" Malcastrée " et " médiquée " Emma Santos, entre folie et dépression - Érudit
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Document généré le 4 mai 2020 05:11 Frontières « Malcastrée » et « médiquée » Emma Santos, entre folie et dépression Sarah-Anaïs Crevier Goulet Détresse psychique et antidépresseurs Résumé de l'article Volume 21, numéro 2, printemps 2009 Très peu connue, l’écrivaine Emma Santos (de son vrai nom Marie-Anne Le Rozick) a publié huit livres entre 1971 et 1978. Dans ses textes, elle raconte ses URI : https://id.erudit.org/iderudit/039455ar dix années de dépression passées entre l’hôpital psychiatrique et la solitude de DOI : https://doi.org/10.7202/039455ar la ville. Elle évoque son attachement, depuis l’enfance, à la mort et au négatif ; elle y parle des douleurs de son corps, blessé depuis un terrible accident de voiture, et enfin, y confie son désespoir lié à une rupture amoureuse et aux Aller au sommaire du numéro avortements répétés qu’elle a dû subir. Paradoxalement, ses textes sont aussi l’affirmation de l’écriture comme résistance à l’emprise des médicaments, ceux que les médecins et psychiatres la forcent à prendre, et comme acte de Éditeur(s) survivance ; l’écriture semble donc ici faire tenir le sujet à la limite du négatif. Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (imprimé) 1916-0976 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Crevier Goulet, S.-A. (2009). « Malcastrée » et « médiquée » : emma Santos, entre folie et dépression. Frontières, 21 (2), 32–40. https://doi.org/10.7202/039455ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
A r t i c l e s « MALCASTRÉE » ET « MÉDIQUÉE » Résumé Très peu connue, l’écrivaine Emma Santos Emma Santos, (de son vrai nom Marie-Anne Le Rozick) a publié huit livres entre 1971 et 1978. Dans ses textes, elle raconte ses dix années entre folie et dépression de dépression passées entre l’hôpital psychiatrique et la solitude de la ville. Elle évoque son attachement, depuis l’enfance, à la mort et au négatif ; elle y parle des douleurs de son corps, blessé depuis un terrible accident de voiture, « LA MORT, LA MORT FOLLE, LA MORPHOLOGIE DE LA MÉTA, et enfin, y confie son désespoir lié à une DE LA MÉTAMORT, DE LA MÉTAMORPHOSE OU LA VIE, rupture amoureuse et aux avortements LA VIE VIT, LA VIE-VICE, LA VIVISECTION DE LA VIE » répétés qu’elle a dû subir. Paradoxale- ment, ses textes sont aussi l’affirmation ÉTONNE, ÉTONNE ET ET ET EST UN NOM, UN NOMBRE DE CHAISES, de l’écriture comme résistance à l’emprise UN NOMBRE DE 16 AUBES ET JETS, DE 16 OBJETS CONTRE, CONTRE LA, des médicaments, ceux que les méde- cins et psychiatres la forcent à prendre, CONTRE LA MORT OU, POUR MIEUX DIRE, POUR LA MORT DE LA MORT et comme acte de survivance ; l’écriture OU POUR CONTRE, CONTRE, CONTRÔLEZ-LA, OUI C’EST MON AVIS, semble donc ici faire tenir le sujet à la CONTRE LA, OUI CONTRE LA VIE SEPT, C’EST À, C’EST À DIRE POUR, limite du négatif. POUR UNE VIE DANS VIDANT, VIDANT, DANS LE VIDANT VIDE ET VIDÉ, Mots clés : dépression – rupture amoureuse – maladie – négativité – LA VIE DANS, DANS, POUR UNE VIE DANS LA VIE. maternité – écriture. GHERASIM LUCA, HÉROS-LIMITE (2001, P. 15). Abstract Still little-known, Emma Santos (whose real name was Marie-Anne Le Rozick) published eight books between 1971 and 1978. In her texts, she recounts her ten-year depression during which she spent her time either at the psychiatric hospital or alone in the city. She men- tions her life-long attachment to death and to the negative ; she tells about the pain her body regularly feels because of cat de congé longue durée pour « maladie Sarah-Anaïs Crevier Goulet, a car accident, and finally, entrusts her candidate au doctorat, Département des littératures mentale » ; la jeune femme sera donc obli- desperation linked to a violent break- de langue française, Université de Montréal, gée de suivre pendant plusieurs mois des ing-off and to repeated abortions she Département des langues et littératures françaises, traitements en hôpital psychiatrique de was forced to undergo. Paradoxically, Université Paris III – Sorbonne Nouvelle. her texts are also a claim for writing to jour. Marie-Anne Le Rozick, qui publiera be a resistance against the influence of En 1967, une jeune femme du nom de 8 livres entre 1971 et 1978 sous le pseudo- psychoactive drugs that she is constantly Marie-Anne Le Rozick, institutrice en nyme d’Emma Santos1 (formé des initiales, prescribed, and an act of survival ; writing banlieue parisienne, est mise en arrêt de M-A, de son prénom, et du patronyme de would therefore be a way for the subject travail par son médecin généraliste pour son compagnon de l’époque, artiste d’ori- to hold at the limit of the negative. cause de dysfonctionnement thyroïdien, gine portugaise), racontera en détail cette Keywords : depression – breaking- séquelle d’un accident de voiture sur- « entrée en psychiatrie » (Santos, 1977, off – illness – negativity – maternity – venu lorsqu’elle était enfant. Pour qu’elle p. 7) dans son essai L’itinéraire psychia- writing. obtienne un arrêt maladie rémunéré par la trique. Elle s’opposera plusieurs fois à Sécurité sociale, son médecin la déclare en l’autorité des médecins : « Je ne suis pas dépression nerveuse et lui fait un certifi- une folle, une dingue… » (Santos, 1977, FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 32
