Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail Wearing a suit as a way of developing an identity as a working woman
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Document generated on 02/28/2023 12:56 p.m. Lien social et Politiques Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail Wearing a suit as a way of developing an identity as a working woman Isabelle Hanifi Number 59, printemps 2008 Article abstract Since the implementation of workfare in 1996, a group of volunteers in New Corps et politiques : entre l’individuel et le collectif York called Dress for Success offers free suits for job interviews to poor women looking for work. A traditional and conservative style of clothing, the feminine URI: https://id.erudit.org/iderudit/018810ar business suit projects the body image and representation of femininity of the DOI: https://doi.org/10.7202/018810ar ideal employee, pleasant to look at, and docile. With clothing collected from the mainly white business world, the initiative finds a resistance in the reality of the bodies of the women being helped. See table of contents Publisher(s) Lien social et Politiques ISSN 1204-3206 (print) 1703-9665 (digital) Explore this journal Cite this article Hanifi, I. (2008). Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail. Lien social et Politiques, (59), 11–20. https://doi.org/10.7202/018810ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2008 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 11 Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail Isabelle Hanifi En 1996, aux États-Unis, la d’emploi vont se baser sur la théo- recherche d’emploi en leur offrant signature de la Personal Res- rie de l’offre (Frayssé, 2001). des vêtements et un service de ponsibility and Work Opportunity restylage pour se présenter aux La théorie de l’offre appliquée au Reconciliation Act (PRWORA) entretiens d’embauche. La créa- problème de l’emploi recherche la par le gouvernement Clinton a tion de cette organisation vient de cause des problèmes et les solu- apporté un changement notoire la prise de conscience de sa créa- tions non dans la quantité et la qua- dans l’orientation des politiques lité de la demande de travail, mais trice de la difficulté pour une sociales. Il ne s’agit dès lors plus dans le prix, la quantité et la qualité femme à s’habiller dans le monde de réduire la pauvreté, mais d’en- de l’offre de travail. La baisse du professionnel : † courager le retour à l’emploi par coût du travail, l’employabilité, un ensemble de mesures coerci- l’adaptabilité et la flexibilité sont Je savais quel cauchemar c’était tives. Les mesures de la nouvelle devenues les maîtres mots dans le pour moi de m’habiller pour un politique sociale inaugurée par la discours officiel. (Frayssé, 2000 : 40) entretien d’embauche, je ne pou- vais qu’imaginer ce que cela pou- PRWORA ont pour but la dimi- En d’autres termes, il s’agit vait être pour une femme qui nution planifiée et quantifiée du d’adapter les chômeurs aux besoins cherche désespérément du travail, nombre des allocataires (Djebali, du marché. L’empowerment 1 va qui vit dans un foyer d’accueil, une 2001). Aux États-Unis, les bénéfi- † femme sortant de prison, ou immi- ciaires de l’aide publique sont le devenir le mot-clé des politiques grée n’ayant que des vêtements plus souvent des familles monopa- d’emploi, et l’accent va être mis sur usés sur le dos. rentales, et les femmes vont être la formation, envisagée essentielle- ainsi directement visées par ces ment sous l’angle comportemental. Cette initiative part d’un double mesures. L’objectif explicite des Dans ce contexte, la même année constat. On enjoint fortement ces politiques de Workfare, en parti- Nancy Lublin, une jeune étudiante, femmes à travailler, mais com- culier la PRWORA, est de rendre fonde, en 1997, à New York Dress ment être recrutée si on n’a pas la les allocataires financièrement for Success, une association carita- « tête de l’emploi » et pas les † † indépendants de l’aide publique. tive, qui propose de venir en aide à moyens de s’acheter des vête- À la même période, les politiques des femmes défavorisées en ments adéquats ? † Lien social et Politiques, 59, Corps et politiques : entre l’individuel et le collectif. Printemps 2008, pages 11 à 20.
