Odorat & Parfums : étude de l'insaisissable - INTRODUCTION - L'odorat, un sens qui ne laisse pas indifférent
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Elodie Gratreau - A13 - HE05 Odorat & Parfums : étude de l’insaisissable INTRODUCTION – L’odorat, un sens qui ne laisse pas indifférent « L’odorat est un sens contraire à la liberté car on ne peut s’y soustraire. » Ainsi Kant exprimait-il un fait : l’odorat est un sens auquel on ne peut pas échapper. Si nous avons tendance à accorder une large prédominance à la vue et à l’ouïe dans notre quotidien pratique, on sent pourtant au moins autant d’odeurs sinon plus que l’on ne voit d’images ou que l’on entend de sons. Comme le décrit magistralement Patrick Süskind dans son roman Le Parfum : « les hommes [peuvent] fermer les yeux devant la grandeur, devant l'horreur, devant la beauté, et ils [peuvent] ne pas prêter l'oreille à des mélodies ou à des paroles enjôleuses. Mais ils ne [peuvent] se soustraire à l'odeur. Car l'odeur [est] sœur de la respiration. Elle pénétrait dans les hommes en même temps que celle-ci ; ils ne pouvaient se défendre d'elle, s'ils voulaient vivre. » : ne plus sentir, ce serait ne plus respirer –que cela soit par le nez comme par la bouche, puisque voies nasales et rétro-nasales font toutes deux parties intégrantes du système olfactif. Par ailleurs, notre rapport à l’olfaction n’est pas anodin : sens mystérieux qui semble nous échapper et se rappelle sans cesse à nous lorsqu’il nous ramène à un souvenir que l’on croyait 1 oublié à jamais, il nous met sans cesse devant la difficulté de le comprendre et de mettre des mots sur ce qu’il nous renseigne. Il a si bien intégré nos vies que l’on n’a pu lui créer un vocabulaire spécifique, comme on l’a fait avec les autres sens –vue et vocabulaire des couleurs, par exemple. Vecteur d’émotions au processus complexe, sens social par excellence, l’odorat est un sens que les hommes essaient de dompter depuis la préhistoire, et selon différentes phases. L’objectif de ce mémoire est de rendre compte de l’évolution de la place accordée aux odeurs à travers le temps, en adoptant un point de vue essentiellement français. Ce choix fait écho à l’excellence nationale en la matière, ainsi qu’à l’avouée facilité analytique rendue possible par le fait de vivre dans ce pays. Mais une présentation historique renvoie à la nécessité d’adopter dans un premier temps un point de vue plus général, notamment concernant les mondes antiques. Cet objectif répond également à la nécessité de se pencher sur une problématique engendrée par l’odorat : les odeurs sont-elles des œuvres d’art ou des objets dont la connaissance permet la manipulation ? Après une brève présentation des enjeux cognitifs et philosophiques de l’olfaction, on abordera l’histoire des odeurs et parfums, avant de déployer leurs diverses formes d’expression dans le monde actuel et à venir. SCIENCES HUMAINES L’odorat a longtemps été méprisé et considéré comme un sens inférieur : ce n’est que depuis les années 80 que les chercheurs s’intéressent à lui, l’étudient, et s’interrogent sur les raisons de son discrédit passé, notamment au cours du Moyen Âge et de la Renaissance. Aujourd’hui, ce sens qui
fut pendant un temps si déprécié retrouve ses lettres de noblesse, parce qu’on commence à mieux le connaître : ainsi, le prix Nobel 2004 de physiologie et de médecine a été attribué aux américains Richard Axel et Linda Buck pour leurs études sur les subtilités du système olfactif, dont toute tentative de description aboutirait à l’emploi de termes très complexes. L’olfaction est avant tout un sens du contact, comme le montre notre langage : « je ne peux pas le sentir », usage du verbe sentir pour évoquer une intuition tant positive que négative,… La culture arabe fait également appel à ces métaphores olfactives : la personne aimée reçoit ainsi, par exemple, le nom de « fragrance délicieuse ». L’olfactif désigne aussi de façon très intime la perception que l’on a d’Autrui : le fait de sentir l’atmosphère de quelqu’un le fait comme pénétrer de manière aérienne en nous. Comme le dit Jean-Paul Sartre, « l’odeur de l’autre, c’est ce corps lui-même que nous aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d’un seul coup comme sa substance la plus secrète : l’odorant moi c’est la fusion du corps de l’autre à mon corps ». Un rapport à l’autre pouvant être vécu comme foncièrement intrusif, dérangeant, d’où la difficulté à assumer ce qu’il amène en nous, tant d’un point de vue purement perceptif que d’un point de vue émotionnel, l’un étant par ailleurs bien difficile à distinguer de l’autre tant les toiles neurologiques mises en œuvre sont proches et liées. Ainsi, le nez a une valeur d’organe social qui opère des sélections et établit des distances entre les individus de manière inconsciente, à la façon des petites perceptions leibniziennes. On se place en dehors de la conscience de la morale et de l’esthétisme, cela a un caractère radical qui nous échappe. Les odeurs réelles et imaginaires, investies d’une symbolique, sont souvent employées pour stigmatiser certaines catégories sociales et professionnelles. Le nez a aussi une valeur d’organe sexuel : on sait empiriquement depuis longtemps que les odeurs ont une grande importance dans les rapports sexuels et dans le désir (phénomène actuellement étudié en sciences expérimentales et analytiques), mais également dans les rapports 2 entre une mère et son bébé (le fœtus commence à être en mesure de connaître