p. 12), maintiendra-t-elle tout au long de LA MALADIE DE LA MORT Puis vinrent l’adolescence, vécue dans son « congé-folie » (Santos, 1977, p. 17) ; Dans L’itiné raire ps ychiat r ique, l’indifférence maternelle en dépit de sa malgré tout, celui-ci durera presque dix l’auteure résume d’un trait son enfance : maladie, la rencontre à 16 ans d’un artiste ans. Autobiographiques, les textes d’Emma « j’ai toujours été destructive, écrit-elle, je portugais, Damacesno, qu’elle appelle Santos décrivent ces longues années pas- mangeais des digitales pour espérer mou- dans ses textes « C. », qui sera son com- sées « dans le système » (Santos, 1977, rir. Mourir par les fleurs, cela me sem- pagnon pendant plus de dix ans, et qui p. 11) : l’auteure y expose « comment on blait merveilleux » (Santos, 1977, p. 39). finira par la quitter pour une autre femme rentre “normale” dans un hôpital et com- D’un livre à l’autre, elle rappelle les évé- en la livrant et la déclarant « folle » à l’As- ment on en sort “folle” » (Santos, 1978b, nements qui ont marqué son existence : sistance publique. L’auteure raconte en p. 90). La critique Françoise Tilkin parle son enfance malheureuse en Bretagne, sa détail dans son livre J’ai tué Emma S. ou abondamment d’Emma Santos et de la solitude d’enfant timide, son amitié pour l’écriture colonisée sa longue soumission folie dans son ouvrage Quand la folie se « une vieille folle solitaire qui se construi- à cet homme, les infidélités répétées de racontait. Récit et antipsychiatrie (Tilkin, sait la nuit un château de coquillage sur celui-ci, sa violence physique mais aussi 1990) 2 , où l’écrivaine est citée à plusieurs la dune » bretonne (Santos, 1978a, p. 34), sa maltraitance psychique : « Des jours tu reprises en qualité de signataire de récits sans compter l’accident de voiture qui aimais me faire souffrir, explique-t-elle, d’internement aux côtés de Lara Jefferson, faillit lui coûter la vie à 10 ans, survenu, cela t’existait [coquille : t’excitait ? ou te Nicole Martin, Emmanuel Bresson et bien raconte-t-elle dans La Loméchuse, à l’ins- faisait exister ?] et tu te justifiais : t’écriras d’autres, que Tilkin étudie dans la perspec- tant même où une gamine de l’école était mieux comme ça » (Santos, 1976a, p. 9). tive de l’antipsychiatrie. Des textes d’Emma en train de lui révéler ipso facto comment Elle poursuit : « Tu étais l’artiste, tu avais Santos, Tilkin retient particulièrement la on fait les enfants : tous les droits » (Santos, 1976a, p. 26) ; « je question du double et ses marques tex- […] une voiture explosa face aux ne pouvais pas m’exprimer. Je ne possé- tuelles, de la vacillation identitaire et de la fillettes au moment où le mystère dais pas la parole » (Santos, 1978b, p. 89). division du sujet. Elle a par ailleurs relevé devenait clair, elles allaient tout Le thème de l’abandon par l’homme aimé les grands thèmes de l’œuvre santosienne : savoir, elles avaient enfin trouvé… La occupe une place très importante dans la condamnation à la maladie, l’amour voiture la décapitant moitié, elle seule, l’œuvre : il est ressassé obsessionnellement déçu, l’enfermement, l’écriture. Tout en les autres s’échappaient. Elle petite dans pratiquement tous les livres. Depuis reprenant ces thèmes et en m’appuyant sur fille qui criait dans l’affolement, mais La Malcastrée (Santos, 1973), les textes les analyses de Tilkin, je mettrai pour ma c’est comme ça mais c’est comme ça sont littéralement portés par la plainte part davantage l’accent sur la symptomato- qu’on fait des enfants dans le cul son lié au désamour, la « longue plainte d’une logie apparentée à la dépression. Je tenterai cou sa gorge sa tête tombe dans le cul femme qui gémit l’impossibilité de survivre de montrer que les livres d’Emma Santos sa gorge au secours elle va mourir […] après la mort de l’amour, après la trahison ont comme axe fondamental la question et Sa tête pendante, sa tête demi-coupée et l’abandon par l’Homme », commente la menace de la mort, mort avec laquelle dansait d’un côté à l’autre. […] sa tête Françoise Tilkin (Tilkin, 1990, p. 267). d’ailleurs l’auteure entretient une certaine allait tomber… (Santos, 1978a, p. 70). D’un titre à l’autre, l’écrivaine compte le familiarité depuis l’accident qui faillit lui Cet accident déterminera une partie temps passé depuis la rupture : « [d]epuis coûter la vie, et dont elle hérita un goitre de la vie d’Emma, non seulement parce un an et demi vivre sans toi, sans la com- incurable. Je tâcherai d’indiquer en quoi qu’il lui laissera à jamais une cicatrice à munication avec toi » (Santos, 1976a, les symptômes que l’écrivaine décrit dans la gorge et un goitre qui ne cessera de l’in- p. 10), « jamais je ne m’habituerai à cette ses livres (vide, esseulement, difficulté à commoder, mais aussi parce qu’il scellera idée » (Santos, 1976a, p. 40). « Bientôt trois communiquer), en tout point semblables en elle un lien inextricable entre vie et ans » (Santos, 1978b, p. 88) après la rup- à ceux de la dépression, ont un sens dans mort. C’est en effet au moment même où ture, l’auteure écrit, qu’elle n’a toujours pas son histoire subjective et en quoi d’une cer- elle comprit le mystère de la naissance, fait son deuil, « je pense, écrit-elle, à dix taine façon ils relèvent d’une expérience « l’accouplement des grandes personnes années où j’étais près de toi, folle peut-être, irréductible du négatif. Je présenterai et la masturbation des enfants » (Santos, malade d’angoisse, mais si près de toi » ensuite deux figures féminines emblé- 1978a, p. 72) qu’elle fût le plus près de la (Santos, 1978b, p. 208). Ainsi, jusqu’au matiques à travers lesquelles l’auteure mort. Ce fut une sorte de traumatisme de dernier livre, le drame de l’abandon est s’incarne, ce qui me donnera l’occasion vie et de mort : « au secours, elle explose au centre des textes : « les blessures inté- d’aborder la question de la perte et la ques- de partout elle aime faire l’amour faire rieures ne cicatrisent pas » (Santos, 1978b, tion du rapport aux