un point d’eau, deux services élémentaires. Juvénal mentionne
aussi le livre secret et mystérieux que Moïse leur a légué, renforçant le côté sectaire.

3.2. Les Grecs
La grande majorité des critiques que Juvénal adresse aux Grecs se retrouvent dans la
Satire III (vers 58-146), qui met en scène Umbricius, l’ami du satiriste, fuyant car ne
pouvant supporter « une Ville grecque ». Umbricius joue un rôle important dans
cette satire. Il « prétend que les clients appauvris natifs de Rome, comme lui-même,
sont déclassés par les étrangers venant de l’est, plus particulièrement par les
Grecs »40. C’est la raison principale (avec le désir de fuir les vices) pour laquelle il
quitte la Ville pour Cumes, qui est, de manière assez ironique, la plus ancienne
colonie grecque en Italie et, en plus, toujours influencée par la culture grecque41. Il
faut noter que la longue condamnation de Rome ne nous est pas livrée par le
narrateur indigné des deux premières satires, mais par son ami Umbricius. Le
narrateur semble comprendre la complainte de son ami, mais lui, contrairement à
Umbricius, reste à Rome à la fin de la satire. Doit-on y voir un message subliminal,

38
   « Un « craignant-le-sabbat » ». Sat. XIV, vers 96.
39
   Le droit de ne pas rendre le culte impérial leur a été donné par les Romains, parce qu’ils pratiquent
une religion très ancienne.
40
   S. Morton Braund, 1996, p. 35.
41
   On remarque aussi qu’Umbricius s’apprête à faire le trajet inverse à celui qu’Énée fit lorsqu’il fonda
Albe-la-Longue, ville qui est à l’origine de Rome. Juvénal fait en quelque sorte un clin d’œil à Virgile,
ou plus particulièrement à l’épopée, genre littéraire avec lequel il entretient des affinités dans la
rédaction des ses Satires.

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Louis Noël                                                     La vision de l’étranger : de Juvénal à l’UDC

nous disant que, peut-être, la Ville n’est pas aussi mauvaise que Umbricius le
prétend, puisque le narrateur y reste ?42
Dans ce long discours, il prétend que Rome a été envahie par les Grecs. Ceux-ci sont
arrivés en masse, pour « bientôt se greffer sur nos grandes familles et les dominer »43.
Les Romains ne peuvent rien y faire : « Nous ne sommes pas à égalité »44, clame
Umbricius.
On trouve aussi un autre passage ayant pour thème les Grecs dans la Satire VI aux
vers 184-199.

Juvénal leur fait bien des reproches :

- leur hypocrisie : ils sont surentraînés à la flagornerie. Et ils débitent leurs
mensonges tout en gardant leur sérieux. Cette nation est comédienne, elle est
« capable une fois pour toutes de composer jour et nuit son expression d’après la
figure de l’autre »45. Ils maîtrisent l’art de la manipulation. Même leur histoire
contient des mensonges éhontés. De plus, ils jurent sur la tête des autres.

- leur luxure : personne n’est à l’abri de leur lubricité : « ni la maîtresse de maison, ni
la fille et son fiancé, ni même le fils ou même encore la grand-mère. »46

- leur polyvalence : le Grec sait tout faire du rhéteur à l’acrobate en passant par le
masseur et le médecin. Il se tient toujours prêt à tenir un discours pour baratiner tout
le monde. Le tout est en plus surmonté d’un toupet sans limite.

- leur égoïsme : « Il ne partage jamais un « ami ». Il le possède seul. »47

- leur perversion des femmes romaines : dans la fameuse Satire sur les femmes,
Juvénal blâme le fait que les femmes romaines se prennent pour grecques, culture
qu’apparemment elles admirent, ce qui est totalement inacceptable pour leur mari.
Les Grecs sont aussi les conseillers des matrones romaines, ce qui entame ou achève
cette perversion.

-le fait qu’ils soient effeminés : dans la Satire VIII où il blâme l’orgueil des nobles,
Juvénal attaque de manière brève les « Corinthinens parfumés »48 et les « Rhodiens
dévirilisés »49. Il se demande ce que pourrait faire une nation « dont les garçons
s’épilent à la résine et où partout les hommes ont les jambes lisses »50. Ces semblants
d’hommes se travestissent même dans des rôles de femmes dans des ballets
obscènes.

