Lubrizol : une expérience militante - Fastly
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Lubrizol : une expérience militante Dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019 à Rouen, un incendie est déclaré dans l’usine Lubrizol, installation classée Seveso seuil haut. Le site a brûlé pendant de longues heures, et avec Lubrizol, le site de stockage Normandie Logistique juste à côté. Un lourd panache de fumée s’accumule alors au- dessus de la ville avant de suivre les vents dominants pendant de longues heures vers le Pays de Bray et au-delà. En fin de matinée, la pluie a rabattu sur le sol les suies et les huiles volatilisées par l’incendie créant des flaques et flux noirs et visqueux. La marée noire atmosphérique a sidéré l’agglomération de Rouen par son ampleur et le caractère impressionnant du panache de fumée. La catastrophe de Lubrizol ne se résume pas à un simple accident technologique majeur. Il est le révélateur des dysfonctionnements de l'État, de la difficulté des pouvoirs publics à associer la société civile aux prises de décisions, et des réticences à prendre en compte les avis du public. Il s’agit d’un sujet auquel les associations du mouvement FNE sont confrontées depuis de nombreuses années. Qu’il s’agisse des mobilisations locales ou du travail réalisé au sein des nombreuses commissions dans lesquelles siègent nos bénévoles. La fédération régionale avec le réseau risques industriels au niveau national, a réussi à façonner depuis des années une “expérience militante” sur la prévention du risque industriel. La gestion d’une crise comme celle de l’incendie de Lubrizol a nécessité la convergence du travail de bénévoles locaux avec celui du réseau national de FNE. De la même façon que les associations de victimes et les syndicats le sont sur les conséquences humaines et sociales, les APNE doivent être entendues sur les conséquences environnementales d’un tel événement. Les conséquences sur les écosystèmes ainsi que sur la qualité de l’air, les impacts liés à un tel incendie doivent être relevés pour être connus du grand public. Ce rapport ne se veut pas exhaustif, son objectif est de mettre en exergue des points saillants du ressenti de la population locale qui expliquent son anxiété et sa souffrance. Il apporte un regard local sur la longue suite d’événements qui se sont déroulés depuis le 26 septembre 2019. Enfin, il permet de montrer que l’incendie de Lubrizol est avant tout la résultante d’une crise démocratique. Crise qui n’a cessé de s’approfondir au fil des mois qui ont suivi. Crise qui demeure puisque l’Etat n’a apporté que bien peu de réponses aux interpellations dont il a été l’objet de la part du plus grand nombre et de la société civile. Par ailleurs, grâce à ses relais dans les territoires, France Nature Environnement est représentée dans différentes instances : la Commission de Suivi de Sites de Rouen (CSS), au Conseil Départemental de l’Environnement et des Risques sanitaires et technologiques (CODERST), ainsi qu’au Comité de Transparence et de Dialogue (CTD) créé par le Préfet à la suite de l’incendie. A ce titre, les bénévoles qui ont contribué à ce rapport peuvent faire part de leur expérience au cours de leurs années d’engagement, et expliquer comment et pourquoi la parole des citoyens est de moins en moins écoutée. Le contexte territorial industrialisé et son histoire non exempte d’accidents technologiques doivent tout d’abord être dressés pour mieux comprendre la situation (Chapitre I). Puis, l’ampleur de l’incendie présentée (Chapitre II) permettra d’introduire un relevé de presse local, illustrant le ressenti de la population post-accident, l’incompréhension et la détresse (Chapitre III). Les maladresses de l’Etat dans la gestion de cette crise sont préoccupantes puisqu’elles viennent accroître la défiance du plus
grand nombre vis-à-vis des pouvoirs publics, de leur communication et de leur action. A la suite de l’accident, études et rapports de divers acteurs ont été publiés (Chapitre IV), et des recommandations et plans d’actions annoncés et mis en place (Chapitre V). Malgré les très fortes réticences sur le territoire, l’usine Lubrizol a redémarrée d’abord partiellement, puis complètement (Chapitre VI). Les recommandations de FNE Normandie seront présentées, afin de rappeler que le monde d’après est encore à construire. LE CONTEXTE REGIONAL INDUSTRIEL ROUENNAIS 3 Lubrizol en quelques mots 3 Les plans de prévention des risques technologiques 4 La juxtaposition de trois PPRT sur un même territoire, déployés tardivement 4 L’adoption du PPRT de Lubrizol 5 Le contexte annonciateur de l’accident de 2019 7 Les relations entre l’industriel et la DREAL 8 Le rapport inquiétant de l’assureur FM Global 10 APRES L’INCENDIE, UNE GESTION DE CRISE DEFAILLANTE 11 Un incendie hors norme 11 B. Rassurer plutôt qu’informer : la communication inadaptée des élus 13 C. La difficile mise en place du dialogue à la suite de l’incendie 15 LES SUITES DE LUBRIZOL 16 Les études post-accident 17 La diffusion des résultats des premières analyses 17 Les résultats étonnants de l’interprétation de l’état des milieux superficiels 19 Les principales leçons à tirer de l’enquête de Respire Rouen 20 Remédiation et nuisances olfactives 21 Les rapports 22 Un rapport sénatorial sévère reprenant les critiques de la société civile 22 La mission d’information de l’Assemblée nationale 24 Les suites pour Lubrizol 25 Le redémarrage des activités 25 Le redémarrage partiel 25
