" Malcastrée " et " médiquée " Emma Santos, entre folie et dépression - Érudit

 
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Document généré le 4 mai 2020 05:11

Frontières

« Malcastrée » et « médiquée »
Emma Santos, entre folie et dépression
Sarah-Anaïs Crevier Goulet

Détresse psychique et antidépresseurs                                          Résumé de l'article
Volume 21, numéro 2, printemps 2009                                            Très peu connue, l’écrivaine Emma Santos (de son vrai nom Marie-Anne Le
                                                                               Rozick) a publié huit livres entre 1971 et 1978. Dans ses textes, elle raconte ses
URI : https://id.erudit.org/iderudit/039455ar                                  dix années de dépression passées entre l’hôpital psychiatrique et la solitude de
DOI : https://doi.org/10.7202/039455ar                                         la ville. Elle évoque son attachement, depuis l’enfance, à la mort et au négatif ;
                                                                               elle y parle des douleurs de son corps, blessé depuis un terrible accident de
                                                                               voiture, et enfin, y confie son désespoir lié à une rupture amoureuse et aux
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                                                                               avortements répétés qu’elle a dû subir. Paradoxalement, ses textes sont aussi
                                                                               l’affirmation de l’écriture comme résistance à l’emprise des médicaments, ceux
                                                                               que les médecins et psychiatres la forcent à prendre, et comme acte de
Éditeur(s)                                                                     survivance ; l’écriture semble donc ici faire tenir le sujet à la limite du négatif.
Université du Québec à Montréal

ISSN
1180-3479 (imprimé)
1916-0976 (numérique)

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Citer cet article
Crevier Goulet, S.-A. (2009). « Malcastrée » et « médiquée » : emma Santos,
entre folie et dépression. Frontières, 21 (2), 32–40.
https://doi.org/10.7202/039455ar

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                                                           « MALCASTRÉE »
                                                           ET « MÉDIQUÉE »
 Résumé
 Très peu connue, l’écrivaine Emma ­Santos
                                                                 Emma Santos,
 (de son vrai nom Marie-Anne Le Rozick) a
 publié huit livres entre 1971 et 1978. Dans
 ses textes, elle raconte ses dix années
                                                            entre folie et dépression
 de dépression passées entre l’hôpital
 psychiatrique et la solitude de la ville.
 Elle évoque son attachement, depuis
 l’enfance, à la mort et au négatif ; elle
 y parle des douleurs de son corps, blessé
 depuis un terrible accident de voiture,                         « LA MORT, LA MORT FOLLE, LA MORPHOLOGIE DE LA MÉTA,
 et enfin, y confie son désespoir lié à une                         DE LA MÉTAMORT, DE LA MÉTAMORPHOSE OU LA VIE,
 rupture amoureuse et aux avortements                                 LA VIE VIT, LA VIE-VICE, LA VIVISECTION DE LA VIE »
 répétés qu’elle a dû subir. Paradoxale-
 ment, ses textes sont aussi l’affirmation                     ÉTONNE, ÉTONNE ET ET ET EST UN NOM, UN NOMBRE DE CHAISES,
 de l’écriture comme résistance à l’emprise                  UN NOMBRE DE 16 AUBES ET JETS, DE 16 OBJETS CONTRE, CONTRE LA,
 des médicaments, ceux que les méde-
 cins et psychiatres la forcent à prendre,                   CONTRE LA MORT OU, POUR MIEUX DIRE, POUR LA MORT DE LA MORT
 et comme acte de survivance ; l’écriture                      OU POUR CONTRE, CONTRE, CONTRÔLEZ-LA, OUI C’EST MON AVIS,
 semble donc ici faire tenir le sujet à la                     CONTRE LA, OUI CONTRE LA VIE SEPT, C’EST À, C’EST À DIRE POUR,
 limite du négatif.
                                                              POUR UNE VIE DANS VIDANT, VIDANT, DANS LE VIDANT VIDE ET VIDÉ,
 Mots clés : dépression – rupture
 amoureuse – maladie – négativité –                                    LA VIE DANS, DANS, POUR UNE VIE DANS LA VIE.
 maternité – écriture.                                                                  GHERASIM LUCA, HÉROS-LIMITE (2001, P. 15).

 Abstract
 Still little-known, Emma Santos (whose
 real name was Marie-Anne Le Rozick)
 published eight books between 1971
 and 1978. In her texts, she recounts her
 ten-year depression during which she
 spent her time either at the psychiatric
 hospital or alone in the city. She men-
 tions her life-long attachment to death
 and to the negative ; she tells about the
 pain her body regularly feels because of                                                                     cat de congé longue durée pour « maladie
                                                              Sarah-Anaïs Crevier Goulet,
 a car accident, and finally, entrusts her            candidate au doctorat, Département des littératures     mentale » ; la jeune femme sera donc obli-
 desperation linked to a violent break-                  de langue française, Université de Montréal,         gée de suivre pendant plusieurs mois des
 ing-off and to repeated abortions she                 Département des langues et littératures françaises,
                                                                                                              traitements en hôpital psychiatrique de
 was forced to undergo. Paradoxically,                      Université Paris III – Sorbonne Nouvelle.
