L'HYBRIDATION DES PRATIQUES DE GRH À L'INTERNATIONAL PAR LE TRUCHEMENT DE L'ETHNICITÉ EN AFRIQUE
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051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page51 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX L’HYBRIDATION DES PRATIQUES DE GRH À L’INTERNATIONAL PAR LE TRUCHEMENT DE L’ETHNICITÉ EN AFRIQUE Cet article met au jour le fait que les pratiques de GRH à l’interna- tional des firmes multinationales (FMN) en Afrique peuvent recevoir un éclairage nouveau si l’on mobilise le concept d’ethnicité. Les investigations ont été menées dans trois filiales camerounaises de FMN fran- çaises. Les données empiriques analysées montrent que les réalités cultu- relles locales influencent fortement l’application des politiques de GRH décidées par le siège. Les résultats démontrent la nécessité d’ouvrir des espaces, où va s’insérer la dimension ethnique dans les pratiques quoti- diennes de GRH. L’article propose d’ancrer l’ethnicité dans le débat sur l’hy- bridation des pratiques GRH à l’international, comme une source d’avantage compétitif, en la considérant non pas comme un compromis coûteux mais plutôt comme un compromis nécessaire. Par Suzanne Marie APITSA* L e développement international des entreprises, locaux et les firmes multinationales (FMN). L’analyse renforcé par la mondialisation, affecte les pra- de la littérature relative à la GRH à l’international tiques de gestion des ressources humaines montre un tiraillement entre le besoin d’une harmo- (GRH). Cet engagement modifie les interactions nisation à l’échelle globale et celui d’une adaptabilité entre les environnements institutionnels et culturels aux particularismes locaux (BREWSTER et SPARROW, 2008). Cette réflexion ouvre le débat sur les perspec- tives d’évolution des pratiques de gestion des FMN * Docteur ès Sciences de Gestion – Chercheur à l’Université du Havre (NIMEC-Le Havre) – Intervenante à l’EMN de Caen dans le cadre du présentes à l’étranger vers la recherche d’un compro- cours de management interculturel en contexte africain. mis entre convergence et divergence nationales. GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113 51
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page52 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX Dans cet esprit, cet article met au jour le statut que la gestion quotidienne des hommes. L’objectif est pourrait avoir l’ethnicité dans les pratiques de GRH d’identifier les éléments culturels des groupes ethniques des FMN implantées en Afrique. Chaque pays afri- qui agissent dans les trois cas étudiés. Les résultats de cain est une mosaïque d’ethnies qui sont chacune por- nos investigations montrent les limites de la GRH eth- teuses de valeurs culturelles spécifiques. Selon toute nocentrique adoptée par les FMN de notre étude en vraisemblance, la FMN implantée sur ce continent raison des éléments constitutifs de l’ethnicité. De ce n’échappe guère à cette diversité. Cette singularité cul- fait, les filiales relativisent l’application qui se veut turelle interroge, plus globalement, sur la place du stricte des politiques de GRH définies par leur siège. particularisme culturel africain dans les pratiques de La première partie de notre article présente l’éclairage GRH des FMN. Ces FMN sont-elles imperméables théorique mobilisé pour justifier notre objet de ou sourdes aux réalités culturelles locales ? La dimen- recherche. La seconde est consacrée à l’analyse et à la sion de l’ethnicité peut-elle trouver une place de choix discussion des résultats de notre étude. La conclusion dans le débat entre convergence et divergence des pra- présente les implications de notre recherche. tiques de gestion qui anime la littérature ? Il ne s’agit pas ici de trancher le débat d’opposition entre le cou- rant universaliste et le courant de la contingence, mais LA GRH À L’INTERNATIONAL : plutôt de dépasser cette opposition duale et de pro- ENTRE CONVERGENCE ET ADAPTATION longer le débat via un concept, celui de l’ethnicité, qui DES PRATIQUES est une dimension orpheline de l’entreprise, et ce, même en Afrique. La littérature en GRH à l’international marque un Dans cette première partie, après le rappel des spécifi- faible intérêt pour la question ethnique (MUNCHERJI cités de la GRH à l’international, nous nous intéresse- et GUPTA, 2004). Les travaux récents qui analysent la rons au cadre théorique néo-institutionnel transposition des pratiques de gestion des FMN en (DIMAGGIO et POWELL, 1991) et nous apporterons Tunisie récusent la rigidité des standards internatio- des éléments d’éclairage sur le concept d’ethnicité. naux des pratiques de GRH (YAHIAOUI, 2010). Si cette auteure propose aux multinationales une sorte Les spécificités de la GRH à l’international de compromis pour dépasser l’adaptation des pra- tiques RH et converger vers le concept d’hybridation, La GRH à l’international s’est développée dans le elle ne s’intéresse pas pour autant aux aspects culturels champ du management international, qui est dominé spécifiques. De l’exploration de la littérature consa- par les travaux nord-américains. Le cadre conceptuel crée au management en Afrique, on a le sentiment proposé met en exergue le débat sur la convergence vs que la question ethnique est traitée de façon mineure, divergence des pratiques de gestion. La problématique qu’elle est considérée comme une corvée ou un fac- consiste à savoir si les filiales de firmes multinationales teur de régression sociale et économique du continent implantées à l’étranger doivent fonctionner selon le (EASTERLY et LEVINE, 1997). Or, elle devrait être fon- modèle de la maison-mère ou, au contraire, s’adapter damentale dans chaque étude de cas. Pourquoi aux spécificités locales. Deux thèses s’opposent : l’uni- constate-t-on un tel désintérêt vis-à-vis de la dimen- versalisme et la contingence. La thèse universaliste sion ethnique dans la GRH à l’international, et plus prône d’adopter les mêmes pratiques, qui sont dites particulièrement en Afrique ? Très