Les crânes et Le cochon qui danse - Hugo Reinert
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Les crânes et le cochon qui danse – P. 52 n 67 S u r l a v i o l en c e a p o c a ly p ti q u e Les crânes et le cochon qui danse HUGO REINERT Department of Culture Studies and Oriental Languages (IKOS) University of Oslo hreinert@gmail.com Un crâne sur un banc le gouvernement aux troupeaux de minimum nécessaire à la poursuite de 53 rennes du peuple autochtone sámi. l’élevage. L’audience se concentre sur L e crâne repose sur le banc Le crâne produit une impression la plainte de Jovsset Ánte pour qui cette près de moi, un ossement saisissante : un crâne non humain, réduction forcée est illégale et viole les maculé se détachant sur le surnaturel, mais aussi consubstantiel engagements internationaux. Le cas a bois sombre. La balle a dessiné sur (d’une certaine manière) à l’acajou déjà été examiné dans deux juridic- le front un cercle net, presque par- patiné des murs, aux bancs usés, à tions inférieures ; chaque fois, le tri- fait, les bords sont lisses. Le crâne l’imposante table en fer à cheval à bunal a statué en faveur du plaignant, n’est pas humain, il appartient à un l’autre bout de la salle où siègent en mais, chaque fois, le gouvernement a renne. Il y a deux ans, encore enve- formation les cinq juges austères – tout fait appel. Cette audience est l’ultime loppé de chair, il reposait tout juste juste de l’autre côté de la fine cloison recours. Les motifs picturaux du gákti séparé de son corps, dans un monceau qui nous sépare, nous le public atten- de Jovsset Ánte sont caractéristiques de d’autres têtes, empilées, ensanglan- tif, de l’exercice en cours de la loi. sa province d’origine, le Kautokeino, tées et gelées, dans la neige, à l’exté- Non accoutumés au cadre, la plu- l’une des principales zones d’élevage rieur d’un tribunal du grand Nord de part d’entre nous prétendent à l’invi- du renne au Finnmark ; je suis frappé la Norvège, dans la province la plus sibilité. Dans ces intérieurs sombres, par sa jeunesse, par la détermination septentrionale du Finnmark, partie le contingent sámi, arborant ses gákti hagarde et fragile de son visage. intégrante du Sápmi, terre ancestrale (vêtements traditionnels) aux couleurs Le crâne et le tas de têtes ont tous du peuple sámi. Les têtes avaient été vives et lumineuses, se détache avec deux été conçus par la sœur aînée de entassées en geste de protestation. une visibilité presque héroïque. De Jovsset Ánte, Máret Ánne Sara, artiste, Apocalypses Elles avaient inauguré une suite de l’autre côté de l’allée, non loin de moi, écrivaine et militante sámi. Elle utilise confrontations juridiques qui culmine est assis le protagoniste au cœur de depuis plusieurs années l’art pour aujourd’hui ici, à Oslo, avec l’audience ce dossier : Jovsset Ánte Sara, le jeune donner une visibilité aux problèmes de la Cour suprême sur un cas qui fera éleveur dont le troupeau doit, selon de gouvernance pastorale en Norvège, date : la contestation de l’abattage de ce qu’a décrété le gouvernement, être en les abordant selon une perspec- Terrain 71 masse ou « réduction forcée » (tvangs- réduit de près de la moitié, à soixante- tive anticoloniale. Il est difficile de reduksjon) actuellement imposée par quinze rennes – soit bien moins que le décrire le choc que son amas de têtes a
v The King’s Woods, Clara Delahaye, 2018 Illustration : Clara Delahaye © Penninghen 2018 Les crânes et le cochon qui danse H. REINERT provoqué quand il est apparu, le défi ma lecture au sujet des bisons. d’ossements empilés jusqu’au ciel. boîtes, motifs au sol, étalages. des violences physiques qui hantent même temps. Les crânes manifestent, brut qu’il lançait du seuil du tribunal. Au sujet des Européens qui ont Agissant par amplification historique, Aujourd’hui, pendant les deux jours l’architecture massive et vénérable des physiquement, un blocus invisible La première fois que j’ai vu une image pratiquement exterminé un sur le mode de l’écho, les têtes expri- de l’audience de Jovsset Ánte, ils se sont Lumières, le cœur même du pouvoir soutenu depuis des siècles. de l’installation, j’ai éclaté de rire, troupeau de bisons de 50 millions ment une critique par juxtaposition ; redisposés en forme de drapeau sámi : qui en a fait des fantômes. Le choc de C’est à ce moment que la réso- sonné par sa force brutale, électrique. de têtes. Le froid s’intensifie. la manière dont elles résonnent illustre un rideau de quelque 400 crânes, sus- leur présence, répercuté de manière nance apocalyptique des crânes se Le sang tâchait la lentille de l’objectif ; C’était une stratégie délibérée, la violence perturbatrice, indirecte, pendu devant le Parlement, au cœur de répétée, a le pouvoir de blesser : il replie ou bifurque, pour devenir un drapeau norvégien était planté sur venue d’en haut. Les colons, eux, d’un abattage dirigé contre les condi- la capitale, comme s’il répondait à la incise la peau du tissu urbain pour davantage qu’une simple évocation le faîte de l’amas. C’était direct, sans voulaient la terre, Regina, comme tions élémentaires de la vie indigène, provocation du drapeau planté dans le atteindre un substrat de mythe ou de choses aussi advenues ailleurs. Le complexe, acéré. Pour ceux d’entre on l’appellerait ensuite, mais elle et contre les rennes eux-mêmes à la tout premier tas, le drapeau du colon. de sorcellerie. Il touche un niveau de « marxiste luciférien » Evan Calder nous peu familiers de l’histoire de était habitée. Le peuple du bison base de l’élevage sámi. Le titre de l’œuvre, sous cette forme, pouvoir qui relève non seulement de la Williams définit la révélation apo- l’art protestataire sámi, les têtes leur barrait la route. L’ordre, la Durant leurs deux années d’exis- est Pile de Sápmi Suprême. cité elle-même mais de l’État séculier5 calyptique comme « une blessure surgissaient comme du néant. Dans stratégie étaient simples, mais tence, les têtes se sont déplacées avec qui l’englobe. Tels des prédateurs, les du présent qui expose l’invisible » leur empilement, elles s’adressaient à efficaces. Éliminez ce qui fait vivre une intensité virale, voyageant plus crânes se meuvent dans cet espace, (2011 : 6). « Ce qui est révélé [dans l’exercice d’un pouvoir si écrasant que les gens et les gens disparaîtront. loin et plus vite que n’importe quelle Têtes errantes attentifs aux opérations