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 12 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 tion. Une apparence conservatrice sujet à évaluation. Il décide du est gage de stabilité, valeur essen- caractère employable des per- Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail tielle du monde professionnel. Ces sonnes, mais se heurte à la maté- chercheurs ont mis au jour le dan- rialité des corps. ger d’être jugée « excentrique » — † † attitude dénotant irresponsabilité Dress for Success s’inscrit dans et absence de professionnalisme. le cadre des réformes sociales Ils mettent également en garde menées par l’administration contre le fait d’ignorer complète- Clinton, puisqu’elle fait le choix ment la mode, ce qui attire des de recruter ses bénéficiaires au jugements négatifs. Toutes ces sein du système d’aide publique. études démontrent que l’appa- Elle accepte exclusivement les 12 rence est primordiale pour obte- femmes ayant complété une for- nir statut et promotion dans son mation auprès d’agences pour travail. L’enjeu majeur est d’arri- l’emploi à but non lucratif. À La relation entre le pouvoir et New York, où a été conduite ver à adopter le bon vêtement, car l’habillement dans le monde pro- l’étude, elle reçoit des femmes le jugement en termes de compé- fessionnel a de longue date été ayant connu des difficultés tences se fonde sur cet aspect. Il mise en évidence, notamment aux sociales (femmes battues, itiné- existe une difficulté particulière États-Unis. Dans les années 1950, rantes, sortant de prison, toxico- pour les femmes de ce point de les chercheurs s’intéressant à la manes), souvent allocataires et vue, puisque leur présentation question du rôle du vêtement majoritairement issues des mino- constitue un double enjeu : à la † dans l’exercice de la profession et rités ethniques (afro-américaine, fois se faire reconnaître en tant la construction d’une carrière ont hispanique, immigrante). Pour que femme dans un monde à montré qu’il traduisait avant tout bénéficier des services de l’asso- dominance masculine, mais aussi la compétence, et ont mis l’accent ciation, elles doivent au préalable être reconnue comme garante des sur l’importance de porter le « bon avoir obtenu un entretien d’em- valeurs de ce milieu. La tâche est † vêtement » (Form et Stone, 1955). bauche. Lors d’un premier ren- d’autant plus ardue que le choix † Beaucoup d’études ont par la dez-vous, on leur offre un vestimentaire pour les femmes est suite porté sur les codes vestimen- tailleur, ensuite celles qui décro- plus significatif que pour les taires professionnels féminins per- chent un emploi sont invitées à hommes. Toutes ces études intro- mettant aux femmes d’accéder à revenir pour un second rendez- nisent le tailleur comme vêtement des milieux professionnels mascu- vous au cours duquel on leur à la fois conservateur et féminin, lins. Elles ont notamment mis en offre des vêtements pour la pre- garant des valeurs du monde pro- évidence l’intérêt de l’emprunt des mière semaine de travail. Les fessionnel, tout en positionnant codes vestimentaires masculins femmes qui reviennent se voient hiérarchiquement les femmes dans l’avancement hiérarchique proposer d’intégrer des forma- dans les catégories supérieures du (Rucker, Anderson et Kangas, tions organisées par l’association monde professionnel. 1999.) Le port de vêtements trop pour les aider à évoluer profes- suggestifs, mettant en avant la En nous penchant sur une asso- sionnellement. « sexualité féminine », étant source † † ciation comme Dress for Success, de discrimination, la femme gagnait qui utilise le tailleur à dessein Dès sa création, Dress for à gommer les traits saillants de sa d’intégrer au monde du travail des Success va prendre le parti de féminité (Gottdiener, 1989) 2. † femmes défavorisées en recherche récupérer des vêtements auprès Kimle et Damhorst (1997) ont d’emploi, nous voudrions montrer des milieux d’affaires, où la pres- montré également qu’il existait un comment le vêtement sert à sion vestimentaire est forte et le équilibre subtil à acquérir pour construire une représentation de renouvellement des penderies une femme sur le marché du tra- l’employée modèle. Le corps féminines fréquent (Hanifi, 2006). vail, sur le plan vestimentaire, devient l’enjeu principal, il est La redistribution des tailleurs entre conservatisme et innova- l’objet de toutes les attentions et n’est pas libre, mais strictement
