L'HYBRIDATION DES PRATIQUES DE GRH À L'INTERNATIONAL PAR LE TRUCHEMENT DE L'ETHNICITÉ EN AFRIQUE

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             AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX
                                          L’HYBRIDATION
                                          DES PRATIQUES
                                          DE GRH
                                          À L’INTERNATIONAL
                                          PAR LE TRUCHEMENT
                                          DE L’ETHNICITÉ
                                          EN AFRIQUE
                        Cet article met au jour le fait que les pratiques de GRH à l’interna-
                        tional des firmes multinationales (FMN) en Afrique peuvent recevoir
                        un éclairage nouveau si l’on mobilise le concept d’ethnicité. Les
              investigations ont été menées dans trois filiales camerounaises de FMN fran-
              çaises. Les données empiriques analysées montrent que les réalités cultu-
              relles locales influencent fortement l’application des politiques de GRH
              décidées par le siège. Les résultats démontrent la nécessité d’ouvrir des
              espaces, où va s’insérer la dimension ethnique dans les pratiques quoti-
              diennes de GRH. L’article propose d’ancrer l’ethnicité dans le débat sur l’hy-
              bridation des pratiques GRH à l’international, comme une source d’avantage
              compétitif, en la considérant non pas comme un compromis coûteux mais
              plutôt comme un compromis nécessaire.

              Par Suzanne Marie APITSA*

            L
                   e développement international des entreprises,                    locaux et les firmes multinationales (FMN). L’analyse
                   renforcé par la mondialisation, affecte les pra-                  de la littérature relative à la GRH à l’international
                   tiques de gestion des ressources humaines                         montre un tiraillement entre le besoin d’une harmo-
              (GRH). Cet engagement modifie les interactions                         nisation à l’échelle globale et celui d’une adaptabilité
              entre les environnements institutionnels et culturels                  aux particularismes locaux (BREWSTER et SPARROW,
                                                                                     2008). Cette réflexion ouvre le débat sur les perspec-
                                                                                     tives d’évolution des pratiques de gestion des FMN
              * Docteur ès Sciences de Gestion – Chercheur à l’Université du Havre
              (NIMEC-Le Havre) – Intervenante à l’EMN de Caen dans le cadre du       présentes à l’étranger vers la recherche d’un compro-
              cours de management interculturel en contexte africain.                mis entre convergence et divergence nationales.

                                                                                      GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113             51
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          AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX
                                       Dans cet esprit, cet article met au jour le statut que       la gestion quotidienne des hommes. L’objectif est
                                       pourrait avoir l’ethnicité dans les pratiques de GRH         d’identifier les éléments culturels des groupes ethniques
                                       des FMN implantées en Afrique. Chaque pays afri-             qui agissent dans les trois cas étudiés. Les résultats de
                                       cain est une mosaïque d’ethnies qui sont chacune por-        nos investigations montrent les limites de la GRH eth-
                                       teuses de valeurs culturelles spécifiques. Selon toute       nocentrique adoptée par les FMN de notre étude en
                                       vraisemblance, la FMN implantée sur ce continent             raison des éléments constitutifs de l’ethnicité. De ce
                                       n’échappe guère à cette diversité. Cette singularité cul-    fait, les filiales relativisent l’application qui se veut
                                       turelle interroge, plus globalement, sur la place du         stricte des politiques de GRH définies par leur siège.
                                       particularisme culturel africain dans les pratiques de       La première partie de notre article présente l’éclairage
                                       GRH des FMN. Ces FMN sont-elles imperméables                 théorique mobilisé pour justifier notre objet de
                                       ou sourdes aux réalités culturelles locales ? La dimen-      recherche. La seconde est consacrée à l’analyse et à la
                                       sion de l’ethnicité peut-elle trouver une place de choix     discussion des résultats de notre étude. La conclusion
                                       dans le débat entre convergence et divergence des pra-       présente les implications de notre recherche.
                                       tiques de gestion qui anime la littérature ? Il ne s’agit
                                       pas ici de trancher le débat d’opposition entre le cou-
                                       rant universaliste et le courant de la contingence, mais     LA GRH À L’INTERNATIONAL :
                                       plutôt de dépasser cette opposition duale et de pro-         ENTRE CONVERGENCE ET ADAPTATION
                                       longer le débat via un concept, celui de l’ethnicité, qui    DES PRATIQUES
                                       est une dimension orpheline de l’entreprise, et ce,
                                       même en Afrique.
                                       La littérature en GRH à l’international marque un            Dans cette première partie, après le rappel des spécifi-
                                       faible intérêt pour la question ethnique (MUNCHERJI          cités de la GRH à l’international, nous nous intéresse-
                                       et GUPTA, 2004). Les travaux récents qui analysent la        rons au cadre théorique néo-institutionnel
                                       transposition des pratiques de gestion des FMN en            (DIMAGGIO et POWELL, 1991) et nous apporterons
                                       Tunisie récusent la rigidité des standards internatio-       des éléments d’éclairage sur le concept d’ethnicité.
                                       naux des pratiques de GRH (YAHIAOUI, 2010). Si
                                       cette auteure propose aux multinationales une sorte          Les spécificités de la GRH à l’international
                                       de compromis pour dépasser l’adaptation des pra-
                                       tiques RH et converger vers le concept d’hybridation,        La GRH à l’international s’est développée dans le
                                       elle ne s’intéresse pas pour autant aux aspects culturels    champ du management international, qui est dominé
                                       spécifiques. De l’exploration de la littérature consa-       par les travaux nord-américains. Le cadre conceptuel
                                       crée au management en Afrique, on a le sentiment             proposé met en exergue le débat sur la convergence vs
                                       que la question ethnique est traitée de façon mineure,       divergence des pratiques de gestion. La problématique
                                       qu’elle est considérée comme une corvée ou un fac-           consiste à savoir si les filiales de firmes multinationales
                                       teur de régression sociale et économique du continent        implantées à l’étranger doivent fonctionner selon le
                                       (EASTERLY et LEVINE, 1997). Or, elle devrait être fon-       modèle de la maison-mère ou, au contraire, s’adapter
                                       damentale dans chaque étude de cas. Pourquoi                 aux spécificités locales. Deux thèses s’opposent : l’uni-
                                       constate-t-on un tel désintérêt vis-à-vis de la dimen-       versalisme et la contingence. La thèse universaliste
                                       sion ethnique dans la GRH à l’international, et plus         prône d’adopter les mêmes pratiques, qui sont dites
                                       particulièrement en Afrique ? Très développé dans les        les « bonnes pratiques », et les mêmes outils de ges-
                                       sciences sociales, le concept d’ethnicité connaît une        tion, quel que soit le pays d’implantation. Cependant,
                                       lente mobilisation dans les travaux en sciences de ges-      l’analyse de la littérature montre que, pour une ges-
                                       tion. Le concept serait-il trop sensible ou serait-il tout   tion efficace, la recherche des best practices peut appa-
                                       simplement oublié ? La plupart des travaux portant           raître certes logique, mais elle se heurte aux spécifici-
                                       sur l’Afrique et s’intéressant au lien existant entre cul-   tés culturelles des pays d’implantation (BARMEYER et
                                       ture des groupes ethniques et entrepreneuriat, se foca-      MAYRHOFER, 2002) ; il est donc nécessaire de les
                                       lisent sur ses effets négatifs. Dans le domaine du mar-      adapter au contexte (HOFSTEDE, 2001 ; D’IRIBARNE,
                                       keting, les recherches s’intéressent plutôt au compor-       2003). Malgré le mérite de cette approche culturelle,
                                       tement d’achat des groupes ethniques. Avec le déve-          le comportement, l’autonomie, l’interaction des
                                       loppement des travaux en management interculturel,           acteurs et les aspects institutionnels restent négligés au
                                       certains auteurs prennent le contre-pied des                 profit des stéréotypes nationaux. Les interactions
                                       recherches antérieures et présentent l’ethnicité comme       entre les acteurs en milieu de travail constituent l’es-
                                       un élément à mobiliser pour assurer le succès des            sence des rationalités des individus. La firme multina-
                                       entreprises (KAMDEM et FOUDA ONGODO, 2007).                  tionale constitue un lieu de confrontation et d’inté-
                                       Pour répondre aux interrogations soulevées dans cet          gration socioculturelle, puisqu’elle accueille des
                                       article, notre étude empirique analyse la GRH de trois       hommes porteurs de valeurs et de croyances diverses
                                       filiales camerounaises de firmes multinationales             sur les plans social, ethnique, religieux, idéologique,
                                       (FMN) françaises sous les angles du recrutement et de        générationnel, etc. Ces diversités peuvent s’avérer dif-