développé dans les les « bonnes pratiques », et les mêmes outils de ges- sciences sociales, le concept d’ethnicité connaît une tion, quel que soit le pays d’implantation. Cependant, lente mobilisation dans les travaux en sciences de ges- l’analyse de la littérature montre que, pour une ges- tion. Le concept serait-il trop sensible ou serait-il tout tion efficace, la recherche des best practices peut appa- simplement oublié ? La plupart des travaux portant raître certes logique, mais elle se heurte aux spécifici- sur l’Afrique et s’intéressant au lien existant entre cul- tés culturelles des pays d’implantation (BARMEYER et ture des groupes ethniques et entrepreneuriat, se foca- MAYRHOFER, 2002) ; il est donc nécessaire de les lisent sur ses effets négatifs. Dans le domaine du mar- adapter au contexte (HOFSTEDE, 2001 ; D’IRIBARNE, keting, les recherches s’intéressent plutôt au compor- 2003). Malgré le mérite de cette approche culturelle, tement d’achat des groupes ethniques. Avec le déve- le comportement, l’autonomie, l’interaction des loppement des travaux en management interculturel, acteurs et les aspects institutionnels restent négligés au certains auteurs prennent le contre-pied des profit des stéréotypes nationaux. Les interactions recherches antérieures et présentent l’ethnicité comme entre les acteurs en milieu de travail constituent l’es- un élément à mobiliser pour assurer le succès des sence des rationalités des individus. La firme multina- entreprises (KAMDEM et FOUDA ONGODO, 2007). tionale constitue un lieu de confrontation et d’inté- Pour répondre aux interrogations soulevées dans cet gration socioculturelle, puisqu’elle accueille des article, notre étude empirique analyse la GRH de trois hommes porteurs de valeurs et de croyances diverses filiales camerounaises de firmes multinationales sur les plans social, ethnique, religieux, idéologique, (FMN) françaises sous les angles du recrutement et de générationnel, etc. Ces diversités peuvent s’avérer dif- 52 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page53 SUZANNE MARIE APITSA ficiles à gérer, si la FMN cherche à transmettre à ses S’appuyant sur ce cadre institutionnaliste, Kostova membres une culture d’entreprise globale. Cette der- (1999) identifie trois niveaux d’analyse : le pays, l’or- nière peut en effet nier les marges de liberté d’indivi- ganisation et l’individu, et elle y intègre la notion de dus marqués par une culture qui leur est propre contexte qui, selon elle, influence la firme. Trois types (SAINSAULIEU, 1997). De même, une forte centralisa- de contextes (social, organisationnel et relationnel) tion (siège de la firme) a des implications sur la ges- sont étudiés pour mettre en évidence la relation entre tion de la diversité culturelle (CROZIER et FRIEDBERG, la maison-mère et ses filiales au regard de leur envi- 1977). Pour ces auteurs, les acteurs sociaux disposent ronnement. Ces éléments trouvent sens dans notre d’une certaine autonomie de gestion qui peut article. contraindre leur rationalité. Ils agissent sur l’organisa- En Afrique, certains travaux s’appuient sur ce cadre tion, soit en en modifiant le cadre formel, soit en institutionnaliste et expliquent que la rationalité des infléchissant le fonctionnement de celle-ci pour acteurs et leurs choix sont fortement contraints par résoudre les problèmes concrets qu’ils rencontrent au des règles de nature sociétale. À ce sujet, l’insertion quotidien ou pour satisfaire leurs intérêts individuels. d’une filiale dans un contexte caractérisé par une Dans une perspective institutionnaliste, le manager de diversité d’ethnies et de cultures peut constituer une la filiale est au centre d’une tension stratégique entre pression locale supplémentaire. Force est pourtant de les demandes d’intégration globale et celles de réacti- constater que peu de recherches s’intéressent à la vité locale. Il doit mettre en place un ensemble d’ou- dimension de l’ethnicité. tils d’intégration pour gérer la filiale mais, dans le même temps, il subit les pressions des environne- L’ethnicité, de quoi parle-t-on ? ments culturels et institutionnels du lieu d’implanta- tion qui lui imposent d’adapter les outils de gestion. Le concept d’ethnicité est dérivé du mot grec ethnie Pour comprendre cette dualité, nous allons mainte- qui désigne, dans son sens premier, l’ensemble des nant présenter les comportements adoptés par les peuples non civilisés (les sociétés exotiques), puis, plus FMN objets de notre étude. largement, les groupes humains vivant ensemble (FENTON, 2010). Assimilé aux termes de tribu, race, L’analyse institutionnelle des FMN présentes peuple et nation, ce mot va être discuté avec viru- à l’étranger lence, voire même condamné, par les socio-anthropo- logues. En effet, la critique scientifique pointe son La dualité institutionnelle à laquelle font face les sens primitif et l’absence de stabilisation de sa signifi- FMN a conduit DiMaggio et Powell (1991) à identi- cation. Elle relève qu’il s’agit d’un mot fourre-tout fier trois types d’isomorphismes qui influencent leur qu’utilisent les acteurs pour désigner de façon plus ou environnement à l’étranger. moins claire leurs intérêts communautaires, leurs liens Le premier est de type coercitif. Il se manifeste dans la de proximité culturelle locale, d’affection ou de relation maison-mère et filiales. Il en découle des pres- parenté (prise dans son acception la plus large). sions à la fois formelles et informelles. Il peut prendre Malgré cette critique, nous prenons appui sur ce fait la forme de reportings ou de pratiques imposées par le social qui caractérise les pays africains, dont le siège. Il est le résultat des attentes culturelles de la Cameroun, pour argumenter notre réflexion. Les firme, par exemple la culture du groupe. populations de ces pays ont recours au mot ethnie, qui Le second est d’ordre mimétique. Il relève de l’adap- fait partie du vocabulaire de tous les jours, et l’utili- tation de la firme à son environnement au travers de sent pour traduire une notion