Le secteur de la construction navale militaire allemande : un bateau ivre ? - FRS

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Le secteur de la construction navale militaire allemande : un bateau ivre ? - FRS
Le secteur de la construction navale
                                                                          militaire allemande : un bateau ivre ?

    Trois récentes annonces ont fait l’effet d’un coup de ton-        Le visage de la construction navale allemande a aussi changé.
    nerre : 1/ en mars 2018, l’éviction du consortium thys-           Si un mouvement de concentration s’est opéré autour des
    senkrupp Marine Systems (TKMS)/Lürssen de l’appel d’offres        chantiers Meyer (Papenburg, ~3.800 personnes), spécialisés
    pour les bâtiments de combat multi-rôles Mehrz-                   dans les paquebots, plusieurs acteurs majeurs du secteur
    weckkampfschiff MKS180 destinés à la marine allemande, 2/         sont aussi passés sous pavillon étranger. C’est, entre autres,
    quelques semaines plus tard, les rumeurs d’une cession des        le cas des chantiers Lloyd Werft Bremerhaven (Bremerhaven)
    activités navales de thyssenkrupp (TK), enfin 3/en août der-      et Nordic Yards (Wismar, Rostock, Stralsund, évoluant désor-
    nier, l’accord de coopération entre German Naval Yards Kiel       mais sous le nom de MV Werften) rachetés, respectivement,
    (GNYK) et TKMS sur le programme MKS180. Ces événements            en 2015 et 2016 par Genting Hong Kong. Flensburger
    appellent une triple interrogation : comment se structure le      Schiffbau (Flensburg), qui avait, par le passé, participé à la
    paysage de la construction navale militaire en Allemagne ?        construction de ravitailleurs polyvalents et de pétroliers pour
    Quelle influence exerce l’Etat allemand sur ce secteur d’acti-    la Deutsche Marine, a été repris en 2014 par les Norvégiens
    vités ? Un échelon programmatique peut-il avoir un impact         de Siem Industries.
    aussi important sur le niveau sectoriel ?                         Le segment naval militaire (conception, construction, répara-
    Le présent article, qui s’appuie sur plusieurs entretiens con-    tions, maintenance, refit et logistique) représente, pour sa
    duits entre août et septembre 2018 auprès d’acteurs poli-         part, un CA de plus d’un milliard d’euros, réalisé à plus de
    tiques, économiques et administratifs allemands, se propose       70% sur le marché international2. Si le domaine de la répara-
    d’y répondre en remettant en perspective les évolutions du        tion demeure particulièrement dispersé, le secteur de la
    secteur (acteurs et gouvernance) et les interactions entre les    construction navale, qui a aussi subi au cours des dernières
    dimensions industrielle et politique.                             années des bouleversements suite à des opérations de ra-
                                                                      chat et de cession, concerne actuellement cinq entreprises.
    Etat des lieux d’un secteur en constante mutation                 Celles-ci se caractérisent par un portefeuille d’activités dual
    Caractéristiques générales                                        et un profil de plate-formistes intégrateurs sur le segment
    L’économie maritime allemande pèse près de 50 milliards de        des bâtiments de surface. TKMS constitue, dans ce paysage,
    chiffre d’affaires (CA) annuel et compte plus de 400.000 em-      une exception notable : systémier au portefeuille exclusive-
    plois directs et indirects. La construction navale représente,    ment militaire et présent tant dans les navires de surface que
    quant à elle, plus de 500 entreprises, principalement issues      les sous-marins conventionnels.
    du Mittelstand, et 90.000 emplois. Elle affiche un CA de 18       Autre particularité : ce secteur à tendance oligopolistique est
    milliards d’euros1. Ce secteur a subi une profonde mutation       marqué par un système coopératif poussé, qui trouve son
    au cours des deux dernières décennies. Pour faire face à une      expression dans la constitution régulière de consortia dotés
    concurrence asiatique croissante, il a ainsi délaissé, dès le     d’une personnalité juridique et dénommés Arbeitsge-
    milieu des années 2000, avec une accélération après la crise      meinschaften (ARGE), à qui est confiée la réalisation de
    de 2008, la construction de porte-conteneurs pour se con-         grands programmes. Citons, par exemple, la ARGE F125
    centrer sur des segments complexes, voire à haute valeur          entre Lürssen (20%) et TKMS (80%) ou encore la ARGE pour
    ajoutée : les bâtiments de croisière, les mega-yachts, les rou-   la production des frégates destinées à l’Algérie entre TKMS
    liers, les ro-pax, les chimiquiers ou méthaniers. Cette évolu-    et GNYK. Ces unions d’entreprises permettent aux parties
    tion la cantonne à une production en petites séries ou à l’éla-   prenantes d’organiser contractuellement la répartition des
    boration de solutions individuelles. Pour préserver une           tâches et de garantir un partage des risques, notamment
    avance technologique, elle a choisi de miser sur le dévelop-      financier, sur un projet donné. Elles contribuent ainsi à ré-
    pement de solutions vertes (« green shipping ») et intelli-       duire en Allemagne les effets de concurrence.
    gentes (« smart ships »).

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Profil des acteurs de la construction navale militaire en Allemagne

                                                          Nature du                Type de
                                      Catégorie
                                                         portefeuille           plateformes                   Sites             Effectifs
                                     d’entreprise
                                                          d’activités        militaires réalisées
Abeking & Rasmussen               Entreprise familiale                      Chasseurs de mines,
                                                            Dual                                           Lemwerder              520
Schiffs- und Yachtwerft A.G.       (famille Schaedla)                          patrouilleurs
                                                                                Patrouilleurs,
                                  Entreprise familiale
Fassmer Group                                               Dual            bâtiments de soutien             Berne               1 100
                                   (famille Fassmer)
                                                                                  médical
                                                                             Frégates, corvettes,    Brême, Wilhelmshafen,
Fr. Lürssen Werft GmbH & Co.      Entreprise familiale                          patrouilleurs,         Hamburg, Wolgast,
                                                            Dual                                                                 2 700
KG                                 (famille Lürssen)                        chasseurs de mines,      Schacht-Audorf, Rends-
                                                                            bâtiments de soutien        burg, Lemwerder
German Naval Yards                 Filiale du groupe
                                                            Dual             Frégates, corvettes         Kiel, Rendsburg         1 000
Holdings                               Privinvest
                                Filiale du conglomérat
                                thyssenkrupp AG, qui
                                  détient par ailleurs                      Frégates, corvettes,     Kiel, Hambourg, Brême,
thyssenkrupp Maritime
                                    100% du capital       Défense               sous-marins                  Emden               3 380
Systems GmbH (TKMS)
                                         d’Atlas                              conventionnels
                                 Elektronik (Brême, 2
                                    100 personnes)

  Les principaux acteurs : entre déconsolidation,                       grecques (Hellenic Shipyards, vendue en 2010 à Abu Dhabi
  consolidation et affirmation                                          MAR) et suédoise (Kockums, vendue, sous pression de l’Etat
   TKMS : la mal-aimée, amputée                                        suédois, en 2014 à Saab AB).

