Les nouvelles d'Afghanistan - "Qu'allons-nous devenir ?" - Défis Humanitaires
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N°172 mars 2021 (1er trimestre) - Quarante-deuxième année - 6 euros Les nouvelles d’Afghanistan "Qu'allons-nous devenir ?" GÉOPOLITIQUE SOCIÉTÉ HISTOIRE ISSN 0249-0072 L'Afghanistan, Les médias Souvenirs parent pauvre depuis 2002 d'une french doctor de la recherche
Editorial Les nouvelles Réconcilier les mémoires d’Afghanistan C ombien est long le chemin vers la paix en Afghanistan ! Il nous semble déjà Sommaire N°172 interminablement long, vu de France, combien plus encore l’est-il en Afghanis- Géopolitique tan, alors que des crimes sans nom, sans nombre visent chaque jour tout ce que Entre conflits religieux et manipulations le pays a d’intelligence et de coeur : journalistes, médecins, juges, responsables ethniques "Qu'allons-nous devenir ? politiques, femmes aussi bien qu’hommes. Comme s’il s’agissait de faire table rase par Mike BARRY 3 et d’éliminer un des atouts du régime actuel, la liberté d’expression, pour mieux L'Afghanistan, imposer une dictature. parent pauvre de la recherche Le poème que nous publions en page de couverture, écrit pourtant par un en- par Jean-Pierre PERRIN 14 fant, en dit long sur l’état d’esprit de beaucoup d’Afghans. Nous n’avons plus le choix qu’entre fuir ou mourir. Le texte que Mike Barry a bien voulu nous confier, Société certes pas toujours diplomatique et dont Les nouvelles d’Afghanistan n’épousent De nouveaux visages pas nécessairement toutes les positions, fait part aussi, dans sa première partie, de par Bérangère HAUER 17 cette désespérance. Il montre ensuite dans quelle impasse les Américains se sont fourvoyés. Les secteurs des médias depuis 2002 Alors que Trump avec une inconséquence inimaginable a ouvert un boulevard La liberté n'est pas donnée, aux tâlebân, le chemin vers la paix n’a jamais été aussi étroit. Il doit se faufiler au elle s'acquiert travers de quelques réalités incontournables : par Shahir ZAHINE 19 - La présence militaire américaine est vouée à disparaître tôt ou tard. Les Afghans Mes compagnons de voyage doivent donc trouver les moyens de se défendre eux-mêmes. Pour quelle raison m'ont sauvé des mains des tâlebân les tâlebân, largement minoritaires, l’emporteraient-ils nécessairement, fût-ce par Nassim IBRAHIMI 24 avec le concours masqué du Pakistan ? L’armée afghane a su jusqu’à présent pallier le départ déjà réalisé de 100 000 soldats américains, pourquoi s’effon- Histoire drerait-elle du jour au lendemain ? Au lieu de la déconsidérer jour après jour il Souvenirs d'une french doctor conviendrait de la conforter. en Afghanistan - La grande faiblesse du gouvernement réside dans la division du monde politique Capucine de Bretagne afghan et dans sa mauvaise image dans l’opinion publique. On oublie tout le tra- par Constance MICALEF MARGAIN 26 vail fait dans le domaine de la santé et de l’éducation, pour ne retenir qu’une cor- ruption hélas bien réelle. Lutter contre ces fléaux est plus que jamais nécessaire. Un thé vert avec - On ne peut pas laisser croire que la seule intransigeance des tâlebân et la capi- Le patrimoine comme arme de paix tulation d’une grande puissance peuvent les amener au pouvoir. Peut-on attendre avec Valéry Freland des autorités européennes d’affirmer clairement qu’un pouvoir ne pourra être par Régis KOETSCHET 30 reconnu s’il n’est pas validé par un processus démocratique ? Il est à peu près clair pour tout le monde que les tâlebân n’obtiendraient jamais une majorité dans des élections libres. C’est bien pour cela qu’ils refusent tout processus électoral. Dernières nouvelles 33 Aussi faut-il les contraindre de se confronter au verdict des urnes. Quand me tueront-ils ? Ceci étant dit, il faut bien en finir avec la guerre et donc donner une place aux par Shah Jahan ADILZAI 40 tâlebân. Et comme la paix nécessite aussi que le Pakistan cesse son soutien logis- tique à l’insurrection, l’Afghanistan ne pourrait-il pas, en échange, offrir de recon- Photo de couverture : naître enfin le tracé de sa frontière avec son voisin ? Qui, à part quelques politiciens, Diverses vues de la société civile et politique n’accepterait de gagner la paix contre un renoncement à un rêve inaccessible ? de l'Afghanistan (voir article pp. 3-13) Mais surtout, un travail aussi gigantesque qu’urgent s’impose. La guerre n’est là que parce que les esprits ne sont pas en paix. Et ceux-ci sont tourmentés parce que jamais n’ont été pansées les blessures du passé. Jamais une commission « Justice Les nouvelles d’Afghanistan et Paix » n’a permis à des victimes de dire ce qu’elles ont vécu. C’est une véritable bénéficient d’une aide financière de l’ambassade de France en Afghanistan politique de la réconciliation qu’il faut inventer en sachant que seules la vérité et une forme douce de justice pourront conduire à une société apaisée. Revue éditée par AFRANE 16, passage de la Main d’Or -75011 Paris Etienne GILLE afrane.paris@gmail.com 11 mars 2021 www.afrane.org 2 Les nouvelles d’Afghanistan n°172