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 13 encadrée par les bénévoles de ments politiques, et enfin leurs et leader du Power Dressing (litté- l’association. Celles-ci, le plus modèles féminins et leurs pra- ralement : s’habiller pour le pou- † souvent issues de milieux favori- tiques en terme d’apparence. Les voir). Les changements structurels sés, sont chargées, en plus d’ha- entretiens des bénéficiaires du marché du travail s’accompa- biller les femmes, de leur étaient centrés sur le récit biogra- gnent souvent de changements dispenser des conseils en matière phique : la scolarité, le milieu † vestimentaires. Dans les années d’attitude professionnelle : saluer, † social d’origine, les lieux d’habita- 1970, avec l’accession massive des se présenter ou s’asseoir. Le suc- tion, l’emploi, les difficultés éco- femmes américaines au marché cès de l’association va être immé- nomiques et sociales, le rapport du travail 4, en particulier à des † diat. Cette initiative va être aux services sociaux, l’aide appor- postes à responsabilité dans des rapidement et fortement médiati- tée par l’association, leur ressenti secteurs autrefois réservés aux sée. En moins de six ans, l’associa- vis-à-vis de celle-ci, leurs valeurs, hommes (carrières juridiques, tion est présente dans l’ensemble leurs engagements et leurs politiques et financières), les 13 des grandes villes américaines et modèles féminins de réussite codes en matière d’habillement dans les pays anglo-saxons 3 † sociale. Les femmes interviewées ont changé. Jusqu’alors, les (Canada, Australie, Nouvelle- ont été recrutées soit par le biais femmes occupaient des emplois Zélande, Grande-Bretagne). Elle des dirigeantes de l’association, qui ne leur laissaient aucune fonctionne principalement grâce soit directement lors des chance d’évolution et de carrière, aux dons en organisant des col- habillages au siège à Manhattan. ce qui a eu pour conséquence une lectes de vêtements auprès des Les critères d’échantillonnage homogénéisation de la façon de milieux d’affaires, son principal étaient la date de la prise en s’habiller (Entwistle, 1997). Les commanditaire. charge par Dress for Success pour femmes qui travaillaient dans les avoir une diversité de points de bureaux étaient toutes vêtues de Aspects méthodologiques de la vue. Il s’agissait de connaître les façon similaire (Steele, 1989), mais recherche raisons de l’adhésion ou non à avec l’arrivée de cadres femmes, l’association et de mesurer l’im- l’enjeu devint de les distinguer de Nous avons réalisé, de 2002 à leurs secrétaires. 2003, une première observation pact de son action. participante pendant neuf mois au Le rôle de l’apparence dans l’ac- Le Power Dressing est le mou- sein de cette organisation, puis cès à un statut social favorisé est vement qui, dans les années 1970 une seconde de deux mois en sep- fréquemment démontré dans la lit- et 1980, s’adresse à ces femmes tembre et octobre 2004 pour térature scientifique. Néanmoins, nouvellement promues dans l’en- suivre les trajectoires des femmes l’association Dress for Success per- treprise américaine. Il cherche à rencontrées lors du premier ter- met l’observation directe des leur donner les moyens d’être rain. En tant que bénévole, nous conséquences d’un changement identifiées comme détentrices du avons habillé quotidiennement les d’apparence dans une situation pouvoir. Il va introniser une nou- bénéficiaires. Nous avons égale- extrême, qui est celle de la préca- velle mode vestimentaire, dont la ment réalisé 30 entretiens formels rité sociale. C’est ce que nous ver- pièce maîtresse est le tailleur. de dirigeantes, de bénévoles et de rons dans le présent article. Pour Molloy (1977), le principal bénéficiaires de l’association représentant du mouvement, trois visant à approfondir les questions Le Power Dressing raisons expliquent la difficulté des soulevées par l’observation. En ce femmes à évoluer dans les hiérar- qui concerne les bénévoles, les Dress for Success, en choisis- chies professionnelles : les femmes † entretiens portaient sur la motiva- sant de s’associer au milieu des suivent la mode, se considèrent tion des femmes à intégrer l’asso- affaires, va choisir un style vesti- comme objet sexuel et s’habillent ciation, leur rôle au sein de mentaire particulier : le tailleur, et † en fonction de leur position celle-ci, les valeurs défendues, les un nom fortement connoté, sociale. Selon lui, la solution rapports avec les bénéficiaires, puisque le titre d’un ouvrage consiste à adopter les codes des avec l’association, leur vie profes- emblématique, paru en 1975, écrit classes supérieures et à s’habiller sionnelle, leurs éventuels engage- par John T. Molloy, auteur à succès selon des principes présentés