 her texts are also a claim for writing to                                                                    jour. Marie-Anne Le Rozick, qui publiera
 be a resistance against the influence of              En 1967, une jeune femme du nom de                     8 livres entre 1971 et 1978 sous le pseudo-
 psychoactive drugs that she is constantly          Marie-Anne Le Rozick, institutrice en                     nyme d’Emma Santos1 (formé des initiales,
 prescribed, and an act of survival ; writing       banlieue parisienne, est mise en arrêt de                 M-A, de son prénom, et du patronyme de
 would therefore be a way for the subject           travail par son médecin généraliste pour                  son compagnon de l’époque, artiste d’ori-
 to hold at the limit of the negative.              cause de dysfonctionnement thyroïdien,                    gine portugaise), racontera en détail cette
 Keywords : depression – breaking-                  séquelle d’un accident de voiture sur-                    « entrée en psychiatrie » (Santos, 1977,
 off – illness – negativity – maternity –           venu lorsqu’elle était enfant. Pour qu’elle               p. 7) dans son essai L’itinéraire psychia-
 writing.                                           obtienne un arrêt maladie rémunéré par la                 trique. Elle s’opposera plusieurs fois à
                                                    Sécurité sociale, son médecin la déclare en               l’autorité des médecins : « Je ne suis pas
                                                    dépression nerveuse et lui fait un certifi-               une folle, une dingue… » (Santos, 1977,

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009                                                    32
p. 12), maintiendra-t-elle tout au long de           LA MALADIE DE LA MORT                              Puis vinrent l’adolescence, vécue dans
son « congé-folie » (Santos, 1977, p. 17) ;           Dans L’itiné raire ps ychiat r ique,          l’indifférence maternelle en dépit de sa
malgré tout, celui-ci durera presque dix          l’auteure résume d’un trait son enfance :         maladie, la rencontre à 16 ans d’un artiste
ans. Autobiographiques, les textes d’Emma         « j’ai toujours été destructive, écrit-elle, je   portugais, Damacesno, qu’elle appelle
Santos décrivent ces longues années pas-          mangeais des digitales pour espérer mou-          dans ses textes « C. », qui sera son com-
sées « dans le système » (Santos, 1977,           rir. Mourir par les fleurs, cela me sem-          pagnon pendant plus de dix ans, et qui
p. 11) : l’auteure y expose « comment on          blait merveilleux » (Santos, 1977, p. 39).        finira par la quitter pour une autre femme
rentre “normale” dans un hôpital et com-          D’un livre à l’autre, elle rappelle les évé-      en la livrant et la déclarant « folle » à l’As-
ment on en sort “folle” » (Santos, 1978b,         nements qui ont marqué son existence :            sistance publique. L’auteure raconte en
p. 90). La critique Françoise Tilkin parle        son enfance malheureuse en Bretagne, sa           détail dans son livre J’ai tué Emma S. ou
abondamment d’Emma Santos et de la                solitude d’enfant timide, son amitié pour         l’écriture colonisée sa longue soumission
folie dans son ouvrage Quand la folie se          « une vieille folle solitaire qui se construi-    à cet homme, les infidélités répétées de
racontait. Récit et antipsychiatrie (Tilkin,      sait la nuit un château de coquillage sur         celui-ci, sa violence physique mais aussi
1990) 2 , où l’écrivaine est citée à plusieurs    la dune » bretonne (Santos, 1978a, p. 34),        sa maltraitance psychique : « Des jours tu
reprises en qualité de signataire de récits       sans compter l’accident de voiture qui            aimais me faire souffrir, explique-t-elle,
d’internement aux côtés de Lara Jefferson,        faillit lui coûter la vie à 10 ans, survenu,      cela t’existait [coquille : t’excitait ? ou te
Nicole Martin, Emmanuel Bresson et bien           raconte-t-elle dans La Loméchuse, à l’ins-        faisait exister ?] et tu te justifiais : t’écriras
d’autres, que Tilkin étudie dans la perspec-      tant même où une gamine de l’école était          mieux comme ça » (Santos, 1976a, p. 9).
tive de l’antipsychiatrie. Des textes d’Emma      en train de lui révéler ipso facto comment        Elle poursuit : « Tu étais l’artiste, tu avais
Santos, Tilkin retient particulièrement la        on fait les enfants :                             tous les droits » (Santos, 1976a, p. 26) ; « je
question du double et ses marques tex-                […] une voiture explosa face aux              ne pouvais pas m’exprimer. Je ne possé-
tuelles, de la vacillation identitaire et de la       fillettes au moment où le mystère             dais pas la parole » (Santos, 1978b, p. 89).
division du sujet. Elle a par ailleurs relevé         devenait clair, elles allaient tout           Le thème de l’abandon par l’homme aimé
les grands thèmes de l’œuvre santosienne :            savoir, elles avaient enfin trouvé… La        occupe une place très importante dans
la condamnation à la maladie, l’amour                 voiture la décapitant moitié, elle seule,     l’œuvre : il est ressassé obsessionnellement
déçu, l’enfermement, l’écriture. Tout en              les autres s’échappaient. Elle petite         dans pratiquement tous les livres. Depuis
reprenant ces thèmes et en m’appuyant sur             fille qui criait dans l’affolement, mais      La Malcastrée (Santos, 1973), les textes
les analyses de Tilkin, je mettrai pour ma            c’est comme ça mais c’est comme ça            sont littéralement portés par la plainte
part davantage l’accent sur la symptomato-            qu’on fait des enfants dans le cul son        lié au désamour, la « longue plainte d’une
logie apparentée à la dépression. Je tenterai         cou sa gorge sa tête tombe dans le cul        femme qui gémit l’impossibilité de survivre
de montrer que les livres d’Emma Santos               sa gorge au secours elle va mourir […]        après la mort de l’amour, après la trahison
ont comme axe fondamental la question et              Sa tête pendante, sa tête demi-coupée         et l’abandon par l’Homme », commente
la menace de la mort, mort avec laquelle              dansait d’un côté à l’autre. […] sa tête      Françoise Tilkin (Tilkin, 1990, p. 267).
d’ailleurs l’auteure entretient une certaine          allait tomber… (Santos, 1978a, p. 70).        D’un titre à l’autre, l’écrivaine compte le
familiarité depuis l’accident qui faillit lui         Cet accident déterminera une partie           temps passé depuis la rupture : « [d]epuis
coûter la vie, et dont elle hérita un goitre      de la vie d’Emma, non seulement parce             un an et demi vivre sans toi, sans la com-
incurable. Je tâcherai d’indiquer en quoi         qu’il lui laissera à jamais une cicatrice à       munication avec toi » (Santos, 1976a,
les symptômes que l’écrivaine décrit dans         la gorge et un goitre qui ne cessera de l’in-     p. 10), « jamais je ne m’habituerai à cette
ses livres (vide, esseulement, difficulté à       commoder, mais aussi parce qu’il scellera         idée » (Santos, 1976a, p. 40). « Bientôt trois
communiquer), en tout point semblables            en elle un lien inextricable entre vie et         ans » (Santos, 1978b, p. 88) après la rup-
à ceux de la dépression, ont un sens dans         mort. C’est en effet au moment même où            ture, l’auteure écrit, qu’elle n’a toujours pas
son histoire subjective et en quoi d’une cer-     elle comprit le mystère de la naissance,          fait son deuil, « je pense, écrit-elle, à dix
taine façon ils relèvent d’une expérience         « l’accouplement des grandes personnes            années où j’étais près de toi, folle peut-être,
irréductible du négatif. Je présenterai           et la masturbation des enfants » (Santos,         malade d’angoisse, mais si près de toi »
ensuite deux figures féminines emblé-             1978a, p. 72) qu’elle fût le plus près de la      (Santos, 1978b, p. 208). Ainsi, jusqu’au
matiques à travers lesquelles l’auteure           mort. Ce fut une sorte de traumatisme de          dernier livre, le drame de l’abandon est
s’incarne, ce qui me donnera l’occasion           vie et de mort : « au secours, elle explose       au centre des textes : « les blessures inté-
d’aborder la question de la perte et la ques-     de partout elle aime faire l’amour faire          rieures ne cicatrisent pas » (Santos, 1978b,
tion du rapport aux morts et aux « objets         la mort » (Santos, 1978a, p. 70). À partir        p. 106) conclura-t-elle en 1978.