Le redémarrage total 27 Les mises en examen de Lubrizol 29 Les suites pour le monde industriel 30 Le 1er plan d’actions gouvernemental présenté en février 2020 30 Le rapport d’inspection gouvernemental et ses 18 recommandations 31 Un an après l’accident : le plan « Post Lubrizol » 34 CONCLUSIONS 35 ANNEXES 38 L’accident de 2013, un événement précurseur 38 La difficile reprise en main d’un établissement sensible 40 Les 18 recommandations, extraites du rapport d’inspection « Retour d’expérience après l’incendie d’un site industriel à Rouen en septembre 2019 : Analyse et propositions sur la gestion de crise », publié en mai 2020 : 43 Les recommandations issues du rapport d’enquête sénatoriale et de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’incendie de Lubrizol Le relevé de presse Un nouvel accident chez Lubrizol 459 1. Le contexte régional industriel rouennais A. Lubrizol en quelques mots L’incendie du 26 septembre 2019 ne vient pas de nulle part. Il est à insérer dans une longue histoire entre Lubrizol et le territoire rouennais, laquelle a commencé en 1954 au moment de son implantation. Groupe américain leader mondial dans différentes spécialités de la chimie, il s’agissait de la première usine du groupe implantée en Europe. La France y est la principale filière étrangère, avec trois sites de production (Rouen, Le Havre et Mourenx) dont le siège social est situé dans la capitale normande. L'effectif actuel est de 500 employés, et le chiffre annuel culminait avant l’incendie aux alentours de 800 millions d’euros. L’usine de Rouen accueille 200 personnes, et fabrique principalement des additifs pour lubrifiants ainsi que des gels pour peinture. L’établissement procède à la fabrication par synthèse et mélange des additifs. Il se situe à la fois sur le territoire de Petit-Quevilly et de Rouen. Élément structurant de la rive gauche de la Seine et très vite un des principaux pourvoyeurs d’emploi de la Métropole Rouen Normandie, Lubrizol relève de la directive européenne SEVESO depuis l’arrêté ministériel du 10 mai 2000 relatif à la prévention
des accidents majeurs. Cette réglementation se justifie par le stockage de 500 tonnes de produits classés toxiques pour les organismes aquatiques. Jusqu’en 2009, le site de Rouen n’était qu’un établissement classé seuil bas, jusqu’à ce que des études toxicologiques aient été engagées par l'entreprise elle-même. Il a été mis en évidence que plusieurs de produits stockés constituaient un danger pour l’environnement aquatique, justifiant le passage en seuil haut (voir le paragraphe ci-après). Cette révision de statut est d’autant plus problématique que l’usine Lubrizol est implantée dans la zone industrielle et portuaire au sud-ouest de la ville de Rouen, à proximité des quais de Seine et d’un passage autoroutier. Les premières habitations ne sont situées qu’à quelques dizaines des mètres. Cette situation géographique ne plaide pas en faveur d’une maîtrise de l’urbanisation, qui demeure un élément fondamental de la stratégie autour des risques industriels et technologiques. Une usine située au sein de la Métropole Rouen Normandie avec la Seine comme milieu naturel le plus proche et le Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine normande dont la limite est à peine à 1 km de l’usine. B. Les plans de prévention des risques technologiques 1. La juxtaposition de trois PPRT sur un même territoire, déployés tardivement La Métropole Rouen Normandie se caractérise par une concentration exceptionnelle d’installations classées. Le débat démocratique y est une question complexe. Il n’a été pendant longtemps qu’un dialogue technique entre la préfecture et les exploitants, auquel ne pouvaient être associées que quelques personnes triées sur le volet. Pourtant, du fait de l’implantation des usines, tous les citoyens de la Métropole sont concernés. La mise en œuvre de la loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages dite Loi Bachelot et du décret n° 2005-1130 du 7 septembre 2005 relatif aux Plans de Prévention des Risques Technologiques (PPRT) a été lente. Il aura fallu attendre près de dix ans pour que le PPRT concernant Lubrizol soit enfin adopté1, treize ans pour le PPRT intégrant « La Grande Paroisse » et quatorze ans pour que celui de Petit-Couronne2 le soit3, après la mise à l’arrêt définitif de la raffinerie de longues années après l’approbation en 2007 du premier PPRT en France4. 1 https://www.seine-maritime.gouv.fr/content/download/28325/199710/file/PPRT_LUBRIZOL_AP_approbation.pdf 2 https://www.seine-maritime.gouv.fr/content/download/33428/229339/file/PPRT_zip_PC_AP_approbation.pdf 3 https://www.seine-maritime.gouv.fr/content/download/28307/199638/file/PPRT_ZIP_PGQ_AP_approbation.pdf 4 https://www.usinenouvelle.com/article/signature-du-premier-pprt-dans-le-nord.N17650
Pour rappel, le plan de prévention des risques naturels (PPRN) de Rouen, bien que prescrit en 1999, n’est approuvé qu’en 20095 et le premier PPRT du département en 20116. On est donc en droit de s’interroger sur ces délais, d’autant que toutes les prescriptions sont loin d’être mises en œuvre et que des enjeux économiques demeurent. Si la prévention des risques technologiques est promue par l’Etat, elle peine à être déclinée dans les territoires. Ces lenteurs ont retardé et finalement affaibli une stratégie de prévention des risques, malgré sa nécessaire compréhension et mise en œuvre par le plus grand nombre. 