magiques l’apocalypse], remarque-t-il, est ce la violence elle-même était devenue Le bison, pan ! Une pile d’os. Je autre production sámi. Les têtes complexes qui le soutiennent : la qui a été caché tout au long à la vue, E une donnée évidente, comme l’air ou suis ici avec mes crânes de rennes originelles ont rapidement perdu n coopération avec une amie sorcellerie cachée sous la surface, jusque-là seulement entr’aperçu du la lumière du soleil. Je n’avais jamais et je frissonne de froid. Personne leur chair, se dénudant au fur et à artiste et verdde 3, Katrine enveloppée du manteau de sa sécula- coin de l’œil : l’exposition soudaine de rien vu de tel ; le dispositif déchirait n’ignore que les éleveurs de rennes mesure que de nouveaux crânes les Dolven, Máret Ánne a aussi rité bureaucratique. Dans ce contexte, ce qui était présent mais non visible, la tiédeur asphyxiante des débats mènent un dur combat pour rejoignaient, soigneusement blanchis livré ses crânes sous une seconde forme j’interprète les crânes – non, j’en fais car non accordé aux forces struc- 54 55 nationaux, tel un torrent percutant protéger leurs pâturages contre à l’eau bouillante pour contraster avec aujourd’hui : celle d’une foule de fan- l’expérience – comme une sorte de turantes d’une totalité. » (ibid. : 5) ce que le colonialisme tranquille et la poussée continue de l’État en la patine érodée de la première vague. tômes parcourant la ville, incarnés par contre-sorcellerie perturbatrice, un La connaissance apocalyptique bien élevé du Nord – patient, retenu, faveur de l’industrie. J’essaie de L’œuvre se développait, se répandait des bénévoles humains. Lent nuage acte de guerre surgissant dans le cœur lève le voile et expose l’invisible : poli et bureaucratique – gardait secret. resserrer mon écharpe mais je et passait d’articles de journaux, de d’une présence mort-vivante, allant La force hypnotique de l’image pro- sais que nous barrons la route. Ils couvertures de magazines, de murs, et venant dans les rues, en cercles, ll y a quelque chose 3. Terme sámi qui désigne un venait en partie de ses résonances veulent la terre, Sápmi, comme d’écrans, à des festivals artistiques et tentant de s’introduire dans les édifices d’ensorcelant dans lien personnel de coopération historiques. L’amas fonctionnait nous l’appelons. Les rennes dont des colloques nationaux ; elle se dif- publics. Il a été expliqué aux bénévoles réciproque entre un éleveur de – et fonctionne encore – juxtaposé nous vivons sont empilés devant fractait. Les crânes se réorganisaient en comment s’adresser aux gens, que leur cette déambulation rennes et un non-éleveur. Le terme à d’autres amas. Voici le texte qui moi. L’État réduit les troupeaux de de nouvelles formes et configurations : dire, comment répondre aux ques- de crânes : les traces peut approximativement être traduit par « ami-invité ». Voir par exemple l’accompagne1 : force, selon un modèle qui prend tions. Assis à une table, en terrasse, je résonnent d’un écho, Sara 2002. à la gorge le futur recrutement de 1. Œuvre sur le site web de vois deux d’entre eux passer devant le 4. Nous sommes, après tout, en « Je fais cette installation pour l’élevage. Le froid est inéluctable. l’artiste : http://www.pileosapmi. café. Plus tard dans la journée, j’en ren- celui des violences Scandinavie et les fantômes de rendre visible la maltraitance Pile de Sápmi » com/pile-o-sapmi-tittelverket-av- maret-anne-sara/ [dernier accès, contre encore trois autres dans l’entrée physiques qui hantent mauvais augure qui émanent de la postcolonie doivent obéir aux dramatique qui a lieu, mais je des visiteurs du Parlement. Assembla- janvier 2019]. l’architecture massive règles comme tout le monde ! suis saisie par le souffle d’un vent Pile de Sápmi est le titre de 2. J’utilise ici le terme ges crâne-humain, assis patiemment 5. J’utilise ici le terme « État » glacé. Un parallèle dérangeant l’œuvre : le nom englobe à la fois « apocalypse » en référence à la à l’extérieur de la zone délimitée par et vénérable en suivant la perspective de différents travaux qui ont exploré se fait jour. Une histoire sombre l’amas proprement dit dans ses dif- « théorie post-apocalyptique » du penseur a’aninin Sidner Larson le portique : entrée non autorisée. Les des Lumières. sa complexité dans des registres de la colonisation en Amérique férentes itérations, la communauté qui observe que « les peuples responsables de la sécurité regrettent, comme la sorcellerie, le fétichisme, du Nord au xix e siècle. Je artistique transnationale et le mou- indiens d’Amérique ont récemment mais les crânes sont des objets et la liste de pierre froide de la ville, tout à coup, la magie ou la psychanalyse : voir Apocalypses Apocalypses été témoins de la fin du monde » en particulier Taussig 1992, 1997 et collectionne les têtes de rennes vement protestataire nés de l’œuvre. des objets autorisés dans l’édifice est au grand jour. S’écoulant depuis leur (2000 : 25) en raison de la violence pour un panorama de la littérature tandis qu’apparaissent les images Comme l’exprime clairement le texte génocidaire de la colonisation. Le extrêmement limitée : stylos, carnets point d’émission, ils produisent une classique à ce sujet Hansen & de têtes de bisons. Des millions de Máret Ánne, les têtes et le nom chercheur anishinaabe Laurence de notes et certains équipements élec- étrange transformation, remodèlent Stepputat 2001. En dépit de de têtes de bisons, entassées pour invoquent l’apocalypse fondatrice2 Gross (2015) développe aussi un troniques4. la cité en la révélant telle qu’elle était toute sa sécularité supposée, les aspects « magiques » de l’État – son former de grandes montagnes de des États-Unis, le grand génocide récit du traumatisme apocalyptique Il y a quelque chose d’ensorcelant déjà : un paysage de violence coloniale Terrain 71 Terrain 71 et du « syndrome de stress omniprésence, disons, sa saturation trophées. Un vent froid souffle ici américain : ils parlent de massacre post-apocalyptique » des dans cette déambulation de crânes : pétrifié, hanté par les exclusions que presque totale de chaque sphère à Sápmi tandis que je continue et d’extermination, de terre volée, survivants amérindiens. Voir aussi les traces résonnent d’un écho, celui l’État commet et dont il dépend en de la vie – ne sont nulle part plus Whyte 2018. apparents qu’en Scandinavie.