  Il est difficile de comprendre l’état du secteur sans revenir         En revanche, TKMS a poursuivi sa stratégie d’intégration ver-
  sur les développements qu’a connus TKMS depuis une dé-                ticale en procédant en 2017 à la reprise de la totalité du capi-
  cennie. A cet égard, un premier détour par ses relations avec         tal d’Atlas Elektronik (Brême), dont 49% étaient encore déte-
  son actionnaire, thyssenkrupp (TK), s’impose. Depuis les an-          nus par Airbus. De plus, ses activités de conception, de pro-
  nées 2008-2009, la rentabilité de TKMS est régulièrement              duction et de réparation de sous-marins, segment sur lequel
  interrogée par le conglomérat basé à Essen 3. De plus, il est         elle anticipait une forte demande internationale d’ici à 2020
  reproché à la filiale maritime de ne pas s’intégrer véritable-        et qui représente son domaine d’excellence, ont été mainte-
  ment dans les projets développés pour faire entrer TK dans            nues. Elles se déroulent essentiellement sur le site de Kiel-
  une ère post-acier. Heinrich Hiesinger, PDG de TK de 2011 à           Gaarden.
  2018, évoquait même la vente de TKMS comme une option                 Le modèle économique de TKMS basé sur les exportations a
  stratégique en cours d’évaluation4. La pression sur la                cependant connu des turbulences. Outre ses difficultés sur
  branche navale s’est accentuée avec l’arrivée au capital de           certains contrats (retard dans le cas turc, soupçons de cor-
  TK des investisseurs suédois (Cevian Capital, 2013) et améri-         ruption dans le cas israélien), ses positions sur le marché
  cains (Elliott, printemps 2018)5. La décision, prise en sep-          export ont été fragilisées suite à la perte successive de plu-
  tembre dernier de scinder le conglomérat en deux entre-               sieurs appels d’offres majeurs (Inde, Brésil, Australie). La
  prises (thyssenkrupp Materials AG et thyssenkrupp Indus-              concession d’importants transferts de technologies et d’acti-
  trials AG) et de rattacher TKMS à tk Materials pourrait bien          vités à certains partenaires, notamment sud-coréen et turc,
  être la première étape concrète vers un divorce définitif.            est aussi considérée comme un facteur ayant favorisé l’arri-
  Dans ce contexte tumultueux, la structure de TKMS n’a cessé           vée de nouveaux entrants dans la compétition, comme Dae-
  d’évoluer. L’entreprise s’est ainsi progressivement délestée          woo Shipbuilding & Marine Engineering (DSME).
  de ses activités de constructions civiles et militaires de sur-       Si le contrat singapourien (U218SG) lui a offert un répit,
  face en vendant les chantiers de Nordseewerke Emden                   TKMS demeure condamnée par ses choix à évoluer dans le
  (2010), HDW-Gaarden (Kiel, 2011) et Blohm + Voss Shipyards            haut du segment. Elle doit aujourd’hui concrétiser son projet
  (Hambourg, 2012). Sur le segment des navires de surface,              de sous-marins 212CD, proposés à la Norvège et à l’Alle-
  elle a procédé à un recentrage sur les solutions d’ingénierie.        magne. Les atouts de ce bâtiment se situeraient principale-
  Elle misait sur les seules capacités d’innovation de ses bu-          ment dans sa plateforme d’un volume supérieur aux autres
  reaux d’études, installés à Hambourg, pour augmenter sa               produits TKMS, et dans une furtivité améliorée grâce à un
  présence sur le marché international à moindre frais. Cette           design de coque tout en facettes à angles vifs, ainsi que dans
  réorientation est aujourd’hui contestée pour avoir entraîné           une endurance et une vitesse augmentées par un nouveau
  une perte des savoir-faire de réalisation. Dans un autre mou-         système de propulsion. Ce dernier serait, notamment, ali-
  vement de déconsolidation, TKMS s’est séparé de ses filiales          menté grâce à des batteries au lithium-ion6. Un tel projet

                                                                                                                                            7
reste fragilisé par la question des coûts de développement.          troisième pilier de la holding. Colocalisé avec les installations
    On peut dès lors s’interroger : ces derniers s’inscriront-ils        de construction sous-marine de TKMS à Kiel-Gaarden, GNYK
    dans l’épure financière prévue par les Etats norvégien et            est le descendant du chantier HDW-Gaarden. Ce dernier
    allemand ?                                                           avait été intégré en 2008 à la branche civile de TKMS, alors
                                                                         baptisée Blohm + Voss Shiphyards and Services GmbH. Il a
     Le renforcement de Lürssen sur le segment militaire
                                                                         finalement été vendu en 2011 à Abu Dhabi MAR, aujourd’hui
    A l’inverse, le groupe Lürssen, dont l’activité se partage entre     Privinvest. Si HDW-Gaarden était orienté sur les navires mar-
    une branche « Yacht » et une autre « Defence », s’est impo-          chands, les porte-conteneurs et les yachts, le site est mainte-
    sé, ces dernières années, comme un acteur pivot de la con-           nant principalement dédié au segment militaire. Le chantier
    solidation domestique du secteur naval. Cette entreprise             emploie, à ce jour, près de 500 personnes, un chiffre en
    familiale, basée sur la rive droite du fleuve Weser dans la          constante progression.
    banlieue nord de Brême et partenaire historique incontour-
                                                                         Après une décennie de restructuration, GNYH développe une
    nable des forces navales allemandes depuis la Première
                                                                         stratégie de croissance destinée à étoffer ses capacités dans
    Guerre mondiale, a cherché à étendre ses positions, notam-
                                                                         la construction navale militaire. Celle-ci se manifeste non
    ment sur le segment de la construction et de la réparation
                                                                         seulement par une volonté de spécialisation, qui a amené à
    militaire dans l’objectif d’aborder sous les meilleures condi-
                                                                         la récente séparation des activités civiles et militaires entre
    tions un mouvement de consolidation européenne, perçue
                                                                         Nobiskrug et GNYK, mais aussi par un renouvellement d’une
    comme inéluctable.