Géopolitique Entre conflits religieux et manipulations ethniques « Qu’allons-nous devenir ? » par Mike BARRY* Mike Barry aime l’Afghanistan depuis toujours. Déjà en 1974 il publiait un Petite Planète sur ce pays. Il aime les Afghans et il souffre de leurs souffrances. Il souffre aussi de la politique menée par son pays, les Etats-Unis, qui n’a pas su amener la paix et le développement dans le « Royaume de l’insolence »1. Il souffre et il s’emporte. L’ample analyse qu’il propose aux lecteurs des nouvelles d’Afghanistan mérite d’être méditée. I - La misère de Kaboul Paris accueillera, le 27 mars 2021, le fils d'Ahmad Shâh Ma tration Trump) : "c'est toujours assez bon pour des Afghans." soud pour y dévoiler une plaque en l'honneur de son père. L'American University of Afghanistan fondée à Kaboul Moment d'amer constat, pour l'Américain que je suis, de en 2006, financée par l'USAID et où j'enseigne depuis 2017, l'étrange amour – gratuit, souvent généreux, parfois hé- paraît pourtant une oasis de verdure dans cet aride paysage roïque – que tant de Français auront porté à l'Afghanistan, de mépris – avec ses jardins arrosés, ses bâtiments propres, alors que les États-Unis s'y engagent dans une guerre directe ses centaines de garçons en jeans ou en pyjama2 traditionnel provoquée par les attentats sur leur propre sol du 11 sep- et ses filles en sages fichus, tous boursiers de toutes les pro- tembre 2001, deux décennies plus tôt, sans se départir d'un vinces, de toutes les ethnies, de toutes les classes sociales, vague mais tenace mépris, tout aussi étrange, pour ce pays et tous enthousiastes pour s'initier en anglais aux affaires et entier, voire pour son peuple. "Afghan good-enough" sera aux sciences du vaste monde : mais désespérés au fond de la l'expression récurrente sous l'Administration Obama trahis- classe où je les aurai tous vus, les yeux écarquillés d'inquié- sant tel dédain - et il s'agissait d'ailleurs encore là d'un gou- tude et la bouche rivée d'un permanent sourire (faux) pour vernement civilisé par rapport à son successeur (l'Adminis- demander poliment, à la fin des cours : "Et maintenant, pro- fesseur, qu'allons-nous devenir?" * Ancien coordinateur de missions humanitaires sur le terrain afghan pour N'étaient guère pour les rassurer les ergotages politiques Médecins du Monde puis les Nations Unies, Michael Barry, né à New York à dégoutter de semaine en semaine des négociations de en 1948, enseigna longtemps les langues et civilisations du Moyen-Orient à l'Université de Princeton avant d'occuper depuis 2017 la fonction de pro- Doha entre Washington et les tâlebân tout au long de l'année fesseur en chef à l'Université américaine de Kaboul. Auteur de nombreux 2020. L'Administration Trump, formation américaine d'ex- ouvrages primés tant en français qu'en anglais, il a été décoré en novembre trême-droite comme chacun sait : la pire depuis celle d'An- 2020 de la Légion d'honneur. drew Johnson à la fin de notre Guerre de Sécession), y cher- Les nouvelles d’Afghanistan n°172 3
Géopolitique chait (on le sait encore) les plus divers prétextes pour retirer de Kaboul manifestent de temps à autre, sans grande at- ses troupes, afin de séduire son propre électorat d'extrême- tente : "L'État ne nous protège pas !" C'est bien ce que Daech droite, en camouflant verbalement telle reddition militaire à entend leur démontrer. Les employés hazâras de l'université l'extrême-droite de la société afghane soutenue, de surcroît, m'auront sans cesse demandé : "Qu'allons-nous devenir ?" par l'État-major pakistanais et la monarchie saoudienne pas Lové dans sa cuvette montagneuse à 1 800 mètres d’alti- moins réactionnaires. tude, Kaboul grelotte en vitrine de malheur exemplaire, pour- Mme Chéryl Bénard, épouse du principal négociateur de tant à l'aune du malheur planétaire. Les cases des plus misé- l'Administration Trump (le diplomate afghano-américain Zal- rables s’y accrochent aux côteaux rocheux. Plus une maison may Khalîlzâd), était même venue en automne 2019 s'adres- de Kaboul y perche en altitude, plus son loyer en plonge : ser à nos étudiantes dans l'auditorium, en les avertissant car nulle adduction d’eau n’arrose ces hauteurs déshéritées. d'un ton hautain qu'était venu le temps de se prendre elles- Aussi les enfants déguenillés vont-ils la recueillir avec leurs mêmes en main, de promouvoir les droits des femmes dans bidons aux robinets publics de la basse ville, contraints de leur propre société, sans plus attendre de secours extérieur. grimper au retour – une heure d’effort – toutes ces venelles Les filles en chuchotaient d'angoisse à me répéter, lanci- escarpées où ruissellent des eaux usées. nante, la même question, dans le couloir, à la fin de l'allocu- Ces ruelles boueuses et ses masures grises s’enchevêtrent tion : "Et maintenant, professeur, qu'allons-nous devenir ?" en effet jusqu’aux parapets du fleuve-cloaque gorgé de dé- De fait, fin 2020, ces étudiantes et étudiants luttaient chets plastiques. Les îlots d’ordures où broutent les chèvres contre un désespoir à peine camouflé par les politesses émergent d'entre des filets d’eau glaciale – car seule la fonte d’usage - l’étiquette traditionnelle afghane reste aussi céré- des neiges au printemps en gonflera assez le débit pour char- monieuse que la japonaise. Les jeunes gens renouvelaient rier les immondices jusqu’à l’Indus, au Pakistan voisin : en ensuite la rengaine, sans transition, pour affirmer leur dégoût attendant la décrue d’été, avec son retour des accumulations de la corruption de leurs dirigeants, leur méfiance envers les d’ordures et des menaces de choléra pour aggraver celles du volte-face politiques occidentales, leur crainte des visées coronavirus. Accroupis sous les ponts, emmitouflés de châles, pakistanaises sur leur sol, leur terreur des attentats urbains les groupes de désespérés se chauffent autour des feux de incessants à frapper quiconque n’importe où, n’importe pneus en s’échangeant leurs seringues d’héroïne. Il est vrai quand – et leur obstination viscérale à trouver n’importe que le pavot, lourdement cultivé dans le sud afghan, raffiné quel chemin viable pour fuir Kaboul au