Socialisation adolescente et usages des médias sociaux : la question du genre - Caf
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Socialisation adolescente Mots-clés • Adolescence et usages des médias sociaux : • Socialisation • Numérique la question du genre • Genre • Sexualité • Médias sociaux Claire Balleys LabCMO, faculté de communication, université du Québec à Montréal (Canada). Aujourd’hui, en France, 98 % des adolescents âgés de est-il de la question du sens des pratiques socionumé- 12 à 17 ans possèdent un ordinateur à domicile, parmi riques, en particulier du point de vue de la socialisation lesquels 97 % disposent d’une connexion Internet (Bigot adolescente au genre et à la sexualité ? et Croutte, 2014). Les jeunes ont également de plus en plus un accès individualisé et itinérant à Internet, puisque Cet article est issu des réflexions menées lors de la rédaction 59 % des 12-17 ans et 81 % des 18-24 sont équipés de d’une revue de littérature effectuée à partir de cent quarante smartphone (ibid.). La généralisation des usages mobiles travaux récents traitant de la socialisation adolescente d’Internet est encore plus massive en Suisse, où 99 % des et des usages du numérique, selon une perspective inter- jeunes âgés, entre 12 ans et 19 ans, possèdent un télé- nationale(2). Il intègre également, au dernier point traité, phone portable en 2016 et, dans 98 % des cas, il s’agit les résultats d’une enquête menée sur la mise en scène d’un smartphone (Waller et al., 2016), tandis que 90 % des de l’intimité par les adolescentes et les adolescents sur jeunes Québécois, âgés de 18 ans à 24 ans, possédaient YouTube (Balleys, 2016 a ; 2017). L’objectif de cette en 2015 un tel outil(1). L’entretien de liens sociaux existants contribution est de répondre à la question suivante : est la première activité juvénile connectée (Balleys, qu’est-ce que les usages adolescents des médias sociaux 2015) : « 94 % des jeunes Suisses possèdent un compte apprennent des rapports sociaux de sexe à l’adolescence sur au moins un réseau social », dont 81 % sur Instagram et des modes de socialisation contemporains aux appar- et 80 % sur Snapchat (Waller et al., p. 47), et ils sont 87 % tenances de genre ? L’analyse porte plus particulièrement à les utiliser tous les jours, ou au moins plusieurs fois sur une dimension de l’affirmation médiatisée de l’indi- par semaine (ibid.). Les applications de messagerie, vidualité encore peu explorée en sciences sociales franco- qui permettent de communiquer avec une sélection de phones : les performances de genre (Butler, 2006) et les personnes, souvent en mode d’échange instantané, sont actes déclaratifs d’appartenance de genre qu’elles utilisées quotidiennement par la quasi-totalité des 12-19 ans, contiennent. En effet, les médias sociaux représentent des soit 97 % de la population juvénile suisse. plateformes inédites de présentations de soi en tant que fille ou en tant que garçon (Marwick, 2013 ; Wotanis, Ce rapide tour d’horizon permet de prendre la mesure de McMillan, 2014 ; Balleys, 2016 a, 2017). Sont ainsi l’ampleur de la réalité connectée. En 2017, entretenir un explorées les pratiques qui permettent aux adolescents de réseau social pour un adolescent âgé de 14 ans ou 17 ans « faire le genre » (West et Zimmerman, 1987) à travers la implique l’utilisation régulière des médias sociaux. Cette routine des échanges et des mises en scène de soi ayant expression désigne ici tout type de réseau socionumé- lieu entre eux sur les médias sociaux. Autrement dit, la rique et d’application de partage destiné à la mise en manière dont la fabrication du féminin et du masculin relation et en communication des individus. Les sites de (Garfinkel, 1967 ; Berk, 1985 ; Deutsch, 2007 ; Connell, réseaux sociaux comme Instagram ou Snapchat corres- 2010) prend acte quotidiennement dans les relations pondent ainsi à cette définition, tout comme les applications sociales médiatisées. La première partie de l’article sera de messagerie et les sites de partage, comme par exemple donc consacrée à la mise en contexte de la socialisation YouTube, le site préféré des jeunes Suisses et des jeunes adolescente contemporaine : d’abord sous l’angle du Québécois (Waller et al., 2016 ; Steeves, 2014). Au-delà genre et de la sexualité, puis à l’aune des pratiques de des fonctions pragmatiques de la mise en relation et en sociabilité médiatisée. Ce premier cadrage permettra d’offrir communication des adolescents avec leurs pairs, qu’en au lecteur des clés d’appréhension et de compréhension (1) Voir le site internet : http://www.cefrio.qc.ca/netendances/equipement-et-branchement-internet-des-foyers-quebecois-en-2015/des-foyers-disposant-d-une- gamme-variee-d-appareils/. (2) Voir le site Internet : http://www.injep.fr/boutique/rapport-detude-en-ligne/socialisation-adolescente-et-usages-du-numerique/475.html. Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 33 Parcours adolescents : expériences et représentations
des enjeux de la construction identitaire juvénile aujourd’hui, et 2010 ; Glevarec, 2010) et est, par conséquent, un entre anciennes et nouvelles réalités sociales. La seconde processus fortement corrélé aux appartenances sociales partie portera sur l’articulation des deux dimensions dans lequel il s’inscrit. Aurélia Mardon s’est, par exemple, problématisées en amont : comment la socialisation ado- intéressée aux pratiques éducatives parentales vis-à-vis lescente au genre et à la sexualité rencontre-t-elle les des tenues vestimentaires des jeunes filles, démontrant de pratiques de sociabilité médiatisée ? Deux types d’usages grandes disparités de représentations et de pratiques entre des médias sociaux seront explorés : le « sexting » et les les différents milieux sociaux : « Ce n’est pas tant que les « vidéocasts » postés par des adolescentes et des adolescents mères des classes moyennes et supérieures et celles des sur