                                                                         partie de l’équipe dirigeante. Il convient de retenir l’arrivée
    La dernière décennie a, en effet, été consacrée à la re-             chez GNYK de Jörg Herwig, un homme qui s’était auparavant
    cherche de la taille critique, et ce par une stratégie de crois-     illustré chez TKMS pour sa gestion de projets complexes, en
    sance externe ciblant des chantiers de la façade maritime            remplacement de Susanne Wiegand. Cette dernière a, au
    allemande :                                                          demeurant, également réalisé une partie de sa carrière chez
         Neue Jade-Werft (Wilhelmshafen, Basse-Saxe; ~100               TK.
          personnes) en 2004 (réparation et refit)
                                                                         Dans ce contexte, GNYK a exprimé de nouvelles ambitions.
         Norderwerft (Hambourg; ~100 personnes) en 2012
                                                                         Jusqu’alors essentiellement adossé à TKMS, qui lui avait con-
          (réparation)
                                                                         fié en sous-traitance la réalisation d’une partie ou de l’inté-
         Peene-Werft (Wolgast, Mecklenburg-Poméranie anté-
                                                                         gralité de certains contrats7, le chantier compte faire usage
          rieure ; ~300 personnes) en 2013 (construction ; en
                                                                         de ses imposantes installations8 dans la baie de Kiel pour
          particulier, réalisation de coques)
                                                                         devenir entrepreneur principal. L’intention de l’Etat alle-
         Blohm + Voss (Hambourg ; ~650 personnes) en 2016
                                                                         mand d’attribuer, sans appel d’offres, la construction du deu-
          (refit de yachts et construction militaire ; en particulier,
                                                                         xième lot de corvettes K130 lui a fourni une première oppor-
          intégration de systèmes).
                                                                         tunité pour contester la domination du marché domestique
    Grâce à ces opérations, Lürssen a pu étendre ses capacités           par TKMS et Lürssen et devenir un interlocuteur à part en-
    de production et s’implanter sur des sites à forte notoriété,        tière du ministère fédéral de la Défense. Sur les bancs des
    comme Blohm + Voss, ou à moindre coût. A ce titre, sa pré-           tribunaux, GNYK a ainsi gagné, au printemps 2017, une posi-
    sence à Wolgast n’est ainsi pas le fruit du hasard ; elle lui        tion de co-traitant dans la ARGE dédiée au projet, se plaçant
    permet de s’épargner des relations de sous-traitance et              dans le schéma industriel sur un pied d’égalité avec ses deux
    d’afficher une production « made in Germany » tout en bé-            concurrents nationaux. Retenu pour la dernière étape de
    néficiant des conditions salariales favorables offertes par la       l’appel d’offres pour le programme allemand MKS180, GNYK
    proximité avec la frontière polonaise.                               a franchi une étape supplémentaire dans sa stratégie. Son
    La pérennité de cette stratégie reste toutefois soumise à            point faible demeure, néanmoins, les capacités de concep-
    deux conditions : d’une part, son maintien dans la course des        tion, qui le rendent dépendant des partenariats conclus avec
    grands programmes allemands, à l’image des contrats pour             d’autres entreprises, Alion ou TKMS notamment, à l’heure
    un deuxième lot de corvettes K130, qui pèse particulière-            où le secteur de la construction navale reste peu attractif sur
    ment pour l’avenir du chantier Blohm + Voss, et pour les bâ-         le marché du travail allemand.
    timents MKS180 ; d’autre part, sa capacité d’export, qui lui
    impose de composer avec le discours gouvernemental res-
                                                                                                    Privinvest
    trictif et avec les exigences croissantes de contenu local.
                                                                            Président-directeur général : Iskandar Safa.
     German Naval Yards : le phénix de Kiel ?                              Filiales en France (Chantiers Mécaniques de Normandie), en
    German Naval Yards Holdings (GNYH), propriété de Privin-                Allemagne (German Naval Yards Holdings réunissant les chan-
                                                                            tiers Nobiskrug, Lindenau et German Naval Yards Kiel), au
    vest, détient trois chantiers. Nobiskrug, spécialisé sur le seg-
                                                                            Royaume-Uni (Isherwoods), en Grèce (Hellenic Shipyards) et
    ment des yachts de luxe, est basé à Rendsburg. Il a été repris          aux Emirats Arabes Unis (Abu Dhabi MAR).
    en 2009 à Eagle River Capital LTD, qui en avait, lui-même, fait         Segments d’activités : navires militaires, superyachts, navires
    l’acquisition en 2007 suite à sa cession par TKMS (alors HDW-           de commerce, systèmes de surveillance intégrée et de pro-
    Nobiskrug). Le second, basé à Kiel-Friedrichsort, a été acquis          tection.
    en 2013 auprès de la famille Lindenau et est principalement
    consacré aux activités de réparation. GNYK forme le

8
La construction navale militaire et le système                     d’autre part, l’affaissement de la coordination horizontale, le
institutionnel allemand                                            tout sur fond de vive contestation du fédéralisme coopératif
L’analyse ne peut se limiter aux seuls opérateurs privés. La       par les Länder riches du sud de l’Allemagne11. Dans ce con-
dynamique du secteur est, en effet, intrinsèquement liée à         texte, l’élaboration d’un consensus interrégional sur une
des institutions politiques qui participent à sa gouvernance, à    politique sectorielle qui concerne principalement le nord du
différentes échelles et selon des degrés d’influence variés. La    pays devient ardue. Les particularismes économiques régio-
construction navale militaire, à la confluence de plusieurs        naux sont ainsi mis en concurrence. Le pilotage du
politiques publiques, fait ainsi intervenir une diversité d’ac-    « Masterplan » sur les technologies maritimes (Nationaler
teurs politico-administratifs.                                     Masterplan Maritime Technologien) en est une illustration
                                                                   flagrante puisqu’elle n’associe que les Länder disposant
Les acteurs étatiques
                                                                   d’une façade maritime12.
Au niveau fédéral, elle mobilise plusieurs ministères
                                                                   Sans nier les progrès accomplis dans le dialogue entre les
(Défense, Economie et énergie, Formation et recherche, Fi-
                                                                   ministères fédéraux de l’Economie et de la Défense, attestés
nances, Transports et infrastructures numériques9), le coor-
                                                                   par l’existence d’une stratégie gouvernementale pour le ren-
dinateur maritime du Gouvernement fédéral ainsi que le
                                                                   forcement de l’industrie de défense en Allemagne13, une
Bundestag dans la mesure où le parlementarisme allemand
                                                                   seule catégorie d’acteurs dispose aujourd’hui d’une capacité
lui accorde de codiriger les politiques publiques. Le niveau
                                                                   à pouvoir se constituer en pôle d’articulation des positions
infra-étatique, impliqué en raison de l’entrelacement du fé-
                                                                   locales et fédérales, et des préoccupations économiques et
déral et du fédéré (Politikverflechtung) sur les domaines de
                                                                   stratégiques : les parlementaires originaires des Länder du
législation concurrente (compétence législative partagée
                                                                   nord et siégeant dans les commissions de la Défense ou du
entre la Fédération (Bund) et les 16 Länder)10, fait principale-
                                                                   Budget du Bundestag. L’exemple le plus récent provient des
ment intervenir les gouvernements et parlements régionaux
                                                                   députés Johannes Kahrs (SPD, Hambourg) et Eckhardt
des littoraux des mers du Nord et baltique (Hambourg, Basse
                                                                   Rehberg (CDU, Mecklenburg-Poméranie antérieure) qui ont
-Saxe, Schleswig-Holstein, Brême, et Mecklenburg-
                                                                   œuvré, à l’automne 2016, à l’acquisition d’un deuxième lot
Poméranie antérieure), par ailleurs représentés au Bunde-
                                                                   de corvettes K130, servant ainsi leurs clientèles électorale et
srat.
