Manger biologique à l'ère de l'insécurité Eating organic in an age of insecurity - Érudit
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Document généré le 22 déc. 2021 21:03 Lien social et Politiques Manger biologique à l’ère de l’insécurité Eating organic in an age of insecurity Betsy Donald et Alison Blay-Palmer Les compétences civiles, entre État sécuritaire et État social Résumé de l'article Numéro 57, printemps 2007 Depuis que l’État abandonne peu à peu de nombreux domaines sociaux tout en ayant la main plus lourde en matière de répression, beaucoup de gens URI : https://id.erudit.org/iderudit/016388ar adoptent un comportement d’autorégulation pour essayer de répondre à des DOI : https://doi.org/10.7202/016388ar peurs et à des risques sociétaux plus larges. Le succès croissant des aliments biologiques en Amérique du Nord montre clairement l’arrivée de ce nouveau type de comportement d’autorégulation, mais ne relève pas entièrement de lui. Aller au sommaire du numéro En nous inspirant des concepts soutenant la biopolitique alimentaire, nous établissons des liens entre l’alimentation biologique en tant qu’acte d’autorégulation et un nouveau régime d’État répressif qui met l’accent sur Éditeur(s) l’alimentation biologique comme partie prenante d’une politique étatique militaire et sociale plus large. Lien social et Politiques ISSN 1204-3206 (imprimé) 1703-9665 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Donald, B. & Blay-Palmer, A. (2007). Manger biologique à l’ère de l’insécurité. Lien social et Politiques, (57), 63–73. https://doi.org/10.7202/016388ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2007 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 63 Manger biologique à l’ère de l’insécurité Betsy Donald et Alison Blay-Palmer « [N]ous avons peur des terro- † découvert qu’il y avait des raisons succès croissant des aliments bio- ristes, mais ils n’ont pas de quoi psychologiques plus profondes à logiques en Amérique du Nord nous effrayer si on les compare produire et à manger des aliments montre clairement l’arrivée de ce avec ce que nous nous faisons à biologiques : le facteur peur – † nouveau type de comportement nous-mêmes » remarque une pro- † jouant à la fois sur les plans per- d’autorégulation. Nous appuyons ductrice d’aliments biologiques sonnel et sociétal – s’est révélé notre démonstration sur des résul- dans une étude sur les raisons être une motivation psycholo- tats empiriques, mais également motivant la consommation et la gique intéressante, mais un peu sur des théories tirées des travaux production d’aliments biologiques inattendue dans le contexte de la en sociologie politique et sur des et d’aliments spécialisés dans la participation à cette industrie. analyses en géographique poli- région de Toronto, au Canada. Dans cet article, nous aborderons tique de l’industrialisation de l’ali- Cette étude a nécessité l’analyse ce facteur qu’est la peur en lien mentation nord-américaine. Nous de plus de 1 400 compagnies et avec les changements qui se pro- nous inspirons en particulier de la d’entretiens détaillés effectués duisent dans le rôle que se donne conception de Beck (1992) de la dans plus de 100 entreprises de l’État en matière de lutte contre « société du risque », qui insiste sur † † l’alimentation1. La plupart des cette insécurité sociétale plus pro- l’importance de la gestion du compagnies que nous avons fonde. Nous soutenons l’idée risque sur le plan individuel. Cette consultées s’occupaient de pro- selon laquelle, puisque l’État se réaction individualisée et réflexive duction et de consommation d’ali- retire peu à peu de nombreux fournit un contexte important ments biologiques parce qu’elles domaines sociaux tout en ayant la pour comprendre l’alimentation voulaient produire ce qu’elles main plus lourde en matière de biologique En tant que pratique estimaient être à ce moment-là les répression, de nombreux individus d’autorégulation associée à la meilleurs aliments destinés au adoptent un comportement d’au- nouvelle modernité. La notion de marché grand public. Cependant, torégulation pour faire face à des biopolitique de Foucault vient en au cours de nos trois années de peurs et à des risques sociétaux complément de cette idée ; elle† recherches sur l’industrie des ali- plus répandus (voir Beck, 1992). traite d’une politique où se recou- ments biologiques, nous avons Nous faisons remarquer que le pent le corps et l’État, grâce à Lien social et Politiques–RIAC, 57, Les compétences civiles. Entre État sécuritaire et État social. Printemps 2007, pages 63 à 73.
