MEURTRE DANS LA CATHÉDRALE - Aujourd'hui et toujours - Revue Des Deux Mondes

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Aujourd’hui et toujours
        MEURTRE DANS LA
        CATHÉDRALE
        › Sébastien Lapaque

     C                  e qui s’est produit lundi 15 avril 2019 à Paris, cet
                        incendie gigantesque et soudain, la flèche et la voûte
                        de la cathédrale qui s’effondrent, ne doit pas nous
                        laisser dormir tranquilles. « Un grand signe parut
                        dans le ciel » (Apocalypse, XII, 1-2). C’était le pre-
     mier jour de la semaine sainte et Notre-Dame de Paris brûlait dans
     la nuit. Un grand feu sur le toit de la vieille basilique puissante et
     magnifique célébrée par Gérard de Nerval dans l’un de ses poèmes,
     au kilomètre zéro du pays, au moment où le président de la Répu-
     blique s’apprêtait à parler à la télévision… Quel était le fou à l’heure
     de ce terrible avertissement ? celui qui acceptait de l’entendre ou celui
     qui ne voulait pas l’entendre ? Spontanément, des dizaines, des cen-
     taines, des milliers de Parisiens se sont agenouillés sur les quais de
     la Seine pour réciter le chapelet de la Miséricorde divine avec sainte
     Faustine. Les yeux fixés vers le toit de Notre-Dame embrasé, ils ont
     écouté la voix qui les appelait au milieu de ce buisson très ardent. Et

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littérature

cet ­avertissement sans cesse répété dans l’histoire des hommes depuis
Moïse. Shema Israel, Adonaï eloheinu, Adonaï echad. Écoute Israël, le
Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un !
    Quels étaient les fous à la veille de monter vers Pâques ? Ceux qui
entendaient ou ceux qui n’entendaient pas ? « Tu feras sortir les cap-
tifs de leur prison, et, de leur cachot, ceux qui habitent les ténèbres »
(Isaïe, XLII, 7). Jamais le texte du prophète Isaïe, proposé dans la
liturgie catholique du jour, n’avait si puissamment résonné en nous
tous, aveugles privés de lumière. Suite au déclenchement d’un incen-
die très brutal et très énigmatique, le feu, cet habitacle rugissant et
vagabond de l’Esprit saint, comme dit Léon
                                                   Sébastien Lapaque est romancier,
Bloy, dévorait les poutres centenaires de la essayiste et critique au Figaro
vieille cathédrale. Des experts le confieraient littéraire. Il collabore également au
les jours suivants, avouant l’incapacité de Monde diplomatique. Son recueil
                                                   Mythologie française (Actes Sud,
la science des savants à percer ce mystère : 2002) a été récompensé du prix
une charpente de huit siècles, faite de troncs Goncourt de la nouvelle. Dernier
de grosse épaisseur, ne semblait pas pouvoir ouvrage publié : Théorie de la bulle
                                                   carrée (Actes Sud, 2019).
brûler aussi rapidement. Dans la multitude › slapaque@gmail.com
de bouleversements moraux que connaît
notre époque, il fallait être sourd pour ne pas déchiffrer cet appel
urgent au repentir, à la réparation, à demander pardon pour les péchés
du monde. Mais beaucoup ont entendu ce qu’il fallait entendre. Ils
ont vu le prodige et compris l’avertissement : Notre-Dame de l’As-
somption, patronne principale de la France, avait sacrifié sa cathé-
drale pour hâter la conversion de l’antique royaume entré dans l’ère du
capitalisme total et de la jouissance sans entraves comme un puritain
émancipé au bordel.
    De toute évidence, les événements qui se sont déroulés à Paris
lundi 15 avril 2019 posent des questions urgentes sur l’être, sur la
personne et sur la présence de la France dans le grand jeu du monde.
Une cathédrale bâtie en France sous le règne de Louis VII s’est effon-
drée sur l’île de la Cité. Que prétendons-nous sur la terre ? Que vou-
lons-nous exactement restaurer ou réparer sur le chantier qui s’an-
nonce ? Est-il plus urgent de rebâtir Notre-Dame ou de nous laisser
rebâtir par elle ? Signe parmi les signes, la réponse à ces questions