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 14 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 Dressing. Cependant, l’association teurs d’emploi de services, l’ap- ne s’adresse plus, contrairement à parence est une compétence à Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail Molloy, aux femmes éduquées des part entière : † milieux favorisés, confrontées aux les traits personnels, même les plus glass ceiling (le « plafond de † intimes, de l’employé, tombent verre » exprime cette impossibilité † dans le domaine des échanges et de monter dans les échelons des deviennent des facteurs commer- entreprises que vivent la grande ciaux, des biens de consommation majorité des femmes), mais à des sur le marché du travail (Mills, femmes défavorisées, sans qualifi- 1970 : 213-214). cations, confrontées au travail pré- Selon cet auteur, les caire et à des mesures sociales employeurs sont moins à la 14 coercitives. recherche de compétences tech- Entwistle (1997), reprenant la niques que d’aptitudes à la pré- comme scientifiques, qu’il a édic- théorie de Foucault (1984) selon sentation de soi, largement tés dans une longue série d’ou- laquelle les individus cherchent à publicisées par les ouvrages de vrages. Le tailleur en tant que se doter d’une technologie de soi développement personnel : † déclinaison féminine du costume dans le but de se gouverner soi- Les qualités les plus importantes trois-pièces, vêtement des cadres même, pour mieux gouverner selon le langage des recruteurs dirigeants exclusivement mascu- autrui, fait le lien entre le Power sont : le don des rapports humains, lins, est privilégié avec quelques Dressing et l’apparition d’un nou- la capacité de coopérer avec autrui, réserves. La couleur et la coupe ne veau mode de sujétion des l’aisance dans l’abord et la conver- doivent pas mettre l’accent sur le femmes. Selon elle, ce mouvement sation, et l’aspect sympathique. buste et les fesses, sans pour Souvent dans la littérature de est concomitant au développe- l’orientation professionnelle, la autant donner une apparence ment, dans les années 1980, du dis- personnalité remplace en fait la masculine. Un maquillage et des cours sur la libre entreprise, et capacité professionnelle dans la bijoux discrets garantissent la augure d’une nouvelle façon de hiérarchie des qualités requises : non-transgression des normes de concevoir l’individu au travail. À l’on insiste sur le fait qu’un abord genre. Le Power Dressing va donc cette époque, à la suite de la très agréable est plus important pour le donner une visibilité aux femmes forte valorisation dans la société succès et l’avancement que l’expé- éduquées des classes supérieures, américaine de l’individualisme et rience, les capacités, ou l’intelli- engagées dans des carrières gence. (Mills, 1970 : 218) de l’autonomie, de nombreux offrant un prestige social et cultu- salariés sont tentés d’être leur Être agréable se confond avec rel. La représentation de la femme propre patron. L’intériorisation de une apparence particulière que d’affaires portant un tailleur à ces valeurs a eu pour conséquence l’association tente de faire acqué- épaulettes va ainsi être populari- le développement de ce rir à ses bénéficiaires. Le vêtement sée, notamment par des séries qu’Entwistle nomme la « gestion † sert également à dispenser une télévisées comme Dallas, et être de soi-même » (enterprising-self), † discipline du corps induisant un abondamment relayée par la qui désigne le mécanisme par comportement et une attitude presse féminine, jusqu’à devenir lequel les individus vont se consi- spécifique vis-à-vis du travail. un stéréotype (Armstrong et dérer eux-mêmes comme une Armstrong, 1978). Ce mouvement entreprise. Il caractérise l’intério- Construction de la figure de va introniser la career woman risation des codes et des valeurs l’employée modèle comme figure sociale (Entwistle, de l’individualisme, comme l’auto- 1997). nomie ou l’indépendance. La mode vestimentaire choisie par Dress for Success est caracté- L’expérience de Dress for Mills, étudiant les emplois de ristique des emplois de cols blancs Success, quelques années plus cols blancs, a largement mis en (Mills, 1970), l’ensemble de ces tard, réifie les codes du Power exergue le fait que dans les sec- professions constituant ce qu’il est