perdus ». Enfin, j’essaierai de montrer de        de cet accident, la mort sera continûment             Dans la sphère tragique, il faudrait
quelle façon l’écriture pour Santos sert à        associée à un certain plaisir, une sorte          également souligner le traumatisme des
lutter contre l’emprise des médicaments,          d’érotisme voire une jouissance (« C’était        avortements à répétition. Le premier est
mais aussi à lutter contre sa propre souf-        très bon la mort ça ressemblait à la vie »        évoqué précisément dans Écris et tais-
france : de quelle façon, donc, l’écriture        [Santos, 1978a, p. 78]), une jouissance qui       toi : Emma dit l’avoir exécuté elle-même
est survivance. Dans une certaine mesure,         lui donnait même envie, parfois, de la défier     à l’âge de 18 ans « avec une sonde »
devrais-je tout de même ajouter, car bien         cette mort, en la provoquant notamment            (Santos, 1978b, p. 97) de peur que son
que les circonstances de la mort d’Emma           par ce qu’elle avait coutume d’appeler ses        compagnon ne la quitte. Plus tard, il y
Santos demeurent floues, l’hypothèse la           « jeux de nuit » (Santos, 1978a, p. 78) qui       en aura d’autres, notamment celui qu’on
plus sérieuse penche pour un suicide, en          consistaient à aller voler le chapelet de sa      lui fait subir de force à l’hôpital : c’est sa
1983. Si l’écriture n’a pas été un rempart        grand-mère la « presque morte » (Santos,          psychiatre, Elisabeth, avec laquelle elle
suffisant contre le suicide, elle aura permis     1978a, p. 77) et avaler les perles, puis les      entretient pourtant une relation amou-
au moins pendant les années d’interne-            recracher juste avant de s’étouffer, « [e]lle     reuse, qui l’y contraindra. « Quelle idée
ment que la voix de l’écrivaine ne soit pas       a failli mourir, pensait-elle comblée, […]        de tomber enceinte à ce moment-là tu l’as
complètement étouffée par le pouvoir et           La nuit c’était la liberté. […] comme elle        fait exprès » (Santos, 1978a, p. 149), blâme
l’organisation psychiatrique.                     se croyait morte » (Santos, 1978a, p. 79).        Elizabeth ; à cause des médicaments,

                                                                        33                                                  FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
ajoute celle-ci, « l’enfant sera anormal…       est cette expérience de la disparition et         (Santos, 1977, p. 39), comme un fœtus, rap-
[…] pour le moment c’est une maladie.           cette fascination par un état mort – peut-        pelle inévitablement la fatigue et le retrait
[…] Ce n’est qu’une maladie, il n’existe pas    être un mort [j’y reviendrai] – qui serait        du déprimé décrits par Fédida dans son
d’enfant » (Santos, 1973, p. 47), tranche-      alors la seule capacité de rester vivant ina-     ouvrage (Fédida, 2001). Voici la « séméio-
t-elle. Résignée, Emma « […] fait l’avorte-     nimé » (Fédida, 2001, p. 46, notre souligne-      logie assez simple » de l’état déprimé tel
ment » (Santos, 1978a, p. 149).                 ment). Pour revenir au cas d’Emma Santos,         qu’il est exposé par le psychanalyste :
    Ces nombreux avortements, autrement         qui alterne, me semble-t-il, entre capacité       « ralentissement, inhibition, désintérêt,
dit ces échecs répétés à donner naissance,      dépressive et état déprimé, il convient de        sensation de fatigue, tristesse, absence de
renvoient tragiquement aux 28 tentatives        dire, à la lumière de ce que nous avons           goût et de désir, perte de la capacité de plai-
de suicide commises en trois ans par l’écri-    commenté plus tôt, que fascination,               sir » (Fédida, 2001, p. 203). Les signes du
vaine, « mes vingt-huit morts […] depuis        souffrance et plaisir – en tant que syno­         mal-être de l’écrivaine tels que son retard
le départ [de C.], vingt-huit réanimations »    nymes de vie – sont unis chez elle autour         d’apprentissage (« je ne comprenais pas la
(Santos, 1978b, p. 83), ces flirts incessants   de la mort. Et celle-ci a lieu, à en croire       lecture, à l’âge de neuf ans je ne savais pas
avec la mort où il suffit d’« avaler, ava-      ses ­textes, vingt-huit fois plutôt qu’une.       encore lire » [Santos, 1977, p. 40]), la sensa-
ler, avaler ça ça ça, tout ce qui va m’en-      « Je suis bien morte tout en continuant           tion de vide (« je ne connaissais pas le poids
dormir pour toujours » (Santos, 1976a,          vivante » (Santos, 1977, p. 41), déclare          de mon corps » [Santos, 1977, p. 41]) et son
p. 76), c’est-à-dire les substances qu’on       l’écrivaine : d’une certaine manière, elle        absentement font bel et bien écho au cor-
lui fournit à l’hôpital. « Frappée, humiliée,   est, à l’instar des personnages beckettiens,      tège de symptômes mentionnés par Fédida.
                                                une « increvable crevé[e] » (Grossman,            Dans un même ordre d’idées, mais sans
                                                2008, p. 14) pour reprendre l’expression          faire directement référence à la dépression,
             AUTREMENT DIT,
                                                d’Evelyne Grossman, une espèce de « sujet         Françoise Tilkin dira à propos des symp-
                                                provisoire, fragile, mais aussi et en même        tômes d’Emma Santos qu’ils relèvent du
         LA PANNE DÉPRESSIVE
                                                temps tenace, résistant » (Grossman, 2008,        « motif […] de l’incomplétude, d’une expé-
                                                p. 38), au bord de s’achever, en achève-          rience de la vie jugée a priori amputée de
        N’EST PAS UN PUR VIDE.