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     avait été esquissée le 11 avril, quatre jours auparavant, par le pape
     émérite Benoît XVI dans un texte publié dans le mensuel bavarois
     Klerusblatt : « Commençons donc par essayer de comprendre à nou-
     veau, et de l’intérieur, ce que le Seigneur a voulu et veut avec nous.
     (1) » Les somnambules qui nous gouvernent ont-ils jamais entendu
     quelque chose de l’intérieur ?
         « Commençons donc par essayer de comprendre… » Dans les
     heures et les jours qui ont suivi la catastrophe, les bavards n’ont parlé
     que d’argent, de concours d’architecture et d’ingénierie savante,
     comme si plus un homme croyant à autre chose qu’à la technique
     n’existait sur cette terre. Ah, l’immense et coûteux chantier… Vic-
     tor Hugo, reviens, ils sont devenus fous ! Au pied de la cathédrale
     effondrée, on ne demandait pas aux hommes d’avoir une foi « fou-
     droyante », comme disait le regretté Maurice G. Dantec. On leur
     demandait d’avoir un cœur simple. Et s’ils ne l’avaient pas, de le récla-
     mer au Seigneur avec les mots de David : « Crée en moi un cœur pur »
     (psaume L). Victor Hugo avait beaucoup de défauts, mais il avait le
     don de se dépouiller de sa noirceur pour laisser revivre en lui l’âme
     royale d’un enfant. « Notre-Dame ! Que c’est beau ! Sur mon âme de
     corbeau », chante-t-il dans Odes et Ballades. Cette pointe vive, joyeuse,
     quand son lyrisme enfin tempéré touche à l’intime, c’est ce qu’il nous
     a donné de meilleur. « Hugo était par toutes ses fibres un Français, se
     souvenait Léon Daudet, qui l’avait connu dans l’intimité. Il aimait la
     route, l’auberge, la jolie fille, le ciel clair et la rencontre. » Et il aimait
     Notre-Dame, qu’il n’aurait jamais eu la prétention d’embellir. Les
     nouveaux bâtisseurs qui se bousculent autour du monument calciné
     devraient se souvenir de ses malédictions.

        « Sans doute c’est encore aujourd’hui un majestueux
        et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris.
        Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est
        difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant
        les dégradations, les mutilations sans nombre que simul-
        tanément le temps et les hommes ont fait subir au véné-
        rable monument [...] Sur la face de cette vieille reine de

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meurtre dans la cathédrale

   nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve toujours une
   cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais
   volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stu-
   pide. (2) »

    Voilà qui est bien dit. Le vrai scandale auquel nous avons assisté
durant le singulier printemps 2019, n’est pas tant l’effondrement de la
flèche de Notre-Dame que l’orgie de projets de restauration que cette
catastrophe a suscitée. Des zigotos ont réclamé un dessein résolument
contemporain, davantage de transparence, un gigantesque puits de
lumière dans la basilique. D’autres ont évoqué un temple du dialogue
entre les religions. Les experts ont rivalisé d’imagination. Certains ont
évoqué le titane pour la nouvelle charpente, d’autres du carbone. Ça
a continué des jours durant. Chacun y est allé de son idée. Après la
République en marche, la cathédrale en marche ! C’est incroyable,
quand on y pense, de voir cette catastrophe accusatrice fournir le
moyen d’accélérer l’effacement de toute trace de notre héritage spi-
rituel. À écouter divaguer les financiers et les experts, il m’a semblé
entendre les ennemis de Jérémie, le prophète pareil à « l’agneau docile
qu’on emmène à l’abattoir » : « Coupons l’arbre à la racine, retran-
chons-le de la terre des vivants, afin qu’on oublie jusqu’à son nom »
(Jérémie, XI, 19-20).
    Une étincelle a suffi à étouffer la foi. En un instant, nous sommes
passés de Victor Hugo aux Studios Disney. Notre-Dame de Paris,
témoin de l’immense grandeur du Moyen Âge, a été « priée » de deve-
nir sans tarder un fleuron du luxe international et la démonstration
du développement de son chiffre d’affaires par le moyen de grandes
bâches installées sur le chantier de reconstruction afin de célébrer la
générosité de richissimes donateurs.
    L’intuition première, l’interprétation du surgissement du feu
sur le toit de Notre-Dame comme un terrible avertissement, a été
promptement évacuée. L’amour du néant a occulté l’attente de
Dieu. M. Ouine a repris les commandes, il est revenu aux affaires.
M. Ouine ! Cette créature glaciale de Georges Bernanos qui s’em-
ploie à ne jamais trancher, à faire « indifféremment le bien et le