v Pile o´Sápmi, Marion Detournay, 2018 L’installation protestataire conçue par l’artiste sámi Máret Ánne Sara convoque aussi l’histoire coloniale et l’extermination des peuples amérindiens Les crânes et le cochon qui danse Illustration : Marion Detournay © Penninghen 2018 l’excédent spectral niché dans le Tôt ce matin, le premier jour des majorité dominante. Par éliminations visible. Un couteau fend la peau, révé- audiences, debout devant le Parlement et rejets, il consigne les indésirables lant les boyaux vivants : « l’apocalypse » dans le froid précédant l’aube, j’ai au néant, les consume puis les recrée n’est pas simplement une fin du monde, regardé le dévoilement du rideau de sous forme de revenants. Il cautérise ou la fin d’un monde, mais la blessure crânes. Un à un, les orateurs invités ainsi l’injustice, la scelle dans le passé de la révélation, l’heure des fantômes se sont avancés. La plupart d’entre en rendant ses victimes résiduelles, pendant laquelle l’invisible vient au eux étaient sámi. Parmi eux se trou- muettes, transparentes. jour, l’heure à laquelle ce qui a été vait le légendaire Niillas Somby, seul Ceci me ramène au problème de négligé apparaît. survivant d’un groupe de sept dont la « l’apocalypse », maintenant réfléchi La résonance avec Pile de Sápmi est grève de la faim devant le Parlement dans cette image de l’État qui broie ici évidente, mais pourtant, confronté en 1979 est devenue l’un des moments et consume tout. Les descriptions à ce mot – « apocalypse » –, j’hésite, mal les plus iconiques de la bataille origi- de la fin du monde ne sont jamais à l’aise. Le vocable a quelque chose nelle d’Alta 6. Un autre orateur était innocentes et moins encore ici, moins qui titille l’imagination : un soupçon Niillas Beaska, l’actuel président du encore si je suis celui qui les énonce de luxure fleurant le spectacle et la parti politique sámi 7. Montrant le – un chercheur installé, avec mon violence sentimentale, l’interminable profil indistinct du Parlement derrière passeport norvégien, représentant meule de la pornographie de fin des lui, à peine visible dans l’obscurité, privilégié de l’État, celui-là même temps et des fantasmes de mort accom- Beaska a construit son discours autour qui organise cette fin. Un mot comme plie qui nous envahit en ce jour, au « apocalypse » n’est pas seulement 57 seuil catastrophique de l’anthropocène. descriptif, mais vivant : il est doté Il paraît complaisant, plus précisément L’État broie, d’une capacité à « rendre réel » son peut-être, il fait écho aux affects et aux concassant les choses référent, à lui conférer une force qui fantasmes portés par le projet anthro- avec l’endurance sans rend inévitablement complice et qui pologique du sauvetage, celui d’une produit des diagnostics performatifs. entreprise collective d’acquisition et bornes d’une majorité Sa temporalité brouillée en fait un de réification enracinée, trop souvent, dominante. geste d’avertissement qui peut aussi dans le postulat d’une apocalypse de forcer le futur, rendre le présent l’Autre. Dans le sauvetage, la disci- d’une comparaison narquoise entre déjà révolu, les vivants déjà morts. pline risque continuellement de se cette silhouette et le tracé d’une Prononcez le mot et les machines réduire à une projection d’images de montagne de son territoire d’origine fantasmatiques se mettent en branle, musée, voire à un carrousel itinérant au nord. La montagne est appelée disposant les pierres tombales sur de mondes en danger qui doivent être Stállo, du nom d’un personnage les tombes. Prononcez-le et vous préservés, sauvés, restaurés, pleurés, sombre et menaçant du folklore sámi, risquez de vous retrouver du côté ramenés à la vie mais de l’extérieur, à souvent investi du rôle de l’étranger de ces machines à broyer – celles partir des préoccupations morbides et hostile. « L’État est une machine, une qui concassent, encore et toujours, hermétiquement closes de son propre machine qui mastique, qui broie et complexe disciplinaire de sauveur. Au qui mange », dit-il, se référant à 6. Lutte de longue haleine contre mieux, c’est une distraction, une gêne l’avidité stupide souvent attribuée à la construction par l’État d’un Apocalypses barrage hydro-électrique sur le qui ajourne le vrai travail ; au pire, il Stállo. « Il broie, et broie et broie », fleuve Alta. Les manifestations sont exprime un investissement affectif continue-t-il. « Mais aujourd’hui, devenues un épisode central dans dans la mort qui se projette dans le un mardi matin à Oslo, la ville est la mobilisation ethno-politique des concret et l’infecte. La violence des emplie de Sámi. C’est une bonne Sámi pour les droits indigènes et fonciers dans la deuxième moitié bonnes intentions demeure violente, chose. » L’État broie, patiemment et Terrain 71 du xxe siècle. Voir par exemple même quand elle est pratiquée comme inlassablement, concassant les choses Minde 2003. une expiation. avec l’endurance sans bornes d’une 7. Norgga Sámiid Riikkasearvi (NSR).