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 15 coutume d’appeler la classe choses à faire est de s’habiller de tête relevée) et annihile la non- moyenne américaine (American manière adéquate, à partir de là on chalance. Lorsque l’on est assise, il middle class) (Reissman, 1963 ; trouvera tôt ou tard que vous êtes † nécessite le rapprochement des Horowitz, Legett et Oppenheimer, compétente. (Bénévole) jambes ou leur croisement. Pour 1981). L’association fait donc le La présentation de soi, large- que la veste ne « bâille » pas † † choix d’une tenue très connotée ment mise en exergue, est pour lorsque l’on s’assied, elle doit être pour des femmes des classes infé- l’association un moyen de forger rieures (underclass) (Garfinkel et déboutonnée. Ce mouvement une identité de la femme au tra- McLanahan, 1986), postulant demande, pour être élégante, un vail. Pour l’association, l’appa- majoritairement pour des postes rence et le comportement des apprentissage dispensé par les d’entretien, de serveuses, de bénéficiaires est une des raisons bénévoles lors des habillages. femmes de ménage, de caissières, de leur difficulté d’insertion au Autour du tailleur, un ensemble d’agents de sécurité ou d’hôtesses monde professionnel. En ce sens, de techniques sont ainsi trans- 15 d’accueil. Ces emplois non quali- le vêtement sert avant tout à faire mises. Le vêtement sert alors à fiés, à temps partiel et faiblement acquérir des aptitudes sociales et rentrer dans un processus dans rémunérés, sont à l’opposé de ceux relationnelles (Goffman, 1973) en du monde des entreprises, où l’ac- lequel bien s’habiller (porter le vigueur dans les milieux des tailleur) est, selon plusieurs béné- cession est soumise à de multiples affaires, dont sont issues une restrictions de diplômes, d’appar- voles, un « cadeau fait à l’em- † majorité de bénévoles. Ces tenances ethniques et de réseaux femmes sont essentielles au fonc- ployeur ». On inculque ainsi aux † (Ehrenreich, 1989). Pourtant, l’as- tionnement de l’association, car bénéficiaires que l’apparence est sociation et ses bénévoles sont même si Dress for Success offre une compétence professionnelle. convaincues que le tailleur est gratuitement les vêtements Le tailleur garantit un effacement indispensable pour se présenter à qu’elle récupère, leur redistribu- de soi au profit des règles et un un entretien d’embauche, quel que tion n’est pas libre pour autant. respect de la hiérarchie. soit le type d’emploi postulé. Il est Les bénévoles dirigent les même le seul moyen selon la diri- habillages, choisissent les vête- Un travail, ce n’est pas montrer à geante de Dress for Success ments et indiquent comment les quel point vous êtes drôle ou spiri- d’« être prise au sérieux » et d’évo- † † porter. Souvent d’abord dona- tuelle, vous devez surtout montrer luer professionnellement. trices, elles sont de tous âges, à votre patron que vous êtes entiè- Les clientes de Dress for Success majoritairement blanches et rement dévouée à ce travail (béné- sont souvent des femmes qui ne issues, comme toutes aiment à le vole). connaissent pas le monde du tra- dire, de la classe moyenne améri- vail, et il n’y a qu’une occasion de L’association cherche à incul- caine. Le goût pour la mode, leur faire bonne impression pendant un connaissance du milieu profes- quer aux femmes une attitude pro- entretien d’embauche. Si vous ne fessionnelle, qui sous-tend une sionnel et la satisfaction de contri- faites pas « classe » pendant un injonction à l’effacement de soi et entretien d’embauche, vous n’au- buer à aider des femmes qui ne rez pas le boulot, et porter les bons soient pas assistées les a amenées à la docilité. Pour Dress for vêtements, ça fait partie du proces- à s’engager. Elles conçoivent leur Success, il convient avant tout d’ai- sus. Quand vous voulez réussir rôle d’habilleuses comme essen- der les bénéficiaires à se confor- dans les affaires, une des qualités tiel, car le tailleur incorpore un mer au système de valeurs du premières à acquérir est de savoir mode d’emploi particulier, comment se comporter. Vous pou- monde professionnel en prônant qu’elles sont chargées de repré- vez toujours trouver un boulot en le port d’un vêtement qui, pour senter. En effet, il limite ou portant des jeans ou en mâchant un Schwartz (1967), incorpore une « dirige » les mouvements indui- † † chewing-gum, mais probablement conception particulière de la fémi- pas les emplois qui vous permet- sant des postures précises. Le tailleur-jupe, dont la longueur nité. Porter un tailleur sert, selon tront de faire carrière. Vous devez connaître les lois du business pour idéale est à mi-genou, conditionne lui, à la femme à se construire à diriger le business. La première des la marche (petits pas, dos droit et travers ses représentations.
