Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Afghanistan-Pakistan spécial - AFRANE
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Trente-troisième année N°139 Décembre 2012 Les Nouvelles (4ème trimestre) 6 Euros d’AFGHANISTAN spécial ISSN 0249-0072 Afghanistan-Pakistan
Editorial Les Nouvelles d’Afghanistan SOMMAIRE N°139 Afghanistan et Pakistan deux destins indissociables d’une histoire Dépasser les malentendus commune par Pierre LAFRANCE 3 Pourquoi tant d’acharnement ? O par Zia FARHANG 12 n sait qu’une des clefs du problème afghan se trouve au Pakistan. Nous Les ambitions du Pakistan en Afghanistan avons donc décidé d’ouvrir dans ce numéro le dossier des relations entre le par Homayoun Chah ASSEFY 15 Pakistan et l’Afghanistan. Dossier bien délicat. Pierre Lafrance montre dans son étude approfondie de la préhistoire de ces relations, combien les siècles La Ligne Durand par Léa MÉRILLON 18 ont fait bouger les peuples et les dynasties, au point que Pakistan et Afghanis- tan sont héritiers d’une histoire commune, tout en se disputant une partie de Survol des relations économiques cet héritage. Ah qu’il est difficile d’être frères sur des terres si voisines ! afghano-pakistanaises Notre dossier n’épuise pas le sujet. Bien d’autres aspects auraient pu être par Daood MOOSA 20 étudiés : par exemple les relations entre tribus pachtouns des deux côtés de la Les relations indo-pakistanaises frontière. Certes, la ligne Durand est le fait d’un arbitraire colonial. Mais il serait et l’Afghanistan intéressant d’étudier s’il y a des différences entre les Pachtouns d’Afghanistan par Olivier BLAREL 23 et ceux qu’on appelle Pathans côté pakistanais. Nous pourrons compléter ce dossier dans nos numéros à venir. L’évolution des Etats-Unis à l’égard Les auteurs afghans de certains des articles qui suivent ne sont pas très de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Inde par Chahir ZAHINE 27 tendres avec le Pakistan. Il ne s’agit pourtant pas de la part des Nouvelles d’Afghanistan d’écrire un dossier d’accusation à charge contre le grand voisin Chronologie des relations Afghanistan- de l’Afghanistan. On sait au contraire que notre souci sera toujours de ne rien Pakistan faire qui puisse compromettre la recherche de la paix. Bien loin donc de notre par Léa MÉRILLON 30 pensée l’idée de mettre de l’huile sur le feu. Pourtant, il faut savoir que ce que ces auteurs écrivent est le reflet de ce que pensent beaucoup d’Afghans. Il est donc nécessaire qu’ils puissent l’exprimer, et que nous puissions l’écouter. Taire les contentieux n’est pas le meilleur chemin vers la paix. DERNIERES NOUVELLES Chronologie, brèves, bibliographie 32 Les Afghans, et cela n’apparaît malheureusement pas dans les pages qui suivent, ont pu pendant les années de la résistance antisoviétique se mettre à l’abri au Pakistan. Même si l’aide des Pakistanais n’a pas été forcément désin- L’action d’Afrane téressée ni impartiale, elle a été réelle, et les Afghans leur en sont redevables. en Afghanistan en 2012 40 A la fin de la lecture de ce dossier, la question principale demeure bien sûr ouverte. Comment faire en sorte que la relation tendue pakistano-afghano- indienne, se transforme peu à peu en une entente devenant progressivement confiante ? La voie est certainement étroite et difficile. Mais il semble clair que Photo de couverture : Afghanistan et Pa- le Pakistan a besoin de garanties internationales et régionales pour sortir de kistan et la Ligne Durand. Zone gris bleu son complexe de forteresse assiégée. C’est quand il sera pleinement rassuré hachurée : prédominance pachtoune ; sur son avenir que le Pakistan cessera de mener une politique incertaine et zone gris bleu : prédominance baloutche. dangereuse, et d’entretenir des foyers de tension en Afghanistan. Etienne GILLE Les Nouvelles d’Afghanistan bénéficient d’une aide financière 17 janvier 2013 de l’ambassade de France en Afghanistan Adresse E-mail afrane.paris@gmail.com Les Nouvelles d’Afghanistan Site internet: www.afrane.asso.fr 16, passage de la Main d’Or -75011 Paris 2 Les Nouvelles d’Afghanistan n°139
Afghanistan et Pakistan Deux destins indissociables d’une histoire commune par Pierre LAFRANCE* Retraçant à grands traits l’histoire complexe de la région, P. Lafrance montre combien les histoires des territoires qui sont devenus l’Afghanistan et le Pakis- tan actuels sont imbriquées, ce qui n’est pas sans conséquence pour l’analyse des conflits d’aujourd’hui. Le bassin de l’Indus, vaste plage migratoire où se sont Indo Européens pratiquant des langues très anciennes et dont échouées des vagues humaines venues du Nord-Ouest n’est certains s’établiront dans de hautes vallées appelées à être guère accessible par le plein nord himalayen par trop abrupt. pour eux des refuges, et cela dans les parties les plus sep- Il l’est par l’ouest, puisque certains des hauts plateaux qui tentrionales du bassin. Ils furent suivis par les Arya ou Indo l’entourent prolongent ceux de l’Iran, et par l’est, du fait Européens de l’Est parlant des langues relevant d’un groupe même de sa proximité avec le bassin du Gange. Or, curieu- caractérisé portant leur nom. Ceux-ci prirent possession sement, la plaine indo-gangétique est une réalité plus géo- peu à peu de toutes les montagnes actuellement afghanes et graphique qu’historique. En effet, pour des raisons relevant des régions planes du bassin de l’Indus pour aller jusqu’au des sciences humaines, la ligne de partage des eaux entre Gange et au-delà. On sait quel fut leur rôle dans l’édification l’Indus et le Gange n’a été franchie par des migrants ou des de formes de civilisation d’une importance mondiale. Or, il conquérants que de façon sporadique. Il semble, au contraire, s’établit peu après l’an mille avant JC une distinction entre que les nombreux cols et cours d’eaux permettant le passage deux aires linguistiques aryennes : l’iranienne au nord, l’in- de populations entre les grands espaces de l’Asie