                                                                   administrative. Ce rôle reste néanmoins instable car tribu-
Chacun concourt, dans le périmètre de ses attributions, à la       taire de la composition de l’arène parlementaire et liée à
prise de décision. Ainsi, alors qu’une majorité des institutions   l’implication et à la détermination de personnalités indivi-
parties prenantes du processus est guidée par une préoccu-         duelles.
pation fonctionnelle pour les aspects territoriaux, écono-
                                                                   Les formes du besoin d’Etat
miques et sociaux de la construction navale militaire, la no-
tion de Standort (site de production) ne trouve pas réelle-        Dans cette configuration générale et bien que le besoin
ment de résonance dans le discours du ministère fédéral de         d’Etat soit régulièrement mis à l’agenda, un accord sur les
la Défense. Celui-ci cherche, en termes de politique indus-        termes précis de l’interventionnisme étatique dans le do-
trielle d’armement, à faire prévaloir son intérêt pour trois       maine de la construction navale militaire s’avère difficile. En
dimensions : la sécurité d’approvisionnement des matériels         l’occurrence, ce sont moins les moyens que les objectifs et
ou composants, la préservation d’une avance technologique,         cibles d’une politique de soutien qui font débat. Une inter-
vue comme un atout sur le champ de bataille, ainsi que le          vention indirecte sur le secteur par un contrôle des investis-
maintien de la capacité allemande de coopération au travers        sements étrangers, les commandes publiques, les incitations
d’une base industrielle performante.                               à l’innovation ou l’accompagnement à l’export (allant de la
                                                                   meilleure prise en compte des besoins de coopération mili-
Les interactions étatiques
                                                                   taire des clients à la mise en place d’accords intergouverne-
Le portage politique est non seulement déconcentré, mais           mentaux) semble faire consensus. Plusieurs décisions en
aussi non stabilisé et compartimenté. Si les attitudes sont        attestent : l’appui déployé à l’exportation de sous-marins en
nécessairement interdépendantes, l’espace de concertation          Israël (prise en charge d’une partie de la commande) comme
et de coordination est limité, voire entravé. Cet état de fait     en Norvège (partenariat stratégique, commande de deux
tient, en premier lieu, au Ressortprinzip qui consacre l’auto-     sous-marins pour la Deutsche Marine, déplacement du mi-
nomie de chaque ministre sur son département ministériel.          nistre-président du Schleswig-Holstein) ou encore l’attribu-
Ce principe, conforté par une répartition partisane des            tion de financements pour des programmes de recherche
postes au sein des coalitions gouvernementales, n’encourage        tels que le Large Modifiable Unterwater Mothership 14. L’effet
pas les interactions directes entre l’ensemble des acteurs de      repoussoir que provoque l’industrie de défense auprès de
la problématique navale et, en l’absence de relations hiérar-      l’opinion publique semble, à cet égard, avoir une prise limi-
chiques, autorise les solutions unilatérales.                      tée dans le domaine naval.
Les évolutions du fonctionnement du fédéralisme allemand           Les termes de la discussion portent en réalité sur les objectifs
entrent également en ligne de compte. A cet égard, il im-          et finalités d’une plus importante prise en considération du
porte particulièrement de garder en tête les dynamiques            secteur au niveau étatique. Une comparaison entre l’Agenda
communes à l’aménagement du territoire (Raumordnung), à            maritime 202515 et la Stratégie gouvernementale pour le
la politique régionale (Regionalpolitik) et à la redistribution    renforcement de l’industrie de défense en Allemagne laisse
fiscale : d’une part, la régionalisation des approches, et,        apparaître, au sein de l’Etat allemand, deux options de cahier

                                                                                                                                      9
La Deutsche Marine et ses capacités en bref                    de la Défense à faire évoluer la liste en ce sens, le sujet de-
     Effectifs
                                                                           vrait être évoqué lors de la prochaine conférence maritime
     16.300 femmes et hommes                                               nationale (Nationale Maritime Konferenz) qui se tiendra en
                                                                           2019 à Duisburg, et pourrait alors faire l’objet d’un nouvel
     Principales plateformes en service
                                                                           arbitrage politique. Ce dernier pourrait proposer une lecture
     6 sous-marins d’attaque type U212A
     2 frégates de la classe Bremen (F122, retrait du service prévu
                                                                           extensive de la compétence intégratrice, évoquée en petits
     entre 2019 et 2021), 4 F123 (classe Brandenburg, retrait du ser-      caractères dans le tableau des technologies de la stratégie de
     vice prévu à horizon 2027-2030), 3 F124 (classe Sachsen)              201521.
     5 corvettes de classe Braunschweig
                                                                           Le cas MKS180
     10 chasseurs de mines de classe Frankenthal, 2 dragueurs de
     mines de classe Ensdorf                                               En apparence, le schéma de fonctionnement du jeu institu-
     6 ravitailleurs de classe Elbe, 3 ravitailleurs de classe Berlin, 1   tionnel allemand ne permet pas de faire émerger une véri-
     pétrolier de classe Rhön                                              table figure d’arbitre, aucun acteur ne disposant d’une posi-
     Principaux bâtiments en cours de construction, d’essais ou pla-       tion dominante sur le secteur. Pourtant, l’adoption d’une
     nifiés
                                                                           nouvelle procédure d’acquisition pour un matériel majeur,
     2 212CD (coopération avec la Norvège), 4 F125 (classe Baden-
                                                                           les MKS180, a partiellement modifié la donne.