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 16 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 et est interprété comme un refus lent porter des pantalons larges et de la féminité. des tee-shirts sortis du pantalon. Le port du tailleur comme moyen de forger (Dirigeante de Dress for Success) une identité de la femme au travail Dans certains environnements, c’est vraiment difficile d’être une La féminité se confond dans le femme, parce que les hommes en contexte de l’association avec les certains endroits, ne respectent pas vêtements professionnels des les femmes. Il y a beaucoup de nos milieux d’affaires. Faire accepter clientes qui ont à craindre leurs le tailleur est une difficulté, puis- maris, ou leurs amis. Alors, elles ne qu’il induit un comportement et se sentent pas assez en sécurité des techniques corporelles spéci- pour être féminines. Porter des vêtements décontractés est pour fiques, qui sous-tendent un ces femmes un bon moyen de se modèle de femme présenté 16 comme seul émancipateur. rendre invisible aux yeux des hommes, du moins en tant qu’objet Néanmoins, dans la pratique, il La féminité comme objectif à sexuel potentiel. (Bénévole) s’avère que l’association est atteindre confrontée à un problème résul- Le port de vêtements décon- tant de l’inadéquation des tailles Le droit à « être belle et bien tractés est dans le cadre de l’asso- † entre les femmes qui donnent et dans sa peau » : c’est en ces termes ciation perçu comme la marque † † celles qui reçoivent. que certaines bénévoles conçoi- d’une oppression. L’apparence des vent la question de l’apparence. femmes des minorités, leur Un problème de taille Selon elles, il est difficile de se manière d’être, sont attribuées à un sentir bien ou de construire son environnement délétère. Derrière Les représentations se heur- estime de soi sans passer par les l’intérêt de rendre ses femmes tent à une matérialité qui tend à codes vestimentaires conserva- « employables » en les mettant en † † invalider le discours faisant du teurs des milieux d’affaires : † conformité avec une représenta- tailleur un outil d’« émancipa- † tion socio-sexuée de la femme, l’as- tion » pour toutes. Les tailleurs † Toute femme devrait se voir don- sociation tend à pathologiser le proposés par Dress for Success ner la chance d’être belle. Être corps de ses bénéficiaires. sont récupérés dans le milieu des belle, c’est quand on a confiance en affaires où la minceur est de soi, parce que si on n’est pas Il y a un autre cas dans lequel cela habillée de façon appropriée, on ne rigueur. Ainsi, les tailles sont ne fonctionne pas avec la cliente, peut pas se sentir bien. La plupart comprises entre le 38 et le 42, c’est quand la cliente ne parvient des femmes… Beaucoup d’Afro- pas à comprendre à quel point un quand les bénéficiaires excèdent Américaines ou d’hispaniques por- tailleur, ou ce type de style est fréquemment la taille 44. tent des vêtements moulants, des important. Et beaucoup de nos vêtements sport, des fringues de Même si les membres de Dress clientes n’ont jamais porté de rappeur, c’est culturel. Elles n’ont tailleur auparavant. Beaucoup de for Success admettent une pénu- jamais eu l’opportunité d’aller nos clientes n’ont jamais eu de rie de vêtements, faire accepter le acheter de beaux vêtements. Je ne tailleurs. Elles n’ont jamais eu de tailleur reste son objectif et une dis pas que les fringues sont la robe. Pour quelques-unes de nos nécessité. Le tailleur est alors dis- chose la plus importante dans la clientes, particulièrement celles qui criminant pour celles qui n’en vie, mais il y a des femmes qui ne sortent de prison, elles ne veulent trouvent pas à leur taille et dis- savent vraiment pas se choisir un pas porter de vêtements féminins. qualifiant pour celles qui refusent vêtement. (Bénévole) Il y a pour elles d’importants obs- ou n’arrivent pas à le porter. tacles à être une femme. Nous Le tailleur incarne pour l’asso- L’observation a permis de consta- n’avons pas nécessairement besoin ciation une certaine idée de la qu’elles aient envie de porter des ter que cette situation de refus ou féminité, qu’il convient de faire perles, mais, pour nous, simplement de tailles inadaptées est fré- adopter malgré parfois la résis- leur faire porter un vêtement qui quente. Elle représente la princi- tance des bénéficiaires. Le refus fasse un peu BCBG est sous cer- pale difficulté des bénévoles lors du tailleur disqualifie les femmes tains aspects un combat. Elles veu- des habillages. Trouver des vête-