morts et aux « objets la mort » (Santos, 1978a, p. 70). À partir p. 106) conclura-t-elle en 1978. perdus ». Enfin, j’essaierai de montrer de de cet accident, la mort sera continûment Dans la sphère tragique, il faudrait quelle façon l’écriture pour Santos sert à associée à un certain plaisir, une sorte également souligner le traumatisme des lutter contre l’emprise des médicaments, d’érotisme voire une jouissance (« C’était avortements à répétition. Le premier est mais aussi à lutter contre sa propre souf- très bon la mort ça ressemblait à la vie » évoqué précisément dans Écris et tais- france : de quelle façon, donc, l’écriture [Santos, 1978a, p. 78]), une jouissance qui toi : Emma dit l’avoir exécuté elle-même est survivance. Dans une certaine mesure, lui donnait même envie, parfois, de la défier à l’âge de 18 ans « avec une sonde » devrais-je tout de même ajouter, car bien cette mort, en la provoquant notamment (Santos, 1978b, p. 97) de peur que son que les circonstances de la mort d’Emma par ce qu’elle avait coutume d’appeler ses compagnon ne la quitte. Plus tard, il y Santos demeurent floues, l’hypothèse la « jeux de nuit » (Santos, 1978a, p. 78) qui en aura d’autres, notamment celui qu’on plus sérieuse penche pour un suicide, en consistaient à aller voler le chapelet de sa lui fait subir de force à l’hôpital : c’est sa 1983. Si l’écriture n’a pas été un rempart grand-mère la « presque morte » (Santos, psychiatre, Elisabeth, avec laquelle elle suffisant contre le suicide, elle aura permis 1978a, p. 77) et avaler les perles, puis les entretient pourtant une relation amou- au moins pendant les années d’interne- recracher juste avant de s’étouffer, « [e]lle reuse, qui l’y contraindra. « Quelle idée ment que la voix de l’écrivaine ne soit pas a failli mourir, pensait-elle comblée, […] de tomber enceinte à ce moment-là tu l’as complètement étouffée par le pouvoir et La nuit c’était la liberté. […] comme elle fait exprès » (Santos, 1978a, p. 149), blâme l’organisation psychiatrique. se croyait morte » (Santos, 1978a, p. 79). Elizabeth ; à cause des médicaments, 33 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
ajoute celle-ci, « l’enfant sera anormal… est cette expérience de la disparition et (Santos, 1977, p. 39), comme un fœtus, rap- […] pour le moment c’est une maladie. cette fascination par un état mort – peut- pelle inévitablement la fatigue et le retrait […] Ce n’est qu’une maladie, il n’existe pas être un mort [j’y reviendrai] – qui serait du déprimé décrits par Fédida dans son d’enfant » (Santos, 1973, p. 47), tranche- alors la seule capacité de rester vivant ina- ouvrage (Fédida, 2001). Voici la « séméio- t-elle. Résignée, Emma « […] fait l’avorte- nimé » (Fédida, 2001, p. 46, notre souligne- logie assez simple » de l’état déprimé tel ment » (Santos, 1978a, p. 149). ment). Pour revenir au cas d’Emma Santos, qu’il est exposé par le psychanalyste : Ces nombreux avortements, autrement qui alterne, me semble-t-il, entre capacité « ralentissement, inhibition, désintérêt, dit ces échecs répétés à donner naissance, dépressive et état déprimé, il convient de sensation de fatigue, tristesse, absence de renvoient tragiquement aux 28 tentatives dire, à la lumière de ce que nous avons goût et de désir, perte de la capacité de plai- de suicide commises en trois ans par l’écri- commenté plus tôt, que fascination, sir » (Fédida, 2001, p. 203). Les signes du vaine, « mes vingt-huit morts […] depuis souffrance et plaisir – en tant que syno mal-être de l’écrivaine tels que son retard le départ [de C.], vingt-huit réanimations » nymes de vie – sont unis chez elle autour d’apprentissage (« je ne comprenais pas la (Santos, 1978b, p. 83), ces flirts incessants de la mort. Et celle-ci a lieu, à en croire lecture, à l’âge de neuf ans je ne savais pas avec la mort où il suffit d’« avaler, ava- ses textes, vingt-huit fois plutôt qu’une. encore lire » [Santos, 1977, p. 40]), la sensa- ler, avaler ça ça ça, tout ce qui va m’en- « Je suis bien morte tout en continuant tion de vide (« je ne connaissais pas le poids dormir pour toujours » (Santos, 1976a, vivante » (Santos, 1977, p. 41), déclare de mon corps » [Santos, 1977, p. 41]) et son p. 76), c’est-à-dire les substances qu’on l’écrivaine : d’une certaine manière, elle absentement font bel et bien écho au cor- lui fournit à l’hôpital. « Frappée, humiliée, est, à l’instar des personnages beckettiens, tège de symptômes mentionnés par Fédida. une « increvable crevé[e] » (Grossman, Dans un même ordre d’idées, mais sans 2008, p. 14) pour reprendre l’expression faire directement référence à la dépression, AUTREMENT DIT, d’Evelyne Grossman, une espèce de « sujet Françoise Tilkin dira à propos des symp- provisoire, fragile, mais aussi et en même tômes d’Emma Santos qu’ils relèvent du LA PANNE DÉPRESSIVE temps tenace, résistant » (Grossman, 2008, « motif […] de l’incomplétude, d’une expé- p. 38), au bord de s’achever, en achève- rience de la vie jugée a priori amputée de N’EST PAS UN PUR VIDE. ment. La mort dure pour Santos, comme ses possibilités accessibles » (Tilkin, 1990, pour les personnages beckettiens : elle est p. 297), à laquelle la plainte du déprimé piquée, internée » (Santos, 1976b, p. 17), la vie même. Il s’agit, dit Françoise Tilkin à renvoie. Mais la plainte avec Santos est « droguée par les médicaments » (Santos, propos d’Emma Santos, d’une « mort exis- aussi conscience de l’absurde, conscience 1978b, p. 145) et seule, Emma Santos vit tentielle » (Tilkin, 1990, p. 297) : « vivre du « tragique de l’expérience humaine » littéralement au bord de la mort, vit la pour mourir » (Santos, 1977, p. 39), telle comme dit Fédida (Fédida, 2001, p. 13), mort à répétition : « la mort