centrale, le dienne au sud. Ces deux groupes eurent pour grands textes plateau iranien et le monde de l’Indus ait servi de voies de de référence l’Avesta pour le premier, les Vedas pour le se- conquête depuis des temps très anciens. cond, se récitant respectivement en vieux perse et en sanscrit. On ne peut donc comprendre les événements actuels si on Initialement, les deux langues étaient très proches l’une de ne garde pas en mémoire les symbioses récurrentes entre ce l’autre au point que, de nos jours, tout spécialiste de l’Avesta qu’on nomme à présent Afghanistan et Pakistan tout en sa- et du Mazdéisme est aussi un sanscritiste. chant que cette symbiose put prendre maintes fois un tour La différenciation des parlers s’accentua sans doute sous extrêmement fécond mais aussi parfois invasif, conquérant, l’influence de ceux déjà en usage dans les territoires conquis. conflictuel. Ainsi, qualifie-t-on d’iraniennes ou iraniques les langues En examinant d’un peu plus près l’histoire régionale on d’un espace, et d’indiennes celles de l’autre. Or, la frontière découvre des faits saillants riches de conséquences. entre les deux groupes linguistiques se situe dans les mon- tagnes de l’Afghanistan oriental et même plus au sud dans les monts Soleiman (tandis que, vers l’ouest, le baloutche de Histoire de langues formation tardive relève sans conteste du groupe iranien). De part et d’autre de la démarcation linguistique ainsi esquissée, Dès le IIIème millénaire avant notre ère, la civilisation les sociétés s’organisèrent selon un système tribal du coté de l’Indus, celle des sites de Harappa et de Mohenjo Daro iranien et selon un système de caste du coté indien. On peut essaime vers le nord-ouest pour atteindre l’Asie centrale, et donc considérer qu’une frontière indéniable bien que mou- vers l’ouest jusqu’au Makran. Elle ne s’étend pas vers l’est vante sépare l’espace à présent afghan de celui pakistanais où où se construisent sans doute des formes de civilisation se pratiquent principalement l’ourdou, le pendjabi et le sindi, autres. Elle ne passe donc pas de l’Indus au Gange. Lorsque autant de langues du groupe indien. se confirmera le déclin de cette forme de civilisation, peu Le Pakistan est donc situé entre deux frontières plus his- avant le premier millénaire, on verra arriver, par vagues, des toriques que géographiques, l’une le séparant du monde gangétique, l’autre du monde iranique ou iranien (selon les * Ambassadeur de France dont la carrière s’est déroulée notamment en terminologies). Afghanistan, au Pakistan et en Iran. Si l’on sait que ce pays compte des populations de lan- Les Nouvelles d’Afghanistan n°139 3
gues du premier groupe (Baloutches et Pachtounes appelés un rayonnement prodigieux dont témoignèrent les statues aussi Pathans) occupant la moitié de son territoire mais ne géantes du Bouddha à Bamyan, des monastères comme ceux représentant que 15% du nombre de ses habitants, on mesure de Hadda (Afghanistan) et de Takht-e Bahi (Pakistan), sans la complexité de son identité. Il est en tout cas compréhen- oublier les stoupa ou reliquaires monumentaux comme ce- sible que ce pays puisse avoir du mal à établir sa frontière, lui qu’on peut voir près des ruines de Mohenjo Daro dans le tant avec son voisin de l’est, l’Inde, qu’avec celui du nord- Sind. ouest, l’Afghanistan. Or, entre les trois espaces considérés, les mouvements d’allée et venue marquèrent l’histoire et laissèrent des traces profondes. Et vents du nord A cette époque, survint un changement lourd de consé- Vents d’ouest, vents d’est quences. La grande steppe eurasiatique, longtemps apanage d’Indo européens, surtout aryens, fut occupée par d’autres Tandis que la parole d’un prophète surnommé l’Homme cavaliers venus de ses franges orientales. Ils parlaient des au vieux chameau - Zarathoustra en ancien perse - donnait langues asiatiques comme le turc ou le mongol et leur aspect sa forme cosmogonique et normative à la pensée mazdéenne, physique les apparentait aux peuples d’Extrême orient. Aux des empires iraniens animés par elle se constituaient. Ce fu- espaces iranien et indien, vint donc s’en ajouter un autre, le rent ceux des Mèdes puis des Perses. Ces derniers, sous la turc. dynastie achéménide parvinrent à conquérir une partie de Après quelques incursions victorieuses de l’empire perse l’Asie centrale ainsi que les actuels Afghanistan et Pakistan sassanide, la région connut au Vème siècle, l’arrivée des sans s’aventurer plus à l’est. Dès lors ces deux pays furent premiers proto-turcs, les Huns blancs ou Hephtalites. Leurs inclus pour près de deux siècles dans un grand empire al- conquêtes furent, dans l’ensemble, destructrices. Après avoir lant du Nil à l’Indus. Au IVème siècle, cette domination dut adopté pour eux-mêmes l’hindouisme, ils laissèrent dépérir s’effacer devant une autre, celle de la civilisation grecque l’ensemble des institutions bouddhistes qui parvinrent cepen- portée par une langue indo européenne occidentale. L’empire dant à survivre près de Bactres ou Balkh au nord de l’Afgha- d’Alexandre engloba en effet Afghanistan et Pakistan sans nistan actuel. s’étendre jusqu’à ce qu’on nomme à présent Inde. Les Huns finirent par développer, aux 6ème et 7ème Cependant, le temps d’une revanche conquérante indienne siècles, une forme de civilisation d’une vitalité certaine dans s’amorça sous la dynastie des Maurya qui engloba le bas- des royaumes répartis entre le Cachemire, le Potohar (pla- sin de l’Indus et les montagnes le bordant au nord-ouest et à teau proche d’Islamabad) et Kaboul en Afghanistan. En ce l’ouest. Son rôle fut considérable en matière de civilisation. dernier lieu, s’établit une dynastie, celle des Hindouchahi ou Le plus célèbre empereur de cette dynastie adopta le boudd- Turkichahi qui devaient résister pendant près d’un siècle à hisme. Du nom d’Açoka (Achoka), il laissa des édits gravés la conquête musulmane pourtant victorieuse presque partout, dans le roc en grec et