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 64 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 57 soutenons que beaucoup des idées giques est reliée aux peurs qu’en- tirées de cette étude peuvent per- tretiennent les producteurs et les Manger biologique à l’ère de l’insécurité mettre une compréhension plus consommateurs par rapport aux générale des tendances et des pra- risques liés aux aliments prove- tiques alimentaires actuelles en nant du secteur industriel (Blay- Amérique du Nord. En ce qui Palmer et Donald, sous presse). concerne la réglementation et Les consommateurs de produits l’économie, la frontière entre le biologiques considèrent cette Canada et les États-Unis a tou- consommation comme une jours été assez poreuse (Gilbert, manière de garantir leur sécurité 2005 ; Jenson, 1989) ; dans le † † alimentaire et de contrôler la qua- contexte de l’alimentation, les lité de la nourriture qu’ils 64 Canadiens importent plus de 80 % † consomment par le biais de de leur nourriture de Californie et réseaux alimentaires comportant de Floride, acceptant ainsi dans les laquelle sont négociées les rela- moins d’intermédiaires, tels que faits les règlements établis aux tions de pouvoir. Dans le contexte les marchés de producteurs ou les États-Unis en matière de santé et de la biopolitique alimentaire, contrats d’achat entre produc- de sécurité pour les producteurs Bobrow-Strain (2006) établit un et les transformateurs de l’agroali- teurs et consommateurs. Ces lien convaincant entre l’industria- mentaire américain. Le cas récent réseaux alimentaires de proximité lisation nord-américaine du pain du jus de carotte et des épinards ou ceux qui sont certifiés permet- et la Deuxième Guerre mondiale. frais contaminés a souligné une tent aux consommateurs d’avoir à En appliquant ses idées au XXIe fois de plus à quel point les cir- nouveau confiance dans la qualité siècle, nous affirmons que la cuits alimentaires entre le Canada de la nourriture qu’ils consom- rapide progression de l’intérêt et les États-Unis sont reliés de ment (Goodman, 2004 ; Hinrichs, † pour les aliments biologiques façon serrée : dans ce cas, la † 2003 ; Ilbery et Kneafsey, 2000 ; † † n’est pas entièrement attribuable consommation de produits agri- Murdoch et al., 2000). Un texte de à l’autorégulation. Étant donné le coles californiens a provoqué Brian Ilbery et Moya Kneafsey regain d’intérêt de l’armée pour la maladies et décès au Canada. (2000) affirme ceci sur le rôle de création d’une population « prête † l’autorégulation par les produc- pour la guerre » dans un contexte † Les produits alimentaires teurs dans les chaînes d’approvi- de lutte contre le terrorisme, nous biologiques en tant que système sionnement alimentaire courtes et établissons des liens entre l’ali- d’autorégulation « alternatives » : † † † mentation biologique en tant qu’acte d’autorégulation et un En Amérique du Nord, la Il semble que, malgré de nouveaux nouveau régime d’État répressif, consommation de produits biolo- cadres de réglementation et de qui met l’accent sur l’alimentation giques augmente au rythme de nouvelles préoccupations des 20 % par an depuis plus de 10 ans consommateurs, les producteurs biologique au sein d’une politique † (Willer et Youssefi, 2004) et était définissent habituellement la qua- étatique militaire et sociale plus estimée à 10 400 000 000 $ en 2003 lité du point de vue de la spécifica- étendue. † tion et de l’attrait des produits (Dimitri et Oberholtzer, 2005). Cependant, avant de réfléchir à plutôt que par des systèmes de cer- Cette croissance est née en grande certaines de ces questions théo- tification sociale ou par une asso- partie du désir des gens de contrô- ciation avec la région d’origine. La riques, nous rendrons d’abord ler les risques qu’ils prennent au qualité des aliments, même si elle compte de notre étude empirique quotidien et les peurs que ceux-ci est déterminée par les producteurs, triennale dans le secteur en pleine engendrent. Dans notre recherche est avant tout autoréglementée et expansion de l’industrie biolo- triennale dans l’industrie biolo- construite dans le contexte d’un gique dans la ville-région de gique torontoise, nous soutenons maintien de relations stables entre Toronto. Même si Toronto ne se la thèse selon laquelle la crois- les producteurs et les acheteurs. trouve pas aux États-Unis, nous sance des achats d’aliments biolo- (Ilbery et Kneafsey, 2000 : 217) †
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 65 Les aliments biologiques font Elle explique ensuite que le cir- Le circuit alimentaire indus- partie de ce mouvement « alterna- † cuit alimentaire traditionnel l’avait triel, à cause de l’importance que tif » de la « chaîne d’approvision- † † déçue et qu’il fait partie d’un échec l’on y accorde à la production de nement courte » ; dans notre étude † † sociétal à plus grande échelle, qui masse, a grugé l’intérieur du cir- triennale, nous nous sommes par- interdit toute confiance : † cuit alimentaire et entraîné une ticulièrement intéressées au fac- crise de confiance chez les C’est agaçant : on doit étiqueter les † teur peur en tant que source aliments biologiques, mais pas la consommateurs : « Les grosses † † possible d’innovation dans l’in- nourriture empoisonnée [tradi- entreprises et l’environnement dustrie alimentaire biologique. tionnelle]. Certaines étapes de la ont souffert de la pollution créée. transformation qui nécessitent Par exemple, les sols sont compac- En nous entretenant avec des l’utilisation de produits chimiques tés par les exigences de l’agricul- détaillants, des transformateurs, ne requièrent pas d’étiquetage ture traditionnelle » (Entrevue † des producteurs, des distributeurs spécial. Des enfants sont malades. avec une productrice alimentaire, 65 et des consommateurs, nous avons Quelle est la responsabilité des ali- février 2003). Le ministère de découvert que ce qui incitait les ments que nous consommons dans l’Agriculture américain a récem- ces maladies ? (Ibid.) innovateurs du biologique