                                                ment. La mort dure pour Santos, comme             ses possibilités accessibles » (Tilkin, 1990,
                                                pour les personnages beckettiens : elle est       p. 297), à laquelle la plainte du déprimé
piquée, internée » (Santos, 1976b, p. 17),      la vie même. Il s’agit, dit Françoise Tilkin à    renvoie. Mais la plainte avec Santos est
« droguée par les médicaments » (Santos,        propos d’Emma Santos, d’une « mort exis-          aussi conscience de l’absurde, conscience
1978b, p. 145) et seule, Emma Santos vit        tentielle » (Tilkin, 1990, p. 297) : « vivre      du « tragique de l’expérience humaine »
littéralement au bord de la mort, vit la        pour mourir » (Santos, 1977, p. 39), telle        comme dit Fédida (Fédida, 2001, p. 13),
mort à répétition : « la mort se trafiquait     est sa voie.                                      conscience dont il admet qu’elle est au
en moi » (Santos, 1976a, p. 8) ironise-                                                           cœur de l’expérience dépressive. Dans un
t-elle. Selon l’analyse de Françoise Tilkin,       LA DÉPRESSION                                  même ordre d’idée, Evelyne Grossman, qui
c’est comme si pour l’écrivaine « la mort          COMME RÉVÉLATEUR                               s’est intéressée dans son dernier ouvrage
ne représentait pas une coupure irrépa-            DE L’EXPÉRIENCE DU NÉGATIF                     intitulé L’Angoisse de penser à la négativité
rable […] Elle semble s’intégrer naturel-           Dans L’itinéraire psychiatrique, l’écri-      anxieuse qui serait à la base de la pen-
lement, dans une continuité » (Tilkin,          vaine souligne que c’est probablement l’ag-       sée et de l’écriture, présente la « fatigue »
1990, p. 271). Continuité, indistinction :      gravation de sa maladie à la thyroïde en          (Grossman, 2008, p. 12), la « panne
c’est bien dans ce sens que pourrait s’en-      1967, alors qu’elle habitait avec son amant       dépressive » (Grossman, 2008, p. 14) jus-
tendre la déclaration suivante de Santos :      C., qui lui fit prendre conscience, non seu-      tement comme un des versants de cette
« la vie la mort elle ne sait pas » (Santos,    lement de l’attachement indissoluble entre        angoisse créatrice. À l’appui des thèses du
1978a, p. 149). L’extrême proximité avec        vie et mort pour elle, mais aussi de l’absur-     psychanalyste Pierre Janet (reprises plus
la mort dans laquelle l’écrivaine se trouve     dité du monde. Elle écrit : « Comme cette         tard par le sociologue Alain Erhenberg),
depuis toujours, semble-t-il, n’est pas sans    maladie m’a fait découvrir mon angoisse.          Evelyne Grossman montre qu’au centre
rappeler cette « sorte d’identification à la    Ou bien je l’ai montrée aux autres cette          de l’angoisse il n’y a plus le conflit mais
mort ou à un mort » dont parle le psy-          angoisse que je traîne depuis l’enfance me        la fatigue, et que c’est aussi cette fatigue
chanalyste Pierre Fédida dans son essai         butant toujours à l’absurdité de vivre. Du        qui a inspiré plusieurs philosophes, notam-
Des bienfaits de la dépression, Éloge           plus loin que je m’en souvienne, il reste un      ment Emmanuel Levinas cité en exemple.
de la psychothérapie à propos de l’état         goût d’inutilité absurde » (Santos, 1977,         Autrement dit, la panne dépressive n’est
déprimé (Fédida, 2001, p. 13). Rappelons        p. 38).                                           pas un pur vide. Parce qu’Emma Santos
que Fédida distingue la « capacité dépres-          « Révolte, façon d’exprimer [s]on             articule à sa façon angoisse et fatigue ou
sive » (ou « dépression inhérente à la vie      désordre intérieur » (Santos, 1978b, p. 90),      dépression, je me permettrai de l’inclure
psychique »), qui fait partie des « poten-      ce goitre et les dérèglements thyroïdiens         dans la liste des écrivains qui, à ce titre
tialités de la vie psychique ([à savoir] la     corollaires révèlent en effet à Emma ce           selon Evelyne Grossman, « de Beckett à
subjectivité des temps, l’intériorité, la       qui faisait sa singularité depuis l’enfance :     Barthes ou Blanchot, réinventèrent l’écri-
régulation des excitations…) » (Fédida,         « l’angoisse, la peur, l’impossibilité de         ture de la dépression » (Grossman, 2008,
2001, p. 107), et qui est donc « capacité de    vivre » (Santos, 1977, p. 39). Absurdité de       p. 13).
création » (Fédida, 2001, p. 44), et l’« état   la vie mais aussi « absurdité de la mort qui          En ce qui concerne le rapport à l’autre,
déprimé » (Fédida, 2001, p. 13), qui corres-    vient assombrir le soleil et annonce la pluie     Emma Santos « n’étai[t] pas consciente
pond à l’état de « vivant inanimé » (Fédida,    pour ce soir », en un mot « c’est l’absurde,      d’être un individu semblable aux autres ».
2001, p. 46), autrement dit la faillite de la   cette inutilité d’être sur terre qui, déclare-    Elle se sentait différente. « Je ne sentais,
capacité dépressive. Dans le premier cas,       t-elle radicalement, a gâché mon enfance »        écrit-elle, juste que ce petit désir de me
la mort même si elle est présente n’a pas le    (Santos, 1977, p. 39). L’angoisse inhibi-         détruire, persistant, grandissant avec l’âge
statut qu’elle peut avoir dans la dépression.   trice qui poussait la fillette à « rester seule   et malgré tout un désir puissant d’aimer
En effet, « la dépression, explique Fédida,     en boule sans supporter qu’on la touche »         l’autre » (Santos, 1977, p. 41). Différente

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de l’autre mais paradoxalement désireuse            (Woolf), grande figure mélancolique de              de sortir de ma petite voiture comme
de sa présence. L’auteure souligne ici en           la littérature, « qui se noie dans le bidet         un invalide, me dirigeant la tête basse
quoi chez elle désir et amour pour l’autre          avec des boules de liège plein les poches »         sans corps, mes pattes à peine utiles,
sont à la hauteur d’un désamour de soi              (Santos, 1976a, p. 11) ; Artaud jouant aux          jusqu’à la boîte aux lettres, maudis-
sinon d’un masochisme (« me détruire »),            cartes « à l’asile d’aliénés de Rodez », et         sant la vie que je me suis organisée.
en quoi, autrement dit, autodestruction             enfin Emma Bovary (qui partage son                  Je comprends pourquoi tu es rentrée
et amour de l’autre sont intriqués. Dans            prénom avec l’auteure, prénom d’ailleurs            en psychiatrie, pour nous permettre
cette configuration amoureuse singulière,           très évocateur : Emma / Aima), impor-               de continuer à avoir de l’argent.