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 17 ments à la taille des bénéficiaires tailleur est un prétexte à une leur morphologie ou leur obésité, tient souvent de la gageure, tant transmission de valeurs qui pas- ces situations provoquent sou- l’occurrence des obésités massives sent par le corps. vent la gêne. La mise en valeur est forte. Si l’association tente de d’un modèle corporel, axé princi- Quelquefois, nous ne pouvons pallier le manque de grandes palement sur la minceur, inattei- assurer à certaines femmes un tailles en achetant des lots de vêtement qui leur convient parfai- gnable pour un grand nombre de tailleurs pour femmes fortes, elle tement, elles restent insatisfaites, femmes, favorise le sentiment de ne parvient pas à faire face à une mais encore une fois je pense qu’en manque et d’insuffisance (Bordo, autre difficulté : celle de l’écart des † fin de compte, l’expérience qu’elles 1993). Ainsi, certaines bénéfi- physionomies. Dans bon nombre ont eue avec Dress for Success va ciaires iront jusqu’à s’excuser de de cas, et y compris pour les au-delà des vêtements. Les fois où leur physique. petites tailles, des retouches sont nous n’avons pas de tailleur, nous leur donnons simplement un che- Dress for Success met égale- 17 nécessaires en raison des diffé- misier et une jupe. (Responsable de ment en avant un modèle uni- rences corporelles entre les Dress for Success) voque de féminité, qu’elle présente femmes blanches, à qui s’adres- comme émancipateur face à des sent en premier lieu les tailleurs, L’expérience au sein de Dress bénéficiaires perçues comme et les femmes des minorités. Les for Success se veut moins vesti- opprimées. Les bénévoles ont coupes des vêtements incorporent mentaire que culturelle. Le pourtant fréquemment une per- des modèles physionomiques. tailleur semble donc le prétexte à ception ambiguë du rapport qu’en- Ainsi, les jupes et les pantalons de l’incorporation d’un certain tretiennent les femmes des tailleurs ont l’inconvénient d’être, nombre de normes comporte- minorités à leur corps. Il est à la sur les Afro-Américaines, plus mentales. L’inadéquation entre fois perçu comme le fruit d’une courts derrière que devant en rai- les tailleurs récupérés auprès du situation sociale précaire et une son d’une cambrure souvent très milieu des affaires et le corps des prise de liberté face au modèle prononcée. Les hispaniques ont clientes ne se limite pas à un écart contraignant de la beauté blanche. souvent du mal à fermer les vestes de poids résultant de différences du fait d’une taille plus épaisse. sociales. Il souligne aussi le fait Le port de vêtements décon- Les immigrantes chinoises ont des que ce style vestimentaire véhi- tractés est interprété comme la tailles inférieures aux plus petits cule une vision socio-sexuée du volonté de s’extraire des rapports des tailleurs disponibles. Les corps. Ainsi, les femmes minces sociaux de sexe, en annihilant les patrons des vêtements incorpo- sont très valorisées au sein de traits saillants de la féminité. rent donc des différences eth- l’association, qui dispose pour Celles qui se présentent en niques. Les tailleurs supposent elles d’un plus grand choix de jeans/baskets à l’association sont donc un type corporel particulier : † vêtements et de meilleure qua- considérées comme entravées une allure longiligne, une taille lité. Comme les tailleurs à leur dans un légitime accès à leur iden- fine, une poitrine menue, autant taille sont en excédent, il n’est tité féminine, du fait d’un environ- d’éléments qui supposent un phy- pas rare qu’elles en obtiennent nement social et culturel délétère. sique particulier. Les vêtements plusieurs. La valorisation est Cependant, les femmes des mino- sont le reflet de la population tra- d’autant plus grande que la min- rités, en particulier les Afro- vaillant dans le milieu des affaires ceur est chez les bénévoles asso- Américaines, sont également et de celle des bénévoles, fré- ciée à la beauté et au bien-être. envisagées par certaines béné- quemment elles aussi issues de ce Dans ces conditions, le corps des voles comme émancipées des dik- milieu. Ainsi, l’action de l’associa- bénéficiaires, majoritairement en tats de la « beauté blanche ». † † tion n’est matériellement envisa- surpoids, est le premier avatar du C’est incroyable à quel point les geable que pour une minorité de stigmate (Goffman, 1975). Même Afro-Américaines, quel que soit ses bénéficiaires. Pourtant, elle ne si les bénévoles tentent de mino- leur poids, sont capables d’assumer considère pas le manque de vête- rer le malaise des bénéficiaires leur obésité, et elles sont belles ! ments dimensionnés véritable- auxquelles on ne parvient pas à La cliente n’avait pas l’air com- ment comme un problème, car le offrir des vêtements, à cause de plexée, ni embarrassée par son