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             ficiles à gérer, si la FMN cherche à transmettre à ses       S’appuyant sur ce cadre institutionnaliste, Kostova
             membres une culture d’entreprise globale. Cette der-         (1999) identifie trois niveaux d’analyse : le pays, l’or-
             nière peut en effet nier les marges de liberté d’indivi-     ganisation et l’individu, et elle y intègre la notion de
             dus marqués par une culture qui leur est propre              contexte qui, selon elle, influence la firme. Trois types
             (SAINSAULIEU, 1997). De même, une forte centralisa-          de contextes (social, organisationnel et relationnel)
             tion (siège de la firme) a des implications sur la ges-      sont étudiés pour mettre en évidence la relation entre
             tion de la diversité culturelle (CROZIER et FRIEDBERG,       la maison-mère et ses filiales au regard de leur envi-
             1977). Pour ces auteurs, les acteurs sociaux disposent       ronnement. Ces éléments trouvent sens dans notre
             d’une certaine autonomie de gestion qui peut                 article.
             contraindre leur rationalité. Ils agissent sur l’organisa-   En Afrique, certains travaux s’appuient sur ce cadre
             tion, soit en en modifiant le cadre formel, soit en          institutionnaliste et expliquent que la rationalité des
             infléchissant le fonctionnement de celle-ci pour             acteurs et leurs choix sont fortement contraints par
             résoudre les problèmes concrets qu’ils rencontrent au        des règles de nature sociétale. À ce sujet, l’insertion
             quotidien ou pour satisfaire leurs intérêts individuels.     d’une filiale dans un contexte caractérisé par une
             Dans une perspective institutionnaliste, le manager de       diversité d’ethnies et de cultures peut constituer une
             la filiale est au centre d’une tension stratégique entre     pression locale supplémentaire. Force est pourtant de
             les demandes d’intégration globale et celles de réacti-      constater que peu de recherches s’intéressent à la
             vité locale. Il doit mettre en place un ensemble d’ou-       dimension de l’ethnicité.
             tils d’intégration pour gérer la filiale mais, dans le
             même temps, il subit les pressions des environne-            L’ethnicité, de quoi parle-t-on ?
             ments culturels et institutionnels du lieu d’implanta-
             tion qui lui imposent d’adapter les outils de gestion.       Le concept d’ethnicité est dérivé du mot grec ethnie
             Pour comprendre cette dualité, nous allons mainte-           qui désigne, dans son sens premier, l’ensemble des
             nant présenter les comportements adoptés par les             peuples non civilisés (les sociétés exotiques), puis, plus
             FMN objets de notre étude.                                   largement, les groupes humains vivant ensemble
                                                                          (FENTON, 2010). Assimilé aux termes de tribu, race,
             L’analyse institutionnelle des FMN présentes                 peuple et nation, ce mot va être discuté avec viru-
             à l’étranger                                                 lence, voire même condamné, par les socio-anthropo-
                                                                          logues. En effet, la critique scientifique pointe son
             La dualité institutionnelle à laquelle font face les         sens primitif et l’absence de stabilisation de sa signifi-
             FMN a conduit DiMaggio et Powell (1991) à identi-            cation. Elle relève qu’il s’agit d’un mot fourre-tout
             fier trois types d’isomorphismes qui influencent leur        qu’utilisent les acteurs pour désigner de façon plus ou
             environnement à l’étranger.                                  moins claire leurs intérêts communautaires, leurs liens
             Le premier est de type coercitif. Il se manifeste dans la    de proximité culturelle locale, d’affection ou de
             relation maison-mère et filiales. Il en découle des pres-    parenté (prise dans son acception la plus large).
             sions à la fois formelles et informelles. Il peut prendre    Malgré cette critique, nous prenons appui sur ce fait
             la forme de reportings ou de pratiques imposées par le       social qui caractérise les pays africains, dont le
             siège. Il est le résultat des attentes culturelles de la     Cameroun, pour argumenter notre réflexion. Les
             firme, par exemple la culture du groupe.                     populations de ces pays ont recours au mot ethnie, qui
             Le second est d’ordre mimétique. Il relève de l’adap-        fait partie du vocabulaire de tous les jours, et l’utili-
             tation de la firme à son environnement au travers de         sent pour traduire une notion mal définie, plus que
             la diffusion de pratiques légitimes et similaires à celles   pour exprimer une conflictualité. Ainsi, l’ethnie cor-
             de ses concurrents pour assurer sa compétitivité dans        respond à une entité instable et désigne un groupe
             un contexte d’incertitude importante. De ce fait, il         humain qui partage un nom, des coutumes, des
             peut être conduit à la fois de façon directe (l’échange      valeurs, une religion et une langue qui lui sont pro-
             des meilleures pratiques) et de façon indirecte (par le      pres, formant ainsi un ensemble relativement homo-
             transfert de salariés, le flux des expatriés).               gène se référant à une histoire et à un territoire parta-
             Enfin, le troisième est de type normatif. Il correspond      gés (AMSELLE et M’BOKOLO, 1999).
             aux acteurs qui appliquent les normes collectives dans       C’est dans ce débat sur l’ethnie que le concept d’eth-
             le cadre de leur activité professionnelle.                   nicité (ethnicity) émerge pour connoter la réalité de la
             Scott (2001) s’inspire de ces diverses formes de pres-       diversité culturelle humaine aux États-Unis (WARNER
             sions isomorphes pour expliquer que les institutions         et SROLE, 1945). Il est mobilisé pour l’étude des phé-
             sont véhiculées à travers différents canaux (cultures,       nomènes de migration de populations d’origines et de
             structures et routines) et opèrent à divers niveaux de       cultures différentes et de leurs relations avec les autres
             compétences. Il affirme que ces institutions se compo-       peuples du pays d’accueil. En sciences sociales, il
             sent de structures cognitives, normatives et régula-         apparaît dans la littérature française dans les années
             trices, qui produisent de la stabilité et donnent sens       1980. Il n’a pas en France le même écho qu’il a chez
             aux comportements sociaux.                                   les Anglo-Saxons, cela tient au fait qu’en France, ce