olfactivement sa mère dès le 52ème jour de la grossesse),… Les odeurs jouent un rôle capital dans le rapport à Autrui, à tel point que la psychanalyste Françoise Dolto recommandait aux personnes qui projetaient de se marier de s’interroger sur la façon dont s'accordaient leurs odeurs. Car une odeur, nous en avons tous une, caractéristique de notre individualité. Carte d’identité olfactive, elle est en grande partie déterminée génétiquement, mais est également amenée à évoluer en fonction de notre alimentation, de notre âge, de notre état de santé,… D’infimes variations que nous ne sentons que rarement (quelques personnes atteintes d’un cancer témoignent par exemple d’une non-reconnaissance olfactive d’elles-mêmes, excellent exemple de la prise de conscience de la présence lorsqu’elle devient absente), mais qui peuvent faire la différence dans le rapport à soi, au monde, et à Autrui. Il semble ainsi que le coup de foudre amoureux ait une signification en olfaction : il résulterait d’une reconnaissance inconsciente de l’odeur d’une personne, perçue comme désirable, sécurisante,… Et c’est justement pour ce rôle latent dans le relationnel et en particulier dans la sexualité que l’odorat fut condamné par de nombreux philosophes : il trompe, aliène l’esprit, entraîne vers des plaisirs qui ne sont pas nobles, encore moins nobles que la vue et l’ouïe (Platon, Aristote). Pour Descartes, l’odorat est un sens grossier ; Kant disait qu’il ne sert à rien de le développer et qu'il ne sert aucun art, Hegel était également de cet avis, tout comme Schopenhauer qui le considérait comme étant un sens inférieur,… Une critique qui atteint son paroxysme avec la psychanalyse freudienne, selon laquelle la rupture avec l’animal et l’essor de la civilisation se seraient effectués grâce au refoulement de l’odorat. Ainsi, nos très lointains ancêtres auraient eu un odorat très développé, et la bipédie aurait écarté leur nez du sol de telle façon qu’il jouât un rôle moins important dans la survie de l’espèce, entraînant un important refoulement de la sexualité, ce qui aurait permis la fondation de la famille et le fondement de la civilisation. En conclusion, pour
Freud, l’odorat est un ratage de processus dans la civilisation, c’est un reste d’animalité, qu’il faut s’efforcer de rejeter. Mais ces penseurs oublient que c’est justement parce que notre odorat est proche du flair qu’il est très intéressant : il permet de percevoir l’indicible ; ce sens pauvre en vocabulaire établit un rapport fusionnel avec le monde. Il nous met en relation de façon profonde avec notre environnement. Les odeurs évoquent des sentiments soustraits à la communication sociale, dont la perception peut être source de création (à la manière de la fameuse madeleine de Proust), ou même avoir un intérêt psychanalytique : l’odeur c’est soi et ce que l’on ne sait pas, c’est une révélation de soi à soi-même. L’odorat est ainsi parfois présenté comme un double sens, et donc comme un sixième sens : celui de l’intuition sensorielle. Il offre des potentialités considérables. Ainsi, malgré une certaine défiance vis-à-vis de l’odorat, alimentée par cette crainte de ne pas pouvoir établir la distance nécessaire avec l’univers psycho-olfactif de chacun, on ne peut le renier, ne serait-ce parce que les schémas neurologiques de perception qu’il met en jeu sont très proches de ceux de la mémorisation. On se remémore un souvenir comme on se remémore le cadre perceptif dans lequel il s’inscrit, et les odeurs ont un rôle important dans ce processus de remémoration. Notre odorat et notre odeur sont des marqueurs de notre individualité et de notre subjectivité, de la façon dont le monde s’offre à nous et dont nous nous positionnons dans le monde. Notre sillage est le marqueur de notre présence dans l’absence, il donne de la vie à un lieu inanimé. Nous laissons une trace en disparaissant, et c’est une marque non-négligeable de notre existence. Il apparaît alors intéressant de s’interroger sur la forme qu’a pris cette marque au cours de l’histoire de l’Humanité, et d’aborder les odeurs d’un point de vue historique. 3 HISTOIRE Comme évoqué précédemment, l’odorat est un sens auquel on ne peut échapper, puisqu’il est directement lié à la respiration, action de vie par excellence. Aussi a-t-il toujours fait partie intégrante des pratiques de vie humaines, tant dans le domaine profane que dans le domaine sacré. C’est notamment avec la maîtrise de feu qu’apparurent les premières pratiques rituelles du parfum : dans un premier temps, ce fut par la fumée que s’élevèrent les senteurs, notamment carnées mais aussi, plus rarement, végétales, censées amadouer les dieux et attirer la bonne fortune sur les groupes de cueilleurs-chasseurs. Ces derniers, dont l’odorat était sans cesse sollicité pour pister les bêtes sauvages et reconnaître divers éléments de la flore, s’efforçaient également de masquer leur odeur voire de se montrer intimidant en se frottant la peau de plantes très odorantes, comme la citronnelle ou encore la menthe. Mais, ici, l’olfaction est directement associée à l’idée de stratégie de survie : un sens encore très lié à son caractère « animal », tant critiqué par les philosophes et dont les parfumeurs et partisans de l’odorat aimeraient s’éloigner. Par conséquent, on peut considérer que ce ne fut qu’avec la sédentarisation et le développement des sociétés et de la relation à l’altérité, et donc au cours de l’Antiquité, que naquirent les premières pratiques de parfumerie.