YouTube. Les médias sociaux constituent de nouvelles classes populaires incitent les filles à adhérer à des normes plateformes de négociation et de revendication des iden- de la féminité différentes, mais plutôt qu’elles ne fixent pas tités juvéniles, notamment des identités de genre (Balleys le même moment pour autoriser les filles à recourir aux 2016 a, 2017). Que peuvent-elles apprendre de la socia- attributs vestimentaires adultes de la féminité. Les membres lisation adolescente contemporaine ? L’article vise à des catégories populaires valorisent le recours précoce à montrer par quels processus le genre est saisi comme ces attributs et sont, en cela, fidèles à une représentation dimension intégratrice du soi à l’adolescence, au sein de de la jeunesse comme âge où il convient d’en “profiter” niches identitaires toujours plus exclusives. et à des représentations traditionnelles des identités sexuées » (Mardon, 2011, p. 130). Les mères de familles La socialisation adolescente aujourd’hui, populaires sont plus permissives vis-à-vis des attributs de entre permanence et nouveaux défis la mode « sexy » que les mères de familles de milieux Cette partie fait le point sur les principaux défis et enjeux favorisés, mais cela ne signifie pas que ces dernières auxquels les garçons et les filles sont aujourd’hui confrontés proposent des modèles de genre moins hétéronormatifs : dans la construction et la négociation de leur identité, « C’est une féminité “comme il faut” que l’on espère face aux normes de genre et aux injonctions à la confor- produire […], dans cette famille qui intériorise et essen- mité, conjuguées à un devoir de singularité et d’autono- tialise fortement la différenciation sexuée, “faire une petite misation. Il sera donc question de cerner le contexte dans fille” implique de rester attentif aux activités, pratiquées lequel s’inscrit la socialisation adolescente contem- afin de ne pas introduire de confusion entre les genres » poraine, au sein des diverses institutions qui participent (Baboulène-Miellou et Teboul, 2015, p. 699). En ce qui à définir le genre, mais aussi au sein des pratiques de concerne la socialisation masculine au sein des familles, sociabilité médiatisées ayant lieu entre pairs. le même constat d’une corrélation entre appartenance sociale et socialisation au genre peut être observé (Court Socialisation au genre et à la sexualité et Mennensson, 2015). Dans les familles des milieux Isabelle Clair a consacré plusieurs enquêtes aux relations de favorisés, on constate une « mise à distance des tenues couple entre les adolescents et les jeunes adultes, dans divers associées à la culture de rue » traduisant « un rejet des milieux populaires, des cités de la banlieue parisienne valeurs de virilité que ces vêtements matérialisent » (ibid., aux villages ruraux de la Sarthe. Ses travaux témoigent de p. 46). Mais davantage que la préoccupation des normes visions et de pratiques fortement hétéronormées au sein de genre, c’est surtout un souci de distinction sociale qui des jeunes couples, c’est-à-dire construites sur un double préside à ce rejet : « Les vêtements et les accessoires principe d’opposition et de complémentarité : « Ce que associés à la culture de la rue sont refusés par les parents le couple renouvelle au quotidien, c’est le désir de l’autre […] parce qu’ils évoquent les classes populaires dange- radical : les filles désirent des garçons virils, les garçons des reuses et sont perçus à ce titre comme des stigmates filles féminines. Si virilité et féminité prennent des formes potentiels (ibid.) ». Aussi, contrairement aux filles dont la différentes dans les cités HLM et dans les villages, l’attente tenue est censée satisfaire à certaines normes de genre, en termes de différence sexuée, elle, est la même. Plus que c’est davantage un souci de distinction sociale qui guide de différence il s’agit en réalité d’opposition – être un garçon, les restrictions vestimentaires parentales vis-à-vis des garçons. c’est ne pas être une fille, et inversement. Dès lors, la vision du monde et les occupations des deux membres Les institutions scolaires et leurs agents participent éga- du couple peinent à se recouper » (Clair, 2011, p. 64). lement à la perpétuation de représentations hétéronormées du genre, c’est-à-dire qui correspondent « à la promotion La socialisation au genre s’effectue prioritairement dans de la norme hétérosexuelle dans la définition de ce que les familles (Livingstone et Bovill, 1999 ; Octobre, 2004 doivent être un homme, une femme, un couple » (Clair, Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 34 Parcours adolescents : expériences et représentations
2011, p. 65). Par exemple, au collège, en France, 80 % l’amour comme un domaine essentiellement féminin dans des élèves punis sont des garçons (Ayral, 2011). Cette lequel les garçons n’ont pas ou peu de place » (ibid.). écrasante majorité recèle une signification sociologique Dans ce même article, le sociologue observe que la dispo- et renseigne sur la socialisation scolaire au genre. Inter- sition des garçons à assumer une forme de sentimentalité rogeant successivement le personnel enseignant et les est corrélée à son milieu social d’appartenance : « à mesure élèves, Sylvie Ayral constate que tous les acteurs impliqués que le volume de capital économique et culturel du père, ont intégré l’idée que les garçons sont « naturellement » et surtout celui de la mère, augmente, le champ du possible plus violents, plus insolents et moins soumis à l’autorité et du pensable des garçons paraît s’élargir et se diversifier, que les filles. Pourtant, seule une minorité des garçons du fait d’une éducation sentimentale de moins en moins forme la population des « punis », minorité qui occupe sexuée, tant au niveau de son administration que de son tout l’espace scolaire. Un « processus performatif » se contenu » (ibid.). Les injonctions hétéronormées