                                                                           GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113                  53
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          AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX
                                       concept est souvent nié au nom du dogme de l’unité            À ce titre, le Cameroun, une Afrique en miniature,
                                       nationale et de l’hégémonie linguistique (« la                avec près de 250 ethnies, présente la particularité
                                       République est une et indivisible ») (POUTIGNAT et            d’être un terrain d’investigation favorable pour répon-
                                       STREIFF-FENART, 2002). Cependant, suite aux                   dre aux attentes de notre recherche. Notre étude
                                       émeutes de 2005 qui ont embrasé les banlieues fran-           empirique que nous allons maintenant vous présenter
                                       çaises et à l’émergence des débats sur la diversité, le       ouvre un champ d’appréciation et de discussion en la
                                       thème resurgit dans l’univers politique français              matière.
                                       comme une construction instrumentalisée à des fins
                                       politiques, économiques et sociales et se manifeste
                                       même dans la gestion administrative du pays.
                                       Concrètement, cela se traduit par une politique de            L’ÉTUDE EMPIRIQUE
                                       reconnaissance et d’intégration des minorités eth-
                                       niques dans les institutions ou organisations au nom
                                       du respect de l’égalité des chances, des droits. Cela         L’étude empirique que nous avons réalisée examine les
                                       étant, ce terme est toujours tabou dans l’espace public       politiques de GRH mises en œuvre par trois filiales
                                       français, car il est associé aux notions de communau-         camerounaises de trois firmes multinationales fran-
                                       tarisme, de conflictualité et de discrimination. En           çaises, des filiales que nous nommerons dans la suite
                                       Afrique, bien que le terme d’ethnicité soit présent,          de cet article : FC1, FC2 et FC3.
                                       sans complexe, dans toutes les sphères de la société, il      Les trois firmes étudiées sont des leaders mondiaux
                                       a longtemps été considéré comme l’expression d’un             dans leur secteur d’activité respectif (la banque, l’assu-
                                       certain sous-développement. Selon Kamdem et Fouda             rance et le transport/logistique). Nos investigations
                                       Ongodo (2007), il est perçu comme la survivance               ont été menées au cours des années 2007 et 2008 sur
                                       d’un comportement identitaire ethnocentrique qui              des périodes de trois mois, puis de deux mois. La
                                       fait obstacle en Afrique à toute construction natio-          méthodologie de recherche retenue est qualitative. Les
                                       nale, et à son développement économique et techno-            données recueillies sont issues de soixante entretiens
                                       logique. Face à l’échec constant des réformes écono-          semi-directifs réalisés auprès de différents acteurs
                                       miques et institutionnelles engagées, le recours à ce         (dirigeants expatriés, cadres supérieurs et intermé-
                                       concept est apparu nécessaire pour assurer l’adéqua-          diaires locaux, subalternes), d’une observation non
                                       tion entre les réformes démocratiques et institution-         participante et de l’exploitation de sources documen-
                                       nelles et le contexte socio-culturel local.                   taires. Les questions posées concernaient les différents
                                       Dans son acception première (c’est-à-dire américaine,         axes de la GRH : recrutement, formation, évaluation,
                                       l’ethnicity), l’ethnicité relève du processus d’organisa-     communication, mobilité internationale et gestion
                                       tion des relations sociales à partir des différences cul-     des carrières. Pour identifier les éléments de l’ethnicité
                                       turelles et désigne l’appartenance à un groupe autre          et ses effets sur le travail au quotidien des acteurs,
                                       que celui des anglo-américains. Pour Michaud (1978,           nous nous sommes centrée sur le thème de la diversité
                                       p.115), l’ethnicité est « la conscience d’appartenance à      culturelle. En demandant aux informants ce que
                                       un groupe ethnique ». Ce groupe justifie d’une culture        représente pour eux la diversité culturelle au sein
                                       et d’une identité propres qui lui permettent de se défi-      d’une entreprise, et plus particulièrement de la leur,
                                       nir par rapport à un autre groupe dans leurs interac-         nous avons pu entrer directement dans le vif du sujet,
                                       tions mutuelles. Les individus y sont liés par la             qui est celui de l’ethnicité. Ensuite, pour approfondir
                                       croyance subjective ou objective d’appartenir à une           la question posée et éviter que les participants se can-
                                       communauté d’origine fondée sur une langue, une               tonnent à un seul point de vue, nous avons utilisé des
                                       religion et sur des valeurs spécifiques qui se traduisent     relances du type : « Pourriez-vous m’en dire plus ? »
                                       en comportements. La signification donnée au terme            « Pourriez-vous me donner un exemple ?». Nous avons
                                       ethnicité oscille entre culture et identité ; le premier      pris le soin lors de chaque entretien d’insister sur
                                       sens renvoie à la notion d’héritage, le second à une          notre choix d’opter pour le statut d’observateur non
                                       construction dynamique. Dans ce dernier sens, nous            participant, de préciser l’objectif scientifique et uni-
                                       considérons l’ethnicité comme l’identité d’un groupe          versitaire de notre recherche et nous avons veillé à
                                       d’individus se reconnaissant lui-même mais aussi dans         toujours garder une certaine neutralité vis-à-vis des
                                       le regard de l’autre, comme appartenant à une com-            informants de façon à préserver la fiabilité des don-
                                       munauté partageant la même langue, la même reli-              nées recueillies. Notre immersion nous a permis de
                                       gion, les mêmes valeurs, croyances, coutumes, tradi-          pointer certains éléments de l’ethnicité et sa relation
                                       tions et modes de vie. Ces différents traits imprègnent       avec un phénomène d’absentéisme affectant certains
                                       les comportements des individus et conditionnent              salariés, le vendredi. Nous avons pu alors rebondir sur
                                       leur existence. Dans l’entreprise, les individus agissent     une série de questions non prévues initialement dans
                                       dans un contexte de socialisation culturelle. Leur            notre guide d’entretien : « Comment pouvez-vous expli-
                                       façon de penser, d’agir et de percevoir la réalité est dif-   quer ces absences fréquentes le vendredi ?», « Qu’est-ce
                                       férente et prend sens au travers de leur culture propre.      que cela implique en matière de GRH ?».