2. L’adoption du PPRT de Lubrizol Le site de Rouen de la société Lubrizol était classé « SEVESO seuil bas »7 jusqu’en 2009. Le 6 mai 2010, le PPRT relatif à l’usine de Rouen est prescrit. Le PPRT « Lubrizol » est le premier à être finalisé dans l’agglomération. Il est approuvé le 31 mars 2014. Le PPRT n’est approuvé que près de quatre années après le passage en seuil haut de Lubrizol. L’entreprise voisine Normandie Logistique avait un statut « ICPE soumis à déclaration » alors que son activité aurait dû relever depuis 2010, selon la DREAL, du seuil supérieur « ICPE soumis à enregistrement »8. En effet, la mise à niveau du régime et donc du seuil, ne s’y appliquait pas systématiquement pour cette entreprise9, surtout si le gérant ne se déclarait pas dans les délais impartis. Le cas de Normandie Logistique était donc indétectable sans effort de sa part ou sans courrier à la DREAL. Dans le cadre de l’analyse des risques produite lors du travail initiant le PPRT, l’exploitant identifie des actions permettant de réduire le niveau de risque potentiel de l’établissement. La suppression du stockage d’acide chlorhydrique sur le site est le principal acquis. 5 https://www.seine-maritime.gouv.fr/Publications/Information-des-acquereurs-et-locataires-sur-les-risques- majeurs/Recherche-par-Plan-de-Prevention-des-Risques-PPR/PPRN-Vallee-de-la-SEINE-Boucle-de-ROUEN 6 http://www.normandie.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/pprt_revima__ap_approbation04072011-2.pdf 7 Extrait du PPRT autour de l’entreprise Lubrizol, Communes de Rouen et Petit-Quevilly, Note de présentation, page 26 « Il convient de souligner que jusqu'en 2009 le site de Rouen n'était qu'un établissement classé SEVESO Seuil Bas, c'est à dire ne relevant pas de la catégorie AS. Au cours de l'année 2009 la société LUBRIZOL a engagé des études toxicologiques et écotoxicologiques dans le cadre du règlement et de l'évolution de la réglementation relative aux produits dangereux et à leur étiquetage. Les résultats de ces études ont mis en évidence le caractère toxique pour l'environnement aquatique d'un certain nombre de produits fabriqués et/ou employés sur le site de Rouen et le passage d'un classement Seveso Seuil Bas à Seveso Seuil Haut. On peut noter qu'aucune modification des procédés ou augmentation des capacités des installations du site de Rouen n'est à l'origine de cette évolution. Actuellement, le fonctionnement de l'ensemble de l'établissement est notamment autorisé par les arrêtés préfectoraux du 25 novembre 2010 et 30 août 2006. » 8 A ce sujet, lire l’article « « Juste une erreur administrative » affirme Normandie Logistique, un mois après l’incendie de Lubrizol à Rouen », France Bleu, 25 octobre 2019 9 Du fait du bénéfice des droits acquis, article L. 513-1 du code de l’environnement
Tout concourt à démontrer que les activités du site n'impactent pas l’environnement urbain en situation accidentelle. Il s’agit aussi d’augmenter l’acceptabilité urbaine d’un établissement industriel classé SEVESO seuil haut dans un secteur stratégique du territoire où d’autres activités dangereuses existent (les silos), à proximité de friches industrielles qui doivent être valorisées dans un futur proche. L'analyse de l'étude de dangers requise a donné lieu à deux rapports de la DREAL en mai 2010 et janvier 2011. A leur suite, deux arrêtés préfectoraux en novembre 2010 et avril 2011 ont prescrit la mise en œuvre d'actions complémentaires de réduction du risque. D’autres arrêtés préfectoraux ont suivi, recommandant la mise en œuvre de mesures de maîtrise des risques retenues parmi les actions présentées par l’exploitant, selon un échéancier s’étalant jusqu’au 30 juin 2015 (à l’exception de la suppression des cuves de stockage de GPL pour laquelle l’échéance était le 13 avril 2016). Restaient à mettre en place de nombreux systèmes de détection d’incendie, associés à un dispositif de déclenchement manuel de l’extinction automatique dans plusieurs ateliers et zones de stockage listés page 18 (§ 2.2). Lacune importante puisque les effets d’un incendie (fumées) étaient aussi présentés à la page 21… mais pour n’être pris en compte que dans le cadre de la maîtrise de l’urbanisation future10. Peu de dispositions étaient réellement mises en œuvre pour réduire le risque à la source et encore moins amener l’exploitant et ses sous-traitants à assurer une gestion robuste des substances fabriquées et des matières utilisées par le process. « L’exploitant maîtrise donc ses risques au sens de la circulaire du 10 mai 2010. Aucune mesure de maîtrise des risques complémentaires ne serait à mettre en place outre celles dont la mise en place est demandée dans les arrêtés préfectoraux du 25 novembre 2010 et 13 avril 2011 » écrivaient les services de l’Etat quelques semaines à peine avant le 21 janvier 2013 après avoir validé la mise à l’écart de certains phénomènes dangereux. (§ 2.4 Phénomènes dangereux non pertinents, page 23 du PPRT)11 . 10 Extrait du PPRT autour de l’entreprise Lubrizol, Communes de Rouen et Petit-Quevilly, Note de présentation, page 21 : « ...En application du paragraphe 3 de la circulaire du 9 juillet 2008 relative aux rejets toxiques accidentels, les effets en hauteur décrits dans les études de dangers sont à prendre en compte uniquement dans le cadre de la maîtrise de l’urbanisation future, par exemple pour prévoir des restrictions sur les immeubles de grande hauteur. Ces éléments n’ont pas vocation à être intégrés dans les calculs d’aléas associés au PPRT. » 11 Extrait du PPRT autour de l’entreprise Lubrizol, Communes de Rouen et Petit-Quevilly, Note de présentation, page 23 : « La méthodologie de mise en œuvre des PPRT prévoit de pouvoir écarter du PPRT certains phénomènes dangereux, en application des critères validés au niveau national. C’est le cas pour l’établissement LUBRIZOL pour certains phénomènes dangereux (dispersion d'H2S suite à hydrolyse de pentasulfure de phosphore ou d'incendie liés à la ruine totale d'un ou plusieurs conteneurs de 2 tonnes, phénomènes de pressurisation lente des bacs de l'atelier C2, stockage Sud 2, bâtiment E/F). Il s'agit notamment de la pressurisation lente de bacs contenant des liquides inflammables en cas de feu dans la cuvette de rétention. Cette non prise en compte liée à la mise en place sous un délai de 5 ans d'évents permettant d'éviter la montée en pression lente du réservoir est conforme aux dispositions de la circulaire du 23 juillet 2007 du ministère en charge de l'environnement et relative à l'évaluation des risques autour des dépôts de liquides inflammables. De même les phénomènes dangereux liés à des ruines complètes de conteneurs conformes à la réglementation