se trafiquait est sa voie. conscience dont il admet qu’elle est au en moi » (Santos, 1976a, p. 8) ironise- cœur de l’expérience dépressive. Dans un t-elle. Selon l’analyse de Françoise Tilkin, LA DÉPRESSION même ordre d’idée, Evelyne Grossman, qui c’est comme si pour l’écrivaine « la mort COMME RÉVÉLATEUR s’est intéressée dans son dernier ouvrage ne représentait pas une coupure irrépa- DE L’EXPÉRIENCE DU NÉGATIF intitulé L’Angoisse de penser à la négativité rable […] Elle semble s’intégrer naturel- Dans L’itinéraire psychiatrique, l’écri- anxieuse qui serait à la base de la pen- lement, dans une continuité » (Tilkin, vaine souligne que c’est probablement l’ag- sée et de l’écriture, présente la « fatigue » 1990, p. 271). Continuité, indistinction : gravation de sa maladie à la thyroïde en (Grossman, 2008, p. 12), la « panne c’est bien dans ce sens que pourrait s’en- 1967, alors qu’elle habitait avec son amant dépressive » (Grossman, 2008, p. 14) jus- tendre la déclaration suivante de Santos : C., qui lui fit prendre conscience, non seu- tement comme un des versants de cette « la vie la mort elle ne sait pas » (Santos, lement de l’attachement indissoluble entre angoisse créatrice. À l’appui des thèses du 1978a, p. 149). L’extrême proximité avec vie et mort pour elle, mais aussi de l’absur- psychanalyste Pierre Janet (reprises plus la mort dans laquelle l’écrivaine se trouve dité du monde. Elle écrit : « Comme cette tard par le sociologue Alain Erhenberg), depuis toujours, semble-t-il, n’est pas sans maladie m’a fait découvrir mon angoisse. Evelyne Grossman montre qu’au centre rappeler cette « sorte d’identification à la Ou bien je l’ai montrée aux autres cette de l’angoisse il n’y a plus le conflit mais mort ou à un mort » dont parle le psy- angoisse que je traîne depuis l’enfance me la fatigue, et que c’est aussi cette fatigue chanalyste Pierre Fédida dans son essai butant toujours à l’absurdité de vivre. Du qui a inspiré plusieurs philosophes, notam- Des bienfaits de la dépression, Éloge plus loin que je m’en souvienne, il reste un ment Emmanuel Levinas cité en exemple. de la psychothérapie à propos de l’état goût d’inutilité absurde » (Santos, 1977, Autrement dit, la panne dépressive n’est déprimé (Fédida, 2001, p. 13). Rappelons p. 38). pas un pur vide. Parce qu’Emma Santos que Fédida distingue la « capacité dépres- « Révolte, façon d’exprimer [s]on articule à sa façon angoisse et fatigue ou sive » (ou « dépression inhérente à la vie désordre intérieur » (Santos, 1978b, p. 90), dépression, je me permettrai de l’inclure psychique »), qui fait partie des « poten- ce goitre et les dérèglements thyroïdiens dans la liste des écrivains qui, à ce titre tialités de la vie psychique ([à savoir] la corollaires révèlent en effet à Emma ce selon Evelyne Grossman, « de Beckett à subjectivité des temps, l’intériorité, la qui faisait sa singularité depuis l’enfance : Barthes ou Blanchot, réinventèrent l’écri- régulation des excitations…) » (Fédida, « l’angoisse, la peur, l’impossibilité de ture de la dépression » (Grossman, 2008, 2001, p. 107), et qui est donc « capacité de vivre » (Santos, 1977, p. 39). Absurdité de p. 13). création » (Fédida, 2001, p. 44), et l’« état la vie mais aussi « absurdité de la mort qui En ce qui concerne le rapport à l’autre, déprimé » (Fédida, 2001, p. 13), qui corres- vient assombrir le soleil et annonce la pluie Emma Santos « n’étai[t] pas consciente pond à l’état de « vivant inanimé » (Fédida, pour ce soir », en un mot « c’est l’absurde, d’être un individu semblable aux autres ». 2001, p. 46), autrement dit la faillite de la cette inutilité d’être sur terre qui, déclare- Elle se sentait différente. « Je ne sentais, capacité dépressive. Dans le premier cas, t-elle radicalement, a gâché mon enfance » écrit-elle, juste que ce petit désir de me la mort même si elle est présente n’a pas le (Santos, 1977, p. 39). L’angoisse inhibi- détruire, persistant, grandissant avec l’âge statut qu’elle peut avoir dans la dépression. trice qui poussait la fillette à « rester seule et malgré tout un désir puissant d’aimer En effet, « la dépression, explique Fédida, en boule sans supporter qu’on la touche » l’autre » (Santos, 1977, p. 41). Différente FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 34
de l’autre mais paradoxalement désireuse (Woolf), grande figure mélancolique de de sortir de ma petite voiture comme de sa présence. L’auteure souligne ici en la littérature, « qui se noie dans le bidet un invalide, me dirigeant la tête basse quoi chez elle désir et amour pour l’autre avec des boules de liège plein les poches » sans corps, mes pattes à peine utiles, sont à la hauteur d’un désamour de soi (Santos, 1976a, p. 11) ; Artaud jouant aux jusqu’à la boîte aux lettres, maudis- sinon d’un masochisme (« me détruire »), cartes « à l’asile d’aliénés de Rodez », et sant la vie que je me suis organisée. en quoi, autrement dit, autodestruction enfin Emma Bovary (qui partage son Je comprends pourquoi tu es rentrée et amour de l’autre sont intriqués. Dans prénom avec l’auteure, prénom d’ailleurs en psychiatrie, pour nous permettre cette configuration amoureuse singulière, très évocateur : Emma / Aima), impor- de continuer à avoir de l’argent. la mort semble de son côté à elle, et la vie, tant personnage féminin de la littérature N’importe quelle femme se serait du côté de l’autre. « Je vivrai d’amour fou et française hantée jusqu’au suicide par les brûlée. Je suis heureux de te savoir je me tuerai… » (Santos, 1977, p. 41) lance- échecs de l’amour, mais également figure toujours amoureuse. Il me séduit et t-elle ; c’est toujours elle qui meurt, à la fin. de la « dépendance » à la littérature comme me plaît