L’Antiquité L’Egypte antique Chez les égyptiens antiques, l’univers du parfum eut dans un premier temps une expression purement sacralisée, d’ordre métaphysique. Les fumigations d’encens, qui avaient lieu dans les temples au moins trois fois par jour, avaient valeur d’offrandes aux dieux et aux souverains, par l’intermédiaire des prêtres. Alors que les mets n’étaient pas consommés par les dieux, la fumée, elle, s’élevant vers les cieux pour y « disparaître », apparaissait aux égyptiens comme ingérée et appréciée par les divinités. Des rituels par ailleurs très codifiés : le matin, on brûlait de la résine, quand il était d’usage d’utiliser de la myrrhe le midi et du Kyphie -parfum égyptien aux vertus curatives (bien-être et soin des maladies pulmonaires et hépatiques) et hédonistes à la composition variable (vin, miel, safran, genêt,…)- le soir. Parallèlement à l’usage des encens, les prêtres égyptiens maniaient l’art de la parfumerie dans leurs laboratoires, au sein même des temples. Ils fabriquaient des parfums et des huiles et onguents liturgiques, notamment employés pour parfumer les statues des dieux, ainsi que les pharaons et les prêtres eux-mêmes. Exceptionnellement, les femmes s’en enduisaient le corps à des fins purificatrices. Ils jouaient également un rôle essentiel dans les rituels de traitement des morts, et étaient réputés comme favorisant le passage du monde terrestre à l’au-delà ; on parle bien sûr des fameuses cérémonies d’embaumement. Les cadavres étaient recouverts de bandelettes odorantes et d’huiles saintes censées leur donner un parfum d’éternité, puis imprégnés de fumées d’encens. Ce n’est qu’un peu plus tard que les produits odorants entrèrent dans la vie courante des égyptiens. Dès lors, ils furent employés à des fins à la fois thérapeutiques et cosmétiques : adoucissement et protection de la peau, éloignement de l’infortune,… Appliqués sur toutes les parties du corps et complétés des fards, ils restaient néanmoins réservés aux castes les plus riches. 4 Il est toutefois à noter que les propriétés attribuées à ces produits n’émanaient pas de leur odeur en tant que telle, mais des matières premières utilisées pour leur composition : le parfum devient alors une valeur ajoutée d’ordre esthétique qui prendra toute sa dimension dans la Grèce antique. La Grèce antique L’usage grec des substances parfumées s’inscrit dans la continuité de l’usage égyptien précédemment évoqué, avec cependant une certaine accentuation du caractère esthétique de celles-ci. En effet, une belle femme l’était par son parfum, résultat de longues ablutions réalisées dans le gynécée (pièce de vie de la gente féminine) ; ce qui ne signifie par ailleurs pas que les hommes n’étaient pas concernés par cet univers odorant, omniprésent dans un contexte où les bains étaient au centre de la vie public. Les huiles parfumées en particulier acquirent rapidement un haut pouvoir symbolique dans le domaine de l’érotisme : les athlètes et soldats s’en enduisaient, comme une seconde peau protectrice mais également odorante et luisante (aspect intimidant) ; les femmes s’en appliquaient sur la poitrine et les cuisses au cours des préliminaires ; mises en vase, elles faisaient office d’offrandes de séduction ; enfin, il était de rigueur de se présenter à un banquet en s’en étant couvert les cheveux, la poitrine et les pavillons du nez –en échange de quoi les hôtes faisaient montre d’estime en offrant des bains de pieds parfumés et des couronnes de fleurs et en brûlant des encens. Si l’usage des produits odorants semblent bel et bien devenu une pratique quotidienne, il n’en est pas moins investi d’une forte symbolique, d’une recherche de l’idéal esthétique et mystique, et est donc indissociable des pratiques religieuses, au même titre que dans la civilisation égyptienne. En effet, l’immortalité des Dieux leur est conférée, dans le culte grec, par la consommation de
l’ambroisie, laquelle leur parfume l’haleine de manière très caractéristique. Les produits odorants relèvent donc presque du domaine du divin, et c’est dans cette optique de perfection éternelle que les grecs les employaient. Par ailleurs, tout comme chez les égyptiens, les parfums faisaient partie intégrante des rites de soin des défunts et étaient également employés à des fins curatives, tant dans les Ecoles de médecine telles que celle d’Hippocrate, qui recommandait par exemple les fumigations de sauge dans le traitement de plusieurs maladies, que concernant la médecine des temples. Les us et coutumes des romains en matière de produits odorants furent très proches de celles des grecs, et renforcées par la multiplication des bains publics, les thermes, si chers à Jules César, sous le règne duquel le culte du corps atteignit sont apogée. L’usage religieux des parfums prit aussi une dimension plus « personnalisée », chaque dieu étant associé à une senteur à partir du Ier siècle avant J.-C. Techniques Durant l’Antiquité, les produits parfumés résultaient essentiellement d’extractions par enfleurage, une technique consistant à laisser les matières premières en contact avec des graisses neutres d’un point de vue olfactif. Les matières premières se diversifièrent au fil du temps et des différentes conquêtes. Ainsi, les égyptiens commencèrent par utiliser des bois odoriférants (cannelle,…), du safran, ou encore des huiles de pin et d’olives provenant des terres environnantes, avant de découvrir l’encens et la myrrhe au cours d’expéditions sur la zone côtière actuellement occupée par le Soudan et 5 l’Erythrée (« pays de Pount ») au début du IIe millénaire avant J.-C. Au XVe siècle avant J.-C., ce furent les grecs qui les premiers créèrent des parfums aux senteurs de fleurs (rose, iris, lis,…). Suite à la conquête des terres orientales, où l’utilisation des produits parfumés revêtait un caractère essentiellement esthétique et purificateur, menée par Alexandre le Grand au IVe avant J.-C., la route des épices et des aromates ouvrit à l’Occident les portes d’un monde olfactif très vaste, bientôt enrichi de senteurs d’origine animale (musc, civette, ambre gris, castoréum). L’Antiquité fut donc une période très féconde en termes de produits parfumés, dont la palette de senteurs allait de subtils parfums de fleur à de beaucoup plus marquées effluves animales, et de rapport de l’être à l’olfaction, sens alors associé au bien-être, à la beauté, et à l’idéal divin. Mais la naissance et la montée du christianisme ainsi que les épidémies qui marquèrent le Moyen Âge changèrent grandement la donne. Le Moyen Âge Avec la montée du christianisme, l’usage profane des parfums se retrouva très vite réduit au strict intérêt thérapeutique. En effet, dans les Evangiles fut introduite l’idée que le parfum revêtait un caractère sacré, Marie-Madeleine encensant les pieds du Christ de nard afin de préparer son corps à la résurrection. L’Eglise catholique présenta donc les produits olfactifs comme réservés au domaine du divin : les bonnes odeurs manifestaient la pureté de l’âme (la fameuse « odeur de sainteté ») quand les mauvaises odeurs étaient directement associées à l’enfer.