Comme le montre l’illustration présente dans la note de présentation du PPRT approuvé en 2014 (en annexe 11, page 178), seules les activités de production sont prises en compte en termes d'occurrence du risque. Ainsi, si les stockages chez NL-Logistique ont été négligés, ils l’ont été aussi chez Lubrizol… C. Le contexte annonciateur de l’accident de 2019 - L’incendie du 26 septembre 2019 n’était pas le premier incident sur le site. En janvier 2013, un accident dû à une erreur humaine dans la gestion d’un procédé, conduit à la décomposition thermique d’un produit (désoxyadénosine triphosphate) et à l’émission d’un panache de mercaptans. L’extension au fil des deux jours suivants atteint la région parisienne et le sud de l’Angleterre. Ces gaz, non toxiques aux doses libérées, sont néanmoins fortement incommodants et c‘est ainsi que des dizaines de milliers de personnes ont été atteintes (avec quelquefois des maux de tête, des nausées, des vomissements). Le 29 septembre 2015, une fuite de quelque 2.000 litres d'huile minérale, qui se déverse dans le réseau d'évacuation des eaux pluviales après un “incident d'exploitation”. Après ces incidents, l’établissement semble soucieux de restaurer son image sérieusement écornée. La démarche de réduction des risques à la source est mise en œuvre. On assiste à la très classique amélioration continue en vue d’atteindre, dans des conditions économiquement acceptables, un niveau de risque aussi bas que possible. En juin 2017, la Commission de Suivi de Site (CSS) de Rouen Ouest est réunie pour la première fois après 4 années d’interruption et ce malgré l’incident de 2015. Elle permet à Lubrizol de donner à voir ce qui est fait sur le site de Rouen. Depuis 2006, il est annoncé que 67 000 000 € ont été investis au titre du renforcement de la démarche qualité, hygiène, sécurité, environnement (QHSE) dont 37 000 000 pour une réduction des risques technologiques. Le compte-rendu de la CSS12 liste une sélection d’actions menées pour la prévention des risques industriels majeurs, notamment en relation avec l’incident de janvier 2013 avec la réduction de l’impact olfactif. L’entreprise fait des efforts pour augmenter la ADR prévoyant pour ces équipements des dispositions constructives visant explicitement les risques d'endommagement par choc, poinçonnement, renversement n'ont pas été retenus (les phénomènes dangereux résultant de fuite ou rupture partielle ont en revanche été retenus) sur la base du principe de la circulaire du 24 décembre 2007 du ministère en charge de l'environnement et relative à la prise en compte des risques générés par les équipements de transport. » 12 http://www.normandie.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/compte- rendu_reunion_css_rouen_23_juin_2017_-_signe.pdf
maîtrise de ses process et la robustesse globale du site (cela concerne même la lutte incendie du côté Ouest, lieu d’entreposage). Lors de la réunion de la CSS en juin 2018, les exploitants présentent les actions mises en œuvre au titre de la réduction des risques. Après l’incendie dramatique survenu à l’usine SAIPOL de Dieppe en février 201813, l’Etat fait un effort de communication. Pour la première fois, la DREAL publie une brochure informant toutes les parties prenantes sur les risques, leur gestion et la réglementation applicable14. En parallèle, malgré les incidents qui se répètent sur le site, Lubrizol continue de bénéficier d’un traitement de faveur de la part de la DREAL et de la préfecture. Bien que Lubrizol essaye ainsi de faire bonne figure, le rapport de l’assureur FM Global prouve que l’implication de l’entreprise dans la prévention des risques reste limitée. 1. Les relations entre l’industriel et la DREAL La DREAL est au centre d’une relation complexe entre l’Etat, les élus, les industriels. Ses seuls alliés sont les représentants de la société civile, qui n’ont accès qu’à une information insuffisamment précise pour développer une stratégie percutante. Le contrôle des installations se fait sur le fil du rasoir, entre la pression économique et la sécurité des personnes et de l’environnement. Au printemps 2019, alors que la réunion de la CSS aborde à peine le dossier Lubrizol15, la DREAL finalise un nouvel arrêté réglementant les activités exercées par la société Lubrizol à Rouen. Ce document ne sera pas soumis au CoDERST, la préfecture prétextant une simple mise en conformité de la réglementation applicable au site. Des arrêtés ministériels n’avaient en effet pas été pris en compte dans les textes préfectoraux depuis la rédaction du PPRT. L’objectif affiché par l’Etat est de « simplifier le suivi administratif du site et permettre une meilleure lisibilité des dispositifs qui lui sont applicables.16 » Le classement de Lubrizol comme « Seveso seuil haut » est ainsi confirmé pour au moins trois rubriques retenues par le code de l’Environnement. Le nouvel arrêté cadre propose une longue liste de dispositions prévues par la réglementation en vigueur. Ainsi, la liste des opérations soumises à autorisation ou à déclaration en application des articles L. 214-1 à L. 214-3 du Code de l'environnement justifie l’installation de 33 piézomètres sur le site. Des garanties financières, évaluées à 368 910 €, sont à constituer d’ici 2022. Elles semblent dérisoires, mais sont assorties 13 https://www.seine-maritime.gouv.fr/Actualites/Archives/Archives-2018/Incendie-a-l-entreprise-SAIPOL-DIEPPE 14 http://www.etudes-normandie.fr/upload/crbn_cat/1/1505_4190_Lettre1SRi2018.pdf 15 http://www.normandie.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/cr_css_rw_11062019_signe.pdf 16 Arrêté préfectoral du 24 juillet 2019, archives de FNE-Normandie ap_24-07-19_reglementant_les_activites_ste_lubrizol.pdf