cet amour fou, je rentre chez Curieusement, l’amour dirigé vers l’autre sédatif et moyen d’évasion, ainsi que l’a nous ». et l’autodestruction sont liés, comme si montré la philosophe Avital Ronell dans Ce bonheur faux, je me rebelle, je crie d’une certaine façon il y avait un prix à son livre Addict, Fictions et narcotextes non à la pilule du désamour. payer pour aimer l’autre. (2009). Emma Santos use sans retenue […] Mon amour mon amour non Son amour pour C., l’artiste portugais, de l’hyperbole lorsqu’il s’agit de faire la non non il n’y a aura pas de pilule lui aura coûté un très haut prix, celui de la preuve de son amour : « Vingt mille lettres. du désamour, je l’aimerai malgré les rupture extrêmement douloureuse qu’elle Cent mille lettres. À l’hôpital, déclare- médicaments. Je ne l’oublierai pas. Je vécut lorsqu’il l’abandonna pour une autre t-elle, on me donne des médicaments pour ne guérirai pas comme ils l’ont dit. / femme. Les nombreuses études concer- perdre l’obsession de t’écrire. Écrire une Je refuse les comprimés. Une petite nant la dépression mentionnent toutes maladie » (Santos, 1978b, p. 150). Elle dose le matin et c’est parti pour la joie sans exception qu’une rupture amoureuse ajoute : « je suis une femme qui s’est brû- de la journée. J’ai connu le bonheur, constitue souvent l’événement initial de lée à l’amour fou, et qui ne revient pas de la vraie vie. Je ne supporte pas l’artifi- celle-ci mais qu’elle ne peut être considé- ce voyage » (Santos, 1978b, p. 106). Cette cielle. Je préfère mourir (Santos, 1973, rée comme sa seule cause. Si pour Emma obsession rappelle bien, semble-t-il, le p. 27-28). Santos, la séparation ou plus précisément « ressassement » (Fédida, 2001, p. 22) qui Si Emma refuse de prendre les compri- l’abandon dont elle fut l’objet ne constitue semble caractériser, ainsi que le dit Pierre més, c’est parce qu’elle préfère chérir sa pas la seule et unique raison de son abatte- Fédida, l’état déprimé, la plainte exces- tristesse et le souvenir (illusoire ?) de son ment, elle semble toutefois activer de façon sive qui « vide la pensée et ôte tout désir » bonheur passé ; en aucun cas, du moins, importante le fonds dépressif de l’auteure (Fédida, 2001, p. 22). elle ne veut banaliser ce qui est arrivé. Sa dont témoignent les récits d’enfance évo- Singulièrement, la plainte de Santos tristesse est en quelque sorte une façon de qués plus haut, et qui se manifestait par emprunte autant les accents de la tristesse ne pas oublier – de ne rien oublier, c’est-à- une angoisse paralysante. L’abattement que ceux de la colère, lesquelles sont, rap- dire ni l’amour ni le terme de celui-ci. en réalité ne fera que croître au fil des pelle le psychanalyste Pierre-Henri Castel Les joies, les humeurs artificielles ne lui années, à tel point qu’Emma déclarera dans son essai « La dépression est-elle conviennent pas, elle privilégie la « vraie trois ans après le drame qu’elle « ne vi[t] encore une affection de l’esprit ? » (Castel, vie », les vrais affects. plus, [qu’elle] essaie de survivre », qu’elle 2000), les deux versants, les deux modes Comme l’indique Pierre-Henri Castel « cré[e] la résistance à la mort » (Santos, de la dépression. En réalité, la tristesse (2000), la colère est aussi une « émotion 1978a, p. 230), mais la rupture aura au n’est pas tout à fait nouvelle pour Emma dépressive », difficile à discriminer de moins permis que l’angoisse dépressive Santos ; depuis toute petite en effet elle la tristesse tellement elle lui est liée. La commence à se dire, et ce sur deux modes : ressentait « une tristesse de n’être ni d’un colère occupe une place assez importante celui de la tristesse et celui de la colère. côté ni de l’autre, mal définie, ni enfant ni dans les textes d’Emma Santos, notam- Dans son essai Soleil noir, Dépression adulte » (Santos, 1978a, p. 33), depuis tou- ment dans son Écris et tais-toi où elle et mélancolie qui a fait date, la psychana- jours cette « tristesse l’a écrasée » (Santos, raconte sur le mode d’un interrogatoire lyste Julia Kristeva met en évidence le lien 1978a, p. 80) et empêchée de parler ; para- judiciaire rêvé le meurtre présumé de la qui unit dépression et passion amoureuse doxalement, lorsque son amant l’aban- femme l’ayant remplacée auprès de son chez une femme : Kristeva présente en effet donne, l’« émotion dépressive » (Fédida, ex-compagnon Damacesno Santos. « Je la dépression comme la doublure néga- 2001, p. 22) la fait alors sortir du silence suis entrée dans l’appartement, raconte- tive de la passion amoureuse (Kristeva, et la met littéralement à l’écriture. Face t-elle, et je l’ai attrapée par les cheveux, 1987, p. 18). On notera l’évident motif lit- à son obsession d’écrire (pas seulement jetée à terre après une bataille et j’ai enfoncé téraire lié à l’hypothèse de Kristeva, motif des lettres à l’amant mais aussi des livres, cinq fois le couteau dans le ventre. Elle qu’Emma Santos rappelle elle-même dans ceux qu’elle publiera justement) servant était morte tout simplement… » (Santos, son texte J’ai tué Emma S. en s’identifiant de palliatif à sa tristesse, les médecins de 1978b, p. 85). Évoqué assez froidement, explicitement à une célèbre épistolière : « Je l’hôpital décident de la traiter aux anti- le récit de ce crime présumé – nous ne t’ai écrit 10 000 lettres en un an, les Lettres dépresseurs notamment à l’anafranil, ce savons pas en fait s’il est réel ou fictif, car de la Religieuse portugaise » (Santos, qu’elle raconte dans son Théâtre : aucune référence n’est présente dans les 1976a, p. 11), clame-t-elle en s’adressant Je deviens d’abord euphorique. Je autres textes – laisse entendre qu’il y aurait à l’amant – ce dernier est Portugais, ne m’écris des lettres. Ta lettre [Emma une certaine naturalité à commettre un tel l’oublions pas. En s’appropriant le nom s’adresse à l’amant] que j’attends acte, comme si le fait d’avoir été quittée de la Religieuse portugaise, figure s’il en depuis trois ans. / « Mon bébé chéri exigeait par pure logique la vengeance. est de l’amour-passion déçu, Emma reven- ma poupée bien aimée ma fleurette Ailleurs, Emma Santos parle de sa colère dique cette passion qui pourtant l’a fait mon Emma Santos, comme j’étais comme d’une sorte de tension intérieure souffrir. Dans le même passage, Emma triste de te voir souffrante battue par qui lui aurait même donné envie de tuer Santos évoque successivement « Virginia » ma maîtresse, comme j’étais humilié l’homme aimé, « je t’ai attendu devant chez 35 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