prakrit1, textes préfigurant les grands notamment en Asie centrale à proximité de la Chine et dans principes du droit contemporain reconnaissant la liberté et la basse vallée de l’Indus. l’inviolabilité des personnes. Le rôle majeur de cet empereur fut d’introduire la pensée bouddhiste dans les zones partiel- lement hellénisées correspondant à l’Afghanistan et au Pa- kistan actuels. Peu après, la prépondérance d’une autre dynastie venue La conquête musulmane d’inde et révérant l’hindouisme, celle des Gupta, ne devait Dès la fin du VIIème siècle en effet, les armées arabes in- pas remettre en cause l’adhésion des populations de la zone vestirent la région par le nord et par le sud. Sous l’autorité comprise entre Oxus et mer d’Oman au bouddhisme. Quant des califes omeyades puis abbassides, des émirats se formè- au nouvel empire qu’allaient établir dans cette même région rent, notamment à Moultan sur l’Indus, en Asie centrale et des nomades aryens venus de la steppe, il devait donner à en Iran. De grandes dynasties comme celles des Samanides cette forme de spiritualité un éclat sans précédent et une im- ayant fait de Bokhara l’une de leurs capitales contribuèrent à portance décisive. l’immense éclat d’une nouvelle forme de civilisation, celle En effet, les derniers cavaliers aryens encore maitres de la de l’Islam. steppe envahirent un vaste espace de civilisation sédentaire. Si l’arabe devint alors pour tous les pays musulmans de Ce furent, d’ouest en est, les Parthes, les Saces et les Yue langues aryennes le véhicule de la révélation religieuse, de la Tché ou Kouchan. Ce sont ces derniers qui établirent aux pre- pensée abstraite et des sciences diverses, un persan dérivé du miers siècles de notre ère un Etat et une forme de civilisation moyen-perse et empruntant de multiples vocables à l’arabe inspirés par le bouddhisme et comportant un art, notamment devint langue de communication courante. Ce fut l’ancêtre une peinture et une sculpture restées célèbres sous le nom de direct du persan moderne qui se répandit dans toutes les po- la province où elles furent particulièrement florissantes, le pulations de plaines ou de vallées fertiles tandis que celles Gandhara. Au sein d’un même empire, furent réunis pendant montagnardes ou nomades de l’Iran ou de l’actuel Afghanis- trois siècles une partie de l’Oxiane et les actuels Afghanis- tan conservaient leurs idiomes propres tels le lori, le kurde tan et Pakistan sans extension ni vers l’est ni vers l’ouest. (sans doute dérivé du mède), le gilaki et peut être un proto- L’art du Gandhara se signala par ses emprunts aux traditions baloutche à l’ouest et, plus à l’est, le pachto très important perses, grecques et locales tout en se distinguant très nette- par le nombre de ses locuteurs, l’ormouri et le pachai sans ment de l’art, raffiné lui aussi, de l’Inde d’alors. Au demeu- parler des langues dardes pré-aryennes du Nouristan et du rant, le bouddhisme connut dans cette dernière contrée une Chitral. Au sud-est, les langues du groupe indien apparentées régression au profit de l’hindouisme tandis que, dans l’es- au sanskrit manifestèrent une très grande vitalité. Tel fut le pace considéré à présent comme pakistano-afghan, il acquit cas du pandjabi, du sindi et du goudjrati. Tandis que la langue 4 Les Nouvelles d’Afghanistan n°139
des Tadjiks s’unifiait sous sa forme écrite, elle restait dialec- des provinces de l’ancien empire ghaznévide et laissèrent talisée selon les régions. deux monuments impressionnants : le minaret de Djam dans La fin du Xe siècle de notre ère se signala par deux évo- la province de Ghor dont ils étaient issus et le Kutb minar de lutions majeures : ce fut, d’abord l’émergence d’un nouveau Delhi dont on date la construction aux environs de l’an 1200. persan régulier et grammatical nommé dari à l’est et farsi plus à l’ouest comme langue littéraire avec les œuvres poé- tiques de Rudaki et de Ferdowsi et aussi comme langue d’ad- ministration fort commode dans un environnement majoritai- La tourmente mongole rement tadjik. Ce fut, d’autre part, l’arrivée massive de tribus Sur ces entrefaites, une autre vague turque migratoire et turques converties à l’Islam et relevant des groupes Tiou kié conquérante celle des Kara khitaï devait établir à partir de et Oghouz qui devaient être les vecteurs d’une nouvelle ex- la Transoxiane ou Khwarezm un nouvel empire d’un éclat pansion de l’Islam comme religion et aussi comme moda- culturel et économique incontestable qui finit par englober lité de civilisation. Cette seconde expansion devait être plus les actuels Iran, Afghanistan, Pakistan et même une partie de brutale et nettement moins respectueuse des cultures locales l’Inde. A nouveau la langue de cour fût le persan ou dari. que ne l’avait été la première, celle conduite par les Arabes. Survinrent alors les terribles années 1221 et 1222, celles Toutefois, les Turcs surent apprécier le persan en pleine re- de l’invasion résolument destructrice des Mongols, ethni- naissance et se révélant d’un usage commode pour l’adminis- quement et linguistiquement proches des Turcs. Pendant tration des populations. ces périodes de violence s’amorça la migration d’un certain Les tribus turques attachées avant tout au pouvoir militaire nombre de tribus pachtounes en direction des plaines irri- et à l’ordre social se divisèrent en deux grands ensembles guées de l’Indus. Or ces mouvements de populations seront vite dominants : les Seldjoukides à l’ouest dont une branche appelés à s’accentuer et à jouer un rôle déterminant dans la devait donner naissance quelques siècles plus tard à la dynas- problématique politique de notre époque. Les Baloutches se tie ottomane et, à l’est, les Ghaznévides ainsi nommés parce constituèrent en peuple dans la région de Kerman. Des Turcs qu’installés à Ghazni dans l’actuel Afghanistan. Cette capi- de diverses appartenances tribales et dialectales commencè- tale vite brillante et largement persanophone, leur