plus vite et gagner la au Pakistan voisin, finance richement l'effort de guerre des sécurité de l’étranger. Bref, pour abandonner à jamais leur sol tâlebân qui tous les jours infiltrent et tuent dans Kaboul. natal, désormais perçu sans avenir : abandonné par le mépris Ce fleuve de Kaboul constitue toutefois le scandale cen- américain. "Qu'allons-nous devenir ?" tral, voire l'illustration presque poignante de l'incurie deve- Ce mépris devient, il est vrai, palpable, voire reniflable, nue quasi-aberrante de l'occupation américaine : soit la dès la sortie de nos murs. Entre les miradors qui nous pro- vignette d'une corruption généralisée, symptôme de désin- tègent depuis l'attentat des tâlebân contre notre université tégration sociale. Tous les jours, aura noté crûment le journal au printemps de 2016, les striures de pollution, d'un gris même des troupes des États-Unis, dans le numéro de Stars très sombre, barrent l'horizon des montagnes enneigées, and Stripes daté du 12 septembre 2020, l'Ambassade améri- long nuage en suspension constante sur la cité. Cette poisse caine et le quartier-général de l'OTAN auront déversé 79 493 s’épaissit en hiver quand monte la fumée des pneus et des litres (21 000 gallons) du liquide de leurs propres latrines, sachets plastiques : car les pauvres n’ont d’autre chauffage. ajoutés au 45 424 litres (12 000 gallons) suintant des troupes De la fenêtre barrée de ma chambre, j’aperçois aussi toujours internationales cantonnées près de la cité, dans cet égout à ces deux grosses montgolfières de surveillance militaire flot- ciel ouvert qui fend comme une blessure toute la capitale ter dans la brume grise, amarrées au sol par de solides câbles afghane. Plus exactement, les autorités américaines auront d’acier, pour y photographier tout mouvement suspect. sous-traité – sans surveillance – l'évacuation de leurs déchets Vingt ans après l’intervention militaire américaine en Af- par l'entremise d'une entreprise afghane, Makrorayon Waste ghanistan pour en chasser les tâlebân ou “séminaristes cora- Water Treatment, laquelle s'est contentée d'engranger la lar- niques” accusés d’avoir abrité les responsables des tueries gesse étrangère tout en déversant, sans les traiter, les eaux à New York et Washington du 11 septembre 2001, la capi- usées étrangères dans le fleuve de leurs concitoyens. tale afghane en principe “libérée” s’enlise toujours dans sa Pour citer le propre Président Trump (entendu par l'offi- corruption politique (pas d’impôts réguliers, les détourne- cier Guy Snodgrass dans Holding the Line: Inside Trump's Pen- ments des assistances étrangères les relaient), sa peur. Les tagon with Secretary Mattis, New York 2019) devant ses offi- “séminaristes” tiennent la campagne environnante, infiltrent ciers interloqués au sein du haut commandement militaire les villes, quadrillent le pays de leur administration parallèle. américain, réunis devant lui à Washington le 18 janvier 2018: Daech, surgi dans l’est afghan depuis quelque quatre années, "Seriously, who gives a shit about Afghanistan?"3 les concurrence jusque dans les rues de Kaboul avec des atro- cités accrues, en y ciblant de préférence la minorité hazâra : Avant de quitter Kaboul à la fin de l'hiver 2020 passé le terrorisme antichiite étant devenu la spécialité de l'"État (contraint d'y assurer désormais mes cours par télétransmis- islamique" sunnite pour accabler l'ethnie la plus vulnérable sion, COVID oblige), je méditais de ma fenêtre, par-dessus la tout en frappant les autres d'effroi. Les boutiquiers hazâras frise barbelée de nos murs, l'horizon des crêtes enneigées de 4 Les nouvelles d’Afghanistan n°172
Géopolitique l’Hindou-Kouch, à surgir de la grisaille urbaine aussi pures – j’en distinguais d'ici un très haut col entre deux sommets - que jamais à en étinceler sous un ciel d’émail : l’Afghanistan par les armées d’Alexandre lors du dur hiver de 329 avant d’autrefois. Je préparais à ma table de travail mon dernier Jésus-Christ. Mais l’heure est-elle à pareilles rêveries en hiver cours du jour sur le franchissement de ces mêmes montagnes 2021 ? Après le dégoût, s'impose l'analyse de la colère froide. II - Négativités et contradictions impériales en Afghanistan, de l'Angleterre victorienne à l'Union soviétique et aux États-Unis La misère révèle. L'échec occidental en Afghanistan reste mais avant tout veut s'en assurer l'espace à titre purement celui d'une civilisation, la nôtre. défensif. La coalition de démocraties libérales occidentales, conduite La puissance occupante peut certes afficher publique- par les États-Unis, s'était engouffrée dans ces montagnes ment son intention d'y contribuer aux progrès humanitaires d'Asie Centrale en novembre 2001, pour interdire à toute – depuis les bienfaits du socialisme à la soviétique jusqu'aux cette rocaille de servir de sanctuaire imprenable au groupe apports du prospère libéralisme américain - dans le souci de "islamiste" qui entendait s'en faire une base – car c'est là bien séduire l'opinion internationale et celle, interne, du pays en- le sens du mot al-Qâida qu'abritaient les tâlebân – pour en vahi. Mais telle bienveillance ne s'avère jamais la priorité de déclencher, invulnérable, sa terreur internationale. la puissance occupante. Deux décennies plus tard, l'Administration Trump, au cré- Mais les mots humanitaires restent dits, à en cingler mo- puscule de son mandat en janvier 2021, réduisait sa présence ralement l'occupant défait par la suite. Au moment de justi- armée, apparemment vaincue, à un reliquat de 2 500 effec- fier l'invasion anglo-indienne de Kaboul en 1839, première