à parti- † ment reconnu que les aliments ciper au développement de l’in- Finalement, elle explique que produits dans le circuit alimen- dustrie, c’était à la fois leurs peurs son engagement dans le circuit ali- taire industriel étaient moins personnelles et des peurs socié- mentaire biologique et sa santé nourrissants que dans les années tales à plus grande échelle. Une retrouvée lui ont donné envie de 1940. Par exemple, il faut actuelle- productrice alimentaire a exprimé faire profiter d’autres personnes ment manger deux carottes pour très clairement que sa motivation de ce bien-être : † absorber autant de nutriments personnelle pour manger des ali- que ce que contenait une carotte Je me suis demandé ce que je pou- ments biologiques résultait de dans les années 1940 (Pollan, vais faire en échange pour ma com- problèmes de santé : † munauté. Je veux informer, 2006 ; Pawlick, 2006). Certains † sensibiliser les gens, au nom de mes indices montrent également que J’ai souffert de problèmes alimen- convictions […] ; après l’éclatement d’autres problèmes de santé sont taires en mangeant les aliments tra- † de la bulle spéculative sur les entre- reliés à la consommation d’ali- ditionnels. J’étais une acheteuse prises de haute technologie, le 11 ments traditionnels : « La santé de d’aliments passive, ce qui m’avait † † septembre, la faillite d’Enron, l’af- la population en général exerce conduite à inonder mon corps de faire Anderson, tout a changé. une influence particulière sur la certains groupes alimentaires (Ibid.) (alors que j’avais une intolérance probabilité de problèmes de santé au gluten) ; j’ai donc prospecté, j’ai † Ces dilemmes personnels et inhabituels, tels les allergies et les fréquenté les marchés de produc- sociétaux – reliés à des inquié- problèmes à la prépuberté. Il y a teurs, où on m’a donné des conseils tudes concernant la santé aussi des problèmes environne- alimentaires. […] Puis, j’ai acheté et humaine et la dégradation géné- mentaux reliés à l’alimentation, mangé des fraises biologiques. Je comme les OGM » (Entrevue avec rale de l’environnement – ont éga- † n’ai pas fait de réaction. J’ai acheté une productrice alimentaire, lement été mentionnés par un une orange biologique, que j’ai pu directeur de magasin de détail : février 2003). manger. Je n’ai ressenti aucune † douleur, alors que j’avais été inca- Pour la compagnie (et selon moi Du point de vue d’un détaillant, pable de manger des oranges aussi), nos clients sont préoccupés le désir des consommateurs de depuis mon enfance. Pourquoi ? † de santé, de l’environnement et de changer leur destin en matière de Parce que l’industrie alimentaire notre manière de nous situer par santé crée des opportunités d’af- traditionnelle est contrôlée par des rapport à cela. Les aliments sont faires pour l’avenir : « Les inquié- † † gens surtout intéressés par le pro- pour eux à la fois nourriture et fit, qui ne veulent pas voir les faits : tudes au sujet des OGM, des † source de plaisir. Nos clients veulent ils ne savent pas ce que les produits des aliments sans artifices. Nous pesticides, des produits chimiques chimiques, etc. vont nous faire à nous engageons à être écologiques. et des additifs alimentaires vont tous. (Entrevue avec une produc- (Entrevue avec un détaillant, février créer de nouveaux créneaux » † trice alimentaire, février 2003) 2003) (Entrevue avec un détaillant,
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 66 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 57 L’intérêt croissant pour la qua- cuit autoréglementé. Comme le lité est fondé en grande partie sur soutient si brillamment Julie Manger biologique à l’ère de l’insécurité la confiance : « La fidélité existe. † † Guthman (2004a ; 2004b), une † Nous faisons partie de la commu- grande partie du circuit biolo- nauté. Nous sommes reconnus gique – du moins en Californie – a comme des leaders, des innova- elle-même été cooptée par le cir- teurs » (Entrevue avec un † cuit agroalimentaire industriel. détaillant, avril 2003). Un chef cui- Sur le marché, la confusion règne : † sinier formule l’idée ainsi : « La † † les gens qui mangent biologique fidélité est très importante en cas possèdent-ils vraiment une solu- de crise (encéphalopathie spongi- tion de rechange plus viable éco- forme bovine, SRAS, etc.) ; l’effet † logiquement par rapport à des 66 sur l’industrie est immédiat » † formes néolibérales de circuits ali- (Entrevue avec un chef, juin mentaires industrialisés déjà exis- 2003). Les relations de proximité tantes ? Une partie de l’acte † février 2003) ; « Des crises sani- † † fondées sur la confiance sont d’autorégulation consistant à taires vont nous forcer à agir (par nécessaires pour confirmer consommer des produits biolo- exemple, la maladie de la vache giques, comme nous l’avons que « le biologique est authen- † folle) quand les gens vont se découvert dans notre étude trien- tique et représente la meilleure rendre compte qu’ils ont besoin nale, tient au fait que de nom- affaire, la perception du public est d’aliments sans risques et que, vraiment la clé de la valeur de l’in- breuses personnes entendent pour les avoir, ils devront soutenir dustrie » (Entrevue avec un distri- † contribuer à une révolution ali- l’écoagriculture. » (Ibid.)