mal définie, plus que la diffusion de pratiques légitimes et similaires à celles pour exprimer une conflictualité. Ainsi, l’ethnie cor- de ses concurrents pour assurer sa compétitivité dans respond à une entité instable et désigne un groupe un contexte d’incertitude importante. De ce fait, il humain qui partage un nom, des coutumes, des peut être conduit à la fois de façon directe (l’échange valeurs, une religion et une langue qui lui sont pro- des meilleures pratiques) et de façon indirecte (par le pres, formant ainsi un ensemble relativement homo- transfert de salariés, le flux des expatriés). gène se référant à une histoire et à un territoire parta- Enfin, le troisième est de type normatif. Il correspond gés (AMSELLE et M’BOKOLO, 1999). aux acteurs qui appliquent les normes collectives dans C’est dans ce débat sur l’ethnie que le concept d’eth- le cadre de leur activité professionnelle. nicité (ethnicity) émerge pour connoter la réalité de la Scott (2001) s’inspire de ces diverses formes de pres- diversité culturelle humaine aux États-Unis (WARNER sions isomorphes pour expliquer que les institutions et SROLE, 1945). Il est mobilisé pour l’étude des phé- sont véhiculées à travers différents canaux (cultures, nomènes de migration de populations d’origines et de structures et routines) et opèrent à divers niveaux de cultures différentes et de leurs relations avec les autres compétences. Il affirme que ces institutions se compo- peuples du pays d’accueil. En sciences sociales, il sent de structures cognitives, normatives et régula- apparaît dans la littérature française dans les années trices, qui produisent de la stabilité et donnent sens 1980. Il n’a pas en France le même écho qu’il a chez aux comportements sociaux. les Anglo-Saxons, cela tient au fait qu’en France, ce GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113 53
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page54 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX concept est souvent nié au nom du dogme de l’unité À ce titre, le Cameroun, une Afrique en miniature, nationale et de l’hégémonie linguistique (« la avec près de 250 ethnies, présente la particularité République est une et indivisible ») (POUTIGNAT et d’être un terrain d’investigation favorable pour répon- STREIFF-FENART, 2002). Cependant, suite aux dre aux attentes de notre recherche. Notre étude émeutes de 2005 qui ont embrasé les banlieues fran- empirique que nous allons maintenant vous présenter çaises et à l’émergence des débats sur la diversité, le ouvre un champ d’appréciation et de discussion en la thème resurgit dans l’univers politique français matière. comme une construction instrumentalisée à des fins politiques, économiques et sociales et se manifeste même dans la gestion administrative du pays. Concrètement, cela se traduit par une politique de L’ÉTUDE EMPIRIQUE reconnaissance et d’intégration des minorités eth- niques dans les institutions ou organisations au nom du respect de l’égalité des chances, des droits. Cela L’étude empirique que nous avons réalisée examine les étant, ce terme est toujours tabou dans l’espace public politiques de GRH mises en œuvre par trois filiales français, car il est associé aux notions de communau- camerounaises de trois firmes multinationales fran- tarisme, de conflictualité et de discrimination. En çaises, des filiales que nous nommerons dans la suite Afrique, bien que le terme d’ethnicité soit présent, de cet article : FC1, FC2 et FC3. sans complexe, dans toutes les sphères de la société, il Les trois firmes étudiées sont des leaders mondiaux a longtemps été considéré comme l’expression d’un dans leur secteur d’activité respectif (la banque, l’assu- certain sous-développement. Selon Kamdem et Fouda rance et le transport/logistique). Nos investigations Ongodo (2007), il est perçu comme la survivance ont été menées au cours des années 2007 et 2008 sur d’un comportement identitaire ethnocentrique qui des périodes de trois mois, puis de deux mois. La fait obstacle en Afrique à toute construction natio- méthodologie de recherche retenue est qualitative. Les nale, et à son développement économique et techno- données recueillies sont issues de soixante entretiens logique. Face à l’échec constant des réformes écono- semi-directifs réalisés auprès de différents acteurs miques et institutionnelles engagées, le recours à ce (dirigeants expatriés, cadres supérieurs et intermé- concept est apparu nécessaire pour assurer l’adéqua- diaires locaux, subalternes), d’une observation non tion entre les réformes démocratiques et institution- participante et de l’exploitation de sources documen- nelles et le contexte socio-culturel local. taires. Les questions posées concernaient les différents Dans son acception première (c’est-à-dire américaine, axes de la GRH : recrutement, formation, évaluation, l’ethnicity), l’ethnicité relève du processus d’organisa- communication, mobilité internationale et gestion tion des relations sociales à partir des différences cul- des carrières. Pour identifier les éléments de l’ethnicité turelles et désigne l’appartenance à un groupe autre et ses effets sur le travail au quotidien des acteurs, que celui des anglo-américains. Pour Michaud (1978, nous nous sommes centrée sur le thème de la diversité p.115), l’ethnicité est « la conscience d’appartenance à culturelle. En demandant aux informants ce que un groupe ethnique ». Ce groupe justifie d’une culture représente pour eux la diversité culturelle au sein et d’une identité propres qui lui permettent de se défi- d’une entreprise, et plus particulièrement de la leur, nir par rapport à un autre groupe dans leurs interac- nous avons pu entrer directement dans le vif du sujet, tions mutuelles. Les individus y sont liés par la qui est celui de l’ethnicité. Ensuite, pour approfondir croyance subjective ou objective d’appartenir à une la question posée et éviter que les participants se can- communauté d’origine fondée sur une langue, une tonnent à un seul point de vue, nous avons utilisé des