Les crânes et le cochon qui danse H. REINERT jour et nuit, pour rendre des mondes son mode de vie nomade. Ces der- quelque chose : le gouvernement doit comme ceux de Jovsset Ánte et de nières décennies, les représentants intensifier son action, doit résoudre Máret Ánne déjà dépassés, déjà révo- de l’État ont privilégié un récit de le problème. lus : vaincus, fait accompli. C’est en la dégradation écologique et d’une Cette escalade du discours de partie pourquoi je trouve les crânes organisation défaillante. Faute de l’échec a opportunément coïncidé aussi obsédants ; dans leur solidité s’être régulés, les éleveurs de rennes avec l’intérêt croissant des acteurs choquante et animée, ils incarnent ont – dit-on – accru la taille de leurs nationaux et internationaux pour le une pensée indigène, mais sur un troupeaux au-delà d’une « capacité « développement » de la toundra et la autre mode du spectral – non comme limite », jamais réellement chiffrée. « concrétisation » de son « potentiel une disparition ou une dissolution, Le pâturage excessif a dégradé les économique ». Ce dernier devient mais comme un retour implacable. prairies, ou ce sera le cas dans un d’autant plus attrayant avec la raréfac- L’un d’eux repose près de moi sur le futur proche. Ou ce pourrait être le tion globale de ressources minérales banc, ses orbites vides. cas, et la « désertification » ainsi que la aisément accessibles, mais les droits perte de diversité qui en résulteraient sámi sur les terres de pâture y font entraîneraient à leur tour une catas- obstacle (Reinert 2016, 2018). Dans Un excédent trophe : la mort massive des rennes les années qui ont précédé l’abat- chronique et l’effondrement de l’écosystème de tage forcé actuel, des récits de crise toundra. s’étaient répandus dans les unes des L e cas Jovsset Ánte est com- Les fondements scientifiques de journaux avec une vigueur croissante. 58 59 plexe ; on en a déjà beaucoup ce récit sont problématiques pour plu- Ils avaient culminé dans une sorte parlé8 et il reste beaucoup à en sieurs raisons9. Celui-ci joue en outre d’extase catastrophiste, une rêverie dire. L’histoire pourrait commencer collective mise en scène avec une par la décision, en 2013, du ministère grammaire visuelle de carnage et de l’Alimentation et de l’Agriculture Les récits de dévastation : sang sur la neige, de mettre en place la « réduction de crise avaient cadavres épars pourrissant sur le sol. forcée » – abattage, ou massacre de culminé dans une « La mort a occupé la toundra » avait masse obligatoire – des troupeaux titré un journal10. Sous cette mention, de rennes sámi (Johnsen et al. 2015). sorte d’extase un jeune renne fixait la caméra, les Elle commence aussi beaucoup (beau- catastrophiste. yeux illuminés par le projecteur : coup) plus tôt. « Quand vous lirez ceci, ce petit sera L’image d’un excédent de rennes sur des préjugés anciens et s’enracine probablement mort. » Des animaux n Rennes fantômes, Victoire Plé, 2018 a hanté les confins de l’État depuis dans une pensée raciste persistante mouraient de faim pendant que leurs Illustration : Victoire Plé © Penninghen 2018 près de deux siècles maintenant : un selon laquelle les Sámi sont irra- propriétaires faisaient, disait-on, la fourmillement fiévreux, imaginaire, tionnels, primitifs et incapables de guerre. La même poignée d’images n Horizon funèbre, Éléonore Ruffat, 2018 qui menacerait toujours de déborder se gouverner. Il est compréhensible et macabres réapparaissait encore et Les crânes de rennes exhibés convoquent leurs les frontières, d’envahir les villes, de évident pour la plupart des membres fantômes élevés contre la politique de réduction forcée mise en place par l’État. mettre la terre à nu. Les arguments de la majorité ethnique norvégienne 8. Le cas a attiré l’attention Illustration : Éléonore Ruffat © Penninghen 2018 et les récits ont varié au fil du temps, et a un pouvoir de séduction presque d’un large éventail de médias Apocalypses Apocalypses mais l’impulsion sous-jacente a per- universel, en particulier dans le sud internationaux, notamment de journaux allemands, britanniques, sisté : une volonté de contenir les du pays : comme « chacun sait », il italiens et nord-américains. troupeaux, de les contrôler, de les y a trop de rennes, les éleveurs ont 9. Voir Benjaminsen et al. 2016, réduire. Et contrôler ainsi, et réduire « échoué » ; la toundra a atteint un ainsi que Benjaminsen et al. 2015 et Reinert 2014. un segment de la population indigène état de chaos anarchique qui exige Terrain 71 Terrain 71 10. https://www.nrk.no/ sámi qui a résisté si ostensiblement une intervention corrective et puni- sapmi/doden-har-inntatt- à la normalisation, simplement par tive de l’État. Quelqu’un doit faire finnmarksvidda-1.7405119 [dernier accès, janvier 2019].