la mort semble de son côté à elle, et la vie,       tant personnage féminin de la littérature           N’importe quelle femme se serait
du côté de l’autre. « Je vivrai d’amour fou et      française hantée jusqu’au suicide par les           brûlée. Je suis heureux de te savoir
je me tuerai… » (Santos, 1977, p. 41) lance-        échecs de l’amour, mais également figure            toujours amoureuse. Il me séduit et
t-elle ; c’est toujours elle qui meurt, à la fin.   de la « dépendance » à la littérature comme         me plaît cet amour fou, je rentre chez
Curieusement, l’amour dirigé vers l’autre           sédatif et moyen d’évasion, ainsi que l’a           nous ».
et l’autodestruction sont liés, comme si            montré la philosophe Avital Ronell dans             Ce bonheur faux, je me rebelle, je crie
d’une certaine façon il y avait un prix à           son livre Addict, Fictions et narcotextes           non à la pilule du désamour.
payer pour aimer l’autre.                           (2009). Emma Santos use sans retenue                […] Mon amour mon amour non
    Son amour pour C., l’artiste portugais,         de l’hyperbole lorsqu’il s’agit de faire la         non non il n’y a aura pas de pilule
lui aura coûté un très haut prix, celui de la       preuve de son amour : « Vingt mille lettres.        du désamour, je l’aimerai malgré les
rupture extrêmement douloureuse qu’elle             Cent mille lettres. À l’hôpital, déclare-           médicaments. Je ne l’oublierai pas. Je
vécut lorsqu’il l’abandonna pour une autre          t-elle, on me donne des médicaments pour            ne guérirai pas comme ils l’ont dit. /
femme. Les nombreuses études concer-                perdre l’obsession de t’écrire. Écrire une          Je refuse les comprimés. Une petite
nant la dépression mentionnent toutes               maladie » (Santos, 1978b, p. 150). Elle             dose le matin et c’est parti pour la joie
sans exception qu’une rupture amoureuse             ajoute : « je suis une femme qui s’est brû-         de la journée. J’ai connu le bonheur,
constitue souvent l’événement initial de            lée à l’amour fou, et qui ne revient pas de         la vraie vie. Je ne supporte pas l’artifi-
celle-ci mais qu’elle ne peut être considé-         ce voyage » (Santos, 1978b, p. 106). Cette          cielle. Je préfère mourir (Santos, 1973,
rée comme sa seule cause. Si pour Emma              obsession rappelle bien, semble-t-il, le            p. 27-28).
Santos, la séparation ou plus précisément           « ressassement » (Fédida, 2001, p. 22) qui          Si Emma refuse de prendre les compri-
l’abandon dont elle fut l’objet ne constitue        semble caractériser, ainsi que le dit Pierre     més, c’est parce qu’elle préfère chérir sa
pas la seule et unique raison de son abatte-        Fédida, l’état déprimé, la plainte exces-        tristesse et le souvenir (illusoire ?) de son
ment, elle semble toutefois activer de façon        sive qui « vide la pensée et ôte tout désir »    bonheur passé ; en aucun cas, du moins,
importante le fonds dépressif de l’auteure          (Fédida, 2001, p. 22).                           elle ne veut banaliser ce qui est arrivé. Sa
dont témoignent les récits d’enfance évo-              Singulièrement, la plainte de Santos          tristesse est en quelque sorte une façon de
qués plus haut, et qui se manifestait par           emprunte autant les accents de la tristesse      ne pas oublier – de ne rien oublier, c’est-à-
une angoisse paralysante. L’abattement              que ceux de la colère, lesquelles sont, rap-     dire ni l’amour ni le terme de celui-ci.
en réalité ne fera que croître au fil des           pelle le psychanalyste Pierre-Henri Castel       Les joies, les humeurs artificielles ne lui
années, à tel point qu’Emma déclarera               dans son essai « La dépression est-elle          conviennent pas, elle privilégie la « vraie
trois ans après le drame qu’elle « ne vi[t]         encore une affection de l’esprit ? » (Castel,    vie », les vrais affects.
plus, [qu’elle] essaie de survivre », qu’elle       2000), les deux versants, les deux modes            Comme l’indique Pierre-Henri Castel
« cré[e] la résistance à la mort » (Santos,         de la dépression. En réalité, la tristesse       (2000), la colère est aussi une « émotion
1978a, p. 230), mais la rupture aura au             n’est pas tout à fait nouvelle pour Emma         dépressive », difficile à discriminer de
moins permis que l’angoisse dépressive              Santos ; depuis toute petite en effet elle       la tristesse tellement elle lui est liée. La
commence à se dire, et ce sur deux modes :          ressentait « une tristesse de n’être ni d’un     colère occupe une place assez importante
celui de la tristesse et celui de la colère.        côté ni de l’autre, mal définie, ni enfant ni    dans les textes d’Emma Santos, notam-
    Dans son essai Soleil noir, Dépression          adulte » (Santos, 1978a, p. 33), depuis tou-     ment dans son Écris et tais-toi où elle
et mélancolie qui a fait date, la psychana-         jours cette « tristesse l’a écrasée » (Santos,   raconte sur le mode d’un interrogatoire
lyste Julia Kristeva met en évidence le lien        1978a, p. 80) et empêchée de parler ; para-      judiciaire rêvé le meurtre présumé de la
qui unit dépression et passion amoureuse            doxalement, lorsque son amant l’aban-            femme l’ayant remplacée auprès de son
chez une femme : Kristeva présente en effet         donne, l’« émotion dépressive » (Fédida,         ex-compagnon Damacesno Santos. « Je
la dépression comme la doublure néga-               2001, p. 22) la fait alors sortir du silence     suis entrée dans l’appartement, raconte-
tive de la passion amoureuse (Kristeva,             et la met littéralement à l’écriture. Face       t-elle, et je l’ai attrapée par les cheveux,
1987, p. 18). On notera l’évident motif lit-        à son obsession d’écrire (pas seulement          jetée à terre après une bataille et j’ai enfoncé
téraire lié à l’hypothèse de Kristeva, motif        des lettres à l’amant mais aussi des livres,     cinq fois le couteau dans le ­ventre. Elle
qu’Emma Santos rappelle elle-même dans              ceux qu’elle publiera justement) servant         était morte tout simplement… » (Santos,
son texte J’ai tué Emma S. en s’identifiant         de palliatif à sa tristesse, les médecins de     1978b, p. 85). Évoqué assez froidement,
explicitement à une célèbre épistolière : « Je      l’hôpital décident de la traiter aux anti-       le récit de ce crime présumé – nous ne
t’ai écrit 10 000 lettres en un an, les Lettres     dépresseurs notamment à l’anafranil, ce          savons pas en fait s’il est réel ou fictif, car
de la Religieuse portugaise » (Santos,              qu’elle raconte dans son Théâtre :               aucune référence n’est présente dans les
1976a, p. 11), clame-t-elle en s’adressant             Je deviens d’abord euphorique. Je             autres textes – laisse entendre qu’il y aurait
à l’amant – ce dernier est Portugais, ne               m’écris des lettres. Ta lettre [Emma          une certaine naturalité à commettre un tel
l’oublions pas. En s’appropriant le nom                s’adresse à l’amant] que j’attends            acte, comme si le fait d’avoir été quittée
de la Religieuse portugaise, figure s’il en            depuis trois ans. / « Mon bébé chéri          exigeait par pure logique la vengeance.