religion et sur des valeurs spécifiques qui se traduisent relances du type : « Pourriez-vous m’en dire plus ? » en comportements. La signification donnée au terme « Pourriez-vous me donner un exemple ?». Nous avons ethnicité oscille entre culture et identité ; le premier pris le soin lors de chaque entretien d’insister sur sens renvoie à la notion d’héritage, le second à une notre choix d’opter pour le statut d’observateur non construction dynamique. Dans ce dernier sens, nous participant, de préciser l’objectif scientifique et uni- considérons l’ethnicité comme l’identité d’un groupe versitaire de notre recherche et nous avons veillé à d’individus se reconnaissant lui-même mais aussi dans toujours garder une certaine neutralité vis-à-vis des le regard de l’autre, comme appartenant à une com- informants de façon à préserver la fiabilité des don- munauté partageant la même langue, la même reli- nées recueillies. Notre immersion nous a permis de gion, les mêmes valeurs, croyances, coutumes, tradi- pointer certains éléments de l’ethnicité et sa relation tions et modes de vie. Ces différents traits imprègnent avec un phénomène d’absentéisme affectant certains les comportements des individus et conditionnent salariés, le vendredi. Nous avons pu alors rebondir sur leur existence. Dans l’entreprise, les individus agissent une série de questions non prévues initialement dans dans un contexte de socialisation culturelle. Leur notre guide d’entretien : « Comment pouvez-vous expli- façon de penser, d’agir et de percevoir la réalité est dif- quer ces absences fréquentes le vendredi ?», « Qu’est-ce férente et prend sens au travers de leur culture propre. que cela implique en matière de GRH ?». 54 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page55 SUZANNE MARIE APITSA Notre processus de recherche s’inscrit dans une rents points permettent de mesurer l’écart existant démarche de raisonnement abductif qui éclaire les entre les politiques affichées et les pratiques réelles de logiques culturelles observées dans ces filiales. GRH face aux réalités culturelles locales. L’analyse des données est faite par le biais d’une codi- Le tableau 1 ci-dessous restitue la synthèse de ces poli- fication réalisée a posteriori afin de pouvoir faire émer- tiques RH qui va nous servir à répondre aux interro- ger des catégories de sens nouvelles et inattendues. gations évoquées dans cet article. Cette opération de catégorisation a été réalisée De l’analyse de ce tableau (avec quelques nuances tou- manuellement (c’est un choix délibéré de notre part) tefois), il ressort clairement une convergence des dis- du fait qu’elle permet de capturer des sensibilités et positifs formels RH mis en place dans les trois FC. Le des nuances fines à partir des données collectées, et management par objectifs, qui donne plus d’autono- d’aboutir à une description et à une explication qui mie à chaque niveau hiérarchique, est impulsé par les donnent sens aux éléments de l’étude. Un double sièges des trois FMN au niveau de chacune de leur codage a été réalisé pour fiabiliser les résultats. filiale locale. Analysons et discutons maintenant l’activité de recru- « Les objectifs sont toujours venus de la maison mère… » tement et la gestion quotidienne des hommes au sein (FC1). des trois filiales camerounaises de notre étude. « La direction générale valide avec le groupe les objectifs proposés lors d’un séminaire organisé en Europe. Il arrive Présentation des politiques de GRH des trois filiales très souvent que le groupe prenne des positions quelque camerounaises étudiées peu différentes des nôtres » (FC2). « Nous avons tous les yeux fixés sur l’atteinte de nos objec- Les données du terrain font apparaître les catégories tifs, qui sont chaque fois déclinés formellement à la direc- de sens qui définissent les éléments de coordination et tion locale pour permettre de piloter la productivité » de contrôle de la GRH dans les trois filiales étudiées : (FC3). style de management, organisation globale de la RH, Les résultats de notre étude mettent aussi en évidence dotation en postes clés, formalisme des procédures l’aptitude de chaque siège à aligner les outils de ges- appliquées et outils de recrutement utilisés. Ces diffé- tion de leurs filiales sur les leurs. Critères FC1 FC2 FC3 Secteur d’activité Banque Assurance Transport/logistique Effectif des salariés 600 100 1 102 Style de management Management par objectifs (MPO) Organisation de la – Expatriés présents au sein de la direction locale GRH par le siège – Centralisation – Formalisme – Harmonisation – Standardisation – Lettre d’objectifs ; individualisation des objectifs – SIRH - Reporting Dotation de postes DRH – Directeur général adjoint – Directeur général adjoint clés réservés aux – DRH – DRH cadres locaux Rôle du DRH – Vérifier et valider les besoins en matière RH – Renforcer la culture du groupe (accueil et intégration des nouvelles recrues) Outils : Appels d’offres - Fiches de postes - Entretiens Externalisation – Recrutement en interne privilégié – Forum – Présélection par le DRH – Postes à responsabilité Recrutement – Cabinet de la filiale – Entretien préliminaire réa- confiés à des cadres locaux – Postes à responsabilité lisé par un cabinet privé après validation du DRH confiés à des cadres – Entretien final par le DG locaux après validation du DRH Tableau 1 : Les politiques GRH des trois filiales camerounaises (FC) étudiées. Tableau élaboré à partir des informations résultant des entretiens, de l’observation et de l’exploitation de sources docu- mentaires. GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113 55