Les crânes et le cochon qui danse H. REINERT toujours : des corps affamés, dislo- descendait dans l’arène au début de principes abstraits d’organisation pas- peut survivre aux pertes et garder pouvoir. Dans ce sens, la crise du d’accords internationaux contrai- qués, négligés, démembrés par des son mandat pour déclarer, bravache, torale furent importés (et imposés) assez de capital reproducteur pour renne peut être aussi lue comme une gnants, cette violence s’est exer- prédateurs, en décomposition. Au qu’il mettrait de l’ordre « dans cette par les administrateurs et chercheurs se régénérer. Un petit en revanche performance, un spectacle de justi- cée, de manière patiente et cohé- sein de l’équipe de recherche dans pagaille ». norvégiens dans les années 1970, à risque de s’effondrer – d’être réduit au fication orchestré par l’État dans ses rente, pour diminuer, réduire et laquelle je travaillais alors, certains partir de l’élevage ovin commercial et stade où il est incapable de se repro- propres périphéries : « le désastre est limiter l’espace, les ressources d’entre nous commencèrent à appeler « rationnalisé » tel qu’il était pratiqué duire. Il y a environ une décennie, une forme de gouvernement » (Ophir et les choix ouverts aux éleveurs auto- cette poignée de dépouilles recyclées L’autre crise dans le sud du pays. Le problème ici lors d’un pic antérieur du discours sur 2007 ; Roitman 2014). La crise est un chtones en Norvège. Jovsset Ánte est à l’infini les « cadavres Potemkine ». peut être énoncé très simplement : la crise du renne, un éleveur, Johan dispositif de contrôle qui atteint ses actuellement le visage public de la C En capturant l’effet hallucinatoire onsidérez maintenant ceci. dans un environnement instable où Mathis Oskal, a résumé le problème buts non par la résolution, mais par le violence, victime exemplaire mais produit par la vision du même renne Le pastoralisme arctique les conditions varient radicalement, très succinctement : « Si le gouver- report continu. Cultiver sa tempora- aussi centre de la résistance, iconique expirant, encore et toujours, d’un fonctionne dans des envi- où le troupeau est exposé à la préda- nement divise par deux le nombre lité engendre la demande permanente malgré lui. L’histoire des crânes est récit à l’autre, sa mort s’éparpillait ronnements complexes, aux change- tion de la part de multiples espèces, d’animaux, et que nous avons ensuite non pas simplement d’une solution, aussi l’histoire de son troupeau, de d’un bout à l’autre de la région, tel un ments rapides et souvent imprévisi- « stabiliser une population totale » une mauvaise année [uår], on peut mais d’un agent à même de la fournir. sa famille, de son territoire, de son nuage perdurant d’année en année. bles. Par conséquent, la plupart des à des effectifs fixes, « durables », se retrouver sans le moindre renne. Sur toile de fond de l’imagi- gagne-pain et de son peuple, de son Avec le temps, le discours domi- troupeaux de rennes sont aussi des et atteindre une « densité idéale » Ce serait une catastrophe éternelle 12. » naire cataclysmique d’un excédent mode de vie, de la vie de ses ancêtres nant s’est installé comme une réalité entités labiles et dynamiques qui se avec une « structure optimisée du « Catastrophe éternelle ». Pour incontrôlé, d’une mort de masse et et de ses descendants. « La réduction admise, celle d’une toundra prise dans structurent et se restructurent pour troupeau » est tout simplement une Johan Mathis, l’excédent apparaît d’un effondrement du système qui forcée » ramènera son troupeau à un tourbillon sépulcral de violence s’adapter aux conditions mouvantes illusion managériale (Reinert & Ben- comme un compromis au calibrage soixante-quinze têtes, soit bien en imaginaire, d’anarchie et de mort : de leur environnement. Tout au long jaminsen 2015). Elle s’appuie sur des de la taille du troupeau en fonction Le rideau de crânes dessous du seuil de viabilité. L’État 60 61 un instant morbide de présent/futur du xxe siècle cependant, les interven- reliquats idéologiques hérités des éco- des ressources de pâturage. Le pro- affirme le contraire, en prétendant exprime cette suspendu à l’orée d’un événement tions étatiques sur l’élevage ont reposé logies agro-industrielles de masse blème se résout tout seul : « la nature qu’il peut continuer à vivre avec un catastrophique de masse. Ce que cet sur des hypothèses provenant d’une du xxe siècle, entretenus pendant elle-même réduit les effectifs », autre catastrophe, troupeau réduit. Même s’il ne le peut instant exsude est simultanément un écologie de l’équilibre et sur un para- des décennies par les asymétries de poursuit-il, « comme elle l’a toujours capturant la violence pas, l’État déclare (avec une arrogance effet et un instrument de gouvernance : digme de l’industrie productiviste de pouvoir qui régissent le champ de la fait ». Comparons cela au discours paternaliste) que la décision est non de fin du monde un contexte ambiant manufacturé qui masse. Celle-ci tend à réduire toutes politique pastorale en Norvège. de l’État, pour lequel l’excédent 13 seulement légale, mais bénéfique à agit par le biais de catégories raciales ses variables – terre, animaux, usages Considérez aussi ceci. Les petits apparaît toujours comme le potentiel de l’État lui-même l’élevage lui-même, et aux éleveurs et coloniales inexprimées. Celles-ci – à leur forme la plus simple et la plus troupeaux ont de petites marges : permanent d’une rupture terrifiante, comme agent. qui ne peuvent pas (dit-on) prendre justifient et légitiment l’intervention universelle. Parmi ces paradigmes en dessous d’un certain nombre de d’une prolifération rampante et soin d’eux-mêmes, et encore moins corrective de l’État en tant qu’agence directeurs figure l’idée d’une « densité rennes – environ 200 –, le troupeau incontrôlée dans laquelle les cada- imprègne le discours étatique officiel, de leurs troupeaux. En réduisant le légale et souveraine, précisément en optimale » de rennes, fixe, stable, n’est plus économiquement viable ; vres s’éparpillent comme des feuilles « l’éternelle catastrophe » de Johan nombre de ses bêtes, l’État l’expose soulignant son échec permanent. universellement pertinente, répar- en règle générale, il ne produit tout mortes, chaotiques et innombrables Mathis fonctionne comme un miroir. à l’effondrement. Et en exposant les Déchirure chronique dans le tissu tie sur un territoire. Une autre idée simplement pas assez de surplus pour sur un terrain en partie inconnu. C’est l’imaginaire pastoral d’une troupeaux, il expose les éleveurs, il du pouvoir étatique, la crise a engen- maîtresse est en conséquence celle faire vivre l’éleveur. Les petits trou- L’éventualité même d’une telle crise catastrophe orientée non par l’excès expose leurs moyens de subsistance, dré une demande continue d’inter- d’un troupeau optimal, rationnalisé, peaux sont aussi structurellement fra- perturbe la prétention souveraine de mais par l’extinction soudaine qui il expose un mode de vie indigène vention. Des menaces officielles ont régi par des principes spécifiques : un giles, moins résistants, moins à même l’État à réguler la mort. La menace peut résulter de l’insuffisance, une qu’il s’est, théoriquement, engagé à été proférées à intervalles réguliers, nombre restreint de mâles reproduc- de se défendre des prédateurs. Les d’employer la force a pour vocation de catastrophe du manque plutôt que promettant une violence correc- teurs, l’absence de rennes non repro- mauvaises années sont inévitables et, restaurer cette prétention, au moins du trop-plein. Le rideau de crânes 12. Souligné par l’auteur. Entretien tive massive. Mais avec le temps, la ducteurs sur les pâtures hivernales, quand elles arrivent, un gros troupeau symboliquement – en alignant la exprime cette autre catastrophe, cap- paru dans le quotidien Aftenposten, Apocalypses Apocalypses 15 novembre 2004. répétition en a émoussé le tranchant la rotation maximisée des veaux, la réalité sur une théorie du pouvoir, turant la violence de fin du monde de 13. Dans cette optique, l’excès jusqu’à ce qu’elles paraissent presque capitalisation sur la croissance rapide 11. C’est une biopolitique de par essence insuffisante. Dans cette l’État lui-même comme agent. Cette est la seule relation significative anodines. Des menaces désormais des petits, etc. Ce troupeau optimal « l’espace de la cour de l’étable », crise, l’État reste toujours en deçà de violence menace le troupeau de Johan entre la taille d’un troupeau et vides, irréalistes, légèrement absurdes est conçu pour maximiser la produc- qu’on peut mettre, peut-être, ses propres ambitions théoriques : Mathis autant qu’elle anime les crânes, son environnement ; le problème en parallèle avec le modèle de troupeaux insuffisamment même lorsqu’elles étaient formulées tion de viande dans un environne- la réponse à cet « échec » est l’expan- les entraînant dans la ville. Pendant Terrain 71 Terrain 71 de la plantation comme dispositif grands est presque insaisissable, par chaque nouveau gouvernement, ment supposé stable, prévisible et spatial (Tsing 2012). Voir Reinert sion, la croissance, l’intensification des décennies, en dépit de protes- impensable, dans la logique et que chaque nouveau ministre avec peu ou pas de prédateurs11. Ces 2009, 2014 et Reinert & du contrôle, le renforcement du tations, de couverture médiatique, du discours dominant de l’État Benjaminsen 2015. (Reinert 2013).