Ce ne fut qu’au retour des croisés, à partir du XIIe siècle, que s’observa en Occident, et notamment en France, un regain d’intérêt pour les senteurs. Progressivement, elles retrouvèrent leurs lettres de noblesse et furent associées au plaisir des sens et aux jeux de séduction, notamment dans l’amour courtois (les courtisanes portaient des pommes de senteurs,…), mais également à l’idée de protection contre les épidémies, lesquelles étant réputées comme s’accompagnant d’odeurs nauséabondes : ainsi désinfectait-on les maisons à l’aide de fumigations de bois odorants. Les parfums utilisés étaient à la fois floraux, alors fabriqués à partir de matières premières occidentales, et de type dit oriental, avec des matières premières en provenance d’Afrique, d’Orient, et d’Inde. Ces matières premières transitant par les grands ports commerciaux qu’étaient les villes de Venise, Gênes, Marseille ou encore Montpellier, elles y subissaient quelques transformations avant leur commercialisation. Ainsi fut fondée en France une petite communauté de parfumeurs qui obtint ses premiers statuts à la fin XIIe siècle. Le siècle suivant fut marqué par le développement des bains dans lesquels infusaient des plantes aromatiques aux vertus protectrices et thérapeutiques et par l’apparition de la technique d’extraction par distillation, dans un premier temps utilisé pour le vin (obtention de « l’esprit de vin », ancêtre de l’eau de Cologne). De cette technique naquit en 1370 l’eau de la Reine de Hongrie, plus ancien parfum à base d’alcool connu à ce jour, aux effluves végétales (romarin, menthe), florales (fleurs de rose et d’oranger) et d’agrumes qui nous évoqueraient aujourd’hui le pot-au-feu, et dont la légende raconte qu’elle aurait permis à la septuagénaire Donna Isabella de retrouver sa jeunesse et, avec elle, l’amour. Mais cet intérêt pour l’olfaction fut de courte durée… En 1348 frappa la peste noire, établissant un lien direct entre mauvaises odeurs et épidémies. L’odorat devint le sens du danger, les odeurs étaient fuies comme on fuyait la peste. Par suite, on 6 s’éloigna des bains, que les médecins déconseillaient notamment par crainte que l’eau véhiculât la maladie. Au XVe siècle, l’olfaction était considérée comme un sens handicapant, que l’on se devait de satisfaire en camouflant les mauvaises odeurs dues au manque d’hygiène. Et cela perdura pendant près de trois centaines d’années. De la Renaissance à l’époque moderne Le XVIe siècle Tandis que le bain fut relégué au rang de pratique dangereuse, les bains publics devinrent des lieux de débauche et de dépravation, tant et si bien que le concile de Trente, au XVIe siècle, les interdit. Toutefois, le manque d’hygiène corporelle fut à l’origine du règne de la puanteur, mal tolérée dans la noblesse. Pour pallier à ce désagrément, la Haute-Société usait de parfums lourds aux notes entêtantes, constitués essentiellement de matières premières animales, auxquelles on attribuait également des vertus aphrodisiaques –Henri IV était, semble-t-il, particulièrement friand des odeurs musquées. Il s’agissait également de soigner son apparence, et de s’efforcer à porter un subtil sillage plutôt que de désagréables odeurs corporelles : les femmes cachaient sous leurs vêtements des sachets de pétales de fleurs ou de bois odorants, et les eaux aromatiques et parfums floraux étaient très prisés. Par ailleurs, on tentait d’éloigner les maladies des lieux de vie en y diffusant des parfums d’ambiance ou en y réalisant des fumigations. La Renaissance fut donc une période de saturation olfactive, où toute senteur à-même de camoufler un évident et odorant
manque d’hygiène était employée sans retenue. Il s’agissait alors bien plus de contenter son odorat plutôt que d’en prendre soin. A cette période, l’art de la parfumerie était essentiellement pratiqué en Italie ; mais, notamment suite au mariage de Catherine de Médicis, qui introduisit la mode des gants parfumés, avec Henri II, les mœurs olfactives de ce pays (qui n’en était pas encore un) se diffusèrent en France à partir du XVIe siècle. Des parfumeurs italiens s’installèrent à Paris et à Montpellier, qui devint alors la capitale des parfums : s’annonçait déjà la prédominance française dans ce domaine. XVIIe-XVIIIe siècle La mode des gants en peau parfumés donna lieu à la réunion des gantiers et des parfumeurs en 1614. Le XVIIe siècle fut l’avènement de cette profession, accompagné de l’essor de Montpellier et de Grasse, miroirs de l’excellence française dans le domaine de la parfumerie ; domaine qui, par ailleurs, reçut le soutien de Colbert, contrôleur général des finances sous Louis XIV, qui le voyait comme une industrie puissante destinée à faire rayonner la France dans toute l’Europe. Une opinion qui n’est pas sans rappeler que Louis XIV joua un rôle significatif dans l’histoire des parfums : les appréciant plus que de raison, il en devint allergique. La mode était alors à la surabondance visant à camoufler le manque d’hygiène, mais la cour du Roi-Soleil fut contrainte de s’en passer. Seule demeura tolérée l’eau de fleur d’oranger, et ses subtiles effluves. On redécouvrit alors les parfums légers, discrets, et précieux, qui peu à peu devinrent la norme en matière d’olfaction : si, sous Louis XV, dont la cour fut qualifiée de « Cour parfumée », il était encore courant de s’imprégner de fortes odeurs changeant chaque jour et de recourir massivement aux pots-pourris comme parfums d’ambiance, on renoua peu à peu avec des parfums plus délicats. Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, les fortes senteurs animales furent 7 rejetées au profit de compositions florales et d’eaux d’agrumes : le Bouquet de printemps, l’eau Impériale, Superbe, ou, encore célèbre, l’eau de la Reine de Hongrie… autant d’eaux de senteur qui habillaient les femmes de la noblesse avec subtilité et dont la fabrication allait de paire avec la banalisation de la distillation. La vogue des perruques fut aussi l’occasion d’en parfumer les poudres de senteurs florales. L’olfaction renoua avec son image de sens de la séduction et de la volupté, et les parfums devinrent un élément essentiel du raffinement. Il était de bon ton de décrire ses produits comme originaires de Grasse ou de Montpellier, et les gantiers-parfumeurs, parmi lesquels Jean-Louis Fargeon, parfumeur de Marie-Antoinette puis fournisseur de Napoléon dont l’étude des pratiques à laquelle s’est attelée Eugénie Briot témoigne bien de la transition de mœurs olfactives que l’on a pu observer sur cette période, ou encore Jean-François Houbigant, furent plus que jamais en expansion –et en concurrence. Toutefois, à la fin du siècle des Lumières, la tannerie connut une forte crise de la demande : en effet, la mode était désormais aux gants de dentelle ou de toile, et les peaux de senteur n’avaient plus la préférence de la noblesse. La corporation des gantiers et tanneurs fut ainsi séparée de celle des parfumeurs en 1759. Parallèlement à ce regain d’intérêt pour l’olfaction et ses subtilités, on renoua avec l’hygiène corporelle : la baignoire fut introduite d’Angleterre en France vers 1750, et la toilette soignée redevint d’usage. Apparut également l’eau de Cologne, dont la formule, essentiellement composée d’agrumes et d’aromates, n’a pas changé depuis, et qui eut les faveurs de Napoléon au XIXe siècle. Elle aurait été créée par un apothicaire de Cologne, Giovani Paolo Féminis, et aurait été employée à des fins thérapeutiques par la faculté de médecine de la ville. Son créateur légua sa formule à son neveu, Gian Maria Farina, qui en perpétua la renommée. Peu à peu, les pratiques liées aux produits odorants devinrent partie intégrante de l’idéal de beauté et une dimension non négligeable de la vie en société.