tifs (les autres troupes de l'OTAN en comptaient cependant de la série des invasions modernes, le Manifeste de Simla qui encore 10 000), en échange d'une promesse toute formelle déclarait la guerre à l'émir Dôst-Mohammad pour le rempla- (et impossible à imposer) de la part de ces mêmes tâlebân cer par le protégé anglais Shâh Shodjâ`, et promulgué par de rompre désormais avec al-Qâida et Daech : c'est-àdire le les autorités britanniques en Inde le 1er octobre 1838, sou- droit éventuel de river derechef, sur une société afghane ren- lignait : due exsangue, leur propre code de valeurs farouches, Wash- "Sa Majesté le Shâh Shodjâ`-ol-Molk entrera en Afgha- ington ne s'en souciant manifestement plus, en s'engageant nistan entouré de ses propres troupes, et y sera soutenu toutefois d'empêcher leur sol afghan de servir de base future contre les interférences étrangères et les factieuses par contre les États-Unis. une armée britannique. Le Gouverneur-Général caresse Les valeurs occidentales de démocratie, de droits des l'espoir avec confiance que le Shâh s'y verra rapidement femmes, de liberté de parole et tout le reste pour le bonheur replacé sur son trône par ses propres sujets et adhérents, du peuple afghan, prônées américaines par excellence lors et qu'une fois [ce souverain] assuré de son pouvoir, et de l'invasion de novembre 2001 par l'Administration George l'indépendance et l'intégrité de l'Afghanistan établies, W. Bush, devenaient-elles non avenues pour l'Administration l'armée britannique s'en retirera. Le Gouverneur-Général de Donald J. Trump au moment de retirer la moitié des der- s'est vu contraint de prendre ces mesures par le devoir qui niers effectifs en janvier 2021 ? lui incombe de veiller à la sécurité des possessions de la Soyons justes. Par son approche grossière de la diploma- Couronne britannique ; mais il se réjouit, en accomplissant tie, l'Administration Trump aura aussi simplifié de manière ce devoir, de l'occasion qui lui est offerte de contribuer à roide, mais avec la netteté claire des caricatures, l'attitude restaurer l'union et la prospérité du peuple afghan."4 fondamentale de Washington vis-à-vis de l'Afghanistan – ap- Mots rédigés hier, mutatis mutandis, par les Soviétiques proche semblable d'ailleurs à celle des deux précédents en- installant Kârmal au pouvoir en 1979 ou par la coalition occi- vahisseurs du pays, Anglo- Indiens au XIXe siècle, Soviétiques dentale plaçant Karzaï en 2001 ? du XXe : Négatives, les deux interventions britanniques à Kaboul L'Afghanistan moderne est un terrain négatif, non pas en 1839-1842 et 1878- 1880, pour empêcher le glissement convoité pour ses ressources, mais un espace à neutraliser : du royaume afghan dans la sphère d'influence impériale c'est-à-dire à envahir afin de l'interdire militairement à toute russe : deux échecs militaires rattrapés ensuite, cependant, puissance ou force politique jugée, au moment donné de par la brillante diplomatie de Londres alors. l'invasion, insupportablement hostile à la puissance envahis- Négative encore, l'invasion de Kaboul par l'Armée Rouge sante. en 1979-1989, pour prévenir l'effondrement du gouverne- Pour Calcutta, Moscou, Washington, en attendant Islâmâ- ment communiste afghan dont Moscou redoutait l'effet de bâd, l'Afghanistan successivement occupé de 1839 à 2001 contagion délétère sur l'ensemble de l'empire soviétique - aura toujours représenté une colonie stratégique. crainte au demeurant amplement confirmée. Une colonie stratégique se distingue d'une colonie d'ex- Négative toujours, en 1979-1989, l'assistance armée ploitation économique. L'occupant n'y cherche guère à en américaine fournie, à travers les canaux du Pakistan, aux développer l'infrastructure pour en espérer des revenus, combattants antisoviétiques afghans - ceux du moins choisis Les nouvelles d’Afghanistan n°172 5
Géopolitique par Islâmâbâd -, pour affaiblir ou même contraindre l'Armée aussi "dur", vis-à-vis du Tsar, que le parti des Tories ne cessant Rouge au retrait. de protester contre la mollesse du gouvernement libéral face Négative bien sûr, l'occupation américaine depuis 2001, aux empiètements russes au Moyen-Orient. Pourtant ce sont pour priver al-Qâ`ida et ses émules de leur sanctuaire afghan bien les Conservateurs ou Tories de Lord Peel, une fois élus – opération au succès devenu plus qu'incertain. en 1841, qui mirent fin au conflit en 1842. Négatif enfin, le soutien du Pakistan aux tâlebân d'au- En revanche, les Conservateurs de Lord Disraeli lancèrent jourd'hui, non pas tant pour entraver la puissance américaine la Seconde Guerre anglo-afghane de 1878, toujours pour dans la région, qu'afin d'empêcher toute résurrection viable barrer le même chemin des Indes aux Russes : confrontation d'un État afghan qui serait de nouveau, autonome, en mesure armée à laquelle ce furent les Libéraux de Gladstone à mettre comme avant 1979 de s'allier à l'Inde en poussant ses reven- un terme en 1880. dications territoriales irrédentistes contre Islâmâbâd : longue Pareil jeu de bascule aux États-Unis : le durcissement de subversion pakistanaise jusqu'à présent plutôt réussie. la réaction américaine contre les envahisseurs soviétiques Sous telle inondation continue d'entreprises impériales en Afghanistan débuta sous l'Administration du Démocrate négatives pendant deux siècles, guère étonnant d'y voir som- Carter dès 1979, se poursuivit sous le Républicain Reagan de brer la nation afghane. 