     Württemberg, acceptation de la livraison prévue pour le 1er tri-
     mestre 2019), 4 MKS 180 (entrée en service du FoC prévue pour         Les caractéristiques du programme
     2023, option d’achat pour 2 unités supplémentaires), 5 K130
                                                                           Le MKS 180, qui s’intégrait initialement dans la transforma-
     deuxième lot
                                                                           tion de la Bundeswehr en armée d’intervention (Armee im
                                                                           Einsatz), a été conceptualisé comme un bâtiment de combat
     des charges différentes et l’absence d’ajustement entre les           flexible, polyvalent, hautement mobile et, dans le prolonge-
     dimensions stratégiques, économiques et sociales de la                ment des frégates F125, déployable pour de longues pé-
     problématique : l’une axée sur le tout-innovation en vue de           riodes (jusqu’à 24 mois) avec la mise en place d’équipages
     garantir la compétitivité et l’emploi chez les industriels alle-      roulants (Mehrbesatzungsmodell). Véritable factotum de la
     mands, l’autre identifiant la fragmentation de l’industrie de         Deutsche Marine, il doit pouvoir assurer des missions allant
     défense européenne, notamment du secteur naval, comme                 de la présence dissuasive à la collecte de renseignements, en
     le nœud du problème de la compétitivité des industriels et            passant par la poursuite d’actions de combat, l’aide humani-
     du développement de programmes d’armement rentables                   taire, l’affirmation du principe de la liberté des mers, les opé-
     pour les Etats européens16. La seconde se contente, toute-            rations d’évacuation, le contrôle d’embargo ou la conduite
     fois, de suggérer aux industriels l’intelligence d’une initiative     d’opérations maritimes ou, de manière limitée, interarmées
     de consolidation nationale ou européenne. En laissant à ces           dans un cadre multinational. Son architecture doit ainsi ga-
     derniers le soin de s’organiser entre eux, le gouvernement            rantir un pont d’envol pour hélicoptères et drones, un han-
     fédéral donne à penser qu’il se juge illégitime à endosser une        gar pour stocker ces derniers, des ateliers d’entretien et de
     responsabilité directrice en la matière et, de fait, échoue à         maintenance, et un hôpital embarqué. Le concept de modu-
     requalifier l’enjeu de la consolidation dans des termes rele-         larité lui permet d’élargir temporairement ses capacités
     vant de sa compétence. Il justifie, par la même occasion,             grâce, notamment, à des modules de guerre électronique, de
     l’échec des tentatives gouvernementales passées à restruc-            lutte anti-sous-marine, de guerre des mines, d’embarque-
     turer le secteur naval17.                                             ment de commandos pour mener des actions à partir de la
     L’identification des technologies de souveraineté nationale,          mer ou de détection de plongeurs ou nageurs de combat.
     autrement dénommées deutsche Schlüsseltechnologie 18,
                                                                                  Les étapes – clés de l’appel d’offres MKS180
     constitue un autre objet de controverse. Le document fédé-
     ral de 2015 avait choisi de ne retenir que la filière de la cons-         Juillet 2015 : Lancement de l’appel d’offres européen
     truction sous-marine dans cette catégorie. Le ministère de la             Automne 2015 : Demande de participation de six potentiels
     Défense estimait la maîtrise de celle des bâtiments de sur-               soumissionnaires : GNYK/BAE Systems, Lürssen/tkMS, Da-
     face moins exigeante et percevait un nombre suffisamment                  men/Blohm+Voss, DCNS, Fincantieri, Navantia.
     élevé de fournisseurs pour que les intérêts allemands ne                  Mai 2016 : Dépôt de la première offre de trois consortia :
     soient pas mis en péril. La pertinence de cette différence de             GNYK/BAE Systems, Lürssen/tkMS, Damen/Blohm+Voss.
     traitement entre les deux filières est cependant régulière-               Courant 2017 : Retrait de la compétition de BAE Systems.
                                                                               Décembre 2017 : Dépôt de la deuxième offre.
     ment remise en cause, non seulement par les industriels et
                                                                               Mars 2018 : Exclusion du consortium Lürssen/tkMS à l’is-
     les organisations professionnelles et syndicales, mais aussi              sue de la deuxième phase de négociations.
     par d’autres acteurs étatiques, à commencer par le ministère              Août 2018 : Annonce d’un accord de coopération entre
     fédéral de l’Economie et les députés de la majorité19. Une                GNYK et tkMS, qui devient sous-traitant du premier.
     manifestation de cette contestation est apparue dans la par-              Automne 2018 : Demande d’introduction de la meilleure
     tie dédiée à l’économie du dernier contrat de coalition fédé-             offre finale.
     rale : « nous catégoriserons la construction de bâtiments de              Avant l’été 2019 : Soumission au Bundestag du projet de
     surface comme une technologie clé allemande                               contrat final et d’une proposition de décision d’attribution
     [traduction] »20. Malgré les réticences du ministère fédéral              du marché.

10
A l’origine prévu en remplacement des patrouilleurs lance-          soit de manière épisodique sous le mandat de Thomas de
missiles Gepard – sortis du service en 2016 – , le programme        Maizière (MEADS, Eurohawk) et, de façon plus systématique,
est désormais aussi appelé à régler la succession des frégates      sous Ursula von der Leyen. Cette dernière a, en effet, peu
de classe Brandenburg (F123), qui devraient être désarmées          après sa nomination, commandé une revue de programmes.
à la fin de la prochaine décennie et, en complément des fré-        Le diagnostic posé par KPMG, P3 Group et TaylorWessing en
gates F125, celle des deux dernières frégates de classe Bre-        septembre 2014 était implacable : le ministère y apparaît
men (F122), dont le retrait du service est fixé à la période        comme un piètre pouvoir adjudicateur, trop faible pour faire
2019-2021. Après avoir envisagé jusqu’à la réforme de la            respecter ses objectifs financiers, calendaires et techniques
Bundeswehr de 2011 une acquisition de huit navires, le mi-          dans son dialogue avec l’industrie. En cause, principalement :
nistère ne prévoit plus qu’une commande de quatre bâti-             son manque de réalisme, son imprécision et sa vulnérabilité
ments, avec une option d’achat pour deux unités supplémen-          à l’influence des groupes d’intérêts. L’examen du programme
taires. L’arrivée du premier bâtiment de la classe est es-          pour les frégates F125 révélait, quant à lui, une opacité dans
comptée pour 202322.                                                la gestion du projet ; en outre, un important retard dans la
Ce programme est dimensionnant et emblématique à plus               livraison du premier bâtiment de la classe et une augmenta-
d’un titre : son coût, évalué à 5,138 milliards d’euros23, en       tion des coûts y étaient anticipés.