XIXe siècle Si le parfum reprit bel et bien ses lettres de noblesse à la fin de la Renaissance, il n’en demeura pas moins un produit noble et luxueux, inaccessible aux classes populaires. Il devint donc, au XIXe siècle, un indice de distinction sociale : si la bourgeoisie avait accès à un cadre de vie propre et assaini, aux odeurs agréables, les quartiers plus pauvres, confrontés à de graves problèmes d’hygiène liés au manque d’eau courante et à la surpopulation, étaient eux caractérisés par des odeurs nauséabondes, à l’origine de discrimination. Tout comme on a aujourd’hui tendance à employer l’expression « je ne le sens pas » pour parler d’une personne que l’on préfère éviter, la bourgeoisie refusait de côtoyer la pauvreté sur la base, entre autres, de son odeur. L’eau perdit peu à peu, dans les sphères des classes sociales plus élevées, sa mauvaise réputation de véhicule des maladies. A raison d’un par mois, les bourgeois se plaisaient à essayer les senteurs de bain proposées par les parfumeurs. Ainsi, l’impératrice Joséphine appréciait particulièrement profiter des effluves de rose et de cognac. La mode olfactive était à la discrétion et à la subtilité, par direct rejet des odeurs très fortes dites « de la pauvreté ». On avait alors une idée du parfum comme une entité très aérienne, légère : c’est le temps des mouchoirs parfumés, accessoires indispensables des gentilshommes et des damoiselles, mais aussi celui de l’invention du vaporisateur. Les odeurs relèvent aussi d’un caractère très symbolique : portées par des sels et vinaigres, elles servaient à ranimer les dames s’évanouissant de par leurs corsets serrés à outrance ; vecteurs des idées de sensualité et de charme, elles sont une source d’inspiration littéraire de premier ordre pour les auteurs 8 romantiques, et notamment Charles Baudelaire, poète des correspondances, qui fait des perceptions, et notamment olfactives, les porteuses d’une histoire, d’un sentiment. Prenons donc le plaisir de lire son sonnet « Le parfum » : Lecteur, as-tu quelque fois respiré Avec ivresse et lente gourmandise Ce grain d'encens qui remplit une église, Ou d'un sachet le musc invétéré ? Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré ! Ainsi l'amant sur un corps adoré Du souvenir cueille la fleur exquise. De ses cheveux élastiques et lourds, Vivant sachet, encensoir de l'alcôve, Une senteur montait, sauvage et fauve,
Et des habits, mousseline ou velours, Tout imprégnés de sa jeunesse pure, Se dégageait un parfum de fourrure. Un véritable marché de la parfumerie se fit jour. De grandes maisons apparurent, comme Guerlain en 1828. Son fondateur, Aimé Guerlain, fut par la suite à l’initiative de la création du syndicat de la Parfumerie, en 1890 (devenue en 1974 la Fédération des Entreprises de la Beauté), qui répondait à la volonté des parfumeurs de défendre des intérêts communs. Se dessinaient alors les contours de la révolution industrielle et du capitalisme, à mettre directement en lien avec les progrès de la chimie organique à la fin du siècle (on pense bien sûr à Pasteur en biologie médicale, mais il n’est qu’un exemple parmi bien d’autres de l’essor des sciences de cette période). Ainsi, de nouvelles méthodes de fabrication émergèrent, et notamment l’utilisation de solvants volatils et de matières premières de synthèse, parmi lesquelles la fameuse vanilline, le musc artificiel, l’alcool phényléthylique, ou encore la coumarine, dont les notes de fève de tonka furent à la base du premier parfum composé de produits de synthèse, Fougère royale, créé par Paul Parquet (parfumerie Houbigant) en 1882. Au XIXe siècle se cristallisa donc peu à peu l’avènement du parfum en tant que produit de la grande industrie, qui prit toute son ampleur au cours du XXe siècle, à l’aube duquel la France comptait trois centaines de fabricants et deux milliers de marchands de parfums. 9 La parfumerie moderne Le siècle dernier fut celui-ci de l’industrialisation de masse et de l’essor du système capitaliste, terme que l’on ne doit pas perdre de vue mais qu’il conviendra de définir avec précision en le considérant dans le domaine de la parfumerie. Les différents progrès scientifiques qui caractérisèrent la fin du XIXe et le début XXe siècle furent à l’origine d’une amélioration des conditions de vie, notamment en termes d’hygiène, de la population dans son ensemble. Les différentes classes sociales se distinguaient désormais avant tout sur la base d’une fonction et d’un revenu. Le parfum était encore perçu comme un produit de luxe, mais qui se démocratisa au fil des années et du développement de sa production industrielle et de ses modes de fabrication, en pleine expansion de part les progrès de la chimie. Dans la première moitié du XXe siècle naquit l’idée du parfum comme symbole d’un raffinement onirique, idéalisé. C’est l’avènement de la culture du luxe comme référence culturelle, et de l’association de la haute couture, des créateurs-parfumeurs des grandes maisons, et des experts verriers. Le parfum intégra alors une sphère formelle dans laquelle couleurs, tissus, senteurs, et flacons se répondaient. De grands parfums encore plébiscités aujourd’hui firent leur apparition : le N°5 de Chanel, premier parfum aldéhydé, composé en 1921 par Ernest Beaux, Shalimar (agrumes, jasmin, rose) de Guerlain, Arpège (aldéhyde, rose, jasmin, bergamote) de Lanvin, ou encore Joy de Jean Patou (jasmin et rose). Les maisons de couturiers se mirent à leur tour à créer leurs parfums, comme Dior, Rochas, Givenchy, ou encore Saint Laurent. Les parfums formulés durant ces cinquante premières années sont devenus des senteurs mythiques, dont plusieurs sont encore commercialisées aujourd’hui, et autour desquelles se sont