trans- met alors en place de manière totalement contradictoire mises en milieu scolaire peuvent donc être plus ou moins vis-à-vis des objectifs énoncés par les professeurs, cohérentes avec celles apprises dans le cadre familial. puisque la punition « confère une importance chaque Même les séances d’éducation à la sexualité, qui devraient jour renouvelée aux garçons punis » alors que « les filles et être un lieu de dépassement de certaines normes de les garçons sages, doux, sont invisibilisés » (ibid., p. 180) : genre, véhiculent dans les faits des représentations « La sanction consacre ce qu’elle prétend combattre : conventionnelles et binaires des rôles sexués. Dans un une identité masculine caricaturale, qui s’exprime par le rapport d’étude publié par l’Institut national de la jeunesse et défi, la transgression, les conduites sexistes, homophobes de l’éducation populaire (Injep), Yaëlle Amsellem-Mainguy, et violentes » (ibid.). Caroline Caron parle également d’un Constance Cheynel et Anthony Fouet rendent compte de « traitement différencié selon les sexes » concernant les « la reconduction d’un double standard de sexe » (2015, codes vestimentaires scolaires : les restrictions imposées p. 58) par les animateurs et les animatrices lors des par l’école, comme l’interdiction de découvrir les épaules échanges avec les élèves. Il est ainsi communément admis ou le nombril, sont davantage dirigées vers les élèves filles qu’un jeune garçon sera toujours prêt, disposé et partant que garçons. Les jeunes filles comprennent ces interdictions pour avoir des relations sexuelles, alors que sa camarade comme un moyen employé par l’institution pour contrer leur serait naturellement plus hésitante : « Tandis que les garçons sexualisation précoce et pour éviter de « “perturber” les sont interpellés sur l’intérêt qu’ils peuvent porter à une élèves et les professeurs masculins » (Caron, 2014, p. 119). pratique sexuelle orale, les “jeunes filles” sont assignées à une posture quasi romantique […] » (Amsellem-Mainguy Au-delà du rapport à l’autorité et aux règles scolaires, les et al.). La question du consentement, au centre des problé- interactions quotidiennes entre les professionnels de matiques abordées par les professionnels, n’est envisagée l’éducation et les adolescents sont également empreintes qu’au féminin : « dans la mesure où le consentement de conceptions et d’injonctions hétéronormées. Dans masculin est acquis d’avance » (ibid., p. 73). Les garçons ne un article portant sur « la socialisation des garçons aux sont jamais encouragés à se demander s’ils sont réellement sentiments amoureux », Kevin Diter constate que « les consentants ou quelles seraient les pressions sociales ou professeur-e-s et animateur-e-s jouent un rôle important dans individuelles les enjoignant à avoir des relations sexuelles. la sexuation des sentiments amoureux et dans la constitution Les filles, elles, devraient au contraire s’interroger des dispositions masculines à aimer » (Diter, 2015, p. 30). constamment sur la nature de leur consentement, voire Les questions sentimentales sont plus fréquemment abordées sur sa légitimité. avec les filles, encouragées à exprimer leurs émotions (considérées comme légitimes), alors que « les états Qu’en est-il des pratiques culturelles ? Dominique Pasquier d’âme » des garçons sont évoqués plus rarement et sur parle de « radicalisation des différences » (Pasquier, 2010, un ton relevant davantage de la plaisanterie, voire de p. 98) sexuées en ce qui concerne les activités de loisirs : « railleries » visant à leur faire « perdre la face » (ibid., les garçons et les filles n’affichent pas les mêmes goûts en p. 32). Les sentiments des garçons sont donc utilisés par matière de pratiques culturelles et « s’est installée, au sein les adultes comme des leviers symboliques pour asseoir de la sociabilité adolescente, une hiérarchie qui place les leur autorité. « En valorisant ainsi la parole, les propos et pratiques des garçons au-dessus de celles des les comportements des filles vis-à-vis des sentiments et en filles » (ibid.). Des jugements de valeur négatifs sont portés dévalorisant dans le même temps ceux des garçons, les sur les contenus culturels dits « féminins » tels que les professeur-e-s et animateur-e-s tendent à consacrer chansons ou les films sentimentaux. L’auteure questionne Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 35 Parcours adolescents : expériences et représentations
ainsi les fondements de ce dénigrement systématique : la sociabilité médiatisée est devenue mobile et multidi- « Sur quoi se fonde l’idée que la pratique des jeux vidéos mensionnelle. En effet, le smartphone est à la fois un outil ou la passion pour le sport valent mieux que le goût « d’exploration identitaire » (Allard, 2014, p. 141), « un pour les romans et les fictions télévisuelles ? Ou que les instrument de réassurance » (Mahdi et Vacaflor, 2010, chansons qui parlent d’amour sont ridicules alors que celles p. 5) qui accompagne les adolescents dans toutes leurs qui racontent la vie dans les cités sont passionnantes ? routines quotidiennes, et un « puissant configurateur de Pourquoi la culture de la confidence est-elle assimilée pratiques collectives (Jarrigeon et Menrath, 2010, p. 110). à une perte de temps ? » (ibid.). Dans les pratiques, il Autrement dit, le smartphone mobilise des usages à la fois apparaît que « les filles sont plus nombreuses à écouter subjectifs et relationnels. Un attachement fort à l’objet, à de la musique tous les jours »(3), « à lire tous les jours » et sa matérialité et à sa présence est corrélé aux contenus à avoir une activité artistique amateur […] quand les intimes et signifiants qu’il recèle : des photos et des vidéos garçons sont plus nombreux à faire du sport […] et à jouer souvenirs, des musiques appréciées, des messages à des jeux vidéos quotidiennement (Octobre, 2010, p. 62). personnels (Lachance, 2013). Il permet en outre la mise Il est intéressant de noter la plus grande tolérance paren- en relation constante avec les pairs, le partage d’une inti- tale pour l’engagement de leurs filles dans des activités mité et d’une complicité au moment où l’adolescent symboliquement masculines que pour les manifestations cherche à solliciter et à acquérir de nouvelles instances d’intérêt de leurs fils pour des loisirs pensés comme féminins, de légitimation de soi (Boyd, 2008 et 2014 ; Balleys, 2015 ce qui rejoint le constat émis par D. Pasquier vis-à-vis et 2016 b). Les usages du smartphone sont ainsi des supports d’une asymétrie dans les processus de valorisation des du processus d’autonomisation adolescente, les médias pratiques culturelles, en fonction de leur affiliation à un sociaux s’étant invités dans la complexe négociation des pôle masculin ou féminin. Face aux groupes de pairs, les liens et des hiérarchies sociales entre pairs. Le prestige pratiques culturelles, le choix des loisirs et des « styles » social adolescent est fortement corrélé à la capacité qui leur sont apparentés participent également au travail des individus à entrer en relation intime avec des « autrui de positionnement identitaire, notamment en termes de significatifs » (Berger et Luckmann, 2008) désignés genre : « C’est en affichant ses goûts qu’on montre aux autres c’est-à-dire des camarades de classe, de sport ou de loisirs, qui on est. Autant dire qu’il n’est pas possible d’afficher choisis et non plus donnés (Balleys, 2015). Contrairement n’importe quelle préférence » (Pasquier, 2005, p. 62). La aux parents, les amis et les premiers partenaires amoureux résolution du dilemme adolescent que représente la double représentent des proches qu’il faut désigner et conquérir. exigence d’authenticité et de conformisme est sociologi- L’enjeu de l’acquisition de ce capital intime est aussi celui quement démontrée par la capacité à choisir les signes de sa mise en visibilité médiatique (Voirol, 2005). Tout culturels du moi et à les rendre visibles de manière socia- un travail de valorisation des liens intimes tissés avec les lement conforme aux attentes de genre (Pasquier, 1999 pairs s’observe sur les médias sociaux, dont le défi est de et 2010). faire reconnaître et valider socialement l’authenticité et la légitimité d’un couple récemment formé, d’une relation Après ce portrait succinct des modes de socialisation ado- d’amitié exclusive et privilégiée, en bref d’une intimité lescente au genre et à la sexualité, les usages des médias élective (Balleys et Coll, 2015). sociaux, qui prennent acte dans les coulisses de la socia- bilité juvénile, souvent à l’abri du regard parental sont à Ceux et celles qui ne possèdent pas ce capital intime à présent examinés. mettre en scène sur les plateformes socionumériques et dans les espaces de sociabilité en présentiel comme La sociabilité adolescente médiatisée l’école sont considérés comme des « sans ami » (Balleys, Les médias sociaux permettent aux adolescents d’être en 2015 et 2016 b). La figure du « sans-ami » s’apparente à lien les uns avec les autres, partout et en tout temps. Alors ce que Robert Castel a désigné comme « l’individu par qu’au début des années 2000, c’était le téléphone fixe qui défaut », une sorte de dépourvu social qui se caractérise faisait office de porte ouverte sur un « monde autre que le par un manque ou une dépossession de « ressources » et cercle domestique » [Martin et Singly (de), 2000, p. 96] et de « supports objectifs nécessaires pour assurer leur indé- offrait la possibilité d’une nécessaire « évasion amicale » pendance d’individu » (Castel, 2006, p. 127). À l’image vis-à-vis de l’environnement familial (ibid.), aujourd’hui du sans-abri ou du sans-emploi, l’adolescent « sans ami » (3) Ces chiffres concernent une population d’enfants scolarisés en école élémentaire. Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 36 Parcours adolescents : expériences et représentations
ne peut être considéré comme un individu à part entière la personnalité des YouTubeuses est fréquemment attaquée par ses pairs, car il incarne encore la figure du « petit » dans l’espace des commentaires, alors que les vidéos qui n’a pas su accéder à une nécessaire autonomie rela- masculines sont évaluées vis-à-vis de la qualité de leur tionnelle et subjective vis-à-vis du monde de l’enfance : contenu, et non vis-à-vis de considération physiques ou le processus d’individualisation n’est pas encore amorcé. personnelles (Wotanis et McMillan, 2014). Plus souvent Une intense activité de mise en scène de soi est à l’œuvre cibles de propos haineux ou de harcèlement en ligne sur les médias sociaux, car elle symbolise la prise de (Livingstone et Ólafsson, 2011), les filles limitent davantage distance avec le premier milieu socialisateur. Grâce aux la diffusion de leurs images intimes que les garçons (Litt ressources que constituent les réactions de l’audience et Hargittai, 2016). participative, les adolescents peuvent se dire et être reconnus comme sujets (Granjon et Denouël, 2010). Dès Ainsi, des rapports inégalitaires et hétéronormés existent lors, différents procédés de validation sont observables au sur les médias sociaux, comme dans les sphères de socia- fil des interactions médiatisées, qui permettent d’attribuer bilité en présentiel. Mais comment les médias sociaux de la « valeur sociale » (Honneth, 2005, p. 45) à l’individu participent-ils à la construction et la négociation quoti- qui les sollicite : formules de politesse, témoignages diennes du genre à l’adolescence ? d’amitié, déclarations d’amour, manifestations de compli- cité, preuves de l’exclusivité et de l’authenticité du lien Les performances de genre en ligne social (Cardon et Delaunay-Téterel, 2006 ; Balleys et Coll, Les médias sociaux à la fois reflètent et produisent le 2015 ; Balleys, 2016 b). Or, pour obtenir ces marques de genre (Marwick, 2013). Selon la philosophe américaine reconnaissance, il est nécessaire de maîtriser les modes de Judith Butler, le genre est avant tout le résultat d’une présentations de soi en ligne (Granjon, 2011), sachant que « performance », c’est-à-dire d’un ensemble d’actes et la réception des demandes de reconnaissance formulées de pratiques qui sont continuellement répétés bien que en ligne dépend fortement de la popularité dont l’ado- largement impensés (Butler, 2006). Être une fille ou être lescent jouit auprès de ses pairs, au sein des sphères d’inter- un garçon résulte ainsi de quelque chose que l’on fait action en présentiel, en particulier à l’école (Balleys, 2015). davantage que de quelque chose que l’on est. Mais que Cet exercice de présentation de soi en ligne s’effectue faut-il faire pour « faire garçon » ou pour « faire fille » sur à travers la documentation des événements vécus Internet ? avec les pairs (Lachance, 2013), « l’affichage public des amitiés » (Delaunay-Téterel, 2010), la valorisation Les usages sexués des médias sociaux : d’une « individualité numérique » qui passe par une multi- l’exemple du « sexting » plication des « expressions de soi » (Granjon, 2011). Ces La capture et le partage d’images, photographiques ou dynamiques sont porteuses d’enjeux particulièrement vidéos, sont aujourd’hui des sujets de préoccupation sensibles à l’adolescence, période pendant laquelle il sociale. Ces pratiques véhiculent et perpétuent, en effet, s’agit d’apporter la double preuve d’une identité à la fois des stéréotypes de genre, mais jouent également un rôle singulière et socialement conforme [Pasquier, 2005 ; dans la relation de couple adolescente contemporaine. Singly (de), 2006]. Ce que les médias ont pris l’habitude de nommer « sexting » désigne la création, le partage et la réception d’images C’est donc à la jonction subtile entre quête de conformité photographiques ou vidéos révélant des parties intimes de et démonstration d’originalité que les adolescents négo- son corps (Lenhart, 2009, p. 3). La prévalence du sexting cient leur identité en ligne. Or, les attentes et les normes est difficile à cerner car les chiffres énoncés par les diffé- sociales vis-à-vis de cette double injonction diffèrent en rentes enquêtes sur la question varient considérablement. fonction du genre. Plusieurs travaux ont démontré que la Selon un rapport de l’Institut de sondages Ifop traitant de négociation des modes de présentation de soi en ligne consommation pornographique par les adolescents, seuls sont plus complexes et plus risqués pour les filles que 4 % des garçons et 1 % des filles âgé-e-s de 15 ans à pour les garçons (Marwick, 2013 ; Ringrose et al., 2013 ; 17 ans ont « filmé ou photographié des jeux ou ébats Wotanis et McMillan, 2014). En effet, les publications des sexuels avec leur partenaire » et seuls 2 % des garçons et filles sont davantage sujettes aux critiques, aux rappels à 1 % des filles ont « publié ou diffusé » ces contenus [Ifop l’ordre moral et aux insultes (Salter, 2016). Par exemple, 2017, p. 34 – (4)]. Les enquêtes anglo-saxonnes avancent (4) Voir le site internet : http://www.ifop.com/media/poll/2149-1-study_file.pdf. Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 37 Parcours adolescents : expériences et représentations
des pourcentages beaucoup plus élevés, entre 20 % et pour elles tout pouvoir décisionnel. La peur de ne pas 28 % (Ybarra et Mitchell, 2014) et même de l’ordre de satisfaire le partenaire ou de ne pas faire quelque chose 40 % (Ringrose et al., 2013). Une telle variance s’explique que font « toutes les filles » (Lippman et Campbell, 2014, par des cadrages conceptuels et méthodologiques différents, p. 380) prend le pas sur la volonté d’assumer leurs désirs certaines enquêtes ne tenant compte que des contenus propres. Ce qu’il est essentiel de comprendre est la dimension impliquant une nudité totale, alors que d’autres tiennent relationnelle mais aussi hiérarchique de ces pratiques. En compte de photos suggestives ou de messages effet, le sexting est majoritairement pratiqué entre des textuels (ibid.). adolescents qui se connaissent et il est subordonné à des rapports de popularité et de force (Ringrose et al., 2012 Dès lors, il s’agit moins de mesurer le phénomène que et 2013) comme c’est le cas de toute pratique de sociabi- d’en saisir le sens du point de vue des processus de la lité juvénile. Ainsi, lorsqu’un garçon très populaire dans socialisation adolescente. Premièrement, les outils modernes son groupe de pairs demande à une camarade une photo de mise en scène de soi et de son intimité corporelle sont d’elle dénudée, il lui sera beaucoup plus difficile de refuser parfois intégrés à l’apprentissage de la relation de séduction : que si la demande émane d’un garçon collectivement « la caméra joue bien souvent le rôle d’un jouet érotique rejeté ou simplement invisible dans l’enceinte scolaire dans l’intimité du couple » (Lachance, 2013, p. 136). (Balleys, 2015). De la même manière, le nombre de photos Ensuite, le partage consenti de photos intimes au sein intimes de jeunes filles qu’un garçon possède constitue d’un couple instaure un pacte de confiance : « Dans la un critère de prestige auprès de ses pairs masculins plupart des cas, l’acceptation (ou le refus) confirme le lien (Ringrose et al., 2013). Il est par conséquent très tentant de confiance établi entre les personnes. Il engage les pour lui de montrer son butin à ses camarades, afin de membres du couple, au sens premier du terme, c’est-à-dire leur apporter la preuve de son succès auprès de la gent qu’il “met en gage”. Ainsi, derrière des mises en scène féminine. Le sexting permet également de renforcer les d’actes sexuels chez les plus jeunes se cache souvent liens d’amitié entre les filles (Garcìa-Gomes, 2017). Les le désir de symboliser son engagement envers l’autre, photos intimes prises par les adolescentes sont