1981 à 1988 ; l'opération militaire contre les tâlebân décidée en 2001 par le Républicain George W. Bush s'est vue relayée Comparons toutefois plus finement ces négativités impé- dès 2009 – fût-ce à contrecoeur – par le Démocrate Barack riales. Obama qui porta les effectifs jusqu'à 130 000 soldats sur le Les ressemblances restent les plus claires, donc s'éclaire, terrain en 2011 avant de les réduire dès 2012. entre les équipées afghanes britanniques d'autrefois, l'amé- Si le "Républicain" Donald Trump préconisait un retrait ricaine d'aujourd'hui. total qu'il espérait parachever, une fois réélu, en mai 2021, L'observateur en tirera les règles qui s'appliquent aussi, le Démocrate Biden en a interrompu le repli dès son entrée partiellement, aux opérations menées sur le même terrain en fonctions le 20 janvier 2021, pour examiner la situation afghan par des voisins autoritaires ou despotiques : l'URSS réelle, avant de se voir à son tour probablement contraint, des années 1980, le Pakistan depuis. comme le Démocrate Obama avant lui – par la logique Il faut être Américain singulièrement provincial pour cruelle du terrain – de renforcer de nouveau le corps expédi- s'aveugler sur l'évidente continuité de notre civilisation poli- tionnaire américain à Kaboul. tique "anglo-saxonne" (comme disent les Français) d'une rive Colonie stratégique à répétition, l'Afghanistan concerne à l'autre de l'Atlantique, semblable à la parenté culturelle donc un territoire dépourvu d'enjeux économiques impor- antique entre Athènes et Syracuse fussent-elles rivales, au tants pour ses envahisseurs modernes, néanmoins considéré transfert du pouvoir de Rome à Byzance ou entre Damas et utile, voire vital, pour y assurer des impératifs de défense – Bagdad aux débuts de l'ère médiévale. du moins lors de la conjoncture régionale ou mondiale au Londres au XIXe siècle, Washington au XXe et début XXIe, moment donné. auront conduit des entreprises impériales très similaires, La crainte, intolérable, d'une influence russe menaçant qualifiables de "démocratiques" : en Afghanistan comme ail- de s'avérer durable à Kaboul au XIXe et XXe siècles, puis d'une leurs. implantation tenace d'al-Qâ`ida au tournant du XXIe, aura Une initiative militaire lancée par une démocratie impé- dicté toutes les successives interventions des démocraties riale en terrain lointain demeure étroitement sujette, à impériales anglo-saxonnes, britanniques ou américaines, sur Londres puis à Washington, aux alternances du pouvoir entre le terrain afghan. partis rivaux, lesquelles quêtent à dates régulières l'approba- Une expédition coloniale stratégique représente pour tion de leurs électeurs métropolitains. une démocratie impériale un investissement à lourds fonds Importe peu l'identité nominale de ces partis dominants perdus – rentabilisables seulement en termes d'une essen- qui alternent dans les deux grandes démocraties impériales tielle sécurité à y gagner. qu'auront été Londres puis Washington : Libéraux ou Conser- Promouvoir une guerre stratégique lointaine n'est pas vateurs, Démocrates ou Républicains (du moins jusqu'à la électoralement très payant en métropole. Le parti au pou- dérive fascisante des Républicains américains à partir de voir, qui se résout à entreprendre une telle guerre, doit donc 2016) - ont en réalité peu d'incidence sur le déroulement des réunir, face à ses électeurs contribuables, les conditions sui- opérations guerrières. vantes : C'est la double pression des élections récurrentes en - Définir pour le public métropolitain le caractère abso- métropole, des événements militaires sur le terrain, qui lument vital de l'expédition pour la sécurité de la métropole interpelle, et infléchit, la politique du protagoniste guerrier elle-même – fût-ce au moyen de grossières simplifications de du moment : Conservateur ou Libéral, Républicain ou Démo- propagande. crate, à Londres comme à Washington. - Rappeler la haute vocation humanitaire de l'expédition, Le parti au pouvoir à Londres s'affichait ainsi Libéral lors du laquelle apportera un degré de civilisation supérieure à une cabinet de Lord Melbourne qui déclencha la Première Guerre contrée supposée barbare. anglo-afghane en 1838 : pour prouver aux Conservateurs de - S'assurer au départ d'une supériorité technologique mi- l'opposition combien un Whig comme lui savait se montrer litaire écrasante, pour pulvériser toute éventuelle opposition 6 Les nouvelles d’Afghanistan n°172
Géopolitique locale. - Si la collaboration locale avec l'occupant s'avère être - Affirmer que l'opération sera très, très rapide, dès lors inefficace, corrompue, donc par trop impopulaire. moins coûteuse. - Si en effet la collaboration locale, pas assez sûre de la - N'expédier qu'une troupe professionnelle, donc volon- durée de l'occupation, cherche à en profiter dans le très taire, et surtout très réduite car elle dispose d'armements court terme en détournant à son profit le maximum de fonds écrasants, et en évitant soigneusement d'envoyer des contin- fournis par l'occupant. gents tirés de l’électorat métropolitain. - Si la collaboration locale joue l'avenir à pile ou face, en - Car le public métropolitain saluera l'héroïsme de ménageant ses contacts avec l'opposition locale ; l'occupant quelques professionnels métropolitains tués sur le terrain, ne sait plus sur quel collaborateur local vraiment compter. mais ne tolérera jamais longtemps trop de pertes causées à - Spécialité des guérillas afghanes depuis près de deux des troupes métropolitaines expédiées de force pour renfor- siècles : créer une terre brûlée humaine autour de l'occupant, cer le noyau professionnel en cas d'échec. en intimidant ou en assassinant tout collaborateur véritable. - Le public métropolitain applaudira en effet une opéra- En