crées des mondes symboliques et une logique marketing à la puissance de frappe ahurissante. On y reviendra un peu plus loin. Les années 50 marquèrent l’apparition et le déploiement des grandes surfaces, et avec elles, de la consommation de masse. Tout semblait soudain devenir accessible, l’heure était aux Trente Glorieuses et à l’émergence d’un nouveau style de vie, proche de l’amercian way of life, qui se voulait basé sur la facilité et la consommation. Les parfums n’échappèrent pas à la règle et se démocratisèrent. Il était devenu aisé de fabriquer des parfums à moindre coût, en choisissant des matières premières synthétiques produites massivement, des concentrations faibles, et des packaging de base. Peu à peu émergea une seconde classe de parfums : les parfums dits « grand public », vendus dans les grandes surfaces ou par correspondance, et qui vinrent compléter un marché jusqu’alors occupé par les parfums de luxe, vendus dans des magasins spécialisés comme Marionnaud ou Sephora, lesquels furent par ailleurs de plus en plus contrefaits sur les marchés noirs, des commerçants peu scrupuleux y voyant à raison un marché fort lucratif. La société du XXe siècle se voulut à la fois désodorisante –quitter les odeurs corporelles, de sueur, de travail, de guerre aussi (par exemple, durant la 1ère Guerre Mondiale, une littérature s’était développée autour de l’idée que les allemands sentaient très mauvais)- et baignée d’odeurs. Tout se passait comme si on voulait reprendre le contrôle de l’odorat, choisir ce qui venait en nez, et ce avec une rigueur confiée à l’industrie. Une forme d’intérêt passif. Il convient pourtant de s’intéresser à ce qu’est un parfum, à ce qu’est l’olfaction, à travers une étude des usages qui en sont faits. 10 DE L’USAGE DE L’OLFACTION L’odorat n’est pas un sens anodin dans la mesure où, comme il l’a été expliqué précédemment, il est un sens de présence constante au monde dont on comprend mal les mécanismes, qui semblent s’imposer à nous. Il a ainsi acquis une haute valeur symbolique, dont toutes les sphères humaines se sont saisies et se saisissent plus que jamais aujourd’hui. Les acteurs économiques de la parfumerie l’ont bien compris : créer un parfum, c’est aller parler à l’inconscient des individus, à leur désir, à leurs représentation : « qui maîtris[e] les odeurs maîtris[e] le cœur des hommes » (Patrick Süskind). Les grandes marques de parfumerie de luxe se sont donc efforcées, au cours du siècle passé, de créer un véritable monde symbolique autour de leur produit. Egéries incarnant des idéaux sociaux alors transposés dans le parfum et son flacon, publicités travaillées et retravaillées dont les moindres détails sont pensés pour véhiculer une idée du parfum, lui donner un caractère qui permettra aux consommateurs de s’y identifier, travail sur la couleur du parfum (on pense par exemple à Fame, le parfum de Lady Gaga qui a marqué les esprits par sa couleur noire mais sa transparence une fois vaporisé sur la peau), son flacon,… Dès lors, acheter un parfum n’est pas un acte anodin, mais un engagement dans les représentations qu’il incarne. Ainsi, la création d’un parfum est toujours à contextualiser, certaines senteurs répondant mieux que d’autres aux préoccupations des sociétés. Il y a des cycles de goûts en ce qui concerne les parfums, et ils sont liés au contexte social, politique, économique. Les notes olfactives dites vertes ont par exemple eu beaucoup de succès après la seconde guerre mondiale, symbolisant l’envie de printemps, de renouveau ; on les a par la suite retrouvées après mai 68 et elles font leur retour
depuis le début de la crise économique de 2008. A chaque fois qu’il y a des temps un peu douloureux, l’homme a envie de fraîcheur, de grand air, de renouveau à travers les parfums qu’il achète et porte. Autre senteur engagée : le patchouli, devenu l’odeur de l’amour puis de la libération sexuelle (68/69). Il y a également des odeurs « bannies » de la parfumerie, comme celle du citron car elle est associée, dans l’esprit collectif, aux produits ménagers. A l’inverse, dans les années 50, on introduit l’odeur de musc de synthèse dans les produits lessiviels, laquelle n’est pas soluble dans l’eau et reste attachée aux fibres des vêtements, puis vient parfumer la peau : elle devient notre odeur, et il n’y a désormais plus de parfums qui ne contiennent pas de molécules d’odeur musquée. Les créateurs-parfumeurs doivent composer avec ces différentes exigences, à la fois contextuelles et marketing. On peut alors se demander dans quelle mesure les formules de Jean-Claude Ellena, selon lequel « un parfumeur est un artiste, et la chimie est la technique de son art », ou encore d’André Holley, pour qui « Le parfum est une œuvre de parfumerie, le parfum est une œuvre d’art », sont recevables. Le parfum peut être considéré comme un art dans la mesure où sentir évoque des images, des perceptions qui vont au-delà de l’odorat : c’est cette pluri-sensorialité assez instinctive relevant de la subjectivité mais ayant une portée universelle qui incarne l’artistique enclos dans la parfumerie. S’il n’est plus à montrer que l’odorat a grandement influencé de nombreux courants littéraires et était à l’origine d’œuvres s’y consacrant intégralement (comme, récemment, Parfums de Philippe Claudel), on constate avec plus d’étonnement que les manifestations culturelles (danses, films,…) sont de plus en plus accompagnées par la diffusion d’odeurs. A Tokyo et Osaka, deux chaînes de cinéma expérimentent la diffusion d’odeurs en les adaptant aux scènes (sueur et sang pour la violence, musc et fleurs pour les scènes érotiques,…). Les odeurs s’invitent même dans la 11 peinture et la sculpture. Le musée de l’Hermitage a par exemple demandé à une parfumeuse italienne de réaliser un parfum à partir d’un de ses tableaux les plus célèbres : formulé à partir des fleurs et des fruits que l’on voit sur la peinture, œuvre du Caravage, le parfum est en vente au musée. On cherche également à faire des expositions de parfum, à rendre des identités historiques, artistiques, nationales (comme l’a fait la Suisse, par exemple). La culture olfactive est riche de potentialité et peu à peu élevée au rang des Beaux Arts. Cependant, dans sa création, le parfum est très paramétré : il est peut-être plus pertinent de parler de « métier d’art ». Ainsi, la parfumerie n’est pas classée dans les Beaux Arts, mais dans les arts décoratifs. Le parfumeur crée in fine un produit qui doit être vendu au plus grand nombre, ce qui entre en contradiction avec l’œuvre d’art qui existe pour elle-même et s’enrichit de sa présence au monde, par le simple fait d’être contemplée. Si la création du parfum est intellectuelle, se faisant sur la base de schémas, d’accords olfactifs, ce qui lui vaut d’être souvent comparée à l’écriture d’un roman (« l’odeur est un mot, le parfum est la littérature », écrit J.-C. Ellena) ou d’une partition de musique, plus cette création est codifiée par le marketing, plus on s’éloigne de l’œuvre d’art. Aujourd’hui, on « crée » de plus en plus de parfums, à peu près 500 par an, mais il y a en réalité peu de création : il s’agit surtout de déclinaisons, de variations, répondant à des exigences économiques : les grandes marques veulent faire du bénéfice. On se passera de citer pêle-mêle les chiffres d’affaire mirobolants du secteur, mais il est par exemple intéressant de savoir que le secteur de la beauté, qui inclut notamment les parfums et autres produits cosmétiques parfumés -car n’oublions pas que les parfums se déclinent aussi en lait pour le corps et autres flacons de salle de bain- est le quatrième secteur d’activité industrielle français.
Trouver son parfum apparaît dès lors comme une quête du Graal. Au milieu d’une offre qui se fait écho d’un contexte d’identité sociale, politique, ou encore économique, et qui cherche à incarner différentes sphères symboliques, il est difficile d’appréhender son identité individuelle. On a trop la culture du sent-bon, idée quelque peu « volatile », et pas suffisamment la culture d’œuvre d’art, plus universelle et intemporelle, quand on pense parfum. Les odeurs qui nous paraissent agréables ont généralement pour origine une entité qui peut nous être bienfaisante, comme c’est le cas pour l’anthranilate de méthyle, composant des effluves de la fleur d’oranger, de la bergamote, ou encore du jasmin, aux vertus analgésiques. Une bonne odeur vise à attirer vers la source, cela incite à la confiance, quand la mauvaise odeur tend à éloigner, à prévenir : l’odeur a une utilité pratique, et il y a probablement des odeurs qui ont une valence hédoniste négative par construction. Ainsi, l’enfant ne perçoit pas de manière innée que ses excréments sentent mauvais : c’est par l’éducation qu’il apprendra à porter ce jugement. Il y a un déterminisme d’apprentissage, d’expérience qui est responsable du plaisir ou du déplaisir que l’on prend à percevoir une odeur. Ainsi, sur un plan historique, les bonnes odeurs d’une époque sont les mauvaises odeurs d’une autre. Mais rien n’a encore été montré quant à de possibles déterminations génétiques de la perception de mauvaises ou de bonnes odeurs ; on en est encore au probable, en particulier concernant les mauvaises odeurs, qui agiraient comme un instinct de survie. Il apparaît alors essentiel de renouer avec notre odorat, de l’éduquer, d’interroger ce qu’il semble nous dire, et d’être à l’écoute des ressentis qu’il induit en nous. On entend souvent des personnes se plaindre de leur odorat, qu’elles jugent insensibles. Se dessine en filigrane l’idée que nos capacités olfactives seraient innées, qu’il y aurait des prédispositions génétiques. En réalité, hormis les conséquences de certaines maladies telles que l’asthme et de rares variations génétiques, nous sommes tous égaux face à l’odorat. La finesse des perceptions auxquelles il nous donne accès relève de la plasticité cérébrale : il s’agit d’un sens qui s’éduque, qui s’entraîne, inlassablement. Les Nez apprennent ainsi en dix-huit mois à mémoriser 12 six-cents odeurs de « matières premières » afin d’être capable de les manipuler mentalement pour composer de nouvelles effluves. Mais nous sommes tous à-même d’en faire autant. Les capacités olfactives d’un Nez fascinent parce qu’on ne sait plus analyser les odeurs : on sent trop, donc on ne sent plus. Tout est odeur, aujourd’hui. Dans les magasins (supermarchés), les produits cosmétiques,… Il y a saturation. Il est nécessaire de se détacher de cette agression constante de notre olfaction pour en apprécier toutes les subtilités, tout comme il est nécessaire de prendre le temps de contempler un tableau pour en saisir toutes les qualités artistiques et esthétiques. Il ne s’agit pas d’un don, mais d’un entraînement, qui sera d’autant plus efficace qu’il débutera tôt dans la vie d’un individu. Il s’agit aussi de cultiver l’habitude de tout faire passer le nez, de