† buteur, février 2003). mentaire locale, à petite échelle. La destruction de la qualité des Notre travail empirique Pourtant, le potentiel paradig- aliments et de l’environnement démontre que cette attirance pour matique de cette soi-disant révolu- offre aux producteurs, manufactu- le biologique en fait un espace où tion semble quelque peu exagéré rier et détaillants biologiques des les consommateurs ont l’impres- lorsqu’on étudie les transforma- occasions directes d’augmenter sion de contrôler un aspect de leur tions récentes de l’industrie biolo- leur chiffre d’affaires. Comme vie. En choisissant ce qu’ils vont gique, particulièrement en ce qui l’explique ce producteur et manu- manger, les consommateurs concerne le commerce de détail et facturier : † contournent l’économie politique la distribution. Dans le cas de des circuits alimentaires indus- Toronto et plus largement du Nous avons voulu garder une Canada, par exemple, une seule triels et optent pour une consom- bonne distance entre la ferme et la compagnie contrôle actuellement mation dans un contexte où ils ont transformation des aliments en rai- 90 % de la distribution des ali- son de la fièvre aphteuse, des ques- certaines assurances de sécurité et † de qualité. Cette assurance vient ments biologiques du pays : † tions de biosécurité. Une grosse SunOpta Inc., à l’origine une partie de nos efforts porte sur le de la confiance dans un produit certifié, ou plus profondément, coopérative alimentaire locale fon- service à la clientèle dans le but de d’interactions de personne à per- dée pendant la période hippie des fidéliser nos clients. Par exemple, sonne, réelles et perçues comme années 1970 sur la côte ouest de deux semaines après le SRAS, nos fondées sur la confiance, avec les l’île de Vancouver ; elle est aujour- † livraisons à domicile ont doublé. La maladie de la vache folle a fait des producteurs et transformateurs d’hui une compagnie internatio- merveilles pour l’industrie ; les † alimentaires. nale intégrée verticalement, en consommateurs allaient inévitable- forte croissance, spécialisée dans la ment se mettre à poser plus de Nature contradictoire du circuit recherche, la transformation, le questions, la vache folle n’a fait que alimentaire biologique conditionnement et la distribution précipiter les choses. (Entrevue mondiale d’aliments naturels, bio- avec un producteur et manufactu- Cependant, tout n’est pas trans- logiques et spécialisés. La division rier, avril 2003) parent en ce qui concerne ce cir- SunOpta Grains and Foods de la
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 67 compagnie propose divers produits physiques et la « main-d’œuvre » † † régime alimentaire à travers le alimentaires emballés destinés au militaire. L’armée américaine a pain, Aaron Bobrow-Strain (2006) commerce de détail et aux services réagi par une campagne éner- montre en quoi les habitudes ali- alimentaires. L’intégration verti- gique faisant la promotion de la mentaires sont un domaine où cale qui caractérise la nature de santé et du régime alimentaire, s’exercent des rapports de pouvoir, l’organisation lui permet de dans ses rangs, mais aussi à l’exté- soutenus par les connaissances des contrôler la qualité des produits et rieur (Vogel, 1992). Le ministère experts, la surveillance et la disci- son maintien à long terme depuis de la Défense nationale contribue pline. La Deuxième Guerre mon- la sélection des graines jusqu’à la grandement au financement de diale, par exemple, a été une transformation et le conditionne- recherches consacrées à l’obésité époque importante pour la sur- ment. L’entreprise produit des ali- et les bases militaires proposent veillance, la discipline et l’expéri- ments pour les « marques maison » † † maintenant des choix biologiques mentation alimentaires. Dans le et d’autres produits santé pour un à leurs soldats et aux familles de domaine de la production alimen- 67 certain nombre de compagnies et ceux-ci (Norris, 2006). taire, le pain est devenu une source de détaillants bien connus dans le de fierté nationale et de compé- domaine de l’alimentation (dont La préoccupation actuelle de tence, et un moyen de fortifier les Costco et Wal-Mart) ; elle cultive † l’armée en matière de santé reflète troupes. De 1941 à 1943, à l’instiga- également ses propres produits, un profond intérêt historique pour tion du Bureau de l’alimentation qu’elle transforme, se spécialisant le rôle que joue le régime alimen- en temps de guerre, une série de dans les collations saines, nutritives taire dans la capacité d’interven- lois fédérales ont rendu obligatoire et biologiques, ainsi que les pro- tion de l’armée (Shilling, 2003). un enrichissement de plus en plus duits de service alimentaire desti- Kevin Morgan (2006) note qu’en rigoureux de tous les pains blancs nés à des organismes de toute Grande-Bretagne, la guerre a été fabriqués aux États-Unis. En 1942, l’Amérique du Nord, dont l’armée. aussi essentielle que le bien-être 80 % du pain blanc américain était † dans l’élaboration de la politique enrichi avec de la thiamine, du lait L’armée, la politique du corps alimentaire si on remonte à 1893, en poudre, de la niacine et du fer. et le régime alimentaire année où la mauvaise condition Même si l’obligation d’enrichir a physique des soldats a nui à l’ef- été levée en 1944, elle n’a cessé Il est fascinant d’observer l’in- fort de guerre lors de la guerre d’être pratiquée jusqu’à ce jour térêt de l’armée pour les aliments des Boers. Pendant les Première (Bobrow-Strain, 2006). biologiques, car il démontre qu’à et Deuxième Guerres mondiales, l’ère de l’insécurité, manger biolo- des pénuries alimentaires au Relier les objectifs militaires de gique n’implique pas seulement Royaume-Uni ont également l’État à l’industrialisation des de nouvelles formes d’autorégula- contribué à façonner une culture aliments et à l’éthos hygiénique tion, mais s’inscrit également dans alimentaire fondée sur l’éthos des un nouveau régime d’État répres- « aliments en tant que carburant ». † † Cet enrichissement très sif : on y met l’accent sur une ali- † Comme au Royaume-Uni, aux répandu du pain blanc tranché des mentation biologique qui s’insère États-Unis, la politique alimentaire Américains (et par extension, des dans une politique étatique individuelle est devenue intime- Canadiens) n’aurait pas été pos- sociale et militaire. Les articles et ment liée à la politique nationale. sible, bien sûr, sans la coopération reportages consacrés actuelle- On ne fait plus la guerre au nom des grands fabricants de pain ment à l’obésité placent le débat d’un souverain qui doit être pro- industriel de l’époque, ni sans le non seulement dans le domaine tégé, mais plutôt au nom d’une mode de régulation sociale qui a de la responsabilité individuelle, société qui doit être défendue. En traité la nourriture comme une mais aussi dans le domaine de la d’autres termes, la logique de la denrée contrôlable et aseptisée. sécurité nationale. L’obésité guerre, c’est la protection d’une De nos jours, les denrées alimen- menace la sécurité nationale – population contre des menaces taires et les aliments préparés font comme l’avait fait la malnutrition intérieures et extérieures à sa santé le tour du monde de la même pendant les dernières guerres –, (Lemke, 2001). Ainsi, lorsqu’il manière que les vêtements et en compromettant les capacités traite de la politique corporelle du d’autres biens manufacturés. Dans