se prolongeant ainsi, la guerre devient coûteuse, dé- tion rapidement victorieuse, peu coûteuse en vies métropo- mentant les pronostics illusoires du gouvernement métropo- litaines, fût-ce au prix de milliers de pertes parmi les forces litain qui l'aura enclenchée. Alors : locales alliées ou dans l'opposition. - L'opposition politique métropolitaine relèvera la tête, - En dehors donc des protestations de rares voix huma- dénoncera l'incompétence gouvernement, son gâchis des nitaires en métropole, les nouvelles de milliers de pertes de fonds publics, sa mise en péril de nos braves soldats (les ressortissants autochtones seront accueillies par l'opinion pertes des gens du pays ne seront mentionnées qu'en deu- publique métropolitaine avec indifférence. xième lieu, voire peu.) - Dans les premiers temps de la guerre, le parti métropo- - Le gouvernement rétorquera en cherchant à conclure litain au pouvoir muselle l'opposition politique en se drapant rapidement la guerre, de patriotisme, pour accuser toute critique de porter atteinte a) soit en expédiant des renforts pour la gagner enfin – à l'honneur de la patrie, à la sécurité de nos braves militaires mais c'est une mesure qui risque une impopularité croissante sur le lointain terrain, etc. en métropole ; - Une fois les premières opérations militaires réussies, b) soit en négociant son retrait avec l'opposition locale et la résistance locale balayée, l'expédition devra cependant (fût-ce au sacrifice du gouvernement local collaborateur), très vite rétablir une administration locale pour lui servir de avec la seule exigence que telle opposition locale n'engagera relais, avec un nombre adéquat de fonctionnaires civils, de pas, ou plus, des activités hostiles envers la sécurité globale soldats et de policiers du pays recrutés, afin de maintenir le de la puissance occupante, désormais en position de repli ; nouvel ordre. c) complication supplémentaire : le gouvernement mé- - Ces relais locaux coûteront moins cher, d'évidence, que tropolitain qui a déclenché la guerre perd sa majorité au mi- des professionnels métropolitains dépêchés : avantage éco- lieu des négociations entamées ; son successeur les reprend. nomique. À ces gens du pays, aussi, d'essuyer le gros des Telles se seront déroulées avec une régularité de métro- pertes, si les opérations militaires continuent - car après tout, nome les opérations coloniales des diverses puissances im- it's their country, c'est leur pays. périales démocratiques, dont celles actives en Afghanistan - Telles conditions couronnées de succès, si elles per- de 1838-1842 à nos jours. durent, assurent la continuité d'une occupation largement La variante impériale autoritaire de la Russie tsariste au relayée par une efficace collaboration locale qui y trouve suf- Caucase et en Asie Centrale au XIXe siècle, ou de l'URSS à fisamment d'intérêt. Kaboul en 1979-1989, s'est vue fondée sur un régime libre Ces conditions se transforment toutefois comme les d'expédier ses troupes sans opposition parlementaire pos- mosaïques multicolores d'un kaléidoscope si, en revanche, sible. l'occupation s'enlise dans un interminable semiéchec, de la Mais même dans l'Union soviétique finissante de l'ère sorte : Gorbatchev, à partir de 1985, le chiffre toujours plus élevé - Si une grosse résistance locale s'obstine, se dérobe, se des pertes russes, et l'impossibilité d'asseoir un régime pro- durcit, perdure, en interminable guerre d'escarmouches et russe stable en Afghanistan auront contraint le retrait de d'embuscades. l'Armée Rouge en 1989 III - L'enchevêtrement afghano-pakistanais et sa dimension "islamique" Mais une complication afghane accrue s'ajoute aux conflits L'URSS de Leonid Brejnev s'engageait dans son aventure de Kaboul depuis 1978-1979 et en aggrave l'enjeu plané- afghane en 1979 pour enrayer la décomposition du régime taire : l'idéologique, notamment l'islamique. communiste local de Kaboul. La dimension islamique des conflits afghans actuels en a Mais l'opposition locale, en se réclamant de l'Islam, s'arc- fait éclater le schéma colonial conventionnel ci-dessus. boutait sur une contestation idéologique autrement plus Les nouvelles d’Afghanistan n°172 7
Géopolitique puissante que celle d'un marxisme soviétisé en pleine déca- la présence américaine dans la région, mais, surtout, dénon- dence intellectuelle, planté en terre conservatrice afghane. çait de surcroît le régime saoudien pour son inféodation aux L'histoire culturelle moderne de l'Islam est celle, en effet, intérêts pétroliers et stratégiques de Washington. Le nou- d'une longue humiliation, cuisante, soldée par une domina- vel Iran proclamait dès 1979 son soutien à toutes les forces tion européenne presque totale de toutes les terres musul- islamistes radicales à l'intérieur du royaume saoudien qui manes, du Maroc à l'Indonésie, à la fin de la Première Guerre chercheraient à en renverser la monarchie, depuis les mino- Mondiale. Les troupes britanniques en 1919 occupaient rités contestataires chiites sur la plage du Golfe, jusqu'aux même Istanbul et Téhéran. Dans le panorama de ce désastre, militants sunnites qui s'emparèrent brièvement en automne seul l'Afghanistan survivait, royaume vassal de l'Inde anglaise 1979 de la Grande Mosquée de la Mecque – la maison de sans doute, mais néanmoins formellement indépendant – Saoûd n'étant plus digne, selon la propagande de Téhéran, indépendance victorieusement défendue par ses armes en d'être Gardienne des Lieux Saints. 