servit de rent à se rassembler dans le centre de l’Afghanistan actuels. base de conquêtes en direction du sud est. Ils y adoptèrent la langue des Tadjiks qui s’y trouvaient déjà A partir de cette époque, les califes de Bagdad n’eurent et formèrent sans doute le premier noyau de la population plus comme auxiliaires provinciaux des émirs toujours ten- hazara. Le fait le plus important peut-être fut le progressif tés par l’autonomie sans la revendiquer ouvertement mais investissement des plaines et hauts plateaux de l’actuel Pakis- furent secondés par de grands notables tribaux et guerriers tan ainsi que des monts Soleïman par des tribus pachtounes qui accaparèrent l’essentiel du pouvoir temporel en prenant utilisant les voies que leur ouvraient certaines vallées comme le titre de sultans. En même temps, la pensée islamique qui celles de la Kaboul, de la Gomal, du fleuve Zhob et des cols avait évolué auparavant en englobant toutes les modalités de comme ceux de Khaybar et Paywar Kandao. Ce furent essen- l’activité intellectuelle tendit à se figer dans des formes d’or- tiellement les Prangui et les Sour, les premiers s’établissant à thodoxie s’accordant à l’ordre public. Elle connut toutefois Tank Rori et les seconds à Diaban Chaudhwan. un essor considérable dans l’approche gnostique et mystique La tourmente mongole, qui eut pour séquelle durable l’er- de la piété. Ce mouvement fut illustré par de nombreux pen- rance de bien des tribus menacées de famine, accentua les seurs, notamment Abdul Qader el Gilani à Bagdad et Abdul- mouvements de populations. C’est sans doute au temps des lah Ansari à Hérat. Cela fut riche de conséquences tant dans souverains gengiskhanides que les Baloutches concentrés en le Khorassan englobant l’est de l’Iran et le futur Afghanistan Iran central, au sud des déserts du Kavir et du Lout, entre- que dans la vallée de l’Indus où bien des familles se récla- prirent leur vaste conquête des montagnes arides et des oa- mèrent de l’ascendance de grandes figures mystiques tels les sis plus orientales qui à présent constituent le pays baloutche Gilani aussi présents et influents de nos jours en Afghanistan comprenant toute la partie occidentale du Pakistan mais aussi qu’au Pakistan. d’important territoires en Iran et en Afghanistan. Cette migra- Cependant, les sultans turcs Alptégin et Soubuktégin éta- tion dura environ deux siècles et les Baloutches issus de tri- blis à Ghazni (ou Ghazna selon la prononciation) se dotaient bus turbulentes rivales entres elles et fortement hiérarchisées comme on l’a vu des instruments d’un pouvoir impérial et se constituèrent en aristocratie guerrière appelée à acquérir commençaient la conquête de territoires relevant du bas- des terres et à s’entourer de milices en pays sindi et pandjabi. sin de l’Indus et même de tout le sous-continent indien. Ils D’importants hommes politiques pakistanais tels que les Pré- imposèrent dans les espaces qu’ils s’approprièrent une ad- sidents Leghari et Zardari sont ainsi d’origine baloutche. ministration efficace et un Islam rigoureux, n’hésitant pas à Par ailleurs, la population hazara rassemblant divers élé- convertir par la menace. Dans leur mouvement conquérant, ments turcs s’enrichit de nouveaux venus au point de former ils entrainaient à leurs côtés non seulement des tribus turques au cœur même de l’Afghanistan, dans des régions de mon- mais des Tadjiks dont ils appréciaient et pratiquaient la lan- tagnes et de hauts plateaux, un peuple industrieux et com- gue et aussi des Pachtounes tels que les Ghilzaï dont les tribus batif. Convertie dans sa grande majorité au chiisme duodé- se seraient formées selon certains historiens par fusion avec cimain cette population de phénotype nettement asiatique des éléments turcs. Atteignant sans doute un apogée sous le devait être assimilée dans l’imaginaire populaire aux hordes sultan Mahmoud, les Ghaznévides installèrent leur capitale de Gengis Khan. Massée au nord des zones pachtounes, elle principale à Delhi pour dominer presque toute l’Inde. Leurs contraignait leurs habitants en quête de nouvelles terres ou de dissensions internes, leurs déficiences dans le gouvernement nouveaux fiefs à émigrer vers le sud-est. De fait du XIVe au d’un immense empire entrainèrent leur déclin. Ils seront rem- XVIe siècle les invasions afghanes au nord de l’Indus allaient placés au début du XIe siècle par les Ghorides d’ascendance se succéder. Ce fut le cas des Niazi qui imposèrent leur su- à la fois turque, tadjike et même lointainement kouchane ai- prématie jusqu’à Lahore, puis des Lodi qui finirent par fonder dés par des tribus pachtounes. Ceux-ci unifièrent l’ensemble Les Nouvelles d’Afghanistan n°139 5
une dynastie à Dehli et enfin des Suri. Une autre tourmente marquée de violences et de destruc- tions mais aussi, au fil des ans par un véritable effort de re- naissance intellectuelle et artistique, celle des Timourides descendants du redoutable Timour-e Lang ou Tamerlan se voulant émule et successeur de Gengis Khan, devait marquer toute la partie occidentale du Khorassan d’alors, c’est-à-dire l’est de l’Iran et l’Afghanistan. Une des capitales de cet em- pire fut Hérat qui devint un des hauts lieux des sciences, de l’architecture et surtout de la miniature, art qui fut porté à un degré de raffinement sans précédent au XVIe siècle. La littérature ne fut pas en reste avec les grands poètes de langue persane Djami et Nezami. Sur ces entrefaites, naissait une nouvelle dynastie turque se réclamant elle aussi de l’héritage de Gengis Khan et dési- gné d’ailleurs du nom générique de grand Moghols. Elle fut fondée par un chef de guerre Babour ou Babar selon l’ortho- graphe. Chassé d’Asie centrale par les nouveaux et derniers envahisseurs turcs, les Ouzbeks, ce prince établit son autorité sur l’Afghanistan actuel et choisit Kaboul comme capitale. De là, il parvint à conquérir presque toute l’Inde. A nouveau, les espaces afghans et pakistanais se trouvaient