est de l’amour-passion déçu, Emma reven-               ma poupée bien aimée ma fleurette             Ailleurs, Emma Santos parle de sa colère
dique cette passion qui pourtant l’a fait              mon Emma Santos, comme j’étais                comme d’une sorte de tension intérieure
souffrir. Dans le même passage, Emma                   triste de te voir souffrante battue par       qui lui aurait même donné envie de tuer
Santos évoque successivement « Virginia »              ma maîtresse, comme j’étais humilié           l’homme aimé, « je t’ai attendu devant chez

                                                                         35                                                 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
elle, écrit-elle, le couteau dans le sac. Je ne   tudes dans un asile » (Santos, 1973, p. 96),    ment, venir défier les normes, notamment
mangeais plus. Je ne dormais plus, j’étais        écrit-elle aussi, soulignant combien son        celles qui concernent la sexualité. À ce
divisée entre chez nous, chez elle et chez        isolement est intense, au point de l’habi-      titre, je mentionnerais la couleur – rouge
moi, toujours courir avec le couteau pour         ter, la remplir. « Qui me sortira de cette      car le sang circule partout chez elle… – de
t’égorger » (Santos, 1976a, p. 56), « j’ai tué,   solitude, se lamente Emma, qui voudra de        sa tristesse, de sa souffrance mais aussi de
affirme-t-elle, parce que j’ai rêvé que je        cette femme sauvage qui vit comme une           sa joie qui sont pour ainsi dire trempées
tuais » (Santos, 1978b, p. 95). Or, le sang       chienne galeuse ? Qui frappera à la porte       dans son propre sang et qui ne sont pas
versé de la maîtresse de Damacesno est            et me dira que je suis humaine, que j’ai        séparées d’un plaisir autoérotique, ainsi
aussi le sien propre, « en la tuant, je me        le droit d’être aimée ? » (Santos, 1976a,       qu’elle le dit ici :
tuais un peu puisqu’elle avait pris ma            p. 41). Ce tel sentiment d’être en dehors           Je suis triste. Je ris. Mon rire tire et
place » (Santos, 1978b, p. 84), déclare-          du monde exprimé par Santos fait écho               bouscule mon souffle. Mon rire crie
t-elle. En tuant l’autre femme, Emma              à l’expérience de l’abandon et de la perte          rouge. Vagin dentelé. Gorge dente-
Santos commet peut-être son vingt-neu-            observée par Fédida chez le déprimé, et             lée. Je triomphe magnifique. Mon cri
vième suicide ; autant dire que la ven-           dont il dit dans Des bienfaits de la dépres-        déchire ma gorge. Je voudrais bien
geance d’Emma n’est pas réparatrice               sion qu’elle constitue une « impuissance de         rejeter ma vie dans un flot de sang.
puisque la mort revient la hanter de plus         contact à l’origine du psychique » (Fédida,         Convulsion. Hémorragie douce.
belle. Tristesse et colère sont ainsi les véhi-   2001, p. 46). Expérience primitive, le vécu         Délivrance ? Orgasme de vieille femme
cules d’une mort qui semble mener chez            de l’abandon chez le déprimé annonce la             seule. Juste un petit crachat même pas
l’auteur une course perpétuelle, qui semble       « toute-puissance du “être tout seul” »             net. Une petite toux (Santos, 1973,
ne jamais vouloir s’arrêter. Ces deux affects     (Fédida, 2001, p. 66) qui le caractérise.           p. 62, notre soulignement).
font appel à répétition : à travers les « cent    C’est bien ce qu’Emma Santos semble                 Santos détourne ici le mythe du vagina
mille lettres » envoyées à l’amant et les         nous dire lorsqu’elle déclare dans La           dentata pour convoquer sa propre histoire.
vingt-huit suicides adressés aux autorités        Malcastrée qu’ « [elle] ne sai[t] pas être      Son vagin est dentelé, comme la cicatrice
psychiatriques (qui ont encouragé d’une           avec les autres » (Santos, 1973, p. 55),        qu’elle porte à la gorge : c’est comme si la
certaine façon ses suicides pharmacolo-           révélant ainsi sa solitude radicale, l’écart    blessure corporelle laissée par l’accident
giques en ne cessant de lui prescrire des         qui l’éloigne depuis toujours des autres,       de voiture (lui-même lié à la découverte de
médicaments), l’auteure semble en effet           donc l’impossible harmonie entre les êtres.     « comment on fait les enfants ») et l’organe
demander à l’autre une présence face à            D’une certaine façon, sa place est hors du      sexuel étaient interchangeables ; ce qui les
l’abandon généralisé.                             monde, et à ce titre Santos pourrait être       relie est le sang. On pourrait presque aller
    Dans La Malcastrée, l’auteure raconte         rapprochée ici de deux figures féminines        jusqu’à dire que pour Emma Santos l’or-
comment, par désespoir et solitude, elle          emblématiques : la figure de la sorcière, qui   gane sexuel est une blessure, une plaie
en vient à recueillir chez elle un enfant         hante l’imaginaire occidental, et la figure     une lésion traumatique, une coupure, qui
mongolien « définitivement rejeté du              de l’impossible mère.                           donne envie, comme celle de la gorge, de
monde des vivants » (Santos, 1973, p. 18),                                                        « mettre les doigts dedans et toucher »
exactement comme elle. Elle décrit de                FIGURES DU FÉMININ HORS                      (Santos, 1977, p. 84). Dans ce corps aux
manière extrêmement touchante la vie                 DU MONDE : LA SORCIÈRE                       orifices-cicatrices interchangeables, où
qu’ils mènent ensemble pendant quelques              ET L’IMPOSSIBLE MÈRE                         ont lieu « d’étranges inversions » comme
semaines à jouer « les révolutionnaires, les          Dans sa préface à l’ouvrage d’Esther        le dit Françoise Tilkin (1990, p. 280), on
maquisards, les bandits, les criminels […]        Cohen sur Le corps du diable, Philosophes       ne sait pas d’où sort le rire « rouge », s’il
on aimait être triste, on aimait pleurer »        et sorcières à la Renaissance, Enzo             sort de la gorge ou du sexe, on ne sait pas