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 68 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 57 (Walker, 2004 ; Goodman et † de production industrielle de Redclift, 1991). Parmi les aspects l’époque. La voie de l’industriali- Manger biologique à l’ère de l’insécurité importants de la marchandisation sation des aliments était tracée des aliments, citons la capacité des (Stacey, 1994). entreprises de tirer parti des peurs L’industrialisation de l’alimenta- des consommateurs par rapport tion a aussi été servie par la volonté aux aliments, particulièrement de de maîtriser la maladie. Réagissant leurs inquiétudes face à la par la satire aux préoccupations ali- consommation de types et de mentaires de l’époque, un auteur quantités d’aliments « mauvais de la fin du XIXe siècle écrivait : † † pour la santé ». Dès les années † 1830, Sylvester Graham accusait Derrière le gras de l’aloyau, la 68 la gloutonnerie d’être « le pire de † maladie guette, et la mort nous tous les maux » (Stacey, 1994 : 13), † † attend dans la soupe à la tortue. À arguant du besoin d’adopter un chaque fois que j’assiste à un sou- ce système, les processus et les per, il me semble voir en imagina- produits industriels ont remplacé régime végétarien pour conserver tion l’incarnation de la Goutte, puis les processus et les produits natu- une bonne santé physique et men- de l’Apoplexie et de la Fièvre rels (Beus et Dunlop, 1990), ce qui tale. Un partisan de la doctrine de déposer les plats sur la table et a creusé le fossé entre la société et Graham s’est exclamé : « Il arrive † † manipuler leurs victimes pour leur « les aliments en tant que produits † souvent que ce qui est simple et faire reprendre rien qu’une petite évident à l’esprit d’un végétarien part de plus. (Stacey, 1994 : 36) † naturels » (Goodman et Redclift, † 1991). Comme nous avons eu est obscur, si ce n’est pas complè- Au début du XXe siècle, des besoin de contrôler la nature, nous tement incompréhensible, à l’es- preuves scientifiques ont indiqué nous sommes détachés des ali- prit d’un mangeur de viande » † que la maladie, les bactéries et les ments en tant que source de nour- (cité dans Stacey, 1994 : 31). † aliments étaient clairement reliés. riture « intime » (Winson, 1993), † † Empruntant la voie tracée par L’État a réagi par l’instauration voyant désormais en eux des den- Graham et ses amis végétariens, d’une foule de nouveaux règle- rées échangeables comme tout Will Keith Kellogg a vu une occa- ments qui ont renforcé l’aspect autre bien industriel. Comme le sion de réformer les habitudes ali- scientifique de la préparation et soutient James Gussow (2000), ce mentaires des Américains en de la transformation des aliments. désir de contrôle découle de notre faisant la promotion d’une L’État considérait ces méthodes peur : « L’idée selon laquelle nous † † Amérique en meilleure santé. Au scientifiques non seulement pourrons maîtriser totalement la milieu du XIXe siècle, Kellogg a comme un moyen de réduire l’in- nature découle, selon moi, de la fondé un club de remise en forme cidence des maladies causées par peur. Nous [les Nord-Américains] incroyablement prospère – sur- les aliments, mais aussi comme un sommes un peuple très, très crain- nommé le San – pour promouvoir moyen de former une Amérique tif ; nous voulons donc tout maîtri- † le végétarisme et un mode de vie en meilleure santé et plus produc- ser, et en matière agricole, c’est une sain. Le San a été fréquenté par tive (ce que Foucault a appelé la véritable pathologie » (Gussow, † l’élite américaine, dont des « biopolitique »). Ce sentiment † † 2000, vidéoclip). membres des familles Rockefeller biopolitique est reflété avec jus- et Penney. Dans les années 1870, tesse dans un article daté de 1905 Le processus d’industrialisation le club de Kellogg accueillait le de Good Housekeeping, cité par des aliments et le fossé entre les grand public. Kellogg a lancé Bobrow-Strain (2005) dans son consommateurs et leur nourriture l’idée des céréales pour remplacer texte sur l’histoire du pain blanc datent du milieu du XIXe siècle. avantageusement la viande au tranché aux États-Unis : « La viri- † † C’est à cette époque que remonte petit déjeuner, et c’est ainsi que lité nationale […] dépend à tel la mise en place de la marchandi- sont nés le marketing alimentaire point de la santé individuelle, et sation des produits agricoles et de et le conditionnement de masse, celle-ci est à tel point gouvernée l’industrialisation de la nourriture dans la droite ligne des pratiques par notre alimentation, que la