1842 et en 1879. La monarchie sunnite saoudienne réagit en flétrissant S’exprimant du sein d’une civilisation qui valorise forte- aussitôt le nouveau régime de Téhéran de chiite, donc d'héré- ment le courage et le martyre du guerrier, l'opinion musul- tique – pour en bloquer la propagande en terre d'Islam sun- mane planétaire aura prodigué son admiration pour les trois nite et donc en restreindre la portée aux seules populations principaux exploits guerriers grâce auxquels, au cours du XXe chiites. siècle, trois nations musulmanes recouvraient leur indépen- Alors même que les Soviétiques envahissaient l'Afghanis- dance – non pas octroyée, mais arrachée au prix du sang : tan le 27 décembre, Washington et Riyad au crépuscule de la Turquie en 1923, l'Algérie en 1962, enfin l'Afghanistan en l'an 1979 resserrèrent leur alliance, dans l'espoir d'endiguer, 1989. par la récupération et l'encouragement partout des mouve- La Turquie et l'Algérie, toutefois, s'orientaient vers une ments sunnites les plus radicaux, donc les plus anti-chiites, laïcité absolue prônant un nationalisme laïc – option aussi tout dangereux débordement du rayonnement iranien à tra- des dirigeants princiers afghans de 1919 à 1978. Seul l'Afgha- vers la zone entière. nistan insurgé des années 1979-1989 se réclamait ouverte- Cette politique de double endiguement idéologique saou- ment de la bannière de l'Islam en tant que tel. La victoire sur do-américain, appuyée sur le sunnisme radical, aura visé, de l'Armée Rouge fut donc celle de réels modjâhedîn, de com- 1979 à 1989, à contenir à la fois l'influence de Moscou et de battants-saints, sur les mécréants soviétiques. Téhéran – et depuis 1989, de l'Iran surtout. Pour les mouvances islamistes mondiales, la guerre so- La légèreté idéologique de Washington laisse songeur : viéto afghane en devenait dès lors le théâtre cosmique d'un ainsi donc une démocratie impériale occidentale s'est-elle affrontement entre les forces du Mal et celles du Bien. impliquée dans la guerre sectaire d'une autre civilisation reli- Le mouvement islamiste moderne, apparu aux lende- gieuse, en contribuant à attiser la haine des sunnites contre mains de la Première Guerre Mondiale avec la fondation les chiites – rancune pourtant assoupie depuis les conflits du Parti des Frères Musulmans au Caire en 1927, s'allia vite régionaux entre Ottomans sunnites et Séfévides chiites aux idéologiquement au régime fondamentaliste saoudien pour XVIe et XVIIe siècles. dénoncer le nationalisme laïc et préconiser le rétablissement Mais un regard attentif, s'en glaçât-il d'effroi, posé au- intégral de la Loi coranique, condition absolue, presque mes- jourd'hui sur les pays qui entourent l'Iran avec des popula- sianique et millénariste, d'un retour de la grandeur passée de tions tant sunnites que chiites, constate le complet désastre la condition musulmane. sectaire et humanitaire qui les déchire tous, sans exception : En dehors de Riyad, les partis islamistes vécurent une conséquence de la guerre d'influence que s'y livrent depuis longue opposition politique face aux courants laïcs et natio- deux générations, soit depuis 1979, Riyad et Téhéran : du nalistes dominants pendant la plus grande partie du XXe Liban à la Syrie, de l'Irak au Yémen – et à l'est des confins siècle. iraniens, l'espace meurtri afghano-pakistanais. En revanche, le Pakistan, érigé sur les ruines de l'Empire La tragédie afghane appartient aussi à cette catastrophe britannique des Indes en 1947, se réclama, dès sa fondation, sectaire plus large, qui la dépasse mais l’éclabousse de sang : de l'islamisme, et en appuyant le trait surtout après la poli- désastre d'une civilisation religieuse qui, pour Kaboul, passe tique d'islamisation de toute la législation du pays décrétée avant tout par Islâmâbâd, "la cité de l'Islam." par le régime du général Zia-ol-Haq à partir de 1977. La révo- C'est en réalité depuis trois-quarts de siècle que Kaboul lution islamique de Téhéran portait à son tour au pouvoir, en et Islâmâbâd s'entraînent une spirale toujours plus mortifère 1979, une sorte de branche chiite de l'idéologie des Frères pour chacun. Musulmans. En émergeant de l'effondrement de l'Empire britannique L'invasion soviétique de Kaboul le 27 décembre 1979 des Indes en 1947, le Pakistan découvrait avec stupeur qu'un éclata donc en pleine crise islamiste mondiale, et l'aggrava. seul pays au monde votait contre son accès aux Nations Téhéran révolutionnaire – car l'âyatollâh Khomeynî en- Unies : le royaume alors officiellement neutraliste d'Afgha- tendait surmonter l'ancien clivage sectaire entre chiites et nistan. Kaboul irrédentiste, réclamait la rétrocession – ou du sunnites en lançant son appel à la fois contre la corruption moins l'autodétermination - des territoires frontaliers autre- de Riyad et face à l'impérialisme de Washington à tous les fois afghans annexés, en 1893, par les Britanniques, le long musulmans du globe - contestait sans doute la légitimité de des confins dits de la "Ligne Durand" - du nom du fonction- 8 Les nouvelles d’Afghanistan n°172