(Santos, 1973, p. 21), relate-t-elle. Mais        Traverso rappelle que la sorcière est une       non plus si l’orgasme, la « petite toux »,
rapidement l’enfant lui sera arraché lors         figure de femme complexe et paradoxale          ce « crachat même pas net » est éprouvé
d’une arrestation policière, ce qui cou-          en ce qu’elle incarne « tous les fantasmes      dans le sexe ou dans la gorge. Douleur et
pera court à son désir provisoirement com-        de transgression sexuelle, de maîtrise du       plaisir en tant que ce qui affecte le corps
blé de maternité et la fera plonger dans          corps, de satisfaction d’un désir immodéré      sont aussi intimement liés ; tristesse, joie,
une extrême solitude. Elle déclare vivre          et de défi aux normes morales fixées par le     souffrance et apaisement se confondent
comme une « [p]aumée seule » (Santos,             pouvoir », mais en même temps « le stéréo-      dans un « flot de sang », un flux de vie, une
1973, p. 76). « Tu es une petite solitude, se     type d’une altérité négative marquée dans       « convulsion ». Le triomphe de la jeune
dit-elle à elle-même. Tu n’es qu’une petite       le corps » (Traverso, dans Cohen, 2004,         femme ressemble à celui de la sorcière :
solitude entre des millions de petites soli-      p. 19), monstrueuse, déformée, animali-         sa toute-puissance réside dans la quasi-
tudes » (Santos, 1973, p. 31). Quatre ans         sée. En ce qui concerne son lien avec les       impuissance de son esseulement, faisant
plus tard, dans L’itinéraire psychiatrique,       sorcières 3, Emma Santos n’a pas peur de        trace dans ce mince filet de crachat, cette
elle continue de déplorer cette condition :       prendre à bras le corps les stéréotypes,        petite toux, en un mot : ce qui s’expectore,
« Je constate notre grand échec, écrit-           de les exploiter mais ce dans le but de les     comme les mots précisément. Mais la sor-
elle. J’ai été seule. Solitude de la maladie      défaire. Si, d’une part, elle affirme un cer-   cière triomphe aussi dans la mort – c’est
que j’ai vécue seule. […] Solitude de la          tain goût pour le sang caractéristique de       du moins ce que Santos nous dit dans ce
Malcastrée. […] Solitude. […] » (Santos,          la sorcellerie, « J’aime mes menstrues, dit-    passage où elle fait explicitement référence
1977, p. 80-81). En effet, la situation ne        elle, je m’en mets plein les doigts comme       à la figure de la sorcière, pour s’y identi-
s’arrange pas du fait des hospitalisations        la confiture » (Santos, 1978b, p. 220), et si   fier : « Au Moyen Âge on l’aurait accusée
répétées, des allers et retours entre appar-      elle n’a pas honte non plus de montrer son      de sorcellerie […], dit-elle. Dommage on
tement, hôpital et clinique : la vie entre        corps dans toutes ses difformités, « j’avais    évolue, on ne brûle plus. […] Le bûcher le
« dehors et dedans, ça va-et-vient cette          une poche énorme au cou, une poche              Moyen Âge, elle serait morte en couleur et
danse, ballottée rejetée des deux côtés,          de femme enceinte à la gorge » (Santos,         pleine de gloire » (Santos, 1978a, p. 148).
dehors dedans » (Santos, 1977, p. 86).            1978b, p. 92), d’autre part, elle ne néglige    La gloire de la sorcière surgit donc de la
« J’ai accouché de [m]es milliers de soli-        pas d’exposer tout ce qui pourrait, juste-      solitude et de la mort.

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La seconde figure emblématique est           1978b, p. 92), ce goitre dont l’auteure dit      Dans la mélancolie, la perte est insuppor-
celle de l’impossible mère, qui certes n’est     qu’il est « à la place d’un enfant. La gorge     table, aussi l’introjection est-elle rempla-
pas une figure féminine archétypale, mais        ouverte puis recousue. Le goitre enlevé          cée par l’incorporation : l’objet perdu est
qui apparaît chez Santos, sans être bien         comme un fœtus en trop » (Santos, 1976           gardé en soi. Il y aurait en tout cas une
définie, lorsqu’il est question de l’échec       b, p. 17), ce goitre, donc, apparaît comme       certaine forme d’oralité (d’où le canni-
de la maternité. Celle-ci est appréhendée        la relique, la matérialisation de tous ses       balisme) autant dans le deuil que dans la
alternativement sur le mode de l’exaltation      enfants non nés. C’est comme s’ils para-         mélancolie. Le cannibale mélancolique,
(« Dans mon sexe je peux porter la vie »         sitaient littéralement son corps, tous au        tel que l’appelle Fédida, aurait, dans une
[Santos, 1978b, p. 22]), et sur le mode de la    même endroit – elle dit bien par ailleurs        « vocation imaginaire de ne pas perdre
malédiction (« la femme, la grenouille moi-      lorsqu’elle est enceinte qu’elle « traîne le     l’autre » (Fédida, 1978, p. 90, souligné par
tié morte se retrouve toujours là couchée        goitre au ventre » (Santos, 1977, p. 68),        l’auteur), incorporé l’objet pour se l’ap-
sur le dos, les genoux écartés, les talons       qu’elle « porte la mort au lieu de la vie »      proprier. Le rapport à l’objet est certes
coincés à deux tiges de fer […] renvo[yant]      (Santos, 1978a, p. 30) : goitre et enfant,       ambivalent, indique Fédida, mais cette
l’œuf de la mort », Santos 1973, p. 65). La      gorge et ventre semblent interchangeables.       « union alimentaire à l’objet d’amour »
maternité, et surtout la grossesse, sont             Ce parasitisme physique par l’enfant         (Fédida, 1978, p. 91) témoigne, poursuit-il,
synonymes chez Emma Santos d’ambi-               mort ou perdu renvoie singulièrement à           d’une « capacité fantasmatique (ou hallu-
valence. Hantée par l’enfantement, l’écri-       la figure de la loméchuse, centrale dans le      cinatoire) de le maintenir vivant comme
vaine ne cesse de convoquer des fantasmes        livre éponyme et associée à la psychiatre        objet perdu » (Fédida, 1978, p. 92, souligné
archaïques relatifs à la « matrice » et à tous   Élisabeth dont Emma tombe amoureuse au           par l’auteur). En ce qui concerne Emma
les dérèglements du corps qui lui sont liés :    fil de ses traitements. Elle l’abandonnera       Santos, il n’y a pas chez elle le discours