En effet, c’est la personnalité et la conduite du Grec, superficiel et versatile, qui le
rend particulièrement odieux aux yeux de Juvénal. Mais le plus sérieux problème
que posent les Grecs est leur effet sur les vrais Romains : ils transportent avec eux
leur culture et leur langage comme une peste. Tout le monde est touché : que ce soit

42
   Cette intéressante interprétation nous est proposée par S. Morton Braund (1996, p. 230).
43
   Satire III, vers 72.
44
   Satire III, vers 104.
45
   Satire III, vers 104-106.
46
   Satire III, vers 109-112.
47
   Satire III, vers 121-122.
48
   Satire VIII, vers 113.
49
   Satire VIII, vers 113.
50
   Satire VIII, vers 114-115.

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les femmes s’habillant à la grecque, ou les hommes, dont certains pseudo-
philosophes ont leur maison pleine de bustes d’Aristote ou de Cléanthe.
Cependant Juvénal reconnaît implicitement et explicitement des qualités aux Grecs,
mais que lui n’apprécie pas51. En effet, ils possèdent une certaine intelligence : ils
comprennent tout immédiatement, ils ont une intelligence vive, ils sont malins et
audacieux, ils sont suffisamment instruits pour devenir grammairien, rhéteur ou
médecin, et le « sans-sous »52 (en référence aux esclaves grecs importés à Rome)
arrive vite dans « nos milieux friqués »53, s’étant attiré les bonnes grâces de son
patron pour finalement devenir indispensable, puis le maître de la maison. Ils sont
très polyvalents et dirigés par un opportunisme dépourvu de tous scrupules54. Ils
possédent en outre une capacité d’adaptation incroyable, ils réussissent à faire
n’importe quoi : « Au ciel, tu le lui commandes, il y monte »55.
Et les Romains sont totalement désabusés, ne pouvant rien faire face à ce fléau, de
telle sorte qu’« au total ça vaut zéro que notre enfance ait bu la pluie du ciel aventin
et ait été nourrie à l’olive sabine »56. Le Romain pauvre et honnête ne trouve plus sa
place à Rome, la pauvreté bouchant la voie au mérite.
Dans ses critiques acerbes, Juvénal ne tient pas compte du fait que leur présence est
due en majeure partie à leurs ancêtres ayant été emmenés à Rome de force.

3.3. Les Égyptiens
Juvénal a réservé un traitement spécial aux Égyptiens en leur consacrant une satire.
Juvénal nous rapporte en effet dans la satire XV un conflit qui se déroule en Égypte
et qui se termine par un acte de cannibalisme. Il enchaîne ensuite en faisant l’éloge de
la tendresse de cœur, qualité qui permet aux hommes de se différencier des animaux.
Dans le reste de l’œuvre, Juvénal place par ici et là quelques phrases sur les
Égyptiens.
Commmençons par la satire XV : Juvénal ouvre le feu en dénonçant les nombreuses
superstitions égyptiennes.
À son habitude, Juvénal ridiculise ce peuple, en utilisant un vocabulaire méprisant. Il
raconte les faits qui vont être perçus par les Romains de manière très risible : cette
nation pieuse « qui fait pousser des dieux dans son potager »57 voue un culte à des
choses absurdes tel un vulgaire matou. Il décrit l’Égyptien comme un adorateur des
d’animaux qui se contraint à des interdits alimentaires inconcevables.
Il en vient ensuite au cannibalisme : « Égorger un cabri passe pour un sacrilège. Mais
on a le droit de manger de l’homme »58. Et il enchaîne avec une anecdote : en 127,
sous le consulat de Juncus, se déroule en Égypte un crime horrible. Deux cités
limitrophes se vouent une haine fratricide de longue date, parce que chacune vénère
un dieu différent. Lors d’une fête chez l’un, l’autre peuple en profite pour gâcher ces
réjouissances. Cela dégénère très rapidement en combat. La violence augmente, un
des peuples bat en retraite. Un de ces hommes trébuche et se fait ensuite dévorer par

51
   Mais d’un côté, reconnaître la valeur d’un ennemi fait croître la valeur de celui qui la combat…
52
   Satire III, vers 127.
53
   Satire III, vers 59.
54
   « Dès qu’il a craché dans une oreille influençable la plus impalpable goutte de son venin naturel et
atavique, me voilà à la porte, comme si mes longues années de service n’avaient jamais existé. Nulle
part, on ne jette un client aussi facilement qu’ici. », Sat. III, vers 122-125. C’est bel et bien Umbricius ici
qui n’a plus de patron sous la protection duquel se placer, à cause d’un Grec ne voulant partager cet
ami, c’est-à-dire l’ancien patron d’Umbricius. Ces vers illustrent bien cet opportunisme sans scrupule.
55
   Satire III, vers 78.
56
   Satire III, vers 84-85.
57
   Satire XV, vers 10-11.
58
   Satire XV, vers 12-13.

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