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             Notre processus de recherche s’inscrit dans une                rents points permettent de mesurer l’écart existant
             démarche de raisonnement abductif qui éclaire les              entre les politiques affichées et les pratiques réelles de
             logiques culturelles observées dans ces filiales.              GRH face aux réalités culturelles locales.
             L’analyse des données est faite par le biais d’une codi-       Le tableau 1 ci-dessous restitue la synthèse de ces poli-
             fication réalisée a posteriori afin de pouvoir faire émer-     tiques RH qui va nous servir à répondre aux interro-
             ger des catégories de sens nouvelles et inattendues.           gations évoquées dans cet article.
             Cette opération de catégorisation a été réalisée               De l’analyse de ce tableau (avec quelques nuances tou-
             manuellement (c’est un choix délibéré de notre part)           tefois), il ressort clairement une convergence des dis-
             du fait qu’elle permet de capturer des sensibilités et         positifs formels RH mis en place dans les trois FC. Le
             des nuances fines à partir des données collectées, et          management par objectifs, qui donne plus d’autono-
             d’aboutir à une description et à une explication qui           mie à chaque niveau hiérarchique, est impulsé par les
             donnent sens aux éléments de l’étude. Un double                sièges des trois FMN au niveau de chacune de leur
             codage a été réalisé pour fiabiliser les résultats.            filiale locale.
             Analysons et discutons maintenant l’activité de recru-         « Les objectifs sont toujours venus de la maison mère… »
             tement et la gestion quotidienne des hommes au sein            (FC1).
             des trois filiales camerounaises de notre étude.               « La direction générale valide avec le groupe les objectifs
                                                                            proposés lors d’un séminaire organisé en Europe. Il arrive
             Présentation des politiques de GRH des trois filiales          très souvent que le groupe prenne des positions quelque
             camerounaises étudiées                                         peu différentes des nôtres » (FC2).
                                                                            « Nous avons tous les yeux fixés sur l’atteinte de nos objec-
             Les données du terrain font apparaître les catégories          tifs, qui sont chaque fois déclinés formellement à la direc-
             de sens qui définissent les éléments de coordination et        tion locale pour permettre de piloter la productivité »
             de contrôle de la GRH dans les trois filiales étudiées :       (FC3).
             style de management, organisation globale de la RH,            Les résultats de notre étude mettent aussi en évidence
             dotation en postes clés, formalisme des procédures             l’aptitude de chaque siège à aligner les outils de ges-
             appliquées et outils de recrutement utilisés. Ces diffé-       tion de leurs filiales sur les leurs.

                     Critères                      FC1                             FC2                               FC3
              Secteur d’activité                  Banque                        Assurance                   Transport/logistique
              Effectif des salariés                 600                             100                             1 102
              Style de management Management par objectifs (MPO)
              Organisation de la        – Expatriés présents au sein de la direction locale
              GRH par le siège          – Centralisation – Formalisme – Harmonisation – Standardisation
                                        – Lettre d’objectifs ; individualisation des objectifs
                                        – SIRH - Reporting
              Dotation de postes        DRH                           – Directeur général adjoint      – Directeur général adjoint
              clés réservés aux                                       – DRH                            – DRH
              cadres locaux
              Rôle du DRH               – Vérifier et valider les besoins en matière RH
                                        – Renforcer la culture du groupe (accueil et intégration des nouvelles recrues)
                                        Outils : Appels d’offres - Fiches de postes - Entretiens
                                        Externalisation                                        – Recrutement en interne
                                                                                                 privilégié
                                        – Forum                   – Présélection par le DRH – Postes à responsabilité
              Recrutement               – Cabinet de la filiale   – Entretien préliminaire réa- confiés à des cadres locaux
                                        – Postes à responsabilité   lisé par un cabinet privé    après validation du DRH
                                          confiés à des cadres    – Entretien final par le DG
                                          locaux après validation
                                          du DRH
             Tableau 1 : Les politiques GRH des trois filiales camerounaises (FC) étudiées.
             Tableau élaboré à partir des informations résultant des entretiens, de l’observation et de l’exploitation de sources docu-
             mentaires.