tendre le nez vers tout ce qui s’y prête -et apparaît le marché de niche des coffrets de senteurs… alors qu’il suffit d’aller se promener dans un jardin en fleurs ou sur un marché-, et surtout la nourriture : avant de goûter, sentir. Il n’y a par ailleurs pas de goût sans odorat car la perception gustative est intimement liée au système de l’olfaction rétro-nasale. Pourquoi cette nécessité d’éduquer notre odorat se fait-elle de plus en plus pressante ? Parce que les progrès scientifiques en la matière tendent à réduire notre olfaction à un objet manipulable et manipulé par de grandes instances. Sa force cognitive en fait un outil dont la fine connaissance offre d’inquiétantes possibilités à qui voudraient en tirer profit. Ainsi, choisir le parfum qui sera diffusé dans un parking ou un magasin est un métier sans cesse plus important du marketing. Les odeurs ont dans les supermarchés le pouvoir d’inciter à l’achat. Elles font aussi partie de la stratégie de communication des marques, qui envisagent de s’inventer une signature, comme par exemple Hennessy, qui fait diffuser une odeur évoquant son cognac
dans des bars, ou encore Ouest Lumière, qui a pour projet d’élaborer un parfum signature qui serait fait à partir des odeurs des cheveux et de peau de ses 157 actionnaires : il incarnerait son réseau au sens propre du terme. De nombreuses pratiques marketing sont fondées sur l’idée qu’on peut solliciter, stimuler voire manipuler le consommateur par l’odorat. On peut aussi chercher à identifier le rôle des odeurs dans le ressenti d’une émotion particulière, et l’exploiter selon différentes motivations : au Japon, on a soumis des employés à des odeurs relaxantes ou stimulantes et observé leur impact sur les comportements. Si on a encore beaucoup de mal à universaliser la réaction à une odeur, on peut penser qu’il sera bientôt possible d’induire avec précision des comportements par l’olfaction. Si nous voulons éviter d’être manipulés à notre insu, il est impératif d’avoir développé une fine lecture de nos perceptions olfactives. Il ne faut bien sûr pas diaboliser l’usage qui est fait de l’odorat. Les nouvelles connaissances dans ce domaine trouvent des applications essentielles dans le domaine de la santé et du bien-être : depuis sept ans, à l’hôpital Poincaré de Garches, on se sert des odeurs pour aider les patients qui ont été dans le coma à retrouver la mémoire. L’olfactothérapie peut réduire les phénomènes amnésiques, notamment au niveau du langage ou de la perception temporelle : on peut par exemple aider les personnes atteintes d’Alzheimer à se repérer dans une journée en associant chaque moment à une odeur (pain grillé et café le matin,…). On utilise également les senteurs dans les prisons pour resociabiliser les prisonniers. Les odeurs ouvrent des fenêtres olfactives sur le monde, permettent de s’y trouver malgré les murs physiques. L’odorat est un sens tourné ver le futur. Ainsi, les nez bioélectroniques, permettront bientôt de détecter avec une grande précision les molécules olfactives sécrétées par des individus malades et que le nez humain n’est pas à même de sentir. Cela concerne notamment des cancers pour le moment indépistables, et les perspectives d’application semblent s’élargir au fil du temps. De plus, le web s’odorise peu à peu. On cherche à rendre plus sensorielle, donc plus émotive et plus 13 humaine, la planète numérique, alors qu’elle semble en être détachée. CONCLUSION Si Freud affirmait que la régression de l’odorat était un facteur de civilisation, il reconnaissait aussi que cela avait lésé notre aptitude au bonheur. Cette ambivalence de l’odorat et des produits et pratiques qui s’y rattachent, que l’on a essayée d’articuler tout au long de son mémoire, se retrouve à la fois dans l’identité même du parfum, mais également dans ce qu’il a incarné au cours de l’Histoire, et dans les usages qui en sont fait à l’heure actuelle, où notre regain d’intérêt pour l’odorat nous y rend plus sensible et améliore notre connaissance de ce sens. Cette fonction est indispensable à la plénitude sensorielle et au bien-être de l’homme. Il s’agit de s’en saisir, de sentir et de ressentir, de ne pas être passif dans nos perceptions, et d’être un jour à-même de dire, comme Nietzsche, « Tout mon génie est dans mes narines. ».
BIBLIOGRAPHIE LE GUERER Annick, L’odorat le sens du futur, Voyage en Olfactie, Partie 1, Plateforme des sciences sur France Culture, le 17 mars 2013 HOLLEY André et DE FEYDEAU Elisabeth, Odeurs et parfums, La tête au carrée sur France Inter, le 11 Janvier 2012 ELLENA Jean-Claude, Mille et uns parfums, Mots et merveilles sur France Inter, Semaine du 20 au 24 mai 2013 LOVENOU-MELKI Nathalie L’univers du parfum, L’histoire des odeurs, Editions Ouest-France, 2005 PAJOT Edith, Des nouveaux nez intelligents : les nez bioélectroniques, Voyage en Olfactie, Partie 2, Plateforme des sciences sur France Culture, le 17 mars 2013 DE FEYDEAU Elisabeth, à propos de «Les parfums, histoire, anthologie, dictionnaire», RFI le 1er Janvier 2012 PEREZ Stanis, L’eau de fleur d’oranger à la cour de Louis XIV BRIOT Eugénie, Corps parés, corps parfumés SÜSKIND Patrick, Le Parfum, Edition Le livre de poche, 1985 Présentation par le Musée International de la Parfumerie, Septembre 2012 14 … Documents auxquels s’ajoutent diverses lectures du quotidien ayant enrichi ma réflexion. Note : L’absence d’image est un parti pris visant à épurer visuellement un mémoire consacré au seul sens volatil de l’olfaction
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