souvent de signifier un rapprochement, bref, de prouver son atta- partagées avec les amies proches avant d’être (ou non) chement, sa confiance et son amour » (ibid., p. 137). Le envoyées au petit ami. Le partage numérique remplit ici une fait de prendre un risque en offrant un contenu intime à fonction de réassurance. Lorsque la jeune fille doute de un être choisi attribue de la valeur et de l’authenticité à la son attractivité, elle soumet ses autoproductions visuelles relation. L’exclusivité est ainsi constitutive de la signifi- aux amies proches afin d’être conseillée et rassurée. cation symbolique de l’acte : « ce qui rend une conversation intime, ce qui lui donne de la valeur, c’est l’interdiction Cette pratique est ainsi inscrite dans un contexte social de partager son contenu avec d’autres » (Schwarz, 2010, et relationnel qui ne peut être saisi sans considération p. 76, traduction de C. Balleys). Évidemment, il est néces- des injonctions et des normes de genre. Les garçons ado- saire de distinguer les partages intimes, ayant lieu entre des lescents ne sont pas moins engagés affectivement dans partenaires consentants respectant un pacte de confiance, leurs relations amoureuses que les filles, leurs sentiments ne des pratiques de partages abusifs. Il apparaît que ce sont sont pas moins forts et ils n’ont pas moins de peines de cœur plus souvent les filles qui sont victimes de brimades suite que leurs camarades de sexe féminin (Giordano et al., à la divulgation, par leur petit ami ou ex-petit ami, de 2006). En revanche, ils sont peu socialisés à l’expression contenus intimes. Ainsi, bien que ce soit le garçon qui ait et à la gestion de leur sentimentalité, ont moins confiance fait le choix de montrer ou de diffuser des images confi- en eux que les filles vis-à-vis des démarches nécessaires dentielles, c’est la fille qui est le plus souvent désignée à la mise en couple (ibid., p. 265) et ils éprouvent de la socialement comme responsable (Salter, 2016). Il s’agit difficulté à exprimer leur désir de relation, car celui-ci donc de questionner les rapports de domination sexuelle entre en contradiction avec le devoir de distance qui dans ce contexte, dont les pratiques d’autoproduction s’impose à eux dans le cadre de la socialisation à la et de partage médiatisé de contenus à caractère sexuel masculinité. ne sont que l’une des expressions. En effet, il a été démontré qu’une fois en couple, la plupart des jeunes femmes Si les usages des médias sociaux se sont invités dans se soumettent entièrement aux demandes et au désir des toutes les négociations quotidiennes du lien social et de garçons dont elles sont amoureuses (Ringrose et al., 2012 la distribution du prestige entre pairs, ils sont aussi mobi- et 2013), comme si les obligations conjugales annulaient lisés comme supports de présentation et d’énonciation de Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 38 Parcours adolescents : expériences et représentations
soi comme sujet, un sujet qui possède un genre et qui le La recherche dont sont issues les analyses présentées Méthodologie revendique. C’est le volet qui est maintenant exploré. dans cet article est construite sur un double terrain socio- logique : d’une part, une ethnographie menée sur Revendiquer YouTube pendant dix-huit mois ; d’autre part, la consti- une appartenance de genre sur YouTube tution puis l’analyse d’un corpus de quatre-vingts vidéos La socialisation adolescente implique un travail de subjec- réalisées par des garçons et des filles âgé-e-s de14 ans tivation de soi, articulé à un processus d’autonomisation. à 18 ans. La problématique de recherche porte sur la Grandir, c’est se percevoir, et être perçu, en tant qu’indi- mise en scène de l’intimité par les adolescents et les vidu « unique et incomparable », capable d’opérer ses adolescentes sur YouTube : la puberté, les relations de couple, le rapport subjectif à soi. La manière dont les propres choix, en dehors de la référence du monde adolescentes et les adolescents problématisent publi- adulte, qu’elle soit familiale ou scolaire : « Enfin, l’ado- quement l’intimité a été placée au cœur de l’analyse lescence elle-même ne se construit qu’en échappant au sociologique, la notion d’« intimité » désignant ce qui contrôle des adultes » (Dubet et Martuccelli, 1996, « de l’expérience et de l’identité de l’individu, n’est pas p. 145). Cette prise de distance s’effectue en parallèle visible ou saisissable de l’extérieur par autrui, et donc à l’affiliation à la référence identitaire toujours plus qui appartient en propre à la subjectivité indivi- prégnante que représentent les pairs : « Le désir d’être duelle »(1). La volonté d’être « publiquement intime »(2) quelque chose pour soi-même, […] va de pair très souvent a été observée au fil du travail d’analyse des vidéos avec le désir de s’inscrire tout à fait dans le cadre de sa adolescentes publiées sur YouTube, à savoir une quête société. Le besoin d’autonomie va de pair avec celui d’appar- de visibilité et de popularité prenant acte à travers tenance au groupe social » (Elias, 1991, p. 202). L’indi- diverses représentations de l’intimité. --------------- vidu éprouve le besoin d’être unique et autonome, mais (1) Latzko-Toth, G., Pastinelli, M., 2013, Par-delà la dicho- également celui d’être conforme et intégré à un groupe tomie public/privé : la mise en visibilité des pratiques numériques et ses enjeux éthiques, Tic & Société, vol. 2, social d’appartenance. Le rôle des pairs a ainsi été beaucoup n° 7, p. 149-175. Citation p. 156. déconstruit par les travaux sur l’adolescence [Fine, 1987 ; (2) Balleys C., Coll S., 2015, La mise en scène de la vie Eder, 1995 ; Adler et Adler, 1998 ; Singly (de), 2006, privée en ligne par les adolescents, RESET, n° 4, URL : http://reset.revues.org/547. Pasquier, 2005, Balleys, 2015]. Les enquêtes sur la culture, notamment, ont souligné l’importance du sentiment