Géopolitique naire colonial anglais, Sir Mortimer Durand, qui d'abord la capitale américaine. En vain. Le Secrétaire d'État de l'époque, traça : Ligne qui sectionnait en deux l'ethnie pachtoune. John Foster Dulles, refusa de recevoir son homologue afghan, Le Pakistan refusa cette rétrocession territoriale. en lui intimant en janvier 1954 sa réponse négative à travers Or Moscou et New Delhi soutinrent diplomatiquement la un simple et bref billet- dont copie fut enfin communiquée le revendication irrédentiste afghane aux dépens du Pakistan. 12 décembre 1976, par le prince Naîm lui-même, à un ancien Le Pakistan s'allia donc aux États-Unis, car Washington se ré- ambassadeur des États-Unis à Kaboul, Leon Poullada, venu jouissait d'armer ce long et très peuplé pays, étendu depuis enquêter sur la dégradation passée des relations afghano- les plus hautes cimes de l'Asie Centrale – d'où mieux surveil- américaines : ler l'URSS - jusqu'à l'embouchure du Golfe. "Après soigneuse considération, [il nous apparaît] qu' Le véritable transfert des pouvoirs stratégiques régionaux étendre une assistance armée à l'Afghanistan créerait de Londres à Washington, au lendemain du retrait britan- des problèmes nullement compensés par la force que telle nique des Indes, suivi du partage immédiat du sous-conti- assistance générerait. Au lieu de quémander des armes, nent entre l'Inde laïque et neutraliste de Jawaharlal Nehru, l'Afghanistan devrait régler son différend sur le Pachtou- et le Pakistan islamique de Mohammad `Alî Jinnah le 15 août nistan avec le Pakistan." 1947, s'est vu amplement documenté, entre autres, par l'ac- Pire, allait apprendre l'ambassadeur Poullada, le Secré- tuel chercheur indien Narendra Singh Sarila (The Shadow of taire d'État Dulles avait trahi aussitôt la réserve diplomatique the Great Game: The Untold Story of India’s Partition, New de rigueur, pour partager ce texte avec l'Ambassade pakista- Delhi 2005.) naise à Washington. Pire encore, le gouvernement afghan de Cet érudit a repéré les citations-clef où transparaît toute l'époque en eut vent. l'inquiétude des officiers britanniques du temps à constater La régence dictatoriale du Prince Daoud, cousin du roi l'inclination philo-soviétique toujours plus prononcée de la Zâher et Premier Ministre alors tout-puissant, laïc nationa- nouvelle Inde de Nehru, mais rassurés, du moins, de voir liste animé des plus vifs ressentiments antipakistanais car l'essentiel du dispositif militaire et des bases stratégiques de irrédentiste pachtoun acharné, en tira la fatale conséquence. l'ancien Empire des Indes resté sur le territoire du nouveau Repoussé par Washington, Kaboul accepta dès lors l'offre de Pakistan – ce dont ils avertirent bien entendu leurs homolo- Moscou, en 1955, d’équiper, de former, de financer toute gues du Haut Commandement américain : l'armée afghane – dans le respect formel proclamé, bien sûr, Air Marshal Tedder, Royal Air Force Chief of Staff : "Nous de la stricte neutralité internationale du pays, hautement avions l' exigence de [préserver] certaines facilités straté- affirmé, bien sûr, par la diplomatie soviétique du temps. giques en Inde, si petites fussent-elles. En garder quelques- Vingt-trois ans plus tard, le 27 avril 1978, les officiers com- unes vaudrait toujours mieux que rien." munistes afghans, formés par leurs conseillers soviétiques, Field Marshal Montgomery, British Army Chief of Staff: "Du s'emparaient du pouvoir à Kaboul, dans un coup d'État dont point de vue plus large de la stratégie du Commonwealth, les retombées sanglantes dans la région n'ont plus cessé. il s'agirait d'un atout immense si le Pakistan, et tout par- ticulièrement sa province du Nord-Ouest, demeurait au Le Pakistan depuis sa naissance en 1947 ne s'est jamais sein du Commonwealth. Les bases, les aérodromes et les délesté de sa vision d'un Afghanistan "neutraliste" en prin- ports du nord-ouest des Indes n'auraient pas de prix pour cipe, mais en pratique hostile, dangereux, obstiné à démem- la défense du Commonwealth." brer son voisin oriental d'une partie du légitime territoire Report of the Chiefs of Staff of the British Army, Navy and de celui-ci légué par les Britanniques, vecteur d'influences Air Force : soviétiques de 1947 à 1991, et partenaire diplomatique de "L'aire du Pakistan est stratégiquement la plus importante l'Inde depuis toujours. du continent indien, aussi la majorité de nos exigences La riposte pakistanaise contre Kaboul s'est donc organi- stratégiques se verrait-elle satisfaite ... à travers un ac- sée en quatre grands temps. cord avec le seul Pakistan." 1) D'abord, de 1947 à 1975, le Pakistan s'est appliqué Les Américains se hâtèrent donc après 1947 de renfor- à intégrer les territoires frontaliers contestés toujours plus cer le Pakistan face aux menaces perçues des Soviétiques étroitement dans son économie, pour y prévenir toute ulté- dans la région, appuyés par leur partenaire si complaisant de rieure tentative irrédentiste afghane appuyée tant par l'Inde l'époque, l'Inde neutraliste de Nehru. que par l'URSS. Cependant, désormais alliés du Pakistan, les Américains 2) Puis, en 1975, le régime en principe libéral du Premier se voyaient à leur tour impliqués dans le différend frontalier Ministre pakistanais `Alî Bhutto choisit de soutenir désor- opposant le Pakistan à Kaboul. Washington trancha. Pour mais une contestation islamiste afghane contre le régime du complaire aux Pakistanais, les Américains repoussèrent en Prince Dâoûd (devenu Président à vie d'une République d'Af- 1954 la demande du gouvernement afghan d'adhérer à son ghanistan proclamée en 1973), dans l'espoir que ces oppo- tour à l'alliance occidentale se protéger, bien sûr, d'un voisin sants intérieurs islamistes une fois au pouvoir corrigeraient oriental désormais surarmé. la dérive soviétisante de Kaboul, renonceraient aux reven- Le rejet par Washington en fut même insultant. Kaboul dications irrédentistes contre le Pakistan, et appuieraient le dépêcha jusqu'à son ministre des Affaires étrangères, le Pakistan contre l'Inde. prince Naîm, quémander une audience et une alliance dans la L'insurrection islamiste de 1975 contre Dâoûd échoua (le Les nouvelles d’Afghanistan n°172 9
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