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     mal » ; M. Ouine, « causeur exquis », premier adepte du « en même
     temps », qui refuse de choisir entre le oui et le non. Il traverse le
     roman comme une ombre, en acteur et en témoin de pauvres péchés
     sans joie, répétant que « la dernière disgrâce de l’homme [...] est que
     le mal lui-même l’ennuie ». M. Ouine n’est pas notre délivrance : il
     est notre maître dans l’affliction de ce temps, « si grande qu’il n’y en
     a point eu de pareille depuis le commencement du monde » (Mat-
     thieu, XXIV, 21).
         Contre M. Ouine et sa réduction de l’homme, il faut en reve-
     nir aux fameux « signs and wonders » (psaume CV, 27) dont parle la
     Bible du roi Jacques. Le ciel de Paris s’est soudain embrasé. Com-
     ment déchiffrer ce signe face au mensonge et face aux menteurs ? Ces
     derniers prétendent aller vite quand la naissance de Notre-Dame a
     mis des siècles, recommencer avec de l’or l’œuvre de l’art, confier à
     la technique ce qui fut façonné par la main de l’homme et même
     rendre « plus belle encore », en « cinq années », avec des robots, ce
     qui était sublime depuis des siècles. Voilà par quels chemins notre
     monde s’emploie à tirer « profit » d’une catastrophe. Quand le pré-
     sident de la République s’est adressé aux Français, le lendemain du
     sinistre, un mot de l’Évangile a paru glisser en sous-titre pendant
     qu’il parlait : « Homme de peu de foi » (Matthieu, XIV, 31). Rebâ-
     tir, pour quoi faire ? « Quand nous réfléchissons aux mesures qui
     sont à entreprendre, il apparaît clairement que ce n’est pas d’une
     nouvelle Église inventée par nos soins dont nous avons besoin, mais
     bien plus d’un renouvellement de la foi en la réalité de Jésus-Christ
     qui nous est offerte dans le saint sacrement », expliquait Benoît XVI
     le 11 avril. La France n’a que faire d’une cathédrale qui serait plus
     belle « encore ». Dans l’océan de l’angoisse et du doute, elle attend
     une goutte de foi, une larme tombée du visage de Marie pour faire
     entendre ceci : Dieu ne se tait pas.
         Contre la vision mortifère d’une France devenue la putain de luxe
     du tourisme de masse, contre le délire d’une cathédrale en marche,
     il est urgent de l’écouter. Urgent d’entendre celui qui parle dans
     l’Écriture­, dans l’histoire des hommes et de toutes les nations. Et de
     lui répondre avec le psaume CXXX :

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meurtre dans la cathédrale

   « Seigneur, je n’ai pas le cœur fier ni le regard ambitieux ;
   je ne poursuis ni grands desseins ni merveilles qui me
   dépassent. Non, mais je tiens mon âme égale et silen-
   cieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme
   un petit enfant contre sa mère. Attends le Seigneur,
   Israël, maintenant et à jamais. »