fondus dans Guerriers pachtounes dans les montagnes entre Afghanistan et Pakistan. Gravure anglaise un ensemble commun. Naturellement, le nouvel empereur du 19ème siècle. s’entoura de Pachtounes pour mener à bien sa conquête. La langue qu’il adopta à sa cour et dans son administration fut présence d’un hobereau afghan parmi les ancêtres connus. d’abord le persan auquel devait se substituer plus tard l’our- Cette sorte de gentry afghane se trouva grossie des différents dou, lingua franca de l’armée et des bazars. Proche du pand- conseillers d’origine pachtoune. jabi et riche d’emprunts lexicaux au persan, ce fut assez vite Dès lors, de nombreux Afghans devenus influents se sen- une langue littéraire de haut niveau. tirent parfaitement « chez eux » ou comme «chez eux » dans certaines provinces fertiles et centrales de l’empire tout en restant attachés aux vallées irriguées et aux montagnes semi- arides ayant été l’apanage de leurs ancêtres depuis des temps Tribus pachtounes immémoriaux. Au XVIIIe siècle, les Afghans ou Pachtounes formaient C’est à cette époque que les chroniqueurs commencèrent un ensemble unifié et conscient de son identité tout en res- à parler d’Afghanistan pour désigner les régions peuplées de tant agité par des querelles de tribus et de chefs. Toutefois Pachtounes. On les désignait en effet comme Afghans par ce monde se trouvait réparti entre deux grands empires : le référence à un ancêtre mythique dont l’identité est mal éta- Perse safavide dominant les tribus entourant Hérat et Kan- blie. Il devint courant de répartir les tribus afghanes entre dahar et celui des grands Moghols de Delhi. Ne pouvant trois grands groupes : les Abdali se disant les plus authen- tourner leurs forces vers un centre solidement tenu par les tiquement afghans et installés dans l’ouest du pays près de Hazaras ni vers l’est soumis à une autorité impériale puis- Kandahar, les Karlanri évoluant plus au centre et les Ghilzaï sante, les tribus afghanes voulurent s’affranchir de la tutelle vers l’est. Tous comportaient certains éléments nomades et d’un pouvoir iranien alors chancelant. Regroupées autour de d’autres sédentaires alliés à des métayers tadjiks et avides chefs Ghilzaï et de certains Abdali elles proclamèrent l’indé- de terres arables, si possible irrigables. Leur expansion en pendance des zones occidentales vis-à-vis du pouvoir safa- direction du fleuve Indus et de ses affluents occidentaux se vide. L’artisan de cette émancipation, Mir Waïs eut pour suc- poursuivit. cesseur Mahmoud qui, par delà l’autonomie acquise, se lança Les tribus dont la migration marqua les mémoires furent dans l’expansion territoriale. En 1722, les tribus afghanes in- les Waziri, les Chinwari, les Mohmand et les Khattak qui ap- vestirent l’Iran central et finirent par prendre Ispahan tentant parurent comme les fidèles de l’empereur Akbar, assurant la ainsi de substituer leur propre autorité à celle des empereurs stabilité et la sécurité entre Peshawar et le confluent de la safavides. Kaboul et de l’Indus. S’y ajoutèrent les Babar et enfin les Les Iraniens supportèrent très mal ce pouvoir exercé par Youssoufzaï qui au nord est de la Kaboul investirent peu à des sunnites résolument rigoristes. Avisé et conciliant au dé- peu une bonne partie de la vallée de Swat. Une mention par- but de son règne Mahmoud finit par sombrer dans une sorte ticulière mérite d’être réservée aux Souri qui profitant d’une de délire obsidional qui l’entraîna dans des massacres et vacance du pouvoir impérial fondèrent une dynastie éphé- autres actes de barbarie. Dès lors, ce premier empire afghan mère à Delhi, défiant ainsi les grands Moghols. ne dura pas longtemps. Une grande tribu turque iranisée, Plus encore que ces migrations collectives se multiplièrent celle des Afchar, se constitua en puissance de reconquête. les aventures individuelles de Pachtounes entreprenants en- Sous la conduite d’un stratège remarquable, Nader, elle tourés d’escortes armées qui se taillèrent des domaines voir fit renaitre une nouvelle forme d’empire perse. Des unités des fiefs dans l’ensemble de l’Inde septentrionale où certains chiites reconnaissables à leurs bonnets rouges les Qizilbach acquirent le titre de Nawwab équivalent à celui de Raja ré- se révélèrent d’une grande efficacité militaire. Nader eut par servé aux hindous. De là le nombre des noms de famille qui ailleurs l’habileté de rallier à lui certaines fractions de tri- au Pakistan, se réduisent au titre de Khan et suggèrent la bus afghanes rivales des Ghilzaï et cela, notamment, parmi 6 Les Nouvelles d’Afghanistan n°139
tables se proclamant afghans mais d’un nombre ne pouvant justifier leur suprématie politique. La population était com- posée dans sa grande masse, en zone de plaines et près de l’océan, de Sindis et surtout de Pandjabis musulmans ou hindouistes organisés en castes et portés à secouer le joug afghan comme le joug moghol. Les artisans de la réaction prévisible furent, au premier chef, les Mahrates et aussi les Sikhs adeptes d’une religion nouvelle s’inspirant des spiri- tualités hindoues et musulmanes, et astreignant ses membres à une discipline toute militaire. Les dirigeants de cette confession ne se recrutaient pas dans la caste prestigieuse des guerriers Rajpouts mais principalement dans celle immé- diatement inférieure et de vocation plutôt agraire des Djats. Soucieux sans doute d’égaler voire de dépasser en prestige les Rajpouts, les Sikhs surent très vite s’organiser en unités combattantes pratiquant le harcèlement ou même la guérilla. Si Ahmad Chah eut raison des Mahrates il ne put venir à bout des Sikhs. Après la mort du monarque afghan, ces derniers reprirent l’offensive sous la conduite d’un éminent stratège Ranjit Singh et avec l’aide d’officiers français issus de notre Soldats dourranis. Gravure anglaise du 19ème siècle. « grande armée » chargés, tel le Général Allard, de soute- nir toute force militaire capable d’endiguer la colonisation