d’une clause de révision si les conditions d’exploitation conduisent à une modification des conditions de mise en sécurité, manifestement jamais utilisée par l’Etat (p.8)17. L’arrêté préfectoral aborde également le cœur du problème, à savoir la révision des prescriptions de l’arrêté d’autorisation18. Les modalités du contrôle de l’établissement sont précisées par une définition actualisée des réexamens périodiques et particuliers. Mais surtout, pages 12 et 13, l’ensemble des textes réglementaires applicables au site est notifié très précisément. Lubrizol est autorisée à prélever 132 000 m3/an d’eau issus du réseau public de la Métropole, mais aussi à exploiter quelques forages du site au sujet desquels on a peu de renseignements. L’eau est captée pour être utilisée, et est bien évidemment rejetée dans l’environnement. C’est une des préoccupations majeures de la DREAL qui consacre de longues pages dans cet arrêté à la nécessaire maîtrise des effluents liquides. Non seulement l’Etat demande beaucoup de précisions sur la manière dont la ressource en eau est utilisée puis traitée avant rejet, mais il prescrit des mesures de protection très précises. L’enjeu est bien de garantir l’isolement des réseaux d’assainissement de l’établissement par rapport à l’extérieur. Dans les articles 4.3.7 à 4.3.9, des enveloppes généreuses en regard des valeurs retenues par l’arrêté du 2 février 199819 sont accordées à l’exploitant, tant pour les rejets en Seine en Demande Chimique en Oxygène (DCO) (200 mg/L vs 125 mg/L) et en Demande Biochimique en Oxygène pendant 5 jours (DBO5) (100 mg/L vs 30 mg/L) que pour les rejets vers le réseau d’assainissement public (p. 31) (DCO : 2000 mg/L et DBO5 : 100 mg/L). Lubrizol bénéficie ainsi d’un traitement de faveur en dépit d’un historique qui pose question. Un autre exemple permet de prendre la mesure des difficultés rencontrées par l’Etat pour non seulement soumettre l’établissement à des règles strictes, mais aussi pour en connaître l’activité effective, à savoir la gestion des substances sur site. L’arrêté recommande bien évidemment que l’inventaire et l’état des stocks soient tenus à jour et disponibles « et en particulier les fiches de données de sécurité à jour pour les substances et mélanges chimiques concernés présents sur le site » sans oublier les substances « extrêmement préoccupantes » (p. 37). L’étiquetage doit en conséquence être lisible, conformément au règlement n°1271/2008 dit CLP. Le texte se limite à un rappel des principes et normes applicables, sans indiquer ni les substances pour lesquelles ces règles de droit ne s’appliquent pas ni les quantités concernées. Comment dès lors apprécier l’efficience et la proportionnalité des prescriptions préfectorales ? 17 « Outre les sanctions rappelées à l’article L. 516-1 du Code de l’environnement, l’absence de garanties financières peut entraîner la suspension du fonctionnement des installations classées visées au présent arrêté, après mise en œuvre des modalités prévues à l’article L. 718-8 de ce code. » 18 https://www.franceinter.fr/societe/lubrizol-ce-que-nous-apprennent-les-arretes-prefectoraux-sur-l-usine-qui-a- brule 19 Arrêté du 2 février 1998 relatif aux prélèvements et à la consommation d'eau ainsi qu'aux émissions de toute nature des installations classées pour la protection de l'environnement soumises à autorisation
Cet arrêté préfectoral, de près de 70 pages, actualise les prescriptions applicables au site Lubrizol de Rouen sans avoir été présenté en CoDERST, en dépit de l’importance du travail réalisé par l’Inspection des sites classés et de la dimension des enjeux. 2. Le rapport inquiétant de l’assureur FM Global Deux experts de l’entreprise d’assurance FM Global qui couvre les dommages aux biens et aux pertes d’exploitation, ont inspecté le site le 13 septembre 2019, soit 13 jours avant l’incendie. Le jour de leur visite, les inspecteurs de la compagnie d’assurance avaient constaté que quatre cuves en plastique étaient installées à l’entrée de ce bâtiment à côté d’un très grand nombre de fûts métalliques. Estimant qu’un incendie avait plus de chances de prendre dans un bâtiment où sont notamment réalisées des opérations d’enfûtage (conditionnement) qu’à l’extérieur de celui-ci, FM Global recommandait à Lubrizol de placer ces cuves en plastique à l’extérieur du bâtiment de stockage A5 pour entreposer ses produits finis, des additifs pour huiles moteurs20. Selon leur rapport, le risque de liquéfaction des cuves, générateur d’une mare de feu, était très grand21. C’est exactement ce qui s’est passé le 26 septembre 2019. Ces conclusions seront confortées par le constat de la mission d’inspection requise par la ministre de la Transition écologique et le ministre de l’Economie et des Finances22 au lendemain de la catastrophe, dont les premiers éléments ont été présentés lors du CoDERST de janvier 2020 23. Le rapport de l’assureur montre qu’il avait déjà alerté plusieurs fois sur des défaillances du système de prévention des incendies à Lubrizol. Si Lubrizol était malgré tout en conformité réglementaire, leur absence de réaction face aux alertes de l’assureur illustre la faible implication de Lubrizol sur la prévention des incendies. Un constat annonciateur de l’accident : des incidents qui se répètent sur le site de Lubrizol, un assureur qui a de nombreuses fois alerté l’entreprise sur des défaillances de la sécurité incendie et une entreprise qui se soumet difficilement à des règles strictes. 