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page56 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX « Au niveau du siège, on essaye, autant que faire se peut, vous recrutons ici ce n’est pas la société locale, mais c’est d’harmoniser les outils de travail » (FC1). un groupe ». « N’importe où l’on se trouve dans le monde, les filiales Cette culture d’entreprise globale est discutée dans la de la société doivent avoir le même standard de gestion » littérature, car elle produit de la rigidité dans le sens (FC2). où elle exerce une pression sur les micro-cultures « Pour les pays où nous opérons, nous avons harmonisé locales (ethnicité) qui à leur tour vont chercher à nos pratiques et méthodes pour saisir toutes les opportu- influencer le management imposé. Nos résultats révè- nités qu’offre ce mode de gestion » (FC3). lent que ce management ouvre des interstices dans les- Le système d’information des Ressources Humaines quels viennent s’insérer des éléments de l’ethnicité au (SIRH) et le reporting mis en place participent de niveau du recrutement et de la gestion quotidienne cette harmonisation et de cette standardisation, et ser- des hommes. vent aussi à contrôler les activités locales. « C’est Paris qui gère les accès aux logiciels et contrôle à Les politiques de recrutement dans les FC face chaque seconde ce que nous faisons et nos résultats ». aux réalités culturelles ethniques locales « La seule chose qui agace parfois les gens, c’est l’impor- tance [accordée aux] reportings ».” Dans les trois FC étudiées, les résultats montrent que L’ensemble de ces éléments rejoignent la littérature la pratique du recrutement a toujours été imprégnée sur la volonté des FMN de mener les mêmes poli- de l’ethnicité à travers diverses dimensions : lien fami- tiques dans leur filiale locale de façon à maintenir une lial, origine ethnique, valeurs relationnelles, mœurs, certaine cohérence avec les objectifs du groupe. C’est solidarité et entraide, respect des traditions. À l’ori- un management ethnocentrique caractérisé par une gine, les outils et les procédures n’étaient pas formali- forte centralisation des décisions et une standardisa- sés et le recrutement était entièrement délégué, en tion des outils de gestion. Confortés par la dotation toute logique, au DRH. Durant toute cette période, de postes clés qui leur sont réservés, les expatriés le phénomène ethnique est très visible dans les pra- constituent pour chaque siège le levier efficace de tiques de recrutement des trois FC étudiées. coordination et de contrôle des activités au niveau « Avant, on pouvait vous dire qu’il n’y avait aucun res- local. Nous en déduisons un comportement iso- sortissant de telle région ici ». morphe de type coercitif du siège vis-à-vis de sa filiale « Mais vous avez des sociétés où le DRH fait la pluie et camerounaise, au sens de DiMaggio et Powell (1991) le beau temps. Ainsi, un des directeurs africains d’une pour qui l’objectif est d’insuffler au personnel local la société s’est retrouvé avec toute sa famille dans la société ». culture du groupe. Le DRH est garant de la transmis- C’est ce que Kamdem et Fouda Ongodo (2007) qua- sion de celle-ci aux nouvelles recrues. lifient de prolongement de la « cité villageoise ». Le « On a une séance d’imprégnation où on lui [le nouvel recruteur donne la priorité aux personnes appartenant embauché] rappelle les valeurs du groupe. Lorsque nous à la même ethnie que lui. © Charles Mahaux/ TIPS-PHOTONONSTOP « Les résultats montrent que la pratique du recrutement a toujours été imprégnée de l’ethnicité à travers diverses dimensions : lien familial, origine ethnique, valeurs relationnelles, mœurs, solidarité et entraide, respect des traditions. », le lamido (chef traditionnel) Mohamadou Hayatou Issa lors de la fête de l’El Kébir, Ngaoundéré (Cameroun). 56 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page57 SUZANNE MARIE APITSA Puis, les outils et procédures de recrutement ont été à des cabinets externes) au sein des filiales FC1 et formalisés sans pour autant être toujours utilisés au FC2. Ce dispositif laisse entendre un effet de mode de regard de la réalité observée dans les FC étudiés. Les nature mimétique (DIMAGGIO et POWELL, 1991) et appels à candidatures ne sont pas largement diffusés traduit a priori une volonté de moderniser les outils et de façon à ne pas atteindre le grand public : le les procédures de recrutement. Or, nos résultats indi- « bouche à oreille » devient l’outil d’excellence pour quent que ce dispositif ne remplit pas pleinement son gérer les appels d’offres. rôle, car il n’est en aucun cas imposé comme un préa- « Donc, ce que nous ne faisons pas, et peut-être faut-il le lable à tout recrutement (FC1). En outre, dans le cas mentionner, c’est des appels d’offres que l’on diffuse, je de la filiale FC2, l’externalisation, un outil voulu par dirais de manière publique, dans les journaux, universi- le siège pour assurer le recrutement, est à notre sens tés… » un moyen pour contourner « l’ethnicisation » des « C’est de bouche à oreille que j’ai appris qu’il y avait un embauches, qui pourtant persiste alors même que poste vacant ». l’outil considéré est bien utilisé. Vient le moment où le DRH n’est plus le recruteur. « Si le cabinet nous envoie des candidats, et c’est déjà Cette tâche est déléguée aux responsables de service arrivé, des candidats de la même ethnie, c’est à nous de le (c’est le cas dans les filiales FC1 et FC3) ou est confiée gérer. La préoccupation pour nous étant de trouver parmi à un cabinet de recrutement externe (cas de la filiale ces candidats ceux qui correspondent à notre besoin ». FC2). Si la sélection par le cabinet de candidats présentant « La sélection peut se faire via un cabinet, tout comme une même origine ethnique semble ne pas poser de elle peut être directe (interne), c’est-à-dire à travers les problème dans le cas considéré, on peut malgré tout y entretiens que nous faisons sur place au sein de nos diffé- voir un contrecoup d’un mode de management ne rents services » (FC1). prenant pas en compte les réalités locales et niant « Disons déjà que le DRH ne peut pas recruter sans que toute marge de liberté pour les acteurs. nous ne marquions notre accord. Ça c’est le préalable » (FC2). L’expression de l’ethnicité dans le recrutement : « Le recrutement est assuré par le chef de service » (FC3). une réalité culturelle effarante ? Malgré les choix opérés, la référence à l’ethnie conti- nue