                                                                              GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113                    55
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          AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX
                                       « Au niveau du siège, on essaye, autant que faire se peut,         vous recrutons ici ce n’est pas la société locale, mais c’est
                                       d’harmoniser les outils de travail » (FC1).                        un groupe ».
                                       « N’importe où l’on se trouve dans le monde, les filiales          Cette culture d’entreprise globale est discutée dans la
                                       de la société doivent avoir le même standard de gestion »          littérature, car elle produit de la rigidité dans le sens
                                       (FC2).                                                             où elle exerce une pression sur les micro-cultures
                                       « Pour les pays où nous opérons, nous avons harmonisé              locales (ethnicité) qui à leur tour vont chercher à
                                       nos pratiques et méthodes pour saisir toutes les opportu-          influencer le management imposé. Nos résultats révè-
                                       nités qu’offre ce mode de gestion » (FC3).                         lent que ce management ouvre des interstices dans les-
                                       Le système d’information des Ressources Humaines                   quels viennent s’insérer des éléments de l’ethnicité au
                                       (SIRH) et le reporting mis en place participent de                 niveau du recrutement et de la gestion quotidienne
                                       cette harmonisation et de cette standardisation, et ser-           des hommes.
                                       vent aussi à contrôler les activités locales.
                                       « C’est Paris qui gère les accès aux logiciels et contrôle à       Les politiques de recrutement dans les FC face
                                       chaque seconde ce que nous faisons et nos résultats ».             aux réalités culturelles ethniques locales
                                       « La seule chose qui agace parfois les gens, c’est l’impor-
                                       tance [accordée aux] reportings ».”                                Dans les trois FC étudiées, les résultats montrent que
                                       L’ensemble de ces éléments rejoignent la littérature               la pratique du recrutement a toujours été imprégnée
                                       sur la volonté des FMN de mener les mêmes poli-                    de l’ethnicité à travers diverses dimensions : lien fami-
                                       tiques dans leur filiale locale de façon à maintenir une           lial, origine ethnique, valeurs relationnelles, mœurs,
                                       certaine cohérence avec les objectifs du groupe. C’est             solidarité et entraide, respect des traditions. À l’ori-
                                       un management ethnocentrique caractérisé par une                   gine, les outils et les procédures n’étaient pas formali-
                                       forte centralisation des décisions et une standardisa-             sés et le recrutement était entièrement délégué, en
                                       tion des outils de gestion. Confortés par la dotation              toute logique, au DRH. Durant toute cette période,
                                       de postes clés qui leur sont réservés, les expatriés               le phénomène ethnique est très visible dans les pra-
                                       constituent pour chaque siège le levier efficace de                tiques de recrutement des trois FC étudiées.
                                       coordination et de contrôle des activités au niveau                « Avant, on pouvait vous dire qu’il n’y avait aucun res-
                                       local. Nous en déduisons un comportement iso-                      sortissant de telle région ici ».
                                       morphe de type coercitif du siège vis-à-vis de sa filiale          « Mais vous avez des sociétés où le DRH fait la pluie et
                                       camerounaise, au sens de DiMaggio et Powell (1991)                 le beau temps. Ainsi, un des directeurs africains d’une
                                       pour qui l’objectif est d’insuffler au personnel local la          société s’est retrouvé avec toute sa famille dans la société ».
                                       culture du groupe. Le DRH est garant de la transmis-               C’est ce que Kamdem et Fouda Ongodo (2007) qua-
                                       sion de celle-ci aux nouvelles recrues.                            lifient de prolongement de la « cité villageoise ». Le
                                       « On a une séance d’imprégnation où on lui [le nouvel              recruteur donne la priorité aux personnes appartenant
                                       embauché] rappelle les valeurs du groupe. Lorsque nous             à la même ethnie que lui.

                                                                                                                                                                            © Charles Mahaux/ TIPS-PHOTONONSTOP

                                       « Les résultats montrent que la pratique du recrutement a toujours été imprégnée de l’ethnicité à travers diverses dimensions :
                                       lien familial, origine ethnique, valeurs relationnelles, mœurs, solidarité et entraide, respect des traditions. », le lamido (chef
                                       traditionnel) Mohamadou Hayatou Issa lors de la fête de l’El Kébir, Ngaoundéré (Cameroun).