20 Voir l’article « Lubrizol : un « risque » que l’assureur du site « acceptait de porter », Public Sénat, 27 février 2020 21 Extrait du rapport de l’inspection réalisée par FM Global le 13 septembre 2019 : « […] Au cours d’un incendie, les conteneurs en plastique fondraient très vite et un liquide inflammable (ignitiable) se répandrait très vite sur le sol, créant une vaste mare de feu (large pool fire) », indique le rapport. « En raison d’un cloisonnement et d’un système d’évacuation insuffisants, poursuit le document de l'assureur, celle-ci s’étendrait très vite à l’ensemble du bâtiment, entraînant sa perte totale (…) ce qui pourrait provoquer l’arrêt des activités d’enfûtage pour plusieurs semaines ou mois (…) » 22 https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/lubrizol.pdf 23 https://cgedd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/notice?id=Affaires-0011680
2. Après l’incendie, une gestion de crise défaillante A. Un incendie hors norme C’est aux alentours de 2h40, le 26 septembre 2020, que l’incendie débute. C’est un collaborateur de la société voisine Triadis, qui alerte en premier lieu les pompiers. Les flammes dépassent très vite vingt mètres. Le Colonel Jean-Yves Lagalle, Directeur du Service départemental d'incendie et de secours 76, décrira plus tard l’incendie comme “hors norme” devant la mission d’information de l’Assemblée nationale le 23 octobre 2019. Extrait d’une présentation (page 5)24 issue du rapport des inspecteurs généraux du Conseil général de l’économie (CGE) et du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD): “L’incendie « Lubrizol / NL Logistique » du 26 septembre 2019 à Rouen; Éléments d’analyse et propositions de suites à donner”, présenté le 13 janvier 2020 au Conseil supérieur de la prévention des risques (CSPRT)25: « Alerte le 26/9/2019 vers 2h40, donnée par collaborateur Triadis - Départ de feu confirmé dans la foulée par Lubrizol (alarme manuelle « grillée ») et NL Logistique (détection incendie en télésurveillance) ; Arrivée des pompiers dans les 10 mn : feu déjà très développé (flammes de plusieurs dizaines de mètres !), épicentre situé dans la zone « cour carrée » dont les bâtiments NL Logistique sont mitoyens ; Chez Lubrizol, le feu se propage entre les bâtiments A5 et A4 : nappes d'hydrocarbures en feu rejoignant gravitairement le bassin de vidange (IBC et fûts stockés « explosent » progressivement), le bâtiment A4, protégé par un rideau d'eau, s’enflamme en moins d’une heure, et le feu se propage au bâtiment A5 par les toitures / Chez NL, les bâtiments mitoyens brûlent (pas de système d'extinction, pas de personnel NL sur site) ; Les réserves d'eau du site sont consommées en environ 2 heures (sprinklers, rideaux d'eau multiples, défense des bâtiments Lubrizol et NL), puis relais par les réseaux urbains, puis remorqueurs-pompe ultérieurement. » En tout, l’incendie a mobilisé 970 pompiers en cumulé, du fait des roulements, dont 900 de la Seine-Maritime et 70 en renforts extra-départementaux provenant de six départements différents, aidés de 50 véhicules. Plus de huit heures après l’embrasement, l’incendie est maîtrisé. Il détruit une grande quantité de produits finis stockés sur les sites des entreprises Lubrizol et NL Logistique. Les éléments recueillis par la mission d’inspection et lors des auditions ultérieures par l’Assemblée nationale et le Sénat ne permettront pas d’identifier clairement dans lequel des deux sites se situe le départ de feu. Il est en effet établi qu’au moment de la 24 Accessible en suivant ce lien: https://www.urps-infirmiers- normandie.fr/page/URPS_PDF.aspx?OID=502&ID=810 25 Projet de procès-verbal de la séance du 13 janvier 2020 du CSPRT
constatation initiale, l’incendie était déjà très “installé” et concernait alors déjà les deux sites26. Une des difficultés rencontrées par les pompiers lors de leur arrivée sur place est que bien qu’ils connaissent le site et les cercles de toxicité des produits stockés grâce à l’étude de dangers et aux exercices réalisés dans le cadre du Plan d’Opération Interne (POI), ils ne connaissaient ni les quantités précises de produits concernés ni leur composition exacte. Les sociétés Lubrizol et Normandie Logistique ne seront pas en mesure de leur fournir les fiches de données de sécurité pendant plusieurs heures. Compte tenu de l’ampleur de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, le préfet déclenche le plan Orsec (« Organisation de la réponse de sécurité civile ») ainsi que le plan particulier d’intervention (PPI) de Rouen. Dès le début de matinée, une visioconférence ininterrompue s’est tenue entre le centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC) et le centre opérationnel de zone (COZ) et plusieurs vidéoconférences ont été organisées par le COGIC, notamment avec le centre ministériel de veille opérationnelle et d’alerte (CMVOA) du Ministère de la Transition écologique et solidaire. Le préfet a fixé deux objectifs principaux dans la lutte contre l’incendie : en premier lieu, assurer la protection de la population et la sécurité des personnels d’intervention ; en second lieu, éteindre le feu le plus rapidement possible sans générer de pollution importante. L’action des sapeurs-pompiers a donc visé en priorité à protéger