LSP 59-15 29/05/08 10:30 Page 18 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 pas un critère décisif, comme chez rendre les assistés conformes aux les femmes blanches, pour statuer attentes du marché du travail. Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail de la beauté féminine. Cependant, la matérialité des corps rappelle qu’ils sont avant Par ailleurs, quand les béné- tout le produit d’un contexte voles font référence à ces social et culturel particulier, indui- « femmes libérées », elles envisa- † † sant des comportements et des gent essentiellement des profes- attitudes spécifiques. L’adoption sions artistiques. La représentation de nouveaux codes vestimentaires de la femme mettant en avant ses pour les femmes aidées induit un attributs sexuels exclut l’intégra- « polissage des manières » et se fai- † † tion en entreprise. La féminité a sant une pathologisation de leur 18 une pluralité de définitions, mais rapport au corps. Il est perçu les représentations usuelles de la comme un stigmate, et les codes féminité ne s’appliquent pas aux corporels des milieux favorisés poids. À sa place, je ne serais pas si femmes des minorités (Crenshaw voluptueuse, je voudrais me cacher comme émancipateurs. Le tailleur Williams, 2005). L’attitude profes- incorpore un modèle univoque de sous des tonnes de tissu (rires). sionnelle pour la femme allie la féminité : blanc, classe moyenne et (Bénévole) † docilité et une apparence agréable libéré érigé en modèle pour toutes Les femmes des minorités sont (Adkins, 1995) qui se confond avec les femmes. perçues comme vivant une fémi- les standards de la beauté blanche. nité décomplexée : † À l’heure où l’on observe une Dress for Success propose un diversification des codes vesti- Les clientes sont parfois très à modèle pragmatique pour facili- l’aise avec leur corps, elles n’ont mentaires (Maycumber, 1998) et ter l’insertion professionnelle un assouplissement des règles en pas honte de leur corps comme des femmes connaissant le chô- nous, nous les femmes blanches. matière d’apparence dans les mage et des situations de grande entreprises, notamment avec l’in- C’est vrai, les Afro-Américaines et les hispaniques assument plus faci- précarité. Dans un marché du troduction, le vendredi, du port de lement d’être sexy. Ce n’est pas travail, où le poids de l’appa- vêtements décontractés dans cer- parce qu’elles sont grosses qu’elles rence est incontestable, y com- taines compagnies, on peut inter- vont se priver de mettre des vête- pris pour les emplois les plus roger le sens de l’application de ments près du corps ou des décolle- précaires (Soarès, 1996), l’initia- tés plongeants. Elles n’ont pas normes traditionnelles aux plus tive de cette organisation carita- démunies. On peut penser que le besoin de ressembler à des manne- tive retient l’attention. Elle quins pour se trouver jolies. « marché de la personnalité » qui † † considère en effet l’apparence caractérisait pour Mills les Regarde, les chanteuses Jennifer Lopez ou Beyoncé [Knowles], elles comme une compétence profes- emplois de cols blancs s’est assument parfaitement leurs ron- sionnelle à part entière, aussi étendu à l’ensemble des secteurs deurs. Jennifer Lopez, elle met en importante que l’expérience ou d’emploi, y compris les plus pré- avant son derrière, elle ne va pas les diplômes. Consciente des caires. Dress for Success permet faire de chirurgie esthétique pour règles très strictes en matière le transformer, il fait partie de son de s’interroger sur les modèles d’apparence dans l’accession à corporels mis en avant dans des image et elle se vend avec ça aussi. des secteurs professionnels privi- (Bénévole) sociétés multiculturelles, car le légiés offrant une couverture tailleur incorpore une conception Cette conception des femmes sociale, elle cherche à rendre ses ethno-socio-sexuée qui disqualifie des minorités renvoie à l’étude de bénéficiaires conformes aux toutes les autres. Nichter (2000), qui montre qu’en attentes physiques de ces matière d’apparence, les Afro- milieux. Cette conception rejoint ISABELLE HANIFI Américaines évaluent davantage les politiques sociales améri- Chercheure associée au l’attitude et le style que la taille et caines et la théorie de l’offre Centre de recherche sur les liens le poids. La minceur ne semble selon laquelle il faut chercher à sociaux (CERLIS)
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