    Israël, justement. Parmi tous les signes du temps, qui a prêté atten-
tion à celui des vingt-huit rois de la nation juive qui ornent le portail
de Notre-Dame de Paris ? Qui les a entendus murmurer Shema Israel,
Adonaï eloheinu, Adonaï echad tandis que les pompiers de Paris s’acti-
vaient ? Voyant les flammes attaquer les tours de Notre-Dame, le père
Jean-Marc Fournier, l’aumônier des pompiers de Paris, a supplié le
Christ de sauver la maison de sa mère dans laquelle il s’était engouffré
pour en extraire le Saint-Sacrement après la Couronne d’épines. Il
a accompagné sa prière d’un signe de croix. Au même moment, le
général Jean-Claude Gallet avait déployé les pompiers et leurs lances
à incendie sur la façade pour protéger en priorité les deux tours, dont
l’effondrement aurait entraîné celui de tout l’édifice. Et les flammes
se sont arrêtées : c’est la grâce qui sauve et c’est le libre arbitre qui est
sauvé.
    David, Salomon, Roboam, Abijam, Asa, Josaphat, Joram, Ozias,
Joatham Achaz, Ezéchias, Manassé, Amon, Josias et Joachin ont porté
et sauvé les deux tours de la cathédrale dédiée à Myriam, fille de Judée
et mère de Jésus de Nazareth. Comment ne pas entendre la réproba-
tion de ces patriarches à l’égard d’une France infidèle à sa vocation,
une France dont les prodiges qui se sont accomplis en avril permettent
de bien savoir, avec certitude, qu’elle est en état de péché mortel,
comme disait Péguy ?
    Ce murmure réprobateur des rois de Juda désigne le mercantilisme
de nos dirigeants incapables de mettre en valeur les talents de notre
pays, leur passion pour l’accumulation illimitée du capital qui les
conduit à vendre le patrimoine matériel arraché à une ancienne France
méprisée. Sans oublier leur tendance à favoriser la confusion avec les

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aujourd’hui et toujours, par sébastien lapaque

     mirages de l’idéologie islamique sur laquelle reposent le pouvoir de
     leurs bailleurs de fonds, leur mépris pour les racines chrétiennes de
     l’Europe et son alliance avec le Dieu d’Israël. « Si je t’oublie, Jérusa-
     lem, que ma main droite se dessèche » (psaume CXXXVII). Elle se
     dessèche en effet, comme la voûte de la cathédrale qui tombe.
         Hélas ! Nous ne voulons rien entendre, nous voulons effacer, tout
     effacer. Il est étonnant d’observer à quel point les discours bricolés à
     la hâte autour des projets de reconstruction de Notre-Dame ont sou-
     dainement matérialisé les idéologies avec lesquelles nous avons pris
     l’habitude de vivre sans nous en rendre compte. Toujours moins de
     foi, d’héritage, de transmission. Et toujours plus de vitesse, de transpa-
     rence, d’argent, de machins et de machines. L’incendie de la cathédrale
     aurait dû être une apocalypse, une révélation de ce qu’est devenue
     notre société – ou plutôt de tout ce qu’elle a cessé d’être. Mais tout
     cela a été masqué par une fausse interprétation, par un péché d’orgueil
     qui consiste à s’en remettre au gigantesque torrent de l’argent pourris-
     sant et pourrisseur du monde merveilleux du luxe et de la mode pour
     rebâtir une basilique à la voûte effondrée. Ce manque de délicatesse
     et de sensibilité aux réalités de l’âme, ce manque d’attachement aux
     merveilles secrètes de la vie et de la chair, voilà ce dont souffre notre
     pays soumis, livré à une brutalité abstraite qui éclate dans la frénésie
     de ses dirigeants. Il n’y a pas eu de mort, le 15 avril. Mais il y a eu un
     meurtre, dans la cathédrale que l’on a prétendu reconstruire à la hâte,
     avec un cœur fier et un regard ambitieux : celui de l’âme de la France.
     Cher et vieux pays, pauvre patrie de notre enfance, de nos amours
     et de nos souvenirs jadis consacrée à Notre-Dame. « Ta douleur est
     grande comme la mer, ô fille de Jérusalem »…

     1. https://fr.aleteia.org/2019/04/12/document-lintegralite-du-texte-du-pape-emerite-benoit-xvi-sur-les-
     abus-sexuels.
     2. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre III, préface de Louis Chevalier, Gallimard, coll. « Folio », 1990.

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