les installations à risques sur le site et dans son environnement, pour éviter tout « effet domino ». Il a ainsi fallu réunir des capacités hydrauliques permettant de déverser 28 000 litres d’eau et de solution moussante par minute pour venir à bout de l’incendie. En outre, pour faire face à un risque imminent de pollution de la Seine par le ruissellement de quantités importantes de polluants provenant de l'arrosage nécessaire à la maîtrise de l'incendie, le préfet a activé le plan de pollution maritime (PolMar). Un barrage a été mis en place pour fermer le bassin dans lequel ces eaux de ruissellement se déversaient et les moyens des ports du Havre et de Rouen ont été déployés27. Le bilan environnemental de l’accident est lourd : environ 10 000 tonnes de produits ont brûlé, deux des trois entrepôts de Normandie Logistique ont été en grande partie 26 Extrait du rapport des inspecteurs généraux du Conseil général de l’économie (CGE) et du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD): “L’incendie « Lubrizol / NL Logistique » du 26 septembre 2019 à Rouen; Éléments d’analyse et propositions de suites à donner”, Février 2020 (page 19) : « L’ensemble des témoignages recueillis converge pour indiquer que ce départ de feu se situe dans la zone mitoyenne entre l’angle nord-est de la cour de stockage non couverte de Lubrizol (au nord-est du bâtiment A5) et le site de NL Logistique au nord de l’entrepôt T3, sans qu’il soit possible au travers de ces seuls témoignages et des autres éléments recueillis dé préciser dans lequel de ces deux sites se situe ce départ de feu. Il est établi qu’au moment de la constatation initiale, l’incendie, très « installé », concernait déjà les deux sites. L’ensemble des témoignages converge également pour indiquer que le feu, au moment de l’arrivée des pompiers, avait les caractéristiques d’un feu « de nappe », très établi et déjà étendu à une une grande partie de la cour de stockage non couverte, avec un écoulement lent de cette nappe d’hydrocarbures en feu (l’expression d’écoulement « de lave » ayant souvent été utilisée…) en direction de l’ouest et du nord- ouest, vers la zone se situant au sein du site Lubrizol entre les bâtiments A4 et A5.» 27 Les opérations de pompage se poursuivront jusqu’au début du mois d’octobre 2019.
détruits, le troisième totalement, et le site de l’usine Lubrizol est détruit à 10 % environ. Le plafond des fumées a atteint 400 mètres d’altitude pendant la nuit de l’incendie et le panache de fumée a atteint 22 kilomètres de long pour 6 kilomètres de large au plus fort de sa propagation. Le lendemain matin, le préfet de Seine-Maritime affirme devant la presse qu’il n’y a pas de danger détecté et que les suies contiennent des composants essentiellement liés à la combustion d’huile de produits finis, d’additifs chimiques pour huiles et d’hydrocarbures. Le préfet écarte alors, à plusieurs reprises, tout risque de toxicité aiguë dans l’air. Pourtant, le professeur André Picot, ancien directeur de l’unité prévention en risques chimiques au CNRS, explique dans le journal Paris-Normandie que, sans connaître la « nature des produits », il est « extrêmement risqué d’avancer qu’il n’y a pas de toxicité aiguë ou, en tout cas, subaiguë, c’est-à-dire une toxicité non négligeable »28. B. Rassurer plutôt qu’informer : la communication inadaptée des élus Le 26 septembre, l’agglomération de Rouen est dans un état de sidération. La presse locale s’en fait un large écho. Pétitions, cagnottes, groupes Facebook : c’est sur les réseaux sociaux que l’on perçoit le mieux l’émotion et les inquiétudes du public sur les conséquences sanitaires et écologiques. Après le bruit et les flammes de l’incendie, un énorme panache de fumées noires se déploie, et retombe en dépôts de suie sur tout le territoire. Des odeurs gênantes persistent plusieurs jours. Personne ne peut réellement évaluer l’événement. Tout au plus certains se remémorent le précédent accident de 2013, les plus anciens celui de 1989, et un petit nombre celui survenu à Oudalle, autre site de Lubrizol-France dans la région. Le premier communiqué est publié par la Préfecture de Seine-Maritime à 5h15. Elle déclenche les sirènes du SAIP (Système d'alerte et d'information des populations) entre 8 heures et 8h10 à Rouen dans un but d’alerter la population. Le préfet n'a pas voulu réveiller la population en pleine nuit. C'est pourtant ce que prévoit le protocole en cas d'accident dans une usine Seveso. A 8h20, la préfecture informe les établissements scolaires qu’ils doivent rester fermés. Malgré tout, certains établissements n’ont pas reçu la consigne et ouvrent. Il faudra attendre 8h30 pour qu’un « point de situation » soit présenté avec des consignes claires pour la population. La décision de l’Etat de n’activer les systèmes d’alerte que très tardivement est justifiée officiellement par la crainte que les réseaux routiers et téléphoniques soient encombrés aux dépens de l’organisation des secours. 28 Le Monde, “Ce que l'on sait après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen”, 27 septembre 2019