Les crânes et le cochon qui danse H. REINERT protéger. Personne ne peut pratiquer de corps qui pourrissent dans la mise en évidence une seconde apoca- l’élevage sans troupeau. Si le troupeau neige, de dévastation, de systèmes lypse, « l’éternelle catastrophe » d’Os- disparaît, l’éleveur aussi. en déroute, de puanteur de sang – kal, la catastrophe de l’extinction : pas l’État providentiel déploie la violence celle que combat l’État mais celle qu’il meurtrière de manière apotropaïque, provoque, même s’il prétend que la La loi du Cochon sur un mode préemptif : « Pour les violence est salvatrice. Cette seconde empêcher de mourir, ils doivent être apocalypse a aussi son corollaire dans L a notion de « catastrophe » est tués15. » Or le corps social qui corres- un corps social : la communauté de une technologie de l’imagi- pond à cette apocalypse de famine, ceux qui se reconnaissent non dans naire politique moderne14, la bienséance de l’État mais dans la un concept diffus, doté d’une capacité L’État anti- violence qu’il leur impose. à changer et à muter, donc à s’adap- Durant la journée, un couple ter constamment aux termes d’un catastrophique étrange de personnages masqués se futur, puis d’un autre. La forme, le existe pour conjurer déplace parmi les crânes. L’un d’eux mécanisme de catastrophes spéci- un potentiel est un gros cochon puissant, huma- fiques sont moins importants que noïde, traînant derrière lui, à l’aide l’évolution du concept lui-même. La catastrophique ; d’une chaîne, un serviteur, mince, catastrophe est un mode d’attente en naturalisant la coiffé de bois de rennes. Ce dernier par lequel le présent anesthésié est catastrophe comme est accoutré en fantôme, le visage 62 63 fixé comme un insecte à l’horizon grimé d’un maquillage mortuaire. d’un futur cataclysmique. Celui-ci raison d’être, il se Le cochon tient un livre rouge, un est toujours sur le point d’advenir, rend éternel. exemplaire des lois de la Norvège, sur faisant marche arrière à la dernière lequel a été barbouillé La loi du Cochon minute, se rétractant toujours. Encore et qui est en même temps menacé 14. À ce sujet, l’étude de Roitman et toujours, la catastrophe recule par elle, n’est pas la communauté 2014 est particulièrement utile. Voir face à chaque nouveau tournant de pastorale. C’est plutôt la communauté aussi le texte classique de James route, en riant, alors même que sa morale qui se reconnaît dans l’État Berger 1999. présence réinjecte du sang dans le et s’identifie au code de bienséance 15. Sur la biopolitique de l’abattoir, de la mise à mort des animaux, présent et le restructure. Cette immi- définissant ses actions16. C’est alors de l’abattage de masse et de nence de la catastrophe constitue un que les crânes interviennent, en inter- la violence « invisible » dans le contrat tacite, une éventualité qui rompant la fantaisie apocalyptique et contexte du pastoralisme des rennes en Norvège, voir Reinert lie le citoyen à une image de l’État en la renvoyant en miroir. Comme un 2007, 2009, 2013, 2014. providentiel (Ophir 2007). Celui-ci gant retourné, ils exposent à la fois 16. « Si nous continuons à devient une entité anti-catastro- l’État providentiel dans sa dimension ignorer la responsabilité », phique qui éloigne le mal, justement catastrophique, et le mécanisme par déclara un homme politique norvégien en 2010, critiquant parce qu’il confère une universali- lequel l’anticipation catastrophique la faiblesse de l’action de son té au potentiel de ce mal et en rend manifeste la catastrophe qu’elle anti- propre gouvernement sur la la perspective proche permanente, cipe. Ils renversent le spectacle d’hor- question des rennes, « la nature Apocalypses Apocalypses continue, toujours présente. L’État reur de cause en effet de l’action de résoudra finalement la question par l’extinction des rennes. Mais, anti-catastrophique existe pour conju- l’État. Ils articulent l’investissement bien sûr, nous sommes une rer un potentiel catastrophique ; en (et la complicité) de ce dernier dans vraie société, et on ne peut pas naturalisant la catastrophe comme l’apocalypse en matérialisant le rêve continuer l’élevage des rennes de cette manière » (italiques raison d’être, il se rend éternel. incessant et secret de l’État providen- Terrain 71 Terrain 71 de l’auteur). https://www.nrk. v Famille aux cornes, Louise Meylan, 2018 En agissant sur la vision d’un tiel d’une catastrophe qui entretient no/troms/-reinkrisen-darlig- Illustration : Louise Meylan © Penninghen 2018 vaste désastre – un rêve de charniers (et justifie) son expansion. Est ainsi handtert-1.7443722 [dernier accès, janvier 2019].