elle, écrit-elle, le couteau dans le sac. Je ne tudes dans un asile » (Santos, 1973, p. 96), ment, venir défier les normes, notamment mangeais plus. Je ne dormais plus, j’étais écrit-elle aussi, soulignant combien son celles qui concernent la sexualité. À ce divisée entre chez nous, chez elle et chez isolement est intense, au point de l’habi- titre, je mentionnerais la couleur – rouge moi, toujours courir avec le couteau pour ter, la remplir. « Qui me sortira de cette car le sang circule partout chez elle… – de t’égorger » (Santos, 1976a, p. 56), « j’ai tué, solitude, se lamente Emma, qui voudra de sa tristesse, de sa souffrance mais aussi de affirme-t-elle, parce que j’ai rêvé que je cette femme sauvage qui vit comme une sa joie qui sont pour ainsi dire trempées tuais » (Santos, 1978b, p. 95). Or, le sang chienne galeuse ? Qui frappera à la porte dans son propre sang et qui ne sont pas versé de la maîtresse de Damacesno est et me dira que je suis humaine, que j’ai séparées d’un plaisir autoérotique, ainsi aussi le sien propre, « en la tuant, je me le droit d’être aimée ? » (Santos, 1976a, qu’elle le dit ici : tuais un peu puisqu’elle avait pris ma p. 41). Ce tel sentiment d’être en dehors Je suis triste. Je ris. Mon rire tire et place » (Santos, 1978b, p. 84), déclare- du monde exprimé par Santos fait écho bouscule mon souffle. Mon rire crie t-elle. En tuant l’autre femme, Emma à l’expérience de l’abandon et de la perte rouge. Vagin dentelé. Gorge dente- Santos commet peut-être son vingt-neu- observée par Fédida chez le déprimé, et lée. Je triomphe magnifique. Mon cri vième suicide ; autant dire que la ven- dont il dit dans Des bienfaits de la dépres- déchire ma gorge. Je voudrais bien geance d’Emma n’est pas réparatrice sion qu’elle constitue une « impuissance de rejeter ma vie dans un flot de sang. puisque la mort revient la hanter de plus contact à l’origine du psychique » (Fédida, Convulsion. Hémorragie douce. belle. Tristesse et colère sont ainsi les véhi- 2001, p. 46). Expérience primitive, le vécu Délivrance ? Orgasme de vieille femme cules d’une mort qui semble mener chez de l’abandon chez le déprimé annonce la seule. Juste un petit crachat même pas l’auteur une course perpétuelle, qui semble « toute-puissance du “être tout seul” » net. Une petite toux (Santos, 1973, ne jamais vouloir s’arrêter. Ces deux affects (Fédida, 2001, p. 66) qui le caractérise. p. 62, notre soulignement). font appel à répétition : à travers les « cent C’est bien ce qu’Emma Santos semble Santos détourne ici le mythe du vagina mille lettres » envoyées à l’amant et les nous dire lorsqu’elle déclare dans La dentata pour convoquer sa propre histoire. vingt-huit suicides adressés aux autorités Malcastrée qu’ « [elle] ne sai[t] pas être Son vagin est dentelé, comme la cicatrice psychiatriques (qui ont encouragé d’une avec les autres » (Santos, 1973, p. 55), qu’elle porte à la gorge : c’est comme si la certaine façon ses suicides pharmacolo- révélant ainsi sa solitude radicale, l’écart blessure corporelle laissée par l’accident giques en ne cessant de lui prescrire des qui l’éloigne depuis toujours des autres, de voiture (lui-même lié à la découverte de médicaments), l’auteure semble en effet donc l’impossible harmonie entre les êtres. « comment on fait les enfants ») et l’organe demander à l’autre une présence face à D’une certaine façon, sa place est hors du sexuel étaient interchangeables ; ce qui les l’abandon généralisé. monde, et à ce titre Santos pourrait être relie est le sang. On pourrait presque aller Dans La Malcastrée, l’auteure raconte rapprochée ici de deux figures féminines jusqu’à dire que pour Emma Santos l’or- comment, par désespoir et solitude, elle emblématiques : la figure de la sorcière, qui gane sexuel est une blessure, une plaie en vient à recueillir chez elle un enfant hante l’imaginaire occidental, et la figure une lésion traumatique, une coupure, qui mongolien « définitivement rejeté du de l’impossible mère. donne envie, comme celle de la gorge, de monde des vivants » (Santos, 1973, p. 18), « mettre les doigts dedans et toucher » exactement comme elle. Elle décrit de FIGURES DU FÉMININ HORS (Santos, 1977, p. 84). Dans ce corps aux manière extrêmement touchante la vie DU MONDE : LA SORCIÈRE orifices-cicatrices interchangeables, où qu’ils mènent ensemble pendant quelques ET L’IMPOSSIBLE MÈRE ont lieu « d’étranges inversions » comme semaines à jouer « les révolutionnaires, les Dans sa préface à l’ouvrage d’Esther le dit Françoise Tilkin (1990, p. 280), on maquisards, les bandits, les criminels […] Cohen sur Le corps du diable, Philosophes ne sait pas d’où sort le rire « rouge », s’il on aimait être triste, on aimait pleurer » et sorcières à la Renaissance, Enzo sort de la gorge ou du sexe, on ne sait pas (Santos, 1973, p. 21), relate-t-elle. Mais Traverso rappelle que la sorcière