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 69 salubrité des aliments est une se sont faits les champions de la boomers commence à vieillir, les question de la plus haute impor- lutte contre les aliments nocifs compagnies commencent à mettre tance pour la nation » (Bobrow- † pour la santé. Atwater a active- au point des produits bon pour la Strain, 2005 : 12). Bobrow-Strain † ment encouragé l’application de santé « pour éviter le cancer », ali- † † raconte l’essor du pain blanc tran- la science à la transformation des mentant ainsi le désir d’immorta- ché hypertransformé, et du soi- aliments et a souligné l’impor- lité de l’Amérique. En 1984, par disant progrès entre le produit tance de la science de l’économie exemple, Kellogg’s relance les impur, hétérogène, cuit à la mai- domestique (Pawlick, 2006). En céréales All-Bran en tant qu’arme son, du début du XXe siècle, et 1895, Atwater publia le premier anti-cancer, ce qui reflète le désir l’émergence, dans les années 1930, guide alimentaire du USDA, où il croissant du public de maîtriser le d’une nouvelle norme du pain expliquait clairement la valeur corps, de vaincre la mort même ou, blanc :† calorique de différents types d’ali- à tout le moins, de gérer le risque ments. Atwater, pour qui la santé, (Scapp et Seitz, 1998 ; Stacey, 1994 ; † † 69 Pendant les premières décennies Bell et Valentine, 1997). le corps et la morale étaient inex- du XXe siècle, les falsifications et les impuretés du pain ont semblé tricablement liés, était d’avis que les consommateurs devraient trai- La gestion du risque dans le mettre en danger la société améri- caine, menaçant le bien-être phy- ter « le corps comme une machine, † contexte agroalimentaire sique et mental de la population, et les aliments seulement comme contemporain entravant le progrès et nuisant au un carburant. On ne saurait trop bien de tous en général […]. En Le désir du public de gérer le insister sur le fait que le plaisir 1930, des années d’essais scienti- risque par le biais de l’alimenta- n’avait rien à voir avec [la nourri- fiques pour fabriquer un pain pur tion a pris un cours différent ces ture] » (Stacey, 1994 : 30). 20 dernières années, car de plus en † † et uniforme avaient enfin produit la « légendaire invention du pain † La conceptualisation de l’ali- plus souvent, les alertes à l’intoxi- tranché ». En 1930, le pain était † ment-carburant a marqué les cation alimentaire sont reliées aux blanc, tranché et moderne ; et les † débuts d’une nouvelle ère, l’après- pratiques industrielles de l’agroa- Américains l’adoraient. (Bobrow- limentaire. La manipulation géné- Deuxième Guerre mondiale, où Strain, 2005 : 9) † tique de la nourriture, la maladie l’accent était mis sur une alimen- La popularité du pain blanc tation moderne et hygiénique. de la vache folle, les intoxications tranché s’est tellement répandue Cette période de la production causées par la salmonelle, l’eau qu’en 1930, 80 % des Américains † alimentaire nord-américaine valo- contaminée par la bactérie E. coli achetaient du pain produit dans risait l’efficacité, les études scien- et la pandémie imminente de la une boulangerie intégrée – un sys- tifiques et la consolidation de la grippe aviaire semblent toutes tème d’approvisionnement en production de masse. L’efficacité indiquer que le circuit alimentaire nourriture qui n’existait nulle part et l’hygiène étaient de première agro-industriel actuel comporte 30 ans auparavant (Bobrow- importance. Si la nourriture ne des failles et que la confiance du Strain, 2005 ; Levenstein, 2003a et † sortait pas d’une boîte, sa consom- public s’érode. L’événement cri- 2003b ; Panschar, 1956). Qu’est-ce † mation présentait un risque. tique a lieu en 1989, quand le qui a contribué à cette transfor- C’était l’époque de la boîte de public américain (et canadien) mation ? Une partie de la réponse † conserve et de l’emballage ; le Jell- † associe précisément le cancer et le réside dans cette vision paradig- O, les spaghettis sauce tomate en daminozide, produit chimique matique qui dominait alors aux boîte et le plateau télé, ce repas connu sous son nom commercial États-Unis : la nourriture est liée † « complet » surgelé, sont emblé- † † d’Alar, employé dans la produc- au péché et doit être contrôlée et matiques de cette époque. tion des pommes (Dunlop et rendue plus sûre par l’interven- Beus, 1992). En 1968, le ministère tion de la science. Dans les années 1980, la nourri- de l’Agriculture américain octroie ture commence à retrouver son à Uniroyal Corporation une Au début du XXe siècle, Wilbur aspect santé, mais la peur repré- licence pour vendre Alar, une hor- Olin Atwater et le ministère de sente toujours une motivation-clé. mone de croissance qui maintient l’Agriculture américain (USDA) Comme la génération des baby- les pommes plus longtemps sur
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 70 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 57 cants en produisent environ notion des risques invisibles 160 000 kilos par mois, tous desti- d’Ulrich Beck (1992) et à la Manger biologique à l’ère de l’insécurité nés à l’armée » (Time Magazine, † notion des géographies hybrides 1944). Ainsi, le DDT et d’autres de Sarah Whatmore (2002) : † « pesticides sont devenus des élé- † Le fait que des impressions méta- ments essentiels du domaine boliques sont transmises par la pétro-agricole au milieu du XXe chair des autres à la nôtre est un siècle » (Walker, 2004 : 185). Même † † axiome durable des relations si les dangers du DDT sont claire- sociales avec le monde non humain ment établis dès le début des et la porosité des frontières imagi- années 1960 (voir le livre de nées qui « nous » séparent de « ça » † † † † Rachel Carson, Silent Spring […]. La puissance de ce vecteur des 70 [Printemps silencieux], publié en « relations entre les corps » semble † † 1962), le travail préparatoire avait progresser tandis que les moments permis une acceptation générali- et les espaces de culture et de nour- l’arbre ; ainsi, les cueilleurs ont † riture, les animaux et la viande, les sée des produits chimiques, partie davantage de temps pour les plantes et les fruits, deviennent de intégrante d’un régime agricole plus en plus embrouillés. Les cueillir et les pommes ont davan- moderne ; la « révolution verte » a † † † spectres troublants de la mutabilité tage de temps pour prendre de ainsi été facilitée. Depuis ses charnue qui hante les régions belles couleurs. Il faut attendre débuts au milieu des années 1950, sombres entre le champ et l’as- 1989 pour que le produit chimique la trilogie des variétés à haut ren- siette se regroupent avec une soit supprimé peu à peu, sous l’ef- dement, des applications chi- intensité particulière lors d’alertes fet d’un lobbying public extrême- miques (engrais, pesticides, alimentaires. De tels événements ment actif