Les crânes et le cochon qui danse H. REINERT (Grisens Lov). Dans la lumière pâle qui chose, en éliminant ce qui dissimule, de la machine territoriale de l’État- précède l’aurore, leur présence est vous atteignez la réalité sous-jacente. nation moderne est déjà une existence intense, amplifiée par la précision La vérité que fait émerger le rideau postcatastrophe. Elle est un mode de théâtrale exagérée de leurs gestes, par de crânes n’est cependant ni dans la vie qui vient après la fin d’autre chose, les tableaux bizarres, hallucinatoires profondeur cachée ni dans l’apparence composé et déployé avec défiance sur qu’ils composent. Le fantôme aux bois révélée, elle fonctionne plutôt par les ruines d’une situation de guerre est sámi, le berger, indigène, entravé ajout, par un ornement ou un sup- non déclarée. Sur cet arrière-plan, et lié, colonisé, obéissant. Le cochon plément qui donne à voir la réalité de le rideau de crânes tombe comme est l’État, parfaitement rendu dans son l’objet plus clairement que ne peut le une exigence, soudaine et éruptive : allure de bureaucrate démoniaque ou faire l’objet lui-même. Le rideau est celle d’être vu, d’exister au présent d’infernal cadre moyen – un clown comme un dispositif optique, comme comme quelque chose de plus que le grotesque, élégant et malveillant, un filtre photographique : la vérité souvenir d’une injustice soi-disant dirigiste. Pendant les semaines qui est révélée non en démasquant mais réparée, le vestige de quelque chose ont suivi l’événement – alors que je en masquant, par l’application d’un de révolu. En énonçant une requête, me débats avec le mécanisme du masque plus vrai (en un sens) que le rideau crée l’éventualité que les rideau, essayant de saisir comment le visage qu’il recouvre, cousin et choses soient différentes. Il impose il fonctionne et quelle vérité il révèle –, parent de la vérité de la caricature, de la possibilité, même si elle est niée, les deux personnages ne cessent de d’un monde où ce qu’il rend visible me revenir à l’esprit ; encore et tou- est vu. Jouant à la fois sur « la fin » et 64 65 jours, je reste à court d’idées, hanté Le cochon est l’État, sur « la révélation », le rideau montre par le sentiment que quelque chose parfaitement rendu ainsi et aussi le chemin d’une troi- m’échappe. dans son allure sième modalité d’apocalypse, qui se Le rideau forme un voile, sus- trouve juste sous l’horizon : l’affect pendu devant le Parlement ; au travers de bureaucrate d’une « joie millénariste » (Cohn 1957), de cet écran, le cœur de l’exécutif démoniaque une célébration qui se délecte de la apparaît entre les têtes flottantes et ou d’infernal fin du monde parce que, avec elle, sinistres de ses victimes – une forme pourraient aussi advenir la liberté, hagarde, désormais mise en accusa- cadre moyen. la restauration de la justice, une fin tion. Ce simple geste, qui consiste à de la loi du Cochon. couvrir une chose pour en dévoiler la l’exagération et du grotesque. Qu’est- vérité, continue de me tourmenter. Au ce, sinon une « habile révélation » moins superficiellement, il semble (Taussig 2016 [1998] : 273) ? Le rideau Épilogue inverser le mouvement épistémique est le masque du cochon : une nouvelle D de « l’apocalypse » (apokalúpsis) : le description apocalyptique qui lève eux semaines après la mani- soulèvement d’un voile ou la mise à nu un voile en en appliquant un autre. festation, quelques jours qui mène à la vérité. En tant que méta- Le cochon et le rideau possèdent seulement avant Noël, la phore visuelle de la connaissance, le tous deux, me semble-t-il, une sorte Cour a rendu son verdict. Il est désas- voile soulevé localise la vérité dans le de vitalité vibrante, exubérante ; aussi treux. Avec une majorité de quatre Apocalypses Apocalypses retrait de la surface extérieure, dans étrange que cela puisse paraître, il y a contre un, elle annule les décisions n Tribulations nocturnes, Maïlla Bencheikh, 2018 la mise à nu (ou la construction) d’une quelque chose de quasiment joyeux en des deux autres juridictions, passe À la catastrophe éternelle invoquée par les Sámi, l’État oppose la catastrophe ligne de vue auparavant obstruée. La eux. L’origine de cet affect s’explique outre leurs verdicts et déclare les écologique qui menace de frapper la toundra. vérité qui se découvre ou dont on ôte aisément. « L’apocalypse » peut en actions de l’État légales 17. Le juge- Illustration : Maïlla BencheikH © Penninghen 2018 le masque est soustractive, dans le effet être la catastrophe de la fin du ment semble presque démonstra- Terrain 71 Terrain 71 sens où elle est produite par le retrait monde – mais pour certains (pour tif – une affirmation de force dans d’un obstacle : en enlevant quelque beaucoup), la survie à l’intérieur laquelle la violence de l’État se rend
Les crânes et le cochon qui danse H. REINERT HANSEN THOMAS BLOM & FINN —, 2014. WHYTE KYLE POWYS, 2018. plus évidente, jusqu’à l’excès. Même travers une grande roue, on voyait le STEPPUTAT, 2001. « Weight, Space and Density in the « Indigenous Science (Fiction) for the les médias de langue norvégienne ont Palais royal. Une scène idyllique. Au States of Imagination. Ethnographic Norwegian Reindeer Crisis. Notes Anthropocene. Ancestral Dystopias Explorations of the Postcolonial towards a Critique », Valuation and Fantasies of Climate Change contesté le verdict. Pour ma part, je ne premier plan, niché dans le bas de la State, Durham, Duke University Press. Studies no 2, p. 153-183. Crises », Environment and Planning E peux m’empêcher de me demander si photo, presque invisible, se tenait un no 1, p. 224-242. l’État n’a pas eu la main trop lourde petit personnage portant une veste JOHNSEN KATHRINE