d’interférer et sert de façon informelle de critère Au Cameroun (mais il en est de même dans le reste de de sélection. l’Afrique), la famille revêt un sens particulier : elle est « Quand vous avez deux candidats, un qui a 13/20 et une donnée élargie qui s’étend aux parents, frères, l’autre qui a 12/20, vous préférez prendre celui qui a sœurs, cousins et cousines, oncles et tantes, beaux- 12/20, parce que vous vous dites bon, déjà il a 12, ce qui frères, beaux-parents, etc. En dépit des procédures et n’est pas si mal, et en plus c’est un membre du village ». outils de recrutement mis en place, les responsables Le lien ethnique influence le choix du recruteur qui locaux reproduisent une attitude paternaliste qui est face à une dualité : d’un côté, il doit respecter les conduit à recruter uniquement des membres de leur règles formelles de recrutement décidées par le siège, propre famille, que ceux-ci soient peu ou pas du tout mais, de l’autre, il est confronté à sa réalité ethnique qualifiés, pour exécuter des tâches qui exigent pour- qui s’impose et devient incontournable. Dans le cas de tant, aux dires mêmes des informants de justifier de la filiale FC2, le directeur général, un expatrié, qui réelles compétences. intervient dans la procédure de recrutement, pense « Les familles camerounaises sont essentiellement [dans pouvoir par son contrôle limiter l’interférence du cri- une logique] de “1 personne pour 20”. Ceux qui travail- tère ethnique dans l’embauche. lent doivent nourrir 20 personnes. Au lieu d’avoir à « Je fais la chasse. Vraiment, je préviens le DRH. Si je nourrir 20 personnes, je préfère réussir à faire travailler m’aperçois qu’il y a des recrutements ethniques, et ça finit un ou deux membres de ma famille pour que nous soyons toujours par transparaître, par transpirer parce que les trois ou quatre à travailler pour pouvoir [subvenir aux gens parlent toujours, je le préviens. C’est son poste qui est besoins] de cette famille. Ça c’est vraiment en toute hon- alors en jeu ». nêteté que je le fais. Seulement tout ça s’opère au détri- « Je ne veux pas qu’on recrute parce que c’est le frère du ment de la compétence ». village, parce que c’est le copain de machin ». « Si tu travailles et que tu ne recrutes pas un membre de Il n’est pas toujours facile de neutraliser complète- ta famille, tu auras des problèmes avec les parents. Ils ment l’élément ethnique dans le processus de recrute- vont même te maudire. En Afrique, tu as tout sur ta tête. ment. Mais, au contraire, si tu le fais, ils vont te valoriser socia- lement dans le village, et ils te donneront un certain rang L’externalisation du recrutement : un effet de mode, et, puis, on dira qu’il a beaucoup fait pour la famille, le de modernité ou une chasse à l’ethnicité ? village ». Cette pratique du recrutement de proches a été Les résultats de notre étude ont révélé l’existence d’un décriée dans la littérature qui voit en elle un obstacle dispositif d’externalisation du recrutement (le recours à l’esprit et à la rationalité d’entreprise. Le résultat de GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113 57
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page58 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX © Charles Mahaux/ TIPS-PHOTONONSTOP « Au Cameroun (mais il en est de même dans le reste de l’Afrique), la famille revêt un sens particulier : elle est une donnée élargie qui s’étend aux parents, frères, sœurs, cousins et cousines, oncles et tantes, beaux-frères, beaux-parents, etc. » (Ngaoundéré – Cameroun). notre étude pointe les pressions sociales et commu- tation ethnique. Les résultats de notre étude soulèvent nautaires auxquelles doivent faire face les individus. Il là une problématique quelque peu préoccupante : met en exergue une tradition de solidarité et d’en- l’élément familial lié à l’ethnicité peut s’avérer parfois traide qui oblige l’individu envers sa famille. En cas de limitatif. manquement à cette « obligation », il court le risque d’être rejeté par sa propre famille et par sa commu- La gestion quotidienne des hommes et la prise nauté. À l’inverse, le respect de ces traditions le valo- en compte de l’ethnicité rise socialement. En revanche, ce recrutement peut être mal perçu par Nos résultats montrent que l’ethnicité est souvent les autres collaborateurs ou faire l’objet d’une suspi- prise en compte de façon informelle par les dirigeants cion avec le risque de voir l’ambiance au travail se expatriés non seulement pour opérer des recrutements dégrader. de cadres supérieurs locaux mais aussi dans la gestion « Dès que l’on recrute, le premier réflexe, c’est de dire que quotidienne des équilibres ethniques. si ce candidat a été porté à ce poste par X, c’est parce qu’il est de son ethnie, c’est comme ça que les gens [raisonnent] L’origine ethnique : un vecteur informel ici. On est arrivé à des situations tellement difficiles que dans l’attribution des postes à responsabilité la personne [recrutée] n’en pouvant plus de l’étiquette qui lui était [accollée], du préjudice qui était porté à ses com- L’observation des pratiques montre que les entretiens pétences, a décidé de démissionner. Voilà en réalité un de recrutement des cadres laissent apparaître une mobi- impact qui est plus que banal ». lisation insidieuse du critère ethnique, dès lors que la Cette attitude trouve écho dans les travaux de Henry déclinaison de l’origine ethnique des candidats est sol- (2003) et prend sens dans l’expression d’une culture licitée dans l’attribution des postes à responsabilité. mentale locale des individus qui les amènent à soup- « Il y en a que l’on reconnaît comme travailleurs, très tra- çonner tous les actes, bons comme mauvais, de la vie vailleurs même, il y en a qui à la limite déshonorent leur professionnelle ou privée. Il n’y a donc rien d’anodin fonction. Il y en a que l’on reconnaît comme étant de ni même d’étonnant à voir un recrutement qui aurait bons gestionnaires, il y en a d’autres que l’on reconnaît respecté les procédures et le profil souhaité pour le comme assez disciplinés, respectueux. Tout cela dépend en poste à pourvoir, être suspecté de collusion à conno- fait de leur culture ». 58 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113