et d’une campagne de herbicides) et de l’utilisation de […] sont emblématiques de la relations publiques des deux côtés l’irrigation a fait doubler le rende- confiance, usée jusqu’à la corde, qui de la frontière ; mais à cette date, la relie (déconnecte) la production † ment des cultures toutes les confiance du public dans le circuit industrielle d’aliments et leur décennies. Mais pour beaucoup de consommation à l’aube du XXIe alimentaire « pétrolier » agroin-† † producteurs et de consommateurs, siècle. (Whatmore, 2002 : 120) dustriel est déjà fort ébranlée. les coûts de ce type de système à † base de produits chimiques sont Ainsi, l’agriculture biologique Les sources de cette forme tout simplement trop élevés en ce offre une solution de rechange d’agriculture chimique ne se trou- qui concerne l’environnement et viable à un public apeuré. vent pas loin : il s’agit de l’armée † et de son développement de tech- la santé publique. Discussion et conclusion nologies en temps de guerre. Pour certains, l’industrialisation L’exemple le plus notable est le ininterrompue de la production Que signifie donc manger bio- DDT. Cousin des technologies et alimentaire au cours des 50 der- logique en cette ère d’insécurité des produits chimiques mis au nières années a créé de nouvelles qui est la nôtre ? À l’époque † point pendant la Première Guerre menaces « invisibles » et envahis- † † actuelle, celle des aliments invi- mondiale, le DDT a été largement santes. Les alertes à l’intoxication sibles et des aliments plus tan- utilisé pendant la Deuxième alimentaire, comme celle de la gibles, ainsi que des autres Guerre mondiale pour tuer les viande contaminée par l’ESB et menaces qui accompagnent les insectes dans la lutte contre les les aliments transgéniques, ont temps de guerre, manger biolo- épidémies de typhus et de malaria généré de la peur en raison du gique devient un symbole et un (Walker, 2004). Il a connu un suc- caractère envahissant de ces outil de reprise du pouvoir par les cès tellement grand qu’un maga- empoisonnements ; la progression † consommateurs : à eux de décider † zine d’information écrivait en est non seulement géographique, de nouveau ce que leur corps va 1944 : « La production a été multi- † † mais aussi invisible, du fait du absorber ; de consommateur dans † pliée par 350 l’année dernière déplacement de la pollution et des une société moderne, l’individu [1943-1944] ; aujourd’hui, 4 fabri- † maladies, conformément à la devient participant dans une
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 71 société « du risque » moderne plus † † vocantes sur la justice sociale et population américaine contre des réfléchie (Beck, 1992). Ainsi, l’accès à la nourriture (Donald et menaces internes et externes à sa aujourd’hui nous considérons le Blay-Palmer, 2006). Qu’en est-il santé vont, au bout du compte, fait de manger biologique comme des pauvres et des classes permettre de reformuler la poli- un exemple de la manière dont un ouvrières, ces consommateurs qui tique de santé publique consacrée acte d’autorégulation – ce que ne peuvent pas se permettre les ali- à la production et à la consomma- d’autres ont appelé une politique ments biologiques, généralement tion alimentaires ? Ou bien le † du corps apparemment très intime plus chers, même s’ils ont eux- domaine de la santé publique, (Goodman, 1999 ; Whatmore, † mêmes peur des coûts à long terme autrefois important, sera-t-il aban- 2002) – peut prendre une significa- pour la santé des aliments tradi- donné à l’individu et à l’entre- tion importante en temps de tionnels ? Ironiquement, ce sont les † prise ? Le régime alimentaire a † guerre (voir Bobrow-Strain, 2006). grandes entreprises multinatio- toujours pris une grande impor- Alors que nous entrons dans cette nales qui ont répondu à leur appel. tance en temps de guerre et il 71 période de l’histoire surnommée Des détaillants tels que Wal-Mart semble que nous soyons une fois la « longue guerre », nous devons † † ont récemment annoncé un plan de plus à la croisée des chemins. nous demander si un comporte- énergique d’entrée sur le marché BETSY DONALD ment d’autorégulation tel qu’une des aliments biologiques. Si le ALISON BLAY-PALMER consommation « alternative » (c.-à- † † détaillant prétend que son arrivée d. de produits biologiques) est va populariser les aliments biolo- Professeures adjointes véritablement en opposition au giques en les rendant plus abor- Département de géographie régime actuel d’État répressif – ou dables pour les masses, d’autres Queen’s University, Kingston en fait fondamentalement partie –, prétendent que l’arrivée de Wal- Ontario qui comprend un complexe mili- Mart va faire du tort aux petits taro-industriel nouveau genre. producteurs locaux du biologique et faire baisser les normes envi- Avec le retrait de l’État dans de ronnementales de la production nombreux domaines sociaux, et sa d’aliments biologiques. Des nutri- Note main plus lourde du point de vue tionnistes tels que Marion Nestle 1 répressif, de nombreuses per- Cette étude fait partie d’une ont également remis en question recherche plus vaste subventionnée sonnes ont adopté un comporte- les avantages nutritionnels de la par le CRSH-GTRC, consacrée au ment d’autorégulation pour participation de Wal-Mart, faisant thème : Innovation Systems and † essayer de gérer leurs peurs et les valoir que beaucoup de ces nou- Economic Development : The Role of † risques sociétaux. La consomma- veaux produits biologiques hyper- Local and Regional Clusters in tion d’aliments biologiques transformés et produits en masse Canada (Wolfe et Gertler, 2001). connaît une croissance rapide L’étude du secteur de l’alimentation, manquent de contenu nutritionnel d’une durée de trois ans (2003-2006), dans toutes les grandes villes (par exemple, les Rice Krispies a examiné la façon dont les réseaux d’Amérique du Nord, en particu- biologiques de Kellogg’s) locaux d’entreprises et l’infrastruc- lier chez les personnes ayant fait (Warner, 2006). ture (institutions, entreprises et