est une non plus si l’orgasme, la « petite toux », rapidement l’enfant lui sera arraché lors figure de femme complexe et paradoxale ce « crachat même pas net » est éprouvé d’une arrestation policière, ce qui cou- en ce qu’elle incarne « tous les fantasmes dans le sexe ou dans la gorge. Douleur et pera court à son désir provisoirement com- de transgression sexuelle, de maîtrise du plaisir en tant que ce qui affecte le corps blé de maternité et la fera plonger dans corps, de satisfaction d’un désir immodéré sont aussi intimement liés ; tristesse, joie, une extrême solitude. Elle déclare vivre et de défi aux normes morales fixées par le souffrance et apaisement se confondent comme une « [p]aumée seule » (Santos, pouvoir », mais en même temps « le stéréo- dans un « flot de sang », un flux de vie, une 1973, p. 76). « Tu es une petite solitude, se type d’une altérité négative marquée dans « convulsion ». Le triomphe de la jeune dit-elle à elle-même. Tu n’es qu’une petite le corps » (Traverso, dans Cohen, 2004, femme ressemble à celui de la sorcière : solitude entre des millions de petites soli- p. 19), monstrueuse, déformée, animali- sa toute-puissance réside dans la quasi- tudes » (Santos, 1973, p. 31). Quatre ans sée. En ce qui concerne son lien avec les impuissance de son esseulement, faisant plus tard, dans L’itinéraire psychiatrique, sorcières 3, Emma Santos n’a pas peur de trace dans ce mince filet de crachat, cette elle continue de déplorer cette condition : prendre à bras le corps les stéréotypes, petite toux, en un mot : ce qui s’expectore, « Je constate notre grand échec, écrit- de les exploiter mais ce dans le but de les comme les mots précisément. Mais la sor- elle. J’ai été seule. Solitude de la maladie défaire. Si, d’une part, elle affirme un cer- cière triomphe aussi dans la mort – c’est que j’ai vécue seule. […] Solitude de la tain goût pour le sang caractéristique de du moins ce que Santos nous dit dans ce Malcastrée. […] Solitude. […] » (Santos, la sorcellerie, « J’aime mes menstrues, dit- passage où elle fait explicitement référence 1977, p. 80-81). En effet, la situation ne elle, je m’en mets plein les doigts comme à la figure de la sorcière, pour s’y identi- s’arrange pas du fait des hospitalisations la confiture » (Santos, 1978b, p. 220), et si fier : « Au Moyen Âge on l’aurait accusée répétées, des allers et retours entre appar- elle n’a pas honte non plus de montrer son de sorcellerie […], dit-elle. Dommage on tement, hôpital et clinique : la vie entre corps dans toutes ses difformités, « j’avais évolue, on ne brûle plus. […] Le bûcher le « dehors et dedans, ça va-et-vient cette une poche énorme au cou, une poche Moyen Âge, elle serait morte en couleur et danse, ballottée rejetée des deux côtés, de femme enceinte à la gorge » (Santos, pleine de gloire » (Santos, 1978a, p. 148). dehors dedans » (Santos, 1977, p. 86). 1978b, p. 92), d’autre part, elle ne néglige La gloire de la sorcière surgit donc de la « J’ai accouché de [m]es milliers de soli- pas d’exposer tout ce qui pourrait, juste- solitude et de la mort. 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La seconde figure emblématique est 1978b, p. 92), ce goitre dont l’auteure dit Dans la mélancolie, la perte est insuppor- celle de l’impossible mère, qui certes n’est qu’il est « à la place d’un enfant. La gorge table, aussi l’introjection est-elle rempla- pas une figure féminine archétypale, mais ouverte puis recousue. Le goitre enlevé cée par l’incorporation : l’objet perdu est qui apparaît chez Santos, sans être bien comme un fœtus en trop » (Santos, 1976 gardé en soi. Il y aurait en tout cas une définie, lorsqu’il est question de l’échec b, p. 17), ce goitre, donc, apparaît comme certaine forme d’oralité (d’où le canni- de la maternité. Celle-ci est appréhendée la relique, la matérialisation de tous ses balisme) autant dans le deuil que dans la alternativement sur le mode de l’exaltation enfants non nés. C’est comme s’ils para- mélancolie. Le cannibale mélancolique, (« Dans mon sexe je peux porter la vie » sitaient littéralement son corps, tous au tel que l’appelle Fédida, aurait, dans une [Santos, 1978b, p. 22]), et sur le mode de la même endroit – elle dit bien par ailleurs « vocation imaginaire de ne pas perdre malédiction (« la femme, la grenouille moi- lorsqu’elle est enceinte qu’elle « traîne le l’autre » (Fédida, 1978, p. 90, souligné par tié morte se retrouve toujours là couchée goitre au ventre » (Santos, 1977, p. 68), l’auteur), incorporé l’objet pour se l’ap- sur le dos, les genoux écartés, les talons qu’elle « porte la mort au lieu de la vie » proprier. Le rapport à l’objet est certes coincés à deux tiges de fer […] renvo[yant] (Santos, 1978a, p. 30) : goitre et enfant, ambivalent, indique Fédida, mais cette l’œuf de la mort », Santos 1973, p. 65). La gorge et ventre semblent interchangeables. « union alimentaire à l’objet d’amour » maternité, et surtout la grossesse, sont Ce parasitisme physique par l’enfant (Fédida, 1978, p. 91) témoigne, poursuit-il, synonymes chez Emma Santos d’ambi- mort ou perdu renvoie singulièrement à d’une « capacité fantasmatique (ou hallu- valence. Hantée par l’enfantement, l’écri- la figure de la loméchuse, centrale dans le cinatoire) de le maintenir vivant comme vaine ne cesse de convoquer des fantasmes livre éponyme et associée à la psychiatre objet perdu » (Fédida, 1978, p. 92, souligné archaïques relatifs à la « matrice » et à tous Élisabeth dont Emma tombe amoureuse au par l’auteur). En ce qui concerne Emma les dérèglements du corps qui lui sont liés : fil de ses traitements. Elle l’abandonnera Santos, il n’y a pas chez elle le discours « Je te dis que je suis un vagin, un trou. / lâchement