051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page59 SUZANNE MARIE APITSA « Quand tu vois un blanc arriver ici, s’il a été conseillé « Je suis très tolérant pour tout ce qui est des obsèques et avant, il va te demander si tu es Bamiléké ou quoi ? Ils autres [cérémonies]. Ça fait partie de la culture afri- aiment toujours poser des questions comme ça. » caine, ainsi pour certains collaborateurs qui ont des En étudiant les fiches des répondants travaillant dans obsèques le vendredi, je dis oui sans problème et je leur les trois filiales étudiées, on constate une surreprésen- présente toutes mes condoléances ». tation ethnique pour certains postes à responsabilité. Cet absentéisme toléré dans les trois FC étudiées Lorsque l’on interroge les acteurs de terrain sur ces s’adosse à un sens aigu de la famille (dans son accep- choix, ils restent assez réservés et pointent les pres- tion la plus large) et à la force qui s’attache aux rites sions politiques subies ou les résultats attendus. traditionnels au Cameroun. La participation à ces « Au jour d’aujourd’hui, effectivement, embaucher une rites traduit la solidarité, l’entraide et le respect des cousine parce que le beau-frère est au chômage, c’est ok. traditions, et renforce le lien social. Or, la méconnais- Mais je pense plutôt à la personnalité et au haut digni- sance de ces mœurs et traditions peut engendrer des taire de l’État, au politique, au député ou à tout autre, tensions entre les salariés relevant de cultures diffé- qui moyennant un éventuel service futur, vous dit qu’il rentes. faut embaucher sa nièce, et puis c’est tout. Et on fera plus « L’importance ici de la mort, du décès dans une famille. pour des gens, des personnalités comme ça, que pour un Il y a des cérémonies importantes : la veillée du premier cousin du village. Le ministre, le député ou l’industriel soir, la veillée du second soir, la levée de corps, la cérémo- important, on saura en temps et en heure lui demander nie à l’église, à la cathédrale, au temple ou ailleurs, et un retour d’ascenseur ». puis l’inhumation, et enfin la collation. Alors évidem- « Ça peut aussi être en amont que l’on décide que pour ment, si l’on est un bon parisien et que l’on découvre ça, telle activité de la FMN, il vaut mieux telle tribu pour on va se dire quel temps perdu. C’est un peu incompré- pouvoir la gérer parce que l’on est sûr d’atteindre les hensible, voire même inacceptable ». résultats escomptés ». De même, la période du ramadan comme la prière du L’analyse des méthodes de recrutement des dirigeants vendredi chez les musulmans (1) constituent des locaux permet d’établir un parallèle avec une certaine temps forts de leurs pratiques religieuses. forme d’instrumentalisation de l’ethnie pour pourvoir « Pendant leur période de jeûne, les musulmans ne sont des postes de responsabilité (NYAMBEGERA, 2002). Si pas socialement performants à partir de certaines heures. l’on en reste à ce niveau, on peut en déduire des com- Si le gars jeûne presque toute la journée, vers 16 heures il portements peu éthiques. Une autre explication qui est quand même fatigué. Si tu ne peux pas comprendre mobilise les stéréotypes ethniques peut néanmoins cela, toi, son responsable, et que tu lui demandes d’être être avancée. Le recours à une ethnie de préférence à aussi performant qu’à 8 heures du matin, alors c’est peine une autre ne se fait pas sur une base discriminante, perdue ». mais s’appuie sur des stéréotypes ethniques préexis- Les trois verbatims qui précèdent illustrent des rites tants et souvent médiatisés. La tendance de ces diri- traditionnels et religieux fortement ancrés dans les geants à vouloir s’adjoindre, pour exercer des postes à mœurs africaines qui peuvent éventuellement entraî- responsabilité, les services de personnes « qualifiées » ner une baisse d’activité, de productivité de ces per- appartenant à certaines ethnies connues pour leurs sonnes et, par conséquent, altérer l’atteinte des objec- valeurs de travail et de loyauté, permet-elle de tendre tifs fixés. Mais les acteurs interrogés déclarent être vers la réalisation des objectifs de performance prêts à accepter, à titre de contrepartie, des aménage- comme le sous-tend le dernier verbatim ci-dessus ? ments de leur temps de travail pour rattraper et com- Cependant, rien ne garantit que ce choix ethnique penser ces absences, comme travailler plus tard le soir, soit sans risque, puisque les nouvelles recrues peuvent ou encore le week-end. se révéler incompétentes. « Si votre patron comprend qu’il peut vous donner un ou Les dirigeants expatriés doivent aussi affronter d’au- deux jours de permission parce que vous le lui demandez tres aspects des réalités culturelles ethniques que sont pour aller gérer le deuil de votre cousin. Alors quand vous les rites traditionnels et religieux. revenez vous pouvez travailler les samedis, vous pouvez travailler le dimanche. (…) L’essentiel, c’est qu’il sente La gestion des équilibres ethniques au sein que l’on comprend ses problèmes ». des filiales camerounaises Cette perspective permet d’envisager favorablement la prise en compte de spécificités culturelles locales. Nos Alors que les filiales locales sont engagées par le dis- résultats rejoignent les propos de Mutabazi (2006) qui cours formel du siège, la réalité socio-culturelle locale souligne que l’implantation d’une FMN n’a de sens les contraint à tenir compte de particularités eth- que si cette dernière s’insère dans le contexte socio- niques. Sur ce point, notre immersion nous a permis culturel local. de constater que l’absentéisme était plus fréquent le vendredi. Ces absences sont le plus souvent formelle- (1) Le Cameroun est un État laïc. Les principales religions qui y sont ment justifiées par une participation aux obsèques de présentes, sont la religion catholique, la religion protestante et la religion parents ou de proches. musulmane. 