per- des études supérieures, celles sen- sonnes) qui les soutient dans la sibilisées à l’environnement et La question est maintenant : † région de Toronto ont interagi pour celles engagées politiquement aujourd’hui, qui détermine la poli- faciliter la croissance économique de l’industrie de l’alimentation. Pour (Blay-Palmer et Donald, 2006). tique sociale et la politique de obtenir un profil des industries, nous David Goodman (2004) a donné santé en matière alimentaire ? † avons construit une base de données l’alerte en ce qui concerne les Avec le retrait de l’État dans de de l’emploi et des ventes annuelles « invités absents » dans l’essor de † † nombreuses dimensions sociales, comprenant 1 465 entreprises de l’ali- ce paradigme agroalimentaire est-ce que nous nous tournons mentation dans la région, et mené présumé « alternatif » qui semble † † maintenant de plus en plus vers des entretiens en profondeur dans plus de 100 entreprises de l’alimen- essentiellement être un « régime † l’armée pour savoir quoi faire taire et dans d’autres institutions de de classe » privilégié, en se per- † dans ces domaines ? Est-ce que † la région, supposées être les plus mettant quelques questions pro- leurs efforts de protection de la innovatrices. Toutes les entreprises
LSP 57-12 14/05/07 16:02 Page 72 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES–RIAC, 57 Are Where We Eat. New York, nation », Journal of Consumer Affairs † Routledge. 26, 2 : 418–438. † Manger biologique à l’ère de l’insécurité BEUS, Curtis et Riley DUNLOP. 1990. GILBERT, Emily. 2005. « The inevitabi- † « Conventional versus alternative † lity of integration ? Neoliberal dis- † agriculture : The paradigmatic roots † course and the proposals for a new of the debate », Rural Sociology, 55, † North American economic space 4 : 590-616. † after September 11 », Annals of the † Association of American Geogra- BLAY-PALMER, Alison et Betsy phers, 95, 1 : 202-222. † DONALD. Sous presse. « Manu- † facturing Fear : The role of food pro- † GOODMAN, David. 2004. « Rural † cessors and retailers in constructing Europe redux ? Reflections on alter- † alternative food geographies », dans † native agro-food networks and para- Moya KNEAFSEY, Lewis HOLLO- digm change », Sociologia Ruralis, 44, 72 WAY et Damian MAYE (dir.). 1 : 3-16. † † Constructing “Alternative” Food Geographies : Representation and † GOODMAN, David. 1999. « Agro-food † où nous avons mené des entretiens Practice, Londres, Elsevier Press. studies in the ‘age of ecology’ : nature, † ne produisaient pas nécessairement corporeality, bio-politics », Sociologia † des aliments biologiques. Cependant, BLAY-PALMER, Alison et Betsy Ruralis, 39, 1 : 17-38. † pour cet article, nous n’avons retenu DONALD. 2006. « A tale of three † que des compagnies et institutions tomatoes : the new food economy in † GOODMAN, David et Michael RED- produisant des aliments biologiques, Toronto, Canada », Economic Geo- † CLIFT. 1991. Refashioning Nature : † car beaucoup d’entre elles étaient graphy, 82, 4 : 383-399. † Food, Ecology and Culture. Londres, parmi les plus innovatrices et les plus Routledge. dynamiques de la région. Pour une BOBROW-STRAIN, Aaron. 2006. description plus précise de l’étude du « Wonder bodies : war and the body † † GUSSOW, Jane. 2000. Reinventing the GTRC et pour des résultats plus politics of diet », communication pré- † World : Food. video, Asterisk Pro- † généraux sur nos entretiens, voir sentée au congrès annuel de l’Asso- duction Ltd. . Blay-Palmer et Donald, 2006. Les ciation of American Geographers, Page consultée le 12 mars 2007. auteures tiennent à remercier les res- Chicago, IL, 10 mars. ponsables de ce numéro de Lien GUTHMAN, Julie. 2004a. Agrarian BOBROW-STRAIN, Aaron. 2005. social et Politiques pour leurs com- Dreams : The Paradox of Organic † « Since sliced bread : science, anxiety, Farming in California. Berkeley, † † mentaires très utiles ainsi que pour and the invention of white bread », † les suggestions constructives des lec- University of California Press. communication présentée au congrès teurs anonymes. Elles aimeraient annuel de l’Association of American également remercier le Conseil de GUTHMAN, Julie. 2004b. « The trouble † Geographers, Denver, Colorado, 7 with “organic lite” in California : a recherches en sciences humaines avril. † (CRSH) pour son soutien financier rejoinder to the “conventionalisa- lors de la recherche proprement dite tion” debate », Sociologia Ruralis, 44, CARSON, Rachel. 1962. Silent Spring. † pour ce grand projet sur l’alimenta- Boston, Houghton Mifflin. 3 : 301-316. † tion, de même que pour son soutien DIMITRI, Carolyn et Lydia OBE- HINRICHS, Claire. 2003. « The practice † lors de l’écriture de cet article. Les RHOLTZER. 2005. Market-Led and politics of circuit alimentaire auteures sont entièrement respon- Growth vs. Government-Facilitated agro-industriel localization », Journal † sables de toute erreur ou omission, et Growth : Development of the U.S. and of Rural Studies, 19 : 33-45. † de tout le contenu de l’article. † EU Organic Agricultural Sectors, ILBERY, Brian et Moya KNEAFSEY. USDA Outlook Report n° WRS0505. 2000. « Producer constructions of † DONALD, Betsy et Alison BLAY-PAL- quality in regional specialty food pro- MER. 2006. « The urban creative- † duction : A case study from southwest † Références bibliographiques food economy : producing food for † England », Journal of Rural Studies, † the urban elite or social inclusion 16 : 217-230. † BECK, Ulrich. 1992. Risk Society : † opportunity ? », Environment and † † Towards a New Modernity. Londres, Planning A, 28 : 1901-1920. † JENSON, Jane. 1989. « Different but not † Sage Publications. exceptional : Canada’s permeable † DUNLOP, Riley et Curtis BEUS. 1992. Fordism », Canadian Review of † BELL, David et Gill VALENTINE. « Understanding public concerns † Anthropology and Sociology, 26 (1) : † 1997. Consuming Geographies : We † about pesticides : an empirical exami- † 69-93.
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