IVSETT, TOR —, 2016. dans ce cas : comme si dans la férocité rouge, près d’un cadre métallique : BENJAMINSEN & INGER MARIE « On the Shore – Thinking Water WILLIAMS EVAN CALDER, 2011. GAUP EIRA, 2015. at a Prospective Mining Site in Combined and Uneven Apocalypse. de la contre-attaque, il avait révélé à Máret Ánne avec ses 400 crânes. Petite, « Seeing like the State or like Northern Norway », Society & Natural Luciferian Marxism, Londres, Zero tous son second visage, celui qu’il ne anodine, disparaissant dans la perfec- Pastoralists ? Conflicting Narratives Resources no 6/29, p. 711-724. Books. montre qu’aux « non autorisés », celui tion lisse et clinquante de l’Esprit de on the Governance of Sámi Reindeer Husbandry in Finnmark, Norway », —, 2018. du cochon cruel qui danse parmi les Noël vu par une ministre norvégienne. Norwegian Journal of Geography « Notes from a Projected Sacrifice crânes, meurtrier et grotesque mais Les apocalypses vont et viennent ; des no 4/69, p. 230-241. Zone », ACME. An International aussi, à sa manière, ridicule. Alors que mondes disparaissent sans qu’on s’en Journal for Critical Geographies j’écris ces lignes, Jovsset Ánte et son aperçoive. Le dragon (que personne LARSON SIDNER, 2000. no 2/17, p. 597-616. Captured in the Middle. Tradition and avocat ont annoncé qu’ils allaient se ne peut voir) voit ce qu’il veut. Experience in Contemporary Native REINERT HUGO & TOR tourner vers la Cour internationale American Writing, Seattle & Londres, BENJAMINSEN, 2015. des droits de l’homme à Strasbourg ou University of Washington Press. « Conceptualising Resilience in vers le Comité des droits de l’homme Norwegian Reindeer Pastoralism », MINDE HENRY, 2003. Resilience. International Policies, de l’ONU. En vue du prochain épisode « The Challenge of Indigenism. Practices and Discourses no 2/3, du procès de son frère, Máret Ánne 66 67 Références bibliographiques The Struggle for Sami Land Rights p. 95-112. collecte, avec ses crânes, des fonds18. and Self-government in Norway, BENJAMINSEN TOR, INGER MARIE 1960-1990 », in Svein Jentoft, ROITMAN JANET LEE, 2014. Dans un texte qu’elle a supprimé GAUP EIRA & MIKKEL NILS SARA, Henry Minde & Ragnar Nilsen (dir.), Anti-crisis, Durham, Duke University depuis, Máret Ánne décrit la bataille 2016. Indigenous Peoples. Resource Press. contre l’État comme une lutte avec un Samisk Reindrift—Norske Myter, Management and Global Rights, Delft, « dragon que personne d’autre ne peut Bergen, Fagbokforlaget. Eburon, p. 75-104. SARA MIKKEL NILS, 2002. « The Saami Siida Institution as a voir 19 ». Durant les mois qui ont suivi BENJAMINSEN TOR, HUGO OPHIR ADI, 2007. Social and an Ecological Regulation le verdict, alors que le choc s’atténue et REINERT, MIKKEL NILS SARA & « The Two-State Solution. Providence System », in Päivi Soppela, Virgitta que les débats s’organisent, un instant ESPEN SJAASTAD, 2015. and Catastrophe », Theoretical Åhman & Jan Åge Riseth (dir.), en particulier ne cesse de me revenir à « Misreading the Arctic Landscape. Inquiries in Law no 1/8, Reindeer as a Keystone Species A Political Ecology of Reindeer, p. 117-160. in the North, Rovaniemi, Lapland l’esprit. Pendant la première journée Carrying Capacities, and University of Applied Sciences, d’audience, la leader de l’un des partis Overstocking in Finnmark, Norway », REINERT HUGO, 2007. p. 23-27. de la coalition au pouvoir – Trine Skei 17. Sur les cinq juges, trois étaient Norwegian Journal of Geography « The Pertinence of Sacrifice », Grande, du parti libéral (Venstre) – no 4/69, p. 219-229. Borderlands no 3/6, en ligne : TAUSSIG MICHAEL, 1992. d’Oslo. Le juge qui a exprimé une http://www.borderlands.net.au/ The Nervous System, New York, était sortie sur les marches du Parle- opinion dissidente a grandi dans le BERGER JAMES, 1999. vol6no3_2007/reinert_larry.htm Routledge. grand Nord, à Vasdo, dans une région ment et avait pris une photo qu’elle a avec une forte présence de l’élevage After the End. Representations of [dernier accès, janvier 2019]. postée sur son compte Instagram20. des rennes. Post-Apocalypse, Minneapolis, —, 1997. University of Minnesota Press. —, 2009. The Magic of the State, New York, L’image était partie vers ses quelque 8 18. Sa page GoFundMe se trouve sur https://www.gofundme.com/protect- The Corral and the Slaughterhouse, Routledge. 000 abonnés avec le hashtag « #Esprit COHN NORMAN, 1957. thèse de doctorat soutenue au Scott sami-reindeer-herding [dernier accès, de Noël » (« #Julestemning »). Elle mon- The Pursuit of the Millennium, Polar Research Institute, University —, 2016 [1998]. Apocalypses Apocalypses janvier 2019]. trait le marché annuel d’hiver le long 19. Posté originellement sur https:// Londres, M. Secker and Warburg. of Cambridge. « Viscerality, Faith and Skepticism », articarts.no/pile-o-sapmi/. Des reprinted in HAU : Journal of de Karl Johan, la rue principale qui GROSS LAURENCE, 2015. Ethnographic Theory no 3/6, extraits de ce texte sont cités sur —, 2013. relie le Parlement au Palais royal. Des https://www.settnordfra.no/2016/02/ Anishinaabe Ways of Knowing and « The Disposable Surplus. Notes on p. 453-483. guirlandes illuminées décoraient les kunst-mot-stalig-overgrep/ [dernier Being, Londres, Ashgate. Reindeer, Waste and Biopolitics », arbres, les étals vendaient de la barbe accès, janvier 2019]. Laboratorium no 3, p. 67-83. TSING ANNA, 2012. Terrain 71 Terrain 71 20. L’image postée est consultable « Unruly Edges », Environmental à papa et des saucisses de sanglier. sur https://www.instagramm.com/p/ Humanities no 1, p. 141-154. Au centre de l’image, dans le parc, à BcUJnPiFxxU/ [dernier accès, janvier 2019].
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