d’appar- tenir à la catégorie « jeunes » pour ceux et celles qui sortent s’adressent à leur public à travers des vidéos postées sur de l’enfance : « La préadolescence contemporaine est YouTube, l’affiliation à la catégorie « gars » ou à la caté- appuyée sur le fait de vouloir être jeune. […] Vouloir être gorie « fille » permet d’activer des processus de recon- jeune donne aux enfants une valeur. Les éléments de naissance (Honneth, 2005) construits sur l’appartenance loisirs d’une identité jeune font partie des identifications commune à un genre commun (Balleys, 2017). Comme imaginaires pertinentes de cette préadolescence aux côtés l’a énoncé Daniel Dayan : « être spectateur, c’est faire partie des pôles d’identifications que représentent les parents. d’un “nous”, mais ce “nous” se constitue en s’opposant Le champ des biens culturels, allant de la musique à la à des “autres” et aux lectures que ces autres manifestent mode en passant par toutes les créations audiovisuelles, ou qu’on leur prête » (Dayan, 1992, p. 14-15). Les fournit alors des références et des objets d’investissement jeunes YouTubeurs et YouTubeuses s’adressent à leur en nombre » (Glevarec, 2010, p. 31). La culture jeune audience dans une dynamique éminemment interactive représente ainsi un espace d’identification pour les jeunes et dialogique (Lange, 2014) et emploient des procédés aujourd’hui, ce que Vincenzo Cicchielli a qualifié « d’appar- énonciatifs articulés autour de la création d’un « nous » tenances cosmopolites » (2014). distinctif et exclusif : « nous les gars » versus « nous les filles » (Balleys, 2016 a). Une multitude de communautés En ce qui concerne les mineurs adolescents, âgés de existent et s’expriment sur YouTube, construites sur un 14 ans à 18 ans, le genre est également une dimension principe de division entre un « nous » et un « eux », le centrale des modes de présentation et de définition de soi, « nous » étant constitutif d’affinités identitaires (Rotman en particulier sur les médias sociaux, ce qui a été peu et Preece, 2010). La plateforme permet ainsi de s’inscrire documenté. La recherche a montré que le travail de mise en dans une multitude de niches identitaires, regroupant, par scène de l’intimité effectué sur YouTube était fortement exemple, les personnes « vegan », les jeunes mamans, les axé sur la revendication d’une identité de genre (Balleys, femmes voilées, les « gamers », etc. Or, il se trouve que 2016 a et 2017). Lorsque des adolescentes et des adolescents parmi la diversité des affiliations, le genre est nettement Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 39 Parcours adolescents : expériences et représentations
la plus prégnante chez la population adolescente (Balleys, trop d’où est-ce que ça me vient mais en fait, avant d’aller 2017), selon un procédé identificatoire, présenté dans la dormir, je ne peux pas avoir cette impression de pieds suite de l’article. moites, ce qui fait que… je vais aller me laver les pieds. Je peux être chez une amie, j’étais par exemple chez La quête de la reconnaissance sociale sur YouTube est une amie pendant les vacances, je vais me laver les entreprise à travers l’activation d’un sentiment de proxi- pieds, je ne peux pas aller dormir sans me laver les pieds » mité, de connivence et de complicité mobilisé dans (Zoé, 15 ans). Comme l’a bien montré Muriel Darmon les discours, autour d’un vécu sexué commun de l’ado- en traitant sociologiquement de l’anorexie adolescente, lescence : ce que vivent les filles, les garçons ne peuvent cette maladie exprime une forme extrême de volonté de le comprendre, et inversement. Ces performances de genre maîtrise de sa propre existence, à travers la maîtrise du sont fortement hétéronormées, puisqu’à la fois axées sur corps (Darmon, 2008). Sans que cela ne débouche sur le principe d’une binarité fondamentale et soumises à un des rapports pathologiques pour toutes les jeunes filles, travail de naturalisation des différences entre les sexes un besoin de contrôle est continuellement exprimé à (Balleys, 2017). Ainsi, dans les vidéocasts réalisés par des travers les performances de la féminité sur YouTube. Si filles adolescentes, le public destinataire est constitué les débordements physiologiques et sexuels appartiennent de filles et le propos articulé autour de représentations au genre masculin, il ne reste aux filles que la domesti- supposées communes au genre féminin : « […] la qualité cation des pulsions pour se caractériser en tant que filles. que je recherche, la plus importante, chez un mec, […] En résumé, les garçons performent une masculinité axée c’est l’honnêteté parce que… toutes les filles vont répondre sur leurs goûts et préférences en matière de physiologie ça, personne ne peut pas répondre l’honnêteté, parce que féminine : les « grosses boules »(6) ; les « gros seins », alors ton mec il a beau être drôle, il a beau être gentil… si le que les filles problématisent davantage leurs dégoûts mec il te trompe, il te ment tout le temps, honnêtement vis-à-vis des manifestations du corps : « Il y a beaucoup c’est la m… ! » Dans cette vidéo, qui répertorie ses de trucs qui me dégoûtent » constate par exemple Ashley attentes en matière de relation de couple, Magali(5) (14 ans) en parlant des bruits et autres émanations physio- (15 ans) prend la parole en tant que fille, presque comme logiques. porte-parole ou représentante de la gent féminine, qui s’incarne derrière un « on » collectif : « Donc, là, évidemment, Cette répartition sexuée des caractéristiques du genre tu peux pas rester avec un mec que t’aimes pas c’est… et de la sexualité n’est pas nouvelle, mais les modes ça arrive, malheureusement, on est désolée les gars mais d’expression médiatisée de soi n’ont pas entraîné de mise ça vous arrive aussi, donc voilà ». à distance de ces représentations, pour le moins en ce qui concerne la population adolescente. Il a été démontré Parmi les