fait aujourd’hui le programme le plus onéreux de l’histoire         L’audit réalisé par le consortium privé ne s’arrêtait pas là : il
de la Deutsche Marine. Il dispose d’un effet levier à l’export      formulait des préconisations insistant sur l’importance de
puisque les commandes de la Deutsche Marine constituent,            mettre en place une stratégie nationale, autrement dit inter-
selon plusieurs acteurs industriels allemands, la référence         ministérielle, en matière d’acquisition d’armement ainsi que
pour leurs marchés d’exportation ; la procédure d’acquisition       sur l’exigence d’efficacité, de transparence des processus et
retenue est inédite pour un programme de cette ampleur 24.          de concurrence26. Celles-ci ont constitué la base de l’Agenda
Pour la première fois, l’Allemagne a choisi d’ouvrir à la con-      armement (Agenda Rüstung), initié sous l’ère de la secrétaire
currence internationale un marché d’acquisition en lançant          d’Etat Katrin Suder (2014-2018).
un appel d’offres européen. La décision a été annoncée par          C’est cette même rhétorique néo-managériale qui a légitimé
la ministre de la Défense, Ursula von der Leyen, le 9 juin          le recours à un appel d’offres européen pour l’acquisition des
2015. Dans la foulée, un avis de marché a été publié le 16          MKS180. Transparence et mise en concurrence deviennent
juillet 2015 sur la plateforme des marchés publics de la Fédé-      les premiers qualificatifs employés pour caractériser cette
ration e-Vergabe et le 18 juillet 2015 sur la base européenne       procédure. Cela transparaît dès le discours de la ministre du
en ligne TED. Dans ce cadre, l’Allemagne a officialisé son sou-     9 juin 201527, puis se trouve martelé dans l’ensemble des
hait de mettre en œuvre une procédure négociée 25. Trois ans        documents officiels ayant trait au sujet, en particulier les
plus tard, les soumissionnaires encore en lice, à savoir GNYK       rapports d’étape sur les affaires d’armement (Bericht des
en coopération avec TKMS et le consortium des chantiers             Verteidigungsministeriums zu Rüstungsangelegenheiten).
néerlandais Damen et allemand Blohm+Voss, devraient être
autorisés, dans les semaines à venir, à introduire leur meil-       Plus encore, le programme MKS180 est devenu le symbole
leure offre finale (Best and Final Offer). La décision d’attribu-   d’une manière de faire de la politique d’acquisition
tion de ce marché n’est, quant à elle, pas attendue avant le        « autrement », selon une méthodologie considérée comme
printemps 2019.                                                     plus moderne et garantissant une gestion vertueuse des de-
                                                                    niers publics28 : la position de négociation du ministère se
Les soubassements de l’appel d’offres européen                      trouverait renforcée grâce à un rééquilibrage des liens Etat-
De nombreux observateurs issus des sphères administrative,          industrie29, lui-même rendu possible par la mise à distance
parlementaire ou industrielle allemandes s’accordent pour           des industriels et de leurs alliés gouvernementaux. Dans ce
analyser la décision de ne pas s’abriter derrière l’article 346     contexte, seuls les objectifs militaires et les principes d’effi-
du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne               cacité économique semblent importer, donnant corps à la
(TFUE) et de jouer le jeu de la directive Défense 2009/81/CE        revendication des partenaires de coalition formulés en 2013 :
comme le signe d’une volonté de la ministre de faire figure         « La Bundeswehr achète ce dont elle a besoin et non ce qui
de « bonne élève » de la libéralisation des marchés de dé-          lui est proposé [traduction] »30. L’acquisition d’armement est
fense européens. Il est vrai que le lancement de cet appel          alors présentée comme un processus purement bureaucra-
d’offres européen peut être envisagé comme une étape dans           tique, un exercice apparemment neutre car non soumis aux
la démonstration de l’engagement de la ministre et de l’Alle-       pressions politiques et centré sur des critères fonctionnels et
magne en faveur d’une Union européenne de défense                   gestionnaires.
(Europäische Verteidigungsunion).                                   Les premiers effets observés
Plus encore, le choix d’une telle procédure a marqué le sou-        Bien que le marché des MKS180 ne soit pas encore attribué,
hait d’introduire une brèche dans la politique d’acquisition        plusieurs effets peuvent déjà être observés. Le premier
du ministère et de faire évoluer les cadres d’action. A cet         d’entre eux porte sur les modes d’acquisition de biens de
égard, il convient de s’attarder sur les conditions dans            défense. A cet égard, l’appel d’offres européen apparaît
lesquelles est intervenue la décision. Pour y parvenir, il faut     maintenant comme une mesure d’expérimentation peu à
revenir sur la mise en lumière d’anomalies dans la gestion de       même de neutraliser un retour au fonctionnement antérieur
programmes majeurs d’armement de la Bundeswehr, que ce              et donc porteuse d’inertie.

                                                                                                                                        11
Il convient ainsi de remarquer qu’il constitue toujours un        qui améliorerait significativement les performances finan-
     modèle isolé dans l’acquisition d’équipements majeurs du          cières de TKMS et modifierait la grille de lecture des action-
     ministère de la Défense. Le fait même qu’une application du       naires de la TK, le marché MKS180 devrait effectivement
     principe de mise en concurrence n’ait pas été véritablement       contribuer à déterminer l’évolution du rapport de forces
     discutée dans le cas de l’acquisition du deuxième lot de cor-     entre les industriels. Cela place alors le ministère de la Dé-
     vettes K130 invite à questionner la crédibilité de la volonté     fense en position non pas d’accompagner la restructuration
     de changement radical de pratique exprimé par l’exécutif          de la construction navale militaire, mais de la conduire. La
     ministériel, tant les deux décisions d’une même équipe sont       rhétorique d’une dépolitisation des procédures d’acquisition
     aux antipodes. Ensuite, alors qu’il ne fait aucun doute que la    grâce aux appels d’offres européens s’en trouve ainsi invali-
     procédure aille jusqu’à son terme, celle-ci a suscité une telle   dée.
     opposition de la part d’acteurs politiques – personnalités
                                                                       Conclusion et scénarii d’avenir
     issues de l’échelon infra-étatique et parlementaires issus des
     rangs de la majorité –, économiques et sociaux qu’un con-         Le secteur allemand de la construction navale de surface est
     sensus se dégage en faveur d’une politique d’achat des équi-      à l’aune d’une profonde transformation. L’éventail des évo-
     pements majeurs de défense basée sur l’article 346 du TFUE.       lutions possibles est large. Outre le scénario du statu quo
     La coalition de cause ainsi formée a mis en avant une argu-       évoqué précédemment, deux autres grandes options peu-
     mentation qui peut être résumée de la manière suivante : le       vent être esquissées :
     gouvernement fédéral aurait pris le risque de fragiliser son       Une nouvelle assise pour Privinvest en Europe : une vic-
     industrie nationale et les bassins d’emploi afférents en ou-        toire du contrat MKS180 par GNYK constituerait un tour-
     vrant son marché alors même que les conditions pour une             nant pour ce chantier ; dans un même temps, il renforce-
     compétition européenne n’étaient pas réunies, en raison de          rait considérablement les liens avec TKMS. Elle ferait de
     l’existence de champions nationaux qui provoquerait une             Privinvest, qui a déjà manifesté publiquement son inté-
     distorsion de la concurrence31.                                     rêt33, un interlocuteur naturel du conglomérat d’Essen
     Si l’appel d’offres européen n’a pas modifié le paradigme           dans le cas effectif d’une mise en vente de la branche
     dominant en matière d’acquisition, il aura joué un rôle déter-      surface de TKMS, redevenue attractive depuis la perspec-
     minant dans la transformation du paysage industriel alle-           tive d’une acceptation de la livraison des frégates F125.