après avoir exigé d’elle qu’elle d’auto-accusation caractéristique de la Je suis faite de bave et de sang » (Santos, avorte. La loméchuse, insecte coléoptère mélancolie mais son goitre (qui prend la 1978b, p. 22), écrit-elle, « heureuse d’être pouvant, lorsqu’elle rentre en commerce place des enfants qu’elle a perdus), cette trou » (Santos, 1978b, p. 91) ; « je mets les avec les fourmis, aller jusqu’à détruire les excroissance « en travers de la gorge » doigts dedans » (Santos, 1978b, p. 219) œufs de celles-ci, est là chez Emma Santos fait évidemment penser à quelque chose confesse-t-elle sans honte. Et tandis qu’elle pour figurer une forme de relation destruc- qui aurait été avalé et qui ne « passerait « rêve qu’elle accouche d’un petit chat qui trice à l’autre. L’écrivaine semble régulière- pas », qui ne pourrait être introjecté. Cette lui griffe le sexe » (Santos, 1978b, p. 184), ment la proie de ce type d’être parasitaire : similitude entre le cas d’Emma et celui du elle dit aimer « les migraines, les seins qui d’abord le compagnon, Damacesno – qui la cannibale mélancolique est frappante, et à gonflent au milieu du mois et s’auréolent parasitait peut-être de crainte que d’autres ce titre on pourrait avancer que si la signi- de mauve […] les règles qu’[elle] atten[d] ne la parasitent… –, puis Élisabeth, sans fication du cannibalisme est, comme le dit avec impatience » (Santos, 1978b, p. 219- oublier tous les enfants avortés, morts-nés Fédida, « un deuil possible et impossible » 220). L’auteure ne peut s’empêcher toute- ayant fantastiquement trouvé refuge dans (Fédida, 1978, p. 95), il en est de même fois d’associer son corps à ce qui est passif, sa gorge, comme s’ils avaient décidé de se pour le cas Santos. Le goitre serait d’une à une matière passive et informe. Elle dit, concentrer là, au lieu même de la maladie. certaine façon la trace d’un deuil possible dans une phrase elle-même sans forme, Paradoxalement, son corps présente une et impossible de ses enfants morts-nés, la sans contours, interminable : qu’elle est extrême « fragilité » (Tilkin, 1990, p. 280) trace d’un désir de ne pas les laisser par- une « moribonde étendue grise amère et en ce qu’il est chaque jour au bord de l’écla- tir. Ce qui revient aussi, en quelque sorte, fétide nébuleuse endormie huître gluante tement, du morcellement, de la déstructu- à faire de son corps une sépulture pour salive bave glaire sueur enfin buée halo ration comme elle le dit ici : eux. L’œuvre de sépulture, nous dit Pierre boudin blanchâtre qui n’a pas encore vécu Je bouge, écrit-elle, je gesticule, je me Fédida, « concerne l’acte d’ensevelissement liquide de tristesse une promesse à peine, désarticule, je suis en carton-pâte. Je du mort, mais aussi cette préparation, après blanche » (Santos, 1976b, p. 52). Matière vois chaque partie de mon corps déta- la mort, du lieu qui rendra possible la com- passive mais aussi stérile, impuissante à chée, nette, découpée, précise, isolée, munication entre les vivants et les morts » donner la vie malgré cette « promesse à séparée des autres : le nez, la bouche, (Fédida, 2001, p. 114). Elle est comme une peine » qu’elle contient. Tous les livres l’œil, l’autre. Je répète : la bouche, « mémoire réminiscente de l’intimité du de Santos sont écrits sous le signe de le nez, l’œil, l’autre. Les mots n’ont corps » (Fédida, 2001, p. 114, souligné par ces échecs répétés à mettre au monde. pas de sens. Ils ne représentent plus l’auteur), laquelle par l’ensevelissement Incapable d’oublier l’expérience trau- rien. Des sons seulement. Cri. / Je me rend « l’oubli impossible » (Fédida, 2001, matique de l’avortement, l’auteure songe divise, je m’éparpille (Santos, 1973, p. 114). Elle est donc en même temps lieu sans cesse à « tous les enfants tués, petits p. 59). de mémoire et lieu de communication. Or, fœtus abandonnés, l’enfant enlevé, le fœtus En revanche, le goitre-enfant, lui, est comme le rappelle Fédida, il arrive sou- mort » (Santos, 1973, p. 61). « Je reste des solide : il s’agrippe et ne lâche pas Emma. vent que dans la dépression le corps se heures assise sur le paillasson et je pleure, En s’interrogeant sur la perte, on pourrait fasse sépulture, « tombeau pour l’autre » écrit-elle. Les enfants qu’on n’a pas eus, mettre en regard ce singulier siège corporel (Fédida, 2001, p. 117). Il se pourrait donc les avortements mal faits et l’enfant porté par les micro-revenants, et le travail de que le goitre d’Emma soit un de ces tom- jusqu’à 5 mois et décédé » (Santos, 1976a, « conservation du mort » (Fédida, 1978, beaux pour l’autre, une sépulture pour ses p. 35). Pas tout à fait des revenants parce p. 89) dans lequel est inscrit le mélanco- enfants les morts-nés n’ayant même pas eu qu’ils ne sont pas nés et qu’ils n’ont pas de lique ainsi que l’explique Pierre Fédida de nom4. Ainsi, que ce soit le parasitisme, nom, les enfants qu’elle n’a pas eus sont dans son essai au titre évocateur, « Le can- le cannibalisme ou l’œuvre de sépulture, des micro-revenants qui viennent la han- nibale mélancolique », paru en 1978 dans il apparaît que le corps est chaque fois ter dans son corps, réapparaissant, aux L’absence. Dans tout deuil, nous dit Freud impliqué dans le processus de perte et de dires de l’écrivaine, à la place même de dans « Deuil et mélancolie » (Freud, 1968, séparation, et qu’il est toujours affecté, à son goitre. Comparé en effet à une « poche p. 165), il y a un moment « introjectif », la fois activement et passivement, par ces de femme enceinte à la gorge » (Santos, à la suite duquel la perte est symbolisée. pertes. 37 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
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