britannique qui prenait alors son essor dans la péninsule in- les Abdali de Hérat où certains chefs membres de la fraction dienne. Ayant restauré leur centre spirituel et intellectuel à sadozaï s’étaient établis. La « grande armée » réunissant des Amritsar et leur capitale à Lahore, ils s’avancèrent en pays Turcs, des Iraniens et des Afghans se révéla peu résistible. pachtoune non sans peine. et finirent par s’emparer de Pes- Nader, qui prit assez vite le titre de Chah parvint à conquérir hawar dont ils reconstruisirent le fort en suivant les indica- non seulement les provinces iraniennes perdues mais aussi tions d’officiers français du génie. la plus grande partie de l’Afghanistan d’alors. Réussissant Ce nouvel Empire, qui bousculait les croyances admises à grossir ses rangs d’un nombre croissants de guerriers au tant chez les musulmans que chez les hindous, notamment fur et à mesure de son avancée, il s’engagea dans la vallée celles consacrant la pérennité des castes, eut assez vite des de l’Indus et poussa encore plus loin. En 1739, il pilla Delhi opposants. Il parvint cependant à se maintenir face à tous où il prit possession du diamant Koh-e Nour symbole de ses adversaires, en particulier les Britanniques déterminés à royauté. Il apparut comme l’égal des grands Moghols sans étendre leur influence. Ces derniers, après divers combats et contester leur légitimité ni prétendre les remplacer. même une guerre en règle, parvinrent à assujettir le royaume Après la mort de celui que certains historiens nommè- sikh puis à en intégrer les éléments à leur Empire nommé rent le « Napoléon iranien », son immense empire se divisa couramment Raj. aussitôt. Le commandant en chef de ses troupes afghanes, Ce qui restait des possessions d’Ahmad Chah Dourrani Ahmad Abdali descendant des Sadozaï de Moultan, rassem- constituait un ensemble solidement retranché en zone mon- bla autour de lui, au prix d’une action militaire et diploma- tagneuse. La capitale afghane qui avait été d’abord Kandahar tique aussi habile que rapide, les tribus pachtounes de toutes et secondairement Peshawar fut transférée à Kaboul à la fin appartenances et même certaines unités de Qizilbach pour du XVIIIème siècle. constituer à son tour une armée redoutable que le pouvoir Pour autant, le nord de l’espace actuellement afghan était iranien se garda de défier sans pour autant se soumettre à elle. menacé par les Khans de Bokhara, et dans une plus faible mesure, par les Turcomans ou Turkmènes, autre ethnie restée partiellement nomade et dirigeant ses raids vers l’ensemble Les Dourranis du Khorassan surtout dans sa partie perse. Le contrôle de la ville de Hérat devenait dès lors pour les Chahs Qadjars, Fort de l’approbation d’une Loya Djirga ou grande assem- comme pour les Emirs Dourrani, un enjeu majeur. Les se- blée de tous les chefs de tribus pachtounes à Kandahar, il di- conds devaient finir par confirmer leur souveraineté sur cette rigea ses forces vers le sud-est en 1756 et fut bientôt à la tête ancienne capitale non sans l’aide des Britanniques. d’un empire englobant l’Afghanistan et le Pakistan actuels, réunis une fois de plus. Reconnu comme Dourr Dourrani ou perle des perles par la Loya Djirga, il transférera ce titre à toute sa tribu qui cessa d’être celle des Abdali pour devenir L’Afghanistan enclos celle des Dourrani dans le langage courant. Ainsi naissait un La stabilisation des frontières était, pour les monarques pouvoir monarchique afghan aux mains de Dourranis, pou- afghans, d’autant plus urgente que la chrétienté européenne voir qui se maintint sous des formes diverses jusqu’au coup se faisait très agressive. Sous son aspect continental et russe, d’Etat communiste de 1978. elle commençait à investir l’immense domaine des steppes Une puissance nouvelle était donc appelée à jouer un rôle où Turcs et Mongols avaient régné en maitres pendant plus majeur dans la géostratégie régionale, celle des monarques d’un millénaire. Or, la progression des armées slaves, sou- afghans. Le Bassin de l’Indus déjà partiellement dominé par tenue par leur redoutable cavalerie auxiliaire mi-turque des aristocraties pachtounes et baloutches relevait dès lors mi-slave, celle des Cosaques, semblait irrésistible bien que d’un empire défendu par des princes et des guerriers redou- Les Nouvelles d’Afghanistan n°139 7
lente. L’autre face de la chrétienté conquérante était mari- tous et partagée. Il n’est pas étonnant que la culture populaire time, commerçante et volontiers colonisatrice. Elle était en- afghane se fit de plus en plus frustre et combattive. Les jeux core plus redoutable car elle parvenait à parachever pour son les plus prisés dans le pays furent et sont encore les com- propre compte l’œuvre des empires musulmans tout en vas- bats d’animaux et les paris. Un monarque parvint à limiter salisant les principautés locales. Bénéficiant des ressources les dommages subis par son pays en jouant de l’ouverture techniques les plus récentes, elle levait des armées dirigées vis-à-vis de ses trois grands empires voisins tout en exerçant par ses propres officiers mais constituées dans leur masse par un rôle d’arbitre entre les hobereaux et autres chefs de guerre des indigènes de tradition guerrière. Ces troupes étaient re- du pays. Ce fut le sage, l’obstiné, le frugal Dost Mohammad marquablement entrainées et disciplinées. dont le règne de 1843 à 1863 laissa le souvenir d’un temps Après l’éviction laborieuse des Français, les Britanniques relativement béni. Il fonda une nouvelle branche dynastique, assurèrent leur domination sur le monde majoritairement celle des Mohammadzaï. hindou de l’Inde péninsulaire qu’ils nommaient d’ailleurs Cependant, les pressions externes et les tensions internes Hindoustan pour ensuite établir leur suprématie à l’ouest, s’accentuant, il fallut un autre mode d’unification du pays, c’est-à-dire sur une terre d’empire que se disputaient Sikhs et celui de la manière forte indissociable du développement