résultats de cette recherche, un « effet de drama- que certains contextes particuliers, comme la prison, ont tisation » inhérent aux représentations de la féminité et pour effet de provoquer « des manifestations exacerbées de la masculinité par les adolescents sur YouTube a été du genre » chez les jeunes, afin de « mettre leur identité observé. Alors que les garçons misent sur des perfor- sexuée en spectacle » (Solini et al., 2011, p. 197). Loin mances sexualisées de la masculinité juvénile, à travers de cette « forme disciplinaire de socialisation » (ibid.), la thématisation du désir sexuel et de ses manifestations YouTube semble également favoriser une sorte de suren- – érection, masturbation, éjaculation – (Balleys, 2016 a), chère dans l’exercice de ritualisation de la féminité et de la les filles se présentent comme des individus maniaques, masculinité (Goffman, 1977). L’hypothèse posée dans la « obsédées » par l’hygiène et l’ordre, qui sont dans une recherche est que ce phénomène est lié aux dimensions forme de contrôle constant de leur corps et de ses éma- performative et publique de la plateforme (Balleys, 2017), nations (Balleys, 2017). La propreté des pieds, par exemple, le succès des chaînes YouTube dépendant de l’adhésion la leur et celle des garçons qu’elles fréquentent, est un des spectateurs aux contenus produits (Raun, 2012). Pouvoir sujet fréquemment abordé par les jeunes filles pour mettre dire « nous les filles » ou « nous les gars », passe par la en scène une forme de féminité exacerbée, qui passe démonstration que l’on est soi-même conforme aux par une hygiène irréprochable et nécessaire : « Je ne normes de genre, condition qui témoigne « d’une confusion peux pas dormir sans m’être lavé les pieds, je ne sais pas entre sentiment d’appartenance et devoir de conformité » (5) Les prénoms ou pseudonymes des YouTubeuses ont été modifiés. (6) Les « boules » désignent les seins en québécois. Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 40 Parcours adolescents : expériences et représentations
(Balleys, 2017, p. 58). L’inscription dans un collectif ce que comprend un garçon comme tous les garçons. masculin ou dans un collectif féminin constitue ainsi le Dans une société mondialisée et cosmopolite, l’apparte- principal ressort de la demande de reconnaissance exprimée nance de genre joue un rôle rassembleur car elle permet par les adolescentes et les adolescents sur YouTube, de délimiter une forme de « nous » qui se dessine face à comme s’il s’agissait de la dimension d’appartenance un « eux » clairement identifié. D’ailleurs, les orientations identitaire la plus intégratrice socialement, à cette période et les identités sexuelles différentes de la norme hétéro- de la vie. sexuelle sont l’objet du même processus d’identification collective : les homosexuels et les transsexuels (par exemple) Conclusion se retrouvent autour de discours communs, construits sur Les usages adolescents des médias sociaux sont inscrits dans le partage d’un vécu qui se veut spécifique à un « nous » un contexte de socialisation différentielle qui les précède communautaire (Raun, 2012) et exclusif. La figure de et les dépasse. Un double standard y est en vigueur, tout l’altérité est continuellement présente dans les discours des comme dans les classes d’école, les cours de récréation, adolescents sur YouTube, qu’elle désigne un groupe social les familles ou dans les espaces de sociabilité juvénile. dominant ou non. Le principe énoncé est que les indi- Les pratiques de mises en scène de soi et de son corps vidus ne partageant pas la même appartenance identitaire en ligne sont ainsi liées aux normes qui régissent les ne peuvent comprendre l’expérience vécue des membres comportements sexués hors ligne. Les pratiques de sexting de la communauté. C’est donc bien la quête de soi à travers entre adolescents démontrent de manière particulièrement une communauté de semblables qui est entreprise en significative les contraintes sociales qui s’exercent sur les ligne, exprimée par des demandes de reconnaissance jeunes vis-à-vis de la gestion de leur identité de genre. sociale ciblées. Les individus cherchent à s’affilier à des Alors que l’expression de la sexualité des filles est soumise niches identitaires auxquelles ils se sentent appartenir, au contrôle et aux jugements moraux de toutes sortes plutôt qu’à découvrir des manières différentes d’être et de d’acteurs (pairs, parents, éducateurs, médias), les garçons penser. sont confrontés à l’impossibilité de se montrer sentimentaux ou indisponibles sexuellement. Les usages adolescents des médias sociaux sont une fenêtre sur les processus de socialisation contemporains. La recherche montre que la dimension de la représentation, Ils cristallisent la nécessité, pour chaque individu, de se importante sur les médias sociaux, exacerbe des attitudes penser, de se construire et de se présenter socialement et des affirmations de soi axées sur le genre. Être un garçon comme un sujet possédant une identité singulière, iden- ou être une fille est une caractéristique identitaire qui se tité qu’il a la capacité d’énoncer et d’affilier à des appar- maîtrise et se problématise aujourd’hui plus volontiers tenances sociales. Derrière des discours axés sur une que l’appartenance politique, religieuse ou nationale. Elle forme d’individualité, les adolescents et les adolescentes présente également l’avantage de favoriser l’identification sont sans cesse préoccupés de leur « normalité », c’est-à-dire à un vécu commun et la fixation de balises rassurantes : de leur conformité aux normes inhérentes aux différentes voici ce que vit une fille comme toutes les filles, voici que communautés d’appartenance dont ils se revendiquent. Revue des politiques sociales et familiales n° 125 - 3e et 4e trimestres 2017 41 Parcours adolescents : expériences et représentations
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