Le troisième « point de situation » n’est publié qu’à 15h30 alors que le nuage était déjà loin, parti vers les Hauts de France. Malgré tout, les inquiétudes restent. La découverte de débris d’amiante n’apaise pas les appréhensions29. Près de dix mille tonnes de produits chimiques ont brûlé et les discours des politiques s'efforcent de rassurer les populations alors qu’elles attendent de l’information. La perception de l’incendie par la population est très négative, et 86 % des personnes interrogées30 dans le cadre de l’étude menée par Santé publique France ont ressenti des odeurs, perception qui a souvent duré longtemps et été vécue comme gênante ou très gênante. 60% des habitants de la zone exposée, adultes et enfants, ont également rapporté au moins un symptôme ou problème de santé qu’ils ont attribué à l’incendie. Il s’agissait principalement de symptômes psychologiques (stress, anxiété, angoisse, panique), oto-rhino-laryngologiques (picotement des narines, de la gorge, écoulement et obstruction nasale), généraux (céphalée, malaise, fatigue), oculaires (larmoiement, rougeur conjonctivale), respiratoires (toux, dyspnée, plus rarement crise d’asthme) et de troubles du sommeil. La communication des pouvoirs publics ne satisfait personne, ni les élus, pourtant en première ligne face aux craintes et aux questions du plus grand nombre, ni les familles ne sachant pas si les enfants peuvent aller à l’école, ni les salariés, se demandant s’ils peuvent atteindre leur lieu de travail, ni les plus fragiles inquiets légitimement pour leur santé. L’expression très technique utilisée par le préfet de Normandie de « toxicité aiguë » est un marqueur de la communication défaillante, peu adaptée à la compréhension du grand public. La commission d’enquête du Sénat chargée d’évaluer l’intervention des services de l’Etat dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires, et économiques de l’incendie indiquera dans son rapport publié le 2 juin 2021 que “le manque d’information à destination des milieux économiques et scolaires et des agents des services publics a été indéniable, ainsi que les imprécisions, omissions et approximations. L’attitude des services de l’État a principalement visé à éviter la panique, quand les citoyens demandaient simplement à connaître la réalité de la situation”31. Les rumeurs et fausses informations circulent rapidement sur les réseaux sociaux32, le plus souvent en passant à côté des problèmes effectifs. Ainsi le débat sur les modalités de l’information du public fait couler beaucoup d’encre sans pointer précisément ce qui n’a pas fonctionné, c’est-à-dire un déficit patent d’information du public et des élus. 29 Letoit de l’usine qui est parti en fumée était composé de plaques de fibrociment contenant des fibres d’amiante. 30 Données issues du dispositif « Santé Post Incendie 76 », dispositif global d’évaluation épidémiologique des conséquences de l’incendie de Lubrizol sur la santé, mis en place par Santé publique France, à la demande des ministères en charge de la santé, de l’écologie et du travail. 31 Rapport du Sénat n° 480 “Risques industriels : prévenir et prévoir pour ne plus subir”, 2 juin 2020 32 France inter, “Incendie à Rouen : les infos, les intox et les incertitudes”, 1er octobre 2019
En matière d’alerte, le rapport ministériel33 faisant l’analyse de la gestion de crise réalisée souligne que « les difficultés rencontrées pour l’alerte illustrent l’insuffisance des outils à disposition des autorités publiques locales. Le système français d’alerte- information des populations doit enfin inclure une composante de diffusion automatique sur les téléphones portables ». Le document relève à raison que la gestion de la crise a révélé aussi « la pertinence d’associer plus directement les collectivités territoriales, les organisations professionnelles et même les industriels eux-mêmes dans la gestion de la crise, dès l’origine ou à tout le moins très tôt, et de développer, en amont, les actions de sensibilisation de la population ». Seule la Ministre de la santé, Agnès Buzyn, emploiera enfin le mot “pollution”, lors d’un point presse. Si les informations publiées sur le site de la préfecture dès le 27 septembre sont nombreuses, le discours public du préfet ne correspond pas aux attentes de la population. Ainsi l’Etat s’est efforcé d’expliquer que la qualité de l’air était « bonne » alors que le ressenti de la population, les irritations et les angoisses se multipliaient. Les premières données publiées ne rassurent guère alors que cinq départements et environ deux mille exploitations agricoles sont concernés par des restrictions de vente de produits alimentaires. Si en effet les indicateurs conventionnels de qualité de l’air sont « bons », ce n’était pas du tout l’information que cherchait le public. En novembre 2020, l’Association des sinistrés de Lubrizol (ASL) s’est d’ailleurs constituée pour répondre aux interrogations après l’incendie et obtenir plus d’informations, ne trouvant pas satisfaisantes les réponses officielles apportées. 1. C. La difficile mise en place du dialogue à la suite de l’incendie Début octobre 2019, en parallèle des manifestations qui se succèdent jour après jour à Rouen depuis la catastrophe, le débat devient plus technique. L’enjeu est de connaître ce qui a effectivement brûlé et comment les substances disséminées pourraient impacter l’environnement et la santé publique. Faute de réponse claire des autorités, le corps médical s’empare du problème. Le 9 octobre 2019, c’est l’ensemble de la communauté universitaire qui s’exprime pour établir un premier bilan de la catastrophe à partir des informations disponibles et organiser une réunion d’information sur les conséquences sanitaires de l’incendie34. Il faudra attendre le 11 octobre 2019, pour que l’engagement du Premier ministre de garantir une information large et un dialogue avec le territoire soit mis effectivement en 33 Rapport ministériel, “Retour d’expérience après l’incendie d’un site industriel à Rouen en septembre 2019 : Analyse et propositions sur la gestion de crise”, mai 2020 34 Réunion d’information sur les conséquences sanitaires de l’incendie de l’usine Lubrizol, Université de Rouen, 9 octobre 2019
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