     mand de la construction navale de surface. Ce qui était con-        Un tel rapprochement permettrait à GNYK de ne plus être
     çu comme une mise en concurrence européenne s’est, en               dépendant de l’extérieur pour les travaux d’ingénierie34
     effet, soldé par une compétition entre industriels nationaux        et ainsi de prétendre à une montée en gamme en se pla-
     qui a déstabilisé l’oligopole en place.                             çant, à l’échelle européenne, au niveau de Naval Group
                                                                         et de BAE Systems.
     La procédure a finalement vu s’affronter trois consortiums
     tout ou partie allemands. Elle a ainsi non seulement mis une       La constitution d’une alliance de chantiers nordiques
     distance entre l’Etat et les industriels nationaux, mais égale-     (« Nordallianz ») : Lürssen ne fait pas mystère de sa dis-
     ment entre les industriels eux-mêmes, contraints de modifier        position à jouer un rôle actif dans la consolidation du
     les positions commerciales habituelles sur le marché domes-         secteur, que ce soit en Allemagne ou dans le nord de l’Eu-
     tique. Il est évident pour les dirigeants de Lürssen et de          rope. Dès lors, si Damen et Blohm & Voss remportaient le
     GNYK que toutes les forces allemandes, que ce soit en               marché MKS180, le groupe familial de Brême serait en
     termes d’ingénierie ou de production, seront requises pour          meilleure position pour négocier avec TK. Il pourrait aussi
     construire les MKS180 dans les délais impartis, à l’instar des      sceller la première étape d’un rapprochement industriel
     grands programmes passés qui ont vu la création d’une               germano-néerlandais, qui formerait le pendant de la coo-
     ARGE. Toutefois, un climat de méfiance, déjà latent sur les         pération militaire bilatérale, renforcée ces dernières an-
     dossiers K130 et F125, s’est, désormais, installé entre eux et      nées. Pour assurer sa pérennité, une telle alliance serait
     une lutte pour le label « Made in Germany » s’est engagée32,        néanmoins dépendante du lancement d’autres pro-
     ce qui affaiblit le système d’ententes qui avait cours dans le      grammes de coopération. Or, faute de nouveaux projets
     secteur avec l’accord tacite de l’Etat.                             à moyen terme35, la seule option serait, pour l’heure, de
                                                                         lier le contrat MKS180 à une acquisition de sous-marins
     Cette tension entre industriels a été exacerbée, le 3 août
                                                                         allemands par la marine néerlandaise. Cette hypothèse
     dernier, par la décision de TKMS d’apporter son concours, en
                                                                         est compliquée en raison des liens établis entre Damen et
     qualité cette fois de sous-traitant, à l’offre de GNYK. Analy-
                                                                         le groupe suédois Saab. Elle imposerait également de
     sée par plusieurs observateurs comme le signe d’une instabi-
                                                                         s’interroger sur l’avenir de Thales Nederland, Atlas Elek-
     lité de TK et de sa stratégie court-termiste, destinée à maxi-
                                                                         tronik et Hensoldt.
     miser la valeur de TKMS en vue d’une cession d’actifs, l’opé-
     ration marque une modification de la hiérarchie des acteurs       Bien que les segments des navires de surface et de sous-
     industriels tout en relançant la question d’un besoin de con-     marins conventionnels soient deux problématiques dis-
     solidation nationale. A cet égard, tout porte à croire que        tinctes, se pose en creux la question du devenir de la filière
     l’avenir du segment surface allemand se jouera entre les          sous-marine allemande. Dans le cas où le conglomérat TK
     deux industriels allemands encore en lice pour le contrat         chercherait à sortir intégralement des activités de construc-
     MKS180 : GNYK et Lürssen. Sauf retournement de situation,         tion navale, plusieurs alternatives peuvent être envisagées :
     favorisé par la victoire de contrats exports, Egypte en tête,     la cession à un investisseur privé sur le modèle d’Hensoldt,

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une reprise par un industriel européen du secteur ou, ainsi           Deutscher Bundestag: Antrag der Fraktionen CDU/CSU und SPD. Inno-
que cela avait été envisagé en 2014 avec Rheinmetall, un              vation und Forschung als Wettbewerbsvorteil der deutschen mariti-
désengagement au profit d’un acteur allemand désireux de              men Wirtschaft; Drucksache BT 18/11725, 28 .03.2017, p. 10.
                                                                      20.„Den Überwasserschiffbau werden wir als Schlüsseltechnologie
se diversifier. Dans tous les cas, l’Etat fédéral serait amené à
                                                                      Deutschlands einstufen.“: CDU, CSU, SPD: Ein neuer Aufbruch für
jouer un rôle déterminant dans le choix de l’acquéreur grâce
                                                                      Europa. Eine neue Dynamik für Deutschland. Ein neuer Zusammenhalt
au mécanisme de contrôle des prises de participation                  für unser Land. Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD. 19.
(Investitionsprüfung) dans les entreprises allemandes évo-            Legislaturperiode; 2018, p. 58.
luant dans des domaines stratégiques36. Au besoin, il pour-           21.Bundesregierung: op.cit, p.4.
rait choisir de détenir une action spécifique (golden share)          22.Jürgen Rosenthal: „Zum Mehrzweckkampfschiff MKS180 für die
ou exiger de l’acquéreur des conditions et engagements à              Deutsche Marine“, Hardthöhenkurier. Das Magazin für Soldaten und
caractère obligatoire (Auflagen und Bedingungen). Un tel              Wehrtechnik, 01/2013, K&K Medienverlag-Hardthöhe, p. 66-69.
processus constituerait, à tout le moins, un test de la solidité      Peter Wiemann: „Forderungen der Marine an das Mehrzweckkampf-
                                                                      schiff Klasse 180. Modularer maritimer Fähigkeitsträger“, MarineFo-
des annonces de 2015 en matière de technologies clés natio-
                                                                      rum, Mittler Report Verlag, Bonn, 11-2013, pp. 18-25.
nales.