« Je te dis que je suis un vagin, un trou. /     lâchement après avoir exigé d’elle qu’elle       d’auto-accusation caractéristique de la
Je suis faite de bave et de sang » (Santos,      avorte. La loméchuse, insecte coléoptère         mélancolie mais son goitre (qui prend la
1978b, p. 22), écrit-elle, « heureuse d’être     pouvant, lorsqu’elle rentre en commerce          place des enfants qu’elle a perdus), cette
trou » (Santos, 1978b, p. 91) ; « je mets les    avec les fourmis, aller jusqu’à détruire les     excroissance « en travers de la gorge »
doigts dedans » (Santos, 1978b, p. 219)          œufs de celles-ci, est là chez Emma Santos       fait évidemment penser à quelque chose
confesse-t-elle sans honte. Et tandis qu’elle    pour figurer une forme de relation destruc-      qui aurait été avalé et qui ne « passerait
« rêve qu’elle accouche d’un petit chat qui      trice à l’autre. L’écrivaine semble régulière-   pas », qui ne pourrait être introjecté. Cette
lui griffe le sexe » (Santos, 1978b, p. 184),    ment la proie de ce type d’être parasitaire :    similitude entre le cas d’Emma et celui du
elle dit aimer « les migraines, les seins qui    d’abord le compagnon, Damacesno – qui la         cannibale mélancolique est frappante, et à
gonflent au milieu du mois et s’auréolent        parasitait peut-être de crainte que d’autres     ce titre on pourrait avancer que si la signi-
de mauve […] les règles qu’[elle] atten[d]       ne la parasitent… –, puis Élisabeth, sans        fication du cannibalisme est, comme le dit
avec impatience » (Santos, 1978b, p. 219-        oublier tous les enfants avortés, morts-nés      Fédida, « un deuil possible et impossible »
220). L’auteure ne peut s’empêcher toute-        ayant fantastiquement trouvé refuge dans         (Fédida, 1978, p. 95), il en est de même
fois d’associer son corps à ce qui est passif,   sa gorge, comme s’ils avaient décidé de se       pour le cas Santos. Le goitre serait d’une
à une matière passive et informe. Elle dit,      concentrer là, au lieu même de la maladie.       certaine façon la trace d’un deuil possible
dans une phrase elle-même sans forme,            Paradoxalement, son corps présente une           et impossible de ses enfants morts-nés, la
sans contours, interminable : qu’elle est        extrême « fragilité » (Tilkin, 1990, p. 280)     trace d’un désir de ne pas les laisser par-
une « moribonde étendue grise amère et           en ce qu’il est chaque jour au bord de l’écla-   tir. Ce qui revient aussi, en quelque sorte,
fétide nébuleuse endormie huître gluante         tement, du morcellement, de la déstructu-        à faire de son corps une sépulture pour
salive bave glaire sueur enfin buée halo         ration comme elle le dit ici :                   eux. L’œuvre de sépulture, nous dit Pierre
boudin blanchâtre qui n’a pas encore vécu            Je bouge, écrit-elle, je gesticule, je me    Fédida, « concerne l’acte d’ensevelissement
liquide de tristesse une promesse à peine,           désarticule, je suis en carton-pâte. Je      du mort, mais aussi cette préparation, après
blanche » (Santos, 1976b, p. 52). Matière            vois chaque partie de mon corps déta-        la mort, du lieu qui rendra possible la com-
passive mais aussi stérile, impuissante à            chée, nette, découpée, précise, isolée,      munication entre les vivants et les morts »
donner la vie malgré cette « promesse à              séparée des autres : le nez, la bouche,      (Fédida, 2001, p. 114). Elle est comme une
peine » qu’elle contient. Tous les livres            l’œil, l’autre. Je répète : la bouche,       « mémoire réminiscente de l’intimité du
de Santos sont écrits sous le signe de               le nez, l’œil, l’autre. Les mots n’ont       corps » (Fédida, 2001, p. 114, souligné par
ces échecs répétés à mettre au monde.                pas de sens. Ils ne représentent plus        l’auteur), laquelle par l’ensevelissement
Incapable d’oublier l’expérience trau-               rien. Des sons seulement. Cri. / Je me       rend « l’oubli impossible » (Fédida, 2001,
matique de l’avortement, l’auteure songe             divise, je m’éparpille (Santos, 1973,        p. 114). Elle est donc en même temps lieu
sans cesse à « tous les enfants tués, petits         p. 59).                                      de mémoire et lieu de communication. Or,
fœtus abandonnés, l’enfant enlevé, le fœtus          En revanche, le goitre-enfant, lui, est      comme le rappelle Fédida, il arrive sou-
mort » (Santos, 1973, p. 61). « Je reste des     solide : il s’agrippe et ne lâche pas Emma.      vent que dans la dépression le corps se
heures assise sur le paillasson et je pleure,    En s’interrogeant sur la perte, on pourrait      fasse sépulture, « tombeau pour l’autre »
écrit-elle. Les enfants qu’on n’a pas eus,       mettre en regard ce singulier siège corporel     (Fédida, 2001, p. 117). Il se pourrait donc
les avortements mal faits et l’enfant porté      par les micro-revenants, et le travail de        que le goitre d’Emma soit un de ces tom-
jusqu’à 5 mois et décédé » (Santos, 1976a,       « conservation du mort » (Fédida, 1978,          beaux pour l’autre, une sépulture pour ses
p. 35). Pas tout à fait des revenants parce      p. 89) dans lequel est inscrit le mélanco-       enfants les morts-nés n’ayant même pas eu
qu’ils ne sont pas nés et qu’ils n’ont pas de    lique ainsi que l’explique Pierre Fédida         de nom4. Ainsi, que ce soit le parasitisme,
nom, les enfants qu’elle n’a pas eus sont        dans son essai au titre évocateur, « Le can-     le cannibalisme ou l’œuvre de sépulture,
des micro-revenants qui viennent la han-         nibale mélancolique », paru en 1978 dans         il apparaît que le corps est chaque fois
ter dans son corps, réapparaissant, aux          L’absence. Dans tout deuil, nous dit Freud       impliqué dans le processus de perte et de
dires de l’écrivaine, à la place même de         dans « Deuil et mélancolie » (Freud, 1968,       séparation, et qu’il est toujours affecté, à
son goitre. Comparé en effet à une « poche       p. 165), il y a un moment « introjectif »,       la fois activement et passivement, par ces
de femme enceinte à la gorge » (Santos,          à la suite duquel la perte est symbolisée.       pertes.

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