Afghans dans la vallée de l’Indus. Après avoir neutralisé les marqué de l’armée royale. Tel se dessina donc le rôle de premiers, les Anglais occupaient Peshawar en 1818. l’Emir Abdul Rahman qui assagit avec une énergie féroce Condamné à devenir essentiellement défensif, l’Emirat les tribus pachtounes et en déplaça plusieurs vers le nord du afghan se trouva confiné aux régions qu’il avait pu soustraire pays. Il convertit et assujettit les Pachaï et surtout les Ka- à ses puissants voisins. Il cessa peu à peu de jouer son rôle lach montagnards parlant une langue darde et pratiquant un traditionnel de trait d’union commercial et culturel entre les culte polythéiste original. On leur imposa de transformer leur divers pays de la région. Son activité déclina fortement selon montagne nommée Kafiristan, pays des infidèles en Nouris- le témoignage de divers voyageurs. Ses villes se dépeuplè- tan, pays de la lumière. Cela n’alla pas sans massacre. L’ac- rent progressivement. C’était la rançon du rôle de tampon qui tion la plus dramatique fut la mise au pas des principautés lui était laissé. Au sein de sa société, la culture de la rapine hazaras dont les sujets, cavaliers rapides et chiites fervents, propre au Yaghestan ou « royaume de l’insolence » exerçait étendaient leur influence sur tout le centre du royaume. Trois un effet, au total, néfaste même si la persistance de traditions guerres éclatèrent entre eux-mêmes et le pouvoir central, et, guerrières lui permettait de résister aux conquêtes. La société par trois fois, ils faillirent enlever Kaboul. Après l’ultime vic- se fit de plus en plus hiérarchisée dans toutes les ethnies. Les toire de l’armée royale, les Hazaras durent abandonner leur successions au titre d’Emir furent presque toujours le fruit de fierté traditionnelle. Ils furent réduits à une condition subal- combats entre princes factieux. Réduit au « chacun pour soi » terne dans le meilleur des cas mais, le plus souvent, servile. dans l’espace qui était le sien, le monde afghan devenait une Beaucoup émigrèrent dans l’Empire des Indes, formèrent des mosaïque de communautés rivales et armées. communautés assez prospères près de Quetta et s’engagèrent Observant le caractère problématique et mouvementé des en grand nombre dans l’armée impériale britannique où l’un successions au trône de Kaboul, les Anglais furent tentés par d’entre eux fut général. Actuellement, au Pakistan, les Haza- l’immixtion dans l’espoir de placer à la tête du pays un prince ras, bien introduits dans l’administration et l’armée, sont sou- à leur dévotion et de faire entrer dans leur orbite une impor- vent jalousés et parfois suspectés de double appartenance car tante marche de leur Empire. Cette entreprise se révéla très ils restent fidèles au chiisme, n’ont pas désappris le persan coûteuse tout au long du XIXème siècle sans être totalement et sont en contact avec ceux des leurs restés en Afghanistan. infructueuse. L’armée des Indes subit en Afghanistan deux En cette fin du XIXème siècle, Russes et Britanniques revers militaires majeurs qu’elle crut devoir effacer par des après de multiples négociations sans suite décisive finirent expéditions de représailles victorieuses mais ravageuses. Au par s’entendre sur les limites de leur zone d’influence res- terme de chaque combat important, les Anglais parvenaient à pective. La géopolitique européenne les conduisait à s’allier obtenir des Afghans un abandon progressif de leur autonomie et non plus comme naguère à se faire concurrence. Il fut en matière de politique extérieure même si le royaume de entendu que l’Afghanistan serait un Etat tampon entre les Kaboul restait hors du Raj. Tels furent le cas du traité de 1854 trois empires russe, chinois et soviétique. Aussi une impor- et de son supplément de 1857 mais surtout du traité de Gan- tante langue de terre, c’est-à-dire une vallée relevant du haut domak signé en 1879 et limitant la souveraineté afghane tout bassin du Pamir, fut concédée au pays : c’est le corridor du en jetant les bases d’un accord frontalier favorable au Raj. Wakhan, peuplé de Tadjiks Wakhis et de Kirghizes. A l’ouest, Pendant ce temps l’Empire des Tsars prenait possession l’Afghanistan restait le maitre reconnu de Hérat. d’un grande partie de l’Asie centrale et tentait de faire entrer Le plus difficile, le plus litigieux, ce qui reste à l’origine l’Afghanistan, voie d’invasion très ancienne vers l’Inde et de la plupart des troubles actuels fut le tracé au sud du pays les mers chaudes, dans sa sphère d’influence. Les misères d’une ligne qui, sans être formellement reconnue come fron- de la géopolitique des grandes puissances s’abattaient donc tière, délimitait les domaines tribaux relevant respectivement sur l’Afghanistan sous la forme du « grand jeu » décrit par des autorités afghanes et britanniques. La négociation fut très Rudyard Kipling. Il s’imposait à la monarchie afghane de ba- rude, elle aboutit à un tracé auquel le secrétaire aux affaires tailler pour être inféodée ni à l’un ni à l’autre de ses grands indiennes, Sir Mortimer Durand, donna son nom. Cette ligne voisins impériaux et assurer dans une fière pauvreté sa propre dont le tracé fut officiellement esquissé en 1893 lors de la unité. visite de ce dernier ministre à Kaboul fut ensuite dessinée Sa cohésion était menacée par la multiplicité de ses eth- sur les cartes par une commission mixte d’experts afghans nies et aussi par la prolifération des chefs de guerre, laquelle et britanniques. Elle séparait les tribus pachtounes en deux sanctionnait la paucité des ressources du pays et le besoin masses d’importance à peu près égale dont l’une la plus des communautés de s’affronter pour s’assurer d’une part de peuplée dépendait de la couronne britannique et l’autre de la richesse dès lors que celle-ci ne pouvait être assurée pour l’Afghanistan. Abdul Rahman aurait pu refuser cet accord 8 Les Nouvelles d’Afghanistan n°139