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                                                                                                                                                SUZANNE MARIE APITSA
             Puis, les outils et procédures de recrutement ont été            à des cabinets externes) au sein des filiales FC1 et
             formalisés sans pour autant être toujours utilisés au            FC2. Ce dispositif laisse entendre un effet de mode de
             regard de la réalité observée dans les FC étudiés. Les           nature mimétique (DIMAGGIO et POWELL, 1991) et
             appels à candidatures ne sont pas largement diffusés             traduit a priori une volonté de moderniser les outils et
             de façon à ne pas atteindre le grand public : le                 les procédures de recrutement. Or, nos résultats indi-
             « bouche à oreille » devient l’outil d’excellence pour           quent que ce dispositif ne remplit pas pleinement son
             gérer les appels d’offres.                                       rôle, car il n’est en aucun cas imposé comme un préa-
             « Donc, ce que nous ne faisons pas, et peut-être faut-il le      lable à tout recrutement (FC1). En outre, dans le cas
             mentionner, c’est des appels d’offres que l’on diffuse, je       de la filiale FC2, l’externalisation, un outil voulu par
             dirais de manière publique, dans les journaux, universi-         le siège pour assurer le recrutement, est à notre sens
             tés… »                                                           un moyen pour contourner « l’ethnicisation » des
             « C’est de bouche à oreille que j’ai appris qu’il y avait un     embauches, qui pourtant persiste alors même que
             poste vacant ».                                                  l’outil considéré est bien utilisé.
             Vient le moment où le DRH n’est plus le recruteur.               « Si le cabinet nous envoie des candidats, et c’est déjà
             Cette tâche est déléguée aux responsables de service             arrivé, des candidats de la même ethnie, c’est à nous de le
             (c’est le cas dans les filiales FC1 et FC3) ou est confiée       gérer. La préoccupation pour nous étant de trouver parmi
             à un cabinet de recrutement externe (cas de la filiale           ces candidats ceux qui correspondent à notre besoin ».
             FC2).                                                            Si la sélection par le cabinet de candidats présentant
             « La sélection peut se faire via un cabinet, tout comme          une même origine ethnique semble ne pas poser de
             elle peut être directe (interne), c’est-à-dire à travers les     problème dans le cas considéré, on peut malgré tout y
             entretiens que nous faisons sur place au sein de nos diffé-      voir un contrecoup d’un mode de management ne
             rents services » (FC1).                                          prenant pas en compte les réalités locales et niant
             « Disons déjà que le DRH ne peut pas recruter sans que           toute marge de liberté pour les acteurs.
             nous ne marquions notre accord. Ça c’est le préalable »
             (FC2).                                                           L’expression de l’ethnicité dans le recrutement :
             « Le recrutement est assuré par le chef de service » (FC3).      une réalité culturelle effarante ?
             Malgré les choix opérés, la référence à l’ethnie conti-
             nue d’interférer et sert de façon informelle de critère          Au Cameroun (mais il en est de même dans le reste de
             de sélection.                                                    l’Afrique), la famille revêt un sens particulier : elle est
             « Quand vous avez deux candidats, un qui a 13/20 et              une donnée élargie qui s’étend aux parents, frères,
             l’autre qui a 12/20, vous préférez prendre celui qui a           sœurs, cousins et cousines, oncles et tantes, beaux-
             12/20, parce que vous vous dites bon, déjà il a 12, ce qui       frères, beaux-parents, etc. En dépit des procédures et
             n’est pas si mal, et en plus c’est un membre du village ».       outils de recrutement mis en place, les responsables
             Le lien ethnique influence le choix du recruteur qui             locaux reproduisent une attitude paternaliste qui
             est face à une dualité : d’un côté, il doit respecter les        conduit à recruter uniquement des membres de leur
             règles formelles de recrutement décidées par le siège,           propre famille, que ceux-ci soient peu ou pas du tout
             mais, de l’autre, il est confronté à sa réalité ethnique         qualifiés, pour exécuter des tâches qui exigent pour-
             qui s’impose et devient incontournable. Dans le cas de           tant, aux dires mêmes des informants de justifier de
             la filiale FC2, le directeur général, un expatrié, qui           réelles compétences.
             intervient dans la procédure de recrutement, pense               « Les familles camerounaises sont essentiellement [dans
             pouvoir par son contrôle limiter l’interférence du cri-          une logique] de “1 personne pour 20”. Ceux qui travail-
             tère ethnique dans l’embauche.                                   lent doivent nourrir 20 personnes. Au lieu d’avoir à
             « Je fais la chasse. Vraiment, je préviens le DRH. Si je         nourrir 20 personnes, je préfère réussir à faire travailler
             m’aperçois qu’il y a des recrutements ethniques, et ça finit     un ou deux membres de ma famille pour que nous soyons
             toujours par transparaître, par transpirer parce que les         trois ou quatre à travailler pour pouvoir [subvenir aux
             gens parlent toujours, je le préviens. C’est son poste qui est   besoins] de cette famille. Ça c’est vraiment en toute hon-
             alors en jeu ».                                                  nêteté que je le fais. Seulement tout ça s’opère au détri-
             « Je ne veux pas qu’on recrute parce que c’est le frère du       ment de la compétence ».
             village, parce que c’est le copain de machin ».                  « Si tu travailles et que tu ne recrutes pas un membre de
             Il n’est pas toujours facile de neutraliser complète-            ta famille, tu auras des problèmes avec les parents. Ils
             ment l’élément ethnique dans le processus de recrute-            vont même te maudire. En Afrique, tu as tout sur ta tête.
             ment.                                                            Mais, au contraire, si tu le fais, ils vont te valoriser socia-
                                                                              lement dans le village, et ils te donneront un certain rang
             L’externalisation du recrutement : un effet de mode,             et, puis, on dira qu’il a beaucoup fait pour la famille, le
             de modernité ou une chasse à l’ethnicité ?                       village ».
                                                                              Cette pratique du recrutement de proches a été
             Les résultats de notre étude ont révélé l’existence d’un         décriée dans la littérature qui voit en elle un obstacle
             dispositif d’externalisation du recrutement (le recours          à l’esprit et à la rationalité d’entreprise. Le résultat de

                                                                               GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113                       57
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          AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX

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                                       « Au Cameroun (mais il en est de même dans le reste de l’Afrique), la famille revêt un sens particulier : elle est une donnée
                                       élargie qui s’étend aux parents, frères, sœurs, cousins et cousines, oncles et tantes, beaux-frères, beaux-parents, etc. »
                                       (Ngaoundéré – Cameroun).

                                       notre étude pointe les pressions sociales et commu-               tation ethnique. Les résultats de notre étude soulèvent
                                       nautaires auxquelles doivent faire face les individus. Il         là une problématique quelque peu préoccupante :
                                       met en exergue une tradition de solidarité et d’en-               l’élément familial lié à l’ethnicité peut s’avérer parfois
                                       traide qui oblige l’individu envers sa famille. En cas de         limitatif.
                                       manquement à cette « obligation », il court le risque
                                       d’être rejeté par sa propre famille et par sa commu-              La gestion quotidienne des hommes et la prise
                                       nauté. À l’inverse, le respect de ces traditions le valo-         en compte de l’ethnicité
                                       rise socialement.
                                       En revanche, ce recrutement peut être mal perçu par               Nos résultats montrent que l’ethnicité est souvent
                                       les autres collaborateurs ou faire l’objet d’une suspi-           prise en compte de façon informelle par les dirigeants
                                       cion avec le risque de voir l’ambiance au travail se              expatriés non seulement pour opérer des recrutements
                                       dégrader.                                                         de cadres supérieurs locaux mais aussi dans la gestion
                                       « Dès que l’on recrute, le premier réflexe, c’est de dire que     quotidienne des équilibres ethniques.
                                       si ce candidat a été porté à ce poste par X, c’est parce qu’il
                                       est de son ethnie, c’est comme ça que les gens [raisonnent]       L’origine ethnique : un vecteur informel
                                       ici. On est arrivé à des situations tellement difficiles que      dans l’attribution des postes à responsabilité
                                       la personne [recrutée] n’en pouvant plus de l’étiquette qui
                                       lui était [accollée], du préjudice qui était porté à ses com-     L’observation des pratiques montre que les entretiens
                                       pétences, a décidé de démissionner. Voilà en réalité un           de recrutement des cadres laissent apparaître une mobi-
                                       impact qui est plus que banal ».                                  lisation insidieuse du critère ethnique, dès lors que la
                                       Cette attitude trouve écho dans les travaux de Henry              déclinaison de l’origine ethnique des candidats est sol-
                                       (2003) et prend sens dans l’expression d’une culture              licitée dans l’attribution des postes à responsabilité.
                                       mentale locale des individus qui les amènent à soup-              « Il y en a que l’on reconnaît comme travailleurs, très tra-
                                       çonner tous les actes, bons comme mauvais, de la vie              vailleurs même, il y en a qui à la limite déshonorent leur
                                       professionnelle ou privée. Il n’y a donc rien d’anodin            fonction. Il y en a que l’on reconnaît comme étant de
                                       ni même d’étonnant à voir un recrutement qui aurait               bons gestionnaires, il y en a d’autres que l’on reconnaît
                                       respecté les procédures et le profil souhaité pour le             comme assez disciplinés, respectueux. Tout cela dépend en
                                       poste à pourvoir, être suspecté de collusion à conno-             fait de leur culture ».