                                                                      23.Martin Murphy, Donata Riedel: „Das kampfstärkste Schiff in der
                                             Gaëlle WINTER            Geschichte der Bundeswehr wird immer teurer“, Handelsblatt, Ham-
                                       Chercheure associée, FRS       bourg, 16 septembre 2018. A titre comparatif, le coût des frégates
                                        g.winter@frstrategie.org      F125 est aujourd’hui estimé à plus de trois milliards d’euros.
                                                                      24.Behörden Spiegel / Heiko Höfler : „Neue Wege in der Rüstungsbe-
Notes                                                                 schaffung“, Behörden Spiegel, Bonn, octobre 2015, p. 66.
1.Bundesministerium für Wirtschaft und Energie: Maritime Agenda       25.L’avis de marché est disponible sur: https://ted.europa.eu/udl?
2025. Für die Zukunft des maritimen Wirtschaftsstandorts Deutsch-     uri=TED:NOTICE:252505-2015:TEXT:DE:HTML
land; mars 2017, Berlin.                                              26.KPMG, P3 GROUP, TAYLOR WESSING: Umfassende Bestandsauf-
2.Verband für Schiffbau und Meerestechnik: Jahresbericht 2017-        nahme und Risikoanalyse zentraler Rüstungsprojekte – Exzerpt; 30
2018, Hambourg, avril 2018, p. 19.                                    septembre 2014.
3.Kai Burmeister, Peter Wilke, Jörg Weingarten : Perspektiven der     27.Thomas Wiegold : „Kommt nachher : Entscheidungen zu TLVS und
deutschen militärischen Schiffbaukapazitäten im europäischen Kon-     MKS180“ (enregistrement audio), blog Augen Geradeaus!, Berlin, 9
text ; IG Metall, Kurzreport 11/2010, décembre 2010, p. 15-18.        juin 2015.
4.„Thyssenkrupp zu Verkauf der U-Boote-Sparte bereit“, finan-         28.Deutscher Bundestag : Stenographischer Bericht. 120. Sitzung.
zen.net, 24 novembre 2014.                                            Berlin, Mittwoch, den 9. September 2015; Plenarprotokoll 18/120, pp.
5.Dennis Kremer, Lars Förberg : „Was führt dieser Mann im Schil-      11661-11679 ; Elisa Winterscheidt: „Ausschreibung für Kampfschiff:
de ?“, Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 14.01.2018, p. 35.     Von der Leyen lässt nicht nach“; dts Nachrichtenagentur, Halle, 15
Arno Balzer : „Thyssenkrupp hat das Zeug zum Klassenprimus“,          avril 2018.
Welt Online, 1er août 2018.                                           29.La notion de dialogue d’égal à égal – « auf Augenhöhe » – consti-
6.Lars Hoffmann: „Neue U-Boote des Typs U212CD mit interessan-        tue un leitmotiv du discours gouvernemental.
ten Entwurfsmerkmalen“, Europäische Sicherheit & technik, Mittler     30.„Die Bundeswehr beschafft, was sie braucht, und nicht, was ihr
Report, Bonn, 10/2018, pp. 72-78.                                     angeboten wird.“, CDU, CSU, SPD: Deutschlands Zukunft gestalten.
7.Ex.: premier lot des corvettes K130 de la Deutsche Marine, 2 fré-   Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD. 18. Legislaturperiode,
gates MEKO pour l’Algérie, 4 corvettes Sa’ar 6 pour Israël.           17 décembre 2013, p. 178.
8.German Naval Yards : « Unsere Werft in Zahlen », Site web GNY.      31.Bundesministerium der Verteidigung, Bundesverband der Sicher-
9.Celui-ci finance jusqu’en 2019 le Deutsches Maritimes Zentrum,      heits- und Verteidigungsindustrie: 1. Ergebnisbericht. Dialog zu The-
un think tank consacré aux problématiques maritimes et né d’une       men der Agenda Rüstung zwischen dem Bundesministerium der Ver-
initiative du VSM et d’IG Metall Küste.                               teidigung, und dem Bundesverband der Sicherheits- und Verteidi-
10.Cf. : articles 72 et 74 de la Loi fondamentale                     gungsindustrie e.V., Berlin, 15 juin 2015, p. 43.
11.Ines Härtel (dir.): Handbuch Föderalismus – Föderalismus als       Donata Riedel: „Große Koalition will neue Rüstungsaufträge nicht
demokratische Rechtsordnung und Rechtskultur in Deutschland,          mehr ausschreiben“, Handelsblatt Online, Hambourg, 5 avril 2018.
Europa und der Welt. Band I Grundlagen des Föderalismus und der       Christoph Prössl: „Keine Einigung im Streit um Marine-Schiffbau“,
deutsche Bundesstaat et Band II Probleme, Reformen, Perspektiven      NDR Info (ndr.de), Hambourg, 26 avril 2018.
des deutschen Föderalismus; Springer Verlag, Heidelberg, 2012.        32.« Germany & MKS180 : is the competition only a regional issue »,
Tobias Hentze : Die Abschaffung des Länderfinanzausgleichs – Was      blog DefenceChronicles, Bruxelles, 19 septembre 2018.
der neue Finanzkraftausgleich für Bund und Länder bedeutet; Insti-    33. Vincent Groizeleau : « Iskandar Safa : ‘La consolidation du naval
tut der deutschen Wirtschaft Köln, IW Policy Paper 16/2017.           en Europe est inévitable’ », Mer et Marine, 5 octobre 2018.
12.NMMT : Organigramm. Consulté sur : http://www.nmmt.de              34.Dans le cadre du programme MKS180, GNYK bénéficie aussi de
13.Bundesregierung : Strategiepapier der Bundesregierung zur Stär-    l’expertise de l’entreprise américaine Alion. L’implication de cette
kung der Verteidigungsindustrie in Deutschland, Berlin, 8.07.2015.    dernière pourrait devenir problématique pour la maintenance et les
14.Présentation du „MUM Projekt“, www.mum-project.de                  capacités export du bâtiment si ses travaux tombaient sous la coupe
15.Bundesministerium für Wirtschaft und Energie: op.cit., p. 6-7.     des réglementations ITAR.
16.Bundesregierung : op. cit., p. 3.                                  35.Une harmonisation des besoins pour les frégates de défense aé-
17.Manfred Fischer: « Nur Fusionen retten die Armee »; Welt am        rienne de future génération n’est encore qu’à l’état embryonnaire.
Sonntag, Berlin, 18 mars 2001.                                        36.§60 du décret sur le commerce extérieur – Außenwirtschaftsve-
18.Bundesregierung : op. cit.                                         rordnung.
19.Deutscher Bundestag: Antrag der Fraktionen CDU/CSU und SPD.
Die maritime Wirtschaft stärken und ihre Bedeutung in Deutschland
hervorheben; Drucksache BT 18/6328, 13 octobre 2015, p. 10.

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