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051-061 Apitsa_Apitsa 09/09/13 09:55 Page60 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX vis-à-vis desquelles ils ne peuvent rester ni sourds ni DISCUSSION imperméables. Les pressions sociétales, culturelles et institutionnelles mises à jour par nos résultats (ori- Notre recherche a permis de mettre en lumière le sta- gines ethniques, rites traditionnels, ramadan, népo- tut de l’ethnicité dans la GRH à l’international, et tisme politique) les contraignent à relativiser les outils plus particulièrement en Afrique au travers des pra- et procédures RH formels émanant du siège. Les tiques de recrutement et de gestion des hommes mises résultats de notre étude pointent des pratiques chez en œuvre au sein de trois filiales camerounaises de les dirigeants qui ouvrent des espaces où s’insèrent des trois firmes multinationales françaises. La centralisa- éléments de l’ethnicité (la participation aux obsèques tion et l’autonomie apparentes et formelles des méca- d’un proche, le jeûne lors du ramadan). Ils s’en nismes de coordination des activités locales laissent accommodent pour pouvoir atteindre une certaine voir des ressorts propres au contexte culturel local. efficacité au niveau local. Leurs comportements tra- Elles produisent de la rigidité dans l’application des duisent en fin de compte une sorte d’hybridation des règles de conduite dans le sens où elles n’ont pas d’an- modes de management des RH. crage dans les réalités ethniques locales. Les résultats de notre étude montrent que les disposi- tifs formels de recrutement qui s’appliquent dans les CONCLUSION mêmes termes dans les trois filiales camerounaises étudiées ne produisent pas les effets escomptés. Or, les écrits de D’Iribarne et de Henry (2003) tendent à L’analyse des comportements des acteurs sociaux laisse montrer que la formalisation des procédures a des apparaître une imbrication de l’ethnicité dans les pra- effets positifs en Afrique et constitue une barrière effi- tiques de recrutement et de gestion quotidienne des cace face aux pressions culturelles et dérives subjec- hommes et montre l’écart existant entre ce qui est tives. Dans notre cas d’étude, le formalisme des outils déployé et la réalité du terrain. RH ne constitue pas un moyen efficace pour faire En matière de recrutement, nous proposons aux obstacle à l’ethnicité qui persiste envers et contre tout. firmes étudiées d’imposer à leurs filiales l’utilisation Par exemple, le rôle joué par les DRH des trois filiales des outils et procédures formels existants qui en pra- de notre étude en matière de recrutement s’est révélé tique sont abandonnés, et de renforcer les contrôles de inopérant, car ils étaient trop enclins à s’entourer de façon à contenir les dérives potentielles ethniques de leurs proches (famille, clan, tribu, association, réseau tous bords, tout en ayant le souci de garantir un cli- relationnel,…). Cette tâche est du coup transférée aux mat social apaisé. Cette nouvelle perspective qui responsables de chaque service qui adoptent la même repose sur une grande transparence des outils RH attitude. Cela revient de fait à mettre un cataplasme mobilisés permettra de lever les soupçons qui pèsent sur une jambe de bois. Pour justifier un tel comporte- sur les marges de libertés que s’octroient les responsa- ment, Kessy (1998) indique que c’est pour faire face bles locaux, et de privilégier pour l’attribution des aux fortes pressions communautaires qu’il subit que postes la compétence, réservant de fait une moindre (p. 8) le salarié africain agit souvent en fonction de importance au critère de « l’ethnie ». règles qui sont en contradiction avec les objectifs de la Les éléments de l’ethnicité même s’ils peuvent s’avérer firme. Dans le cas de la filiale FC2, l’intervention du parfois limitatifs semblent néanmoins nécessaires directeur général dans la procédure de recrutement dans la gestion quotidienne des hommes. En appor- s’est avérée limitative, et ce, malgré le recours aux ser- tant quelques aménagements aux pratiques formali- vices d’un cabinet de recrutement externe (p. 7). sées par le siège, il est alors possible d’envisager favo- Les résultats de notre étude révèlent aussi que les rablement la prise en compte de spécificités culturelles expatriés blancs utilisent les origines ethniques dans locales. Par exemple, un réaménagement du temps de l’attribution des postes à responsabilité. De même, ils travail qui reconnaît la diversité des croyances des sont soumis à un phénomène d’autorité qui leur salariés favoriserait l’implication de ceux-ci dans la impose l’embauche d’une personne proche d’un poli- réalisation des objectifs de la firme. Pour ces salariés, tique, d’une personne en situation de pouvoir (p. 9). le sentiment d’être écouté et compris peut redoubler Ces choix sanctionnent la rigidité et le caractère leur motivation en dehors de certaines périodes, bureaucratique d’outils trop standardisés. Face au mur comme celles du ramadan, de deuil et de participation de la réalité locale, l’expatrié doit appliquer les poli- à des funérailles, s’ils se sentent dans un environne- tiques décidées par le siège et faire face aux réalités ment qui ne leur est pas hostile. Il convient donc d’al- ethniques qui s’imposent à lui. Il se trouve alors sou- lier un certain centralisme en matière de RH, qui est mis à cette dualité qui lui impose d’agir et, en cela, de source d’efficience, à une certaine autonomie locale, choisir entre sa rationalité économique et la prise en qui, elle, est facteur de souplesse, d’adaptation au compte des particularités locales. contexte local. En outre, ils doivent constamment négocier des com- Dans le débat sur l’hybridation des pratiques de GRH promis intégrant les spécificités des cultures ethniques à l’international, il serait intéressant d’inscrire pleine- 60 GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113
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