                       58              GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113
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                                                                                                                                                             SUZANNE MARIE APITSA
             « Quand tu vois un blanc arriver ici, s’il a été conseillé     « Je suis très tolérant pour tout ce qui est des obsèques et
             avant, il va te demander si tu es Bamiléké ou quoi ? Ils       autres [cérémonies]. Ça fait partie de la culture afri-
             aiment toujours poser des questions comme ça. »                caine, ainsi pour certains collaborateurs qui ont des
             En étudiant les fiches des répondants travaillant dans         obsèques le vendredi, je dis oui sans problème et je leur
             les trois filiales étudiées, on constate une surreprésen-      présente toutes mes condoléances ».
             tation ethnique pour certains postes à responsabilité.         Cet absentéisme toléré dans les trois FC étudiées
             Lorsque l’on interroge les acteurs de terrain sur ces          s’adosse à un sens aigu de la famille (dans son accep-
             choix, ils restent assez réservés et pointent les pres-        tion la plus large) et à la force qui s’attache aux rites
             sions politiques subies ou les résultats attendus.             traditionnels au Cameroun. La participation à ces
             « Au jour d’aujourd’hui, effectivement, embaucher une          rites traduit la solidarité, l’entraide et le respect des
             cousine parce que le beau-frère est au chômage, c’est ok.      traditions, et renforce le lien social. Or, la méconnais-
             Mais je pense plutôt à la personnalité et au haut digni-       sance de ces mœurs et traditions peut engendrer des
             taire de l’État, au politique, au député ou à tout autre,      tensions entre les salariés relevant de cultures diffé-
             qui moyennant un éventuel service futur, vous dit qu’il        rentes.
             faut embaucher sa nièce, et puis c’est tout. Et on fera plus   « L’importance ici de la mort, du décès dans une famille.
             pour des gens, des personnalités comme ça, que pour un         Il y a des cérémonies importantes : la veillée du premier
             cousin du village. Le ministre, le député ou l’industriel      soir, la veillée du second soir, la levée de corps, la cérémo-
             important, on saura en temps et en heure lui demander          nie à l’église, à la cathédrale, au temple ou ailleurs, et
             un retour d’ascenseur ».                                       puis l’inhumation, et enfin la collation. Alors évidem-
             « Ça peut aussi être en amont que l’on décide que pour         ment, si l’on est un bon parisien et que l’on découvre ça,
             telle activité de la FMN, il vaut mieux telle tribu pour       on va se dire quel temps perdu. C’est un peu incompré-
             pouvoir la gérer parce que l’on est sûr d’atteindre les        hensible, voire même inacceptable ».
             résultats escomptés ».                                         De même, la période du ramadan comme la prière du
             L’analyse des méthodes de recrutement des dirigeants           vendredi chez les musulmans (1) constituent des
             locaux permet d’établir un parallèle avec une certaine         temps forts de leurs pratiques religieuses.
             forme d’instrumentalisation de l’ethnie pour pourvoir          « Pendant leur période de jeûne, les musulmans ne sont
             des postes de responsabilité (NYAMBEGERA, 2002). Si            pas socialement performants à partir de certaines heures.
             l’on en reste à ce niveau, on peut en déduire des com-         Si le gars jeûne presque toute la journée, vers 16 heures il
             portements peu éthiques. Une autre explication qui             est quand même fatigué. Si tu ne peux pas comprendre
             mobilise les stéréotypes ethniques peut néanmoins              cela, toi, son responsable, et que tu lui demandes d’être
             être avancée. Le recours à une ethnie de préférence à          aussi performant qu’à 8 heures du matin, alors c’est peine
             une autre ne se fait pas sur une base discriminante,           perdue ».
             mais s’appuie sur des stéréotypes ethniques préexis-           Les trois verbatims qui précèdent illustrent des rites
             tants et souvent médiatisés. La tendance de ces diri-          traditionnels et religieux fortement ancrés dans les
             geants à vouloir s’adjoindre, pour exercer des postes à        mœurs africaines qui peuvent éventuellement entraî-
             responsabilité, les services de personnes « qualifiées »       ner une baisse d’activité, de productivité de ces per-
             appartenant à certaines ethnies connues pour leurs             sonnes et, par conséquent, altérer l’atteinte des objec-
             valeurs de travail et de loyauté, permet-elle de tendre        tifs fixés. Mais les acteurs interrogés déclarent être
             vers la réalisation des objectifs de performance               prêts à accepter, à titre de contrepartie, des aménage-
             comme le sous-tend le dernier verbatim ci-dessus ?             ments de leur temps de travail pour rattraper et com-
             Cependant, rien ne garantit que ce choix ethnique              penser ces absences, comme travailler plus tard le soir,
             soit sans risque, puisque les nouvelles recrues peuvent        ou encore le week-end.
             se révéler incompétentes.                                      « Si votre patron comprend qu’il peut vous donner un ou
             Les dirigeants expatriés doivent aussi affronter d’au-         deux jours de permission parce que vous le lui demandez
             tres aspects des réalités culturelles ethniques que sont       pour aller gérer le deuil de votre cousin. Alors quand vous
             les rites traditionnels et religieux.                          revenez vous pouvez travailler les samedis, vous pouvez
                                                                            travailler le dimanche. (…) L’essentiel, c’est qu’il sente
             La gestion des équilibres ethniques au sein                    que l’on comprend ses problèmes ».
             des filiales camerounaises                                     Cette perspective permet d’envisager favorablement la
                                                                            prise en compte de spécificités culturelles locales. Nos
             Alors que les filiales locales sont engagées par le dis-       résultats rejoignent les propos de Mutabazi (2006) qui
             cours formel du siège, la réalité socio-culturelle locale      souligne que l’implantation d’une FMN n’a de sens
             les contraint à tenir compte de particularités eth-            que si cette dernière s’insère dans le contexte socio-
             niques. Sur ce point, notre immersion nous a permis            culturel local.
             de constater que l’absentéisme était plus fréquent le
             vendredi. Ces absences sont le plus souvent formelle-
                                                                            (1) Le Cameroun est un État laïc. Les principales religions qui y sont
             ment justifiées par une participation aux obsèques de          présentes, sont la religion catholique, la religion protestante et la religion
             parents ou de proches.                                         musulmane.