liste d’un journal paraissant sous le nom de Seradj Ul Akhbar (lumière de l’information) dont le lectorat s’étendit hors du pays, notamment dans le nord de l’Inde britannique. Il s’agis- sait de Mahmoud Beg Tarzi qui fut le conseiller souvent très écouté mais parfois injustement négligé des souverains Ha- bibullah et Amanullah. C’est notamment sur ses conseils que l’Afghanistan parvint à préserver sa neutralité lors de la pre- mière guerre mondiale. A l’issue de cette dernière, en 1919, l’émir Amanullah par- venu au pouvoir épousa la fille de Mahmoud Tarzi et fit de ce dernier son principal conseiller. Son premier souci fut de libérer l’Afghanistan de la tutelle britannique. Ayant lancé ses troupes au-delà de la ligne Durand il remporta quelque succès face à une armée des Indes éprouvée par la grande guerre. Seule l’intervention de la Royal Air Force parvint à limiter l’ampleur de son offensive. Des deux côtés on fut prêt à négocier. Au terme de longs pourparlers dans lesquels Mahmoud Tarzi, chef de la délégation afghane, joua un rôle éminent, les premiers accords furent signés à Rawalpindi. L’Afghanistan était reconnu comme totalement maître de sa L’Afghanistan pris entre l’ours russe et le lion britannique, fin 19ème siècle. politique étrangère. Les acclamations populaires ayant ac- cueilli alors la délégation afghane dans les territoires appelés à former le Pakistan occidental quelques décennies plus tard donnèrent la mesure de l’influence potentielle de l’émirat de- mais il comprit qu’il n’avait pas la capacité de faire face à venu un peu plus tard royaume au terme d’une proclamation ses redoutables voisins. Il se garda toutefois de reconnaitre à de l’émir Amanullah. Les négociations se poursuivirent mais la ligne Durand le caractère d’une frontière pérenne. Unifié ne permirent pas d’aboutir à un accord frontalier en bonne par la force et de plus en plus militarisé, l’Afghanistan ne bé- et due forme, l’Afghanistan refusant d’admettre la pérennité néficiait ni des quelques avantages accordés à des colonisés et encore moins l’intangibilité de la ligne Durand. Il restait (travaux d’infrastructure, réseau scolaire, amorce d’indus- à effacer les traces laissées dans la société afghane par un trialisation) ni de ceux acquis par les pays conquérants. siècle de repli identitaire farouche et à constituer une armée Les Britanniques, quant à eux, peu soucieux d’en dé- réellement moderne, capable de relayer l’autorité royale. Se coudre avec les tribus pachtounes turbulentes officiellement hâtant, avec excès peut être, de moderniser son pays, le roi incluses dans le Raj, accordèrent à beaucoup d’entre elles, Amanullah finit par perdre beaucoup de sa popularité. Il fut les plus montagnardes et les plus farouches, un statut de semi renversé par une série de complots inspirés par le conserva- autonomie sous le simple contrôle d’agences politiques res- tisme populiste tant en pays pachtoune que dans des régions pectant leurs institutions traditionnelles et surtout soucieuses tadjikes. C’est en ces dernières qu’un prédicateur enflammé, d’arbitrer leurs querelles éventuelles. Ainsi furent créées les Habibullah Qazi nommé par dérision Batcha Saqao (le com- zones tribales, tandis que toute la partie du bassin de l’Indus mis porteur d’eau) parvint à soulever les foules et à s’empa- où les Pachtounes étaient dominants par le nombre furent in- rer du trône de Kaboul. Le roi Amanullah, forcé d’abdiquer clus dans une entité spécifique, la Province Frontière du Nord en 1929, finit par se réfugier en Italie tandis que Nâder Khan Ouest. réussissait à restaurer en neuf mois, avec l’appui de tribus fidèles, la dynastie des Mohammadzaï. En cette période où l’islam était instrumentalisé comme force anticoloniale mais aussi antimoderne avec sans doute Une difficile entrée pour cela la bénédiction d’empires coloniaux malmenés par dans la modernité les cercles intellectuels nationalistes, un élément stabilisateur exerçait son influence sur la piété populaire dans les mon- Malgré les rigueurs de sa condition d’Etat enfermé, tagnes comme dans les plaines : il s’agissait de la quête spi- l’Afghanistan eut, à la fin du XIXème siècle et au début du rituelle pratiquée dans deux grandes confréries, la Qadirya et XXème, le surprenant mérite de se donner, peu à peu, les la Naqchbandya. Tant en Afghanistan que dans ce qui allait moyens d’entrer de son propre mouvement dans la moder- devenir de nos jours le Pakistan, les pouvoirs politiques au- nité. Djamalouddin, théoricien d’un renouveau de la pensée raient sans doute été sages de s’appuyer sur elles plutôt que islamique, familier des cercles intellectuels parisiens, était-il de céder à la tentation de la puissance. vraiment afghan d’Assadabad comme il l’affirmait ? Toujours Les deux décennies qui suivirent furent celles de l’ambi- est-il que c’est bien à lui que se référèrent plusieurs grandes guïté délétère dans les rapports entre le royaume et le Raj. familles pachtounes et tadjiks soucieuses de faire participer Le premier jugeait certes irréaliste de reconstituer l’empire leur pays à la vie intellectuelle du monde. Ainsi se consti- d’Ahmad Chah Dourrani mais souhaitait garder dans sa clien- tua à Kaboul, Djalalabad et Kandahar, une élite proprement tèle les tribus pachtounes incluses dans le Raj avec l’idée de afghane dont la pensée était proche de celle de Mohammed les faire entrer quelque jour dans l’orbite du royaume. Du Eqbal, poète et essayiste, concepteur de l’idée pakistanaise et côté britannique, on s’appuyait sur ces mêmes tribus pour chantre d’un renouveau de l’Islam. Elle fut parfois capable fournir des cadres et des soldats à l’armée des Indes. Elles d’une audace encore plus grande peut-être. Le penseur mo- pouvaient faire contrepoids aux éventuelles turbulences de derniste le plus influent et réputé fut le fondateur et éditoria- certaines ethnies ou castes guerrières comme les Baloutches, Les Nouvelles d’Afghanistan n°139 9
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