                                                                             GÉRER ET COMPRENDRE • SEPTEMBRE 2013 • N° 113                                      59
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          AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX

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                                       DISCUSSION                                                   imperméables. Les pressions sociétales, culturelles et
                                                                                                    institutionnelles mises à jour par nos résultats (ori-
                                       Notre recherche a permis de mettre en lumière le sta-        gines ethniques, rites traditionnels, ramadan, népo-
                                       tut de l’ethnicité dans la GRH à l’international, et         tisme politique) les contraignent à relativiser les outils
                                       plus particulièrement en Afrique au travers des pra-         et procédures RH formels émanant du siège. Les
                                       tiques de recrutement et de gestion des hommes mises         résultats de notre étude pointent des pratiques chez
                                       en œuvre au sein de trois filiales camerounaises de          les dirigeants qui ouvrent des espaces où s’insèrent des
                                       trois firmes multinationales françaises. La centralisa-      éléments de l’ethnicité (la participation aux obsèques
                                       tion et l’autonomie apparentes et formelles des méca-        d’un proche, le jeûne lors du ramadan). Ils s’en
                                       nismes de coordination des activités locales laissent        accommodent pour pouvoir atteindre une certaine
                                       voir des ressorts propres au contexte culturel local.        efficacité au niveau local. Leurs comportements tra-
                                       Elles produisent de la rigidité dans l’application des       duisent en fin de compte une sorte d’hybridation des
                                       règles de conduite dans le sens où elles n’ont pas d’an-     modes de management des RH.
                                       crage dans les réalités ethniques locales.
                                       Les résultats de notre étude montrent que les disposi-
                                       tifs formels de recrutement qui s’appliquent dans les        CONCLUSION
                                       mêmes termes dans les trois filiales camerounaises
                                       étudiées ne produisent pas les effets escomptés. Or, les
                                       écrits de D’Iribarne et de Henry (2003) tendent à            L’analyse des comportements des acteurs sociaux laisse
                                       montrer que la formalisation des procédures a des            apparaître une imbrication de l’ethnicité dans les pra-
                                       effets positifs en Afrique et constitue une barrière effi-   tiques de recrutement et de gestion quotidienne des
                                       cace face aux pressions culturelles et dérives subjec-       hommes et montre l’écart existant entre ce qui est
                                       tives. Dans notre cas d’étude, le formalisme des outils      déployé et la réalité du terrain.
                                       RH ne constitue pas un moyen efficace pour faire             En matière de recrutement, nous proposons aux
                                       obstacle à l’ethnicité qui persiste envers et contre tout.   firmes étudiées d’imposer à leurs filiales l’utilisation
                                       Par exemple, le rôle joué par les DRH des trois filiales     des outils et procédures formels existants qui en pra-
                                       de notre étude en matière de recrutement s’est révélé        tique sont abandonnés, et de renforcer les contrôles de
                                       inopérant, car ils étaient trop enclins à s’entourer de      façon à contenir les dérives potentielles ethniques de
                                       leurs proches (famille, clan, tribu, association, réseau     tous bords, tout en ayant le souci de garantir un cli-
                                       relationnel,…). Cette tâche est du coup transférée aux       mat social apaisé. Cette nouvelle perspective qui
                                       responsables de chaque service qui adoptent la même          repose sur une grande transparence des outils RH
                                       attitude. Cela revient de fait à mettre un cataplasme        mobilisés permettra de lever les soupçons qui pèsent
                                       sur une jambe de bois. Pour justifier un tel comporte-       sur les marges de libertés que s’octroient les responsa-
                                       ment, Kessy (1998) indique que c’est pour faire face         bles locaux, et de privilégier pour l’attribution des
                                       aux fortes pressions communautaires qu’il subit que          postes la compétence, réservant de fait une moindre
                                       (p. 8) le salarié africain agit souvent en fonction de       importance au critère de « l’ethnie ».
                                       règles qui sont en contradiction avec les objectifs de la    Les éléments de l’ethnicité même s’ils peuvent s’avérer
                                       firme. Dans le cas de la filiale FC2, l’intervention du      parfois limitatifs semblent néanmoins nécessaires
                                       directeur général dans la procédure de recrutement           dans la gestion quotidienne des hommes. En appor-
                                       s’est avérée limitative, et ce, malgré le recours aux ser-   tant quelques aménagements aux pratiques formali-
                                       vices d’un cabinet de recrutement externe (p. 7).            sées par le siège, il est alors possible d’envisager favo-
                                       Les résultats de notre étude révèlent aussi que les          rablement la prise en compte de spécificités culturelles
                                       expatriés blancs utilisent les origines ethniques dans       locales. Par exemple, un réaménagement du temps de
                                       l’attribution des postes à responsabilité. De même, ils      travail qui reconnaît la diversité des croyances des
                                       sont soumis à un phénomène d’autorité qui leur               salariés favoriserait l’implication de ceux-ci dans la
                                       impose l’embauche d’une personne proche d’un poli-           réalisation des objectifs de la firme. Pour ces salariés,
                                       tique, d’une personne en situation de pouvoir (p. 9).        le sentiment d’être écouté et compris peut redoubler
                                       Ces choix sanctionnent la rigidité et le caractère           leur motivation en dehors de certaines périodes,
                                       bureaucratique d’outils trop standardisés. Face au mur       comme celles du ramadan, de deuil et de participation
                                       de la réalité locale, l’expatrié doit appliquer les poli-    à des funérailles, s’ils se sentent dans un environne-
                                       tiques décidées par le siège et faire face aux réalités      ment qui ne leur est pas hostile. Il convient donc d’al-
                                       ethniques qui s’imposent à lui. Il se trouve alors sou-      lier un certain centralisme en matière de RH, qui est
                                       mis à cette dualité qui lui impose d’agir et, en cela, de    source d’efficience, à une certaine autonomie locale,
                                       choisir entre sa rationalité économique et la prise en       qui, elle, est facteur de souplesse, d’adaptation au
                                       compte des particularités locales.                           contexte local.
                                       En outre, ils doivent constamment négocier des com-          Dans le débat sur l’hybridation des pratiques de GRH
